Pattes froides, Coeur chaud - Stéphanie Manitta - E-Book

Pattes froides, Coeur chaud E-Book

Stéphanie Manitta

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Beschreibung

Bouleversée par une expérience traumatisante et mal dans son corps, Chiara part se ressourcer avec son chat dans une auberge de montagne. Là-bas, le souffle du vent dans les sapins ressemble plus au cri des loups qu'à un refrain entraînant. Dans cet établissement que les deux gérants tentent de sauver de la faillite, la chaleureuse Janaina offre à Chiara une écoute bienveillante, alors que le distant Marc la confronte à sa plus grande phobie. Chiara trouvera-t-elle la force de faire fondre le coeur de glace de cet homme, tout en surmontant ses propres angoisses ? Renouera-t-elle avec sa vraie personnalité pour raviver son estime d'elle-même ? Et si les hurlements résonnant dans ces montagnes étaient un appel à rassembler la meute pour affronter le froid ensemble ?

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Seitenzahl: 342

Veröffentlichungsjahr: 2025

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À tous les Bosco et les Noirousse,

Qui nous acceptent tel que l’on pousse.

Avertissements

Une liste de « trigger warnings » se trouve en page 290 du livre, afin de préserver les personnes potentiellement sensibles à certains sujets.

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

1

Je tends les cent-vingt balles, en ravalant la boule dans ma gorge, avec un sourire. Ce maudit coiffeur m’a fait le carré plongeant dont je ne voulais pas. J’ai pourtant demandé la plus simple des coupes de cheveux : retrait des pointes sèches et application d’un soin. Basta ! Sinon, ça fait remonter mes boucles, doubler mon crâne de volume, tout en accentuant mon visage potelé, mon double menton, et mon air de cocker. À ma sortie, Evelyne me prend dans ses bras ; elle évite soigneusement de me donner son avis et s’empresse de revenir sur le sujet extraordinaire du changement de vie.

Une fois rentrée chez moi, je fais le tour de mon appartement et retiens mes larmes. Me couper les cheveux avant de partir semblait être la solution à mon manque éternel de confiance en moi… J’ai déjà envie de rappeler mon amie, mais je ne peux pas, elle est retournée au travail. Pour fuir le silence et l’angoisse, j’allume la télé ; c’est l’heure de la météo.

« La neige est en avance dans les crêtes jurassiennes, cette année. »

À Genève, on a senti l’été pressé de s’en aller. Partir vers les flocons me donnera sûrement envie d’être en hiver, de faire un nouveau bond dans le temps. Un prétexte supplémentaire pour rester à l’intérieur et attendre que ma coupe semble moins définitive.

J’ai rencontré Evelyne au travail, il y a cinq ans et demi. Elle a vite repéré mon côté suiveuse, qui faisait absolument tout ce que son chef lui demandait. Arrivée huit semaines après moi dans cette équipe explosée, mon aînée de deux ans s’est si bien adaptée ; elle m’a indiqué les ficelles à tirer pour éviter de tomber dans le piège du « nouveau management ». Dans la « comm’ », on doit miser sur le paraître, la manipulation, et l’hypocrisie.

Evelyne a compris que j’aurais besoin de soutien, car j’étais loin de cette nature-là. Elle a aussi perçu que je n’avais pas choisi grand-chose, dans le déroulé de mon existence. Mes parents m’avaient soutenue dans mon parcours scolaire, mes brèves relations ne duraient pas dans le temps, ma tante m’avait aidée à trouver mon premier appartement, j’étais tombée sur de mauvaises personnes. Les chacals sentent lorsqu’une proie saigne. Je suis une hémorragie.

***

J’ai toujours préféré défaire mes valises que les préparer. J’aime m’installer quelque part, mais j’ai moins d’enthousiasme à l’idée d’embarquer ma maison ; c’est le sentiment qui m’envahit au moment de choisir quoi prendre avec moi. Et puis j’ai de la peine à laisser mon chat. Certes, il vit sa petite routine de félin domestiqué, je devrais m’appuyer sur son indépendance pour sortir de ma zone de confort plus souvent. Mais Monsieur me fait la tronche à chacun de mes retours ! Jusqu’ici, j’ai utilisé son caractère têtu comme excuse pour ne pas bouger de chez moi, mais aujourd’hui les billets de train sont déjà sur ma table basse. Trop tard. Pas de reset ou d’annulation possible. Je me prépare au Purgatoire.

Je suis bien en avance sur le quai de la Gare Cornavin1. En dehors des heures de pointe, il n’y a pas grand monde ; l’homme à deux-trois pas de moi mange bruyamment son sandwich. Une bise d’automne s’infiltre dans mon cou exposé, je remonte mes épaules. Dans une main, je tiens mon bagage énorme de vingt kilos sur roulettes, dans l’autre, je tiens la caisse de mon chat ronchon de cinq kilos qui ne roule pas. Je pose ce dernier sur le sol, m’étire, m’appuie contre un muret et observe.

Le train précédent vomit ses passagers : des couples heureux, des familles et des amis se retrouvent, s’enlacent. Un frisson s’installe sur la base de ma nuque. J’ai froid. Personne ne m’attend là-bas. La fatigue fait naître cette idée, ce terrassant épuisement que je connais depuis près d’une année. Nous sommes devenus intimes.

Heureusement, je suis entourée. De gens aimants, soutenants – ma famille. Des gens qui me bousculent aussi – mon unique amie. Evelyne le sait : ce voyage me coûte. Pas à cause du carré plongeant, plutôt parce que je n’ai jamais voyagé seule. Au point où j’en suis… Le Jura bernois, ce n’est pas le bout du monde et elle m’a promis que je pourrai me reposer dans cette maison d’hôte, et que la réceptionniste est sympa. Le fait que l’établissement soit au bord du gouffre financièrement ne vend pas du rêve, c’est sûr. Mais le concept de donner un coup de main en payant une location, tout en trouvant un endroit pour me ressourcer m’a fait de l’œil.

Le temps de passer mes doigts dans mes cheveux trop courts, mon train arrive. Le frisson disparaît à mon entrée dans le wagon. Une fois assise, j’installe la caisse de Noirousse sur mes genoux, accepte le fait qu’il me tourne le dos. Il a raison de bouder, il n’a rien demandé, lui.

1. Principale gare ferroviaire de Genève.

2

À plusieurs reprises durant le trajet, je me dis que Genève m’empêche de m’ouvrir à autre chose. Elle est si petite et si fournie, si étroite et à la fois accueillante. Je ne trouve pas de raisons de partir, le mouvement est inconfortable. Tant par le fait de transporter toutes mes affaires, que par le fait de me transporter moi-même. J’ai toujours été grosse, mais ce terme est relatif. À l’adolescence, j’étais juste assez potelée pour me trouver moche dans un bikini, juste pas assez grassouillette pour inquiéter les médecins. Suffisamment ronde et pleine de cellulite pour éviter les grandes marques, suffisamment fine pour esquiver les liquidations des tailles 54+. Aujourd’hui, je ne rentre dans aucune case, je ne peux m’identifier qu’à quelques rares modèles féminins. J’ai trente ans, je ne suis pas mère, ni mariée, ni enceinte, ni… Rien, à part vingt kilos de trop pour la société. Dans la boîte où j’ai rencontré Evelyne, je suis un élément remplaçable.

Ce flot de pensées m’a fait oublier les plaintes de Noirousse, oublier pourquoi je me déplace après ma sortie du train, si bien que je dois courir après la seule navette de l’heure écoulée. Par chance, le chauffeur s’arrête. Peut-être que ma condition physique déplorable suffit à attirer quelques faveurs ? Parce que ma grande capacité pulmonaire se résume majoritairement à mon bonnet D.

Une fois la moitié du trajet écoulé, je sors de mon demi-sommeil nauséeux. Le conducteur s’arrête pour nous décharger dans le froid, en bas d’une pente abrupte. Les autres semblent être habitués à ce genre de déconvenues. Ce n’est pas mon cas, et je les regarde bouche bée continuer leur chemin à pied. Mes bottes inadaptées laissent déjà entrer l’eau de cette belle papette juteuse. Bah si, il a fait soleil ! Je me demande ce que j’ai fait à l’Univers pour mériter des galères pareilles.

— Madame, je peux vous aider ? me demande le chauffeur.

— Vous n’avez pas la possibilité de m’emmener jusqu’en haut ? je réponds en tentant de garder mon calme. Je crois que l’Auberge du Loup Blanc se trouve…

— Je suis navré, je n’ai pas de pneus-neige.

Je cligne plusieurs fois des yeux, puis des dents. Contrariée, pensant à une blague, j’enfile avec peine mon bonnet sur ma tête – mes cheveux prennent de la place sans tenir chaud… très utile.

— Ah, vous ne plaisantez pas ? je bégaye en réalisant ce qui se passe.

— Eh bien non, sans pneus-neige, le véhicule…

— On est sur une montagne et vous n’avez pas de pneus-neige ?

— Nous ne sommes que fin septembre.

Je remonte dans le car sans rien dire, excédée quand même, me fais griffer par la patte habile de mon chat en colère. Je peste en italien, redresse mon bonnet, empoigne ma valise et débute l’ascension en remerciant ce type pas prévoyant.

Dans une main, je tiens mon bagage énorme de vingt kilos qui ne roule plus, dans l’autre, la caisse de mon chat ronchon de cinq kilos qui ne roule toujours pas. La montée est exigeante. Je transpire comme un bœuf, mes bras tremblent, et je souffle tellement d’air chaud que je me demande si ce n’est pas moi qui fait fondre la glace sur le bout des branches. Je dois faire plusieurs pauses pour refixer mon bonnet, puis regagner de la force, ceci pour éviter de laisser tomber Noirousse. Mais plus je monte, plus je me dis que ses chants répétitifs vont me rendre folle. Où est passée la belle neige qui craque sous les pas, qui ne détrempe pas mes chaussettes, qui permet de faire des boules à lancer sur n’importe qui ?

En arrivant devant l’établissement avec le peu de courage qu’il me reste, j’admire un magnifique chalet aux volets rouges. Il semblerait que le soleil n’ait pas percé les nuages, mais voilà mon potentiel havre de paix. Malgré mes râles de fatigue, je profite de la sensation et du son de mes bottes qui s’enfoncent dans ce blanc immaculé. On dirait que mon chat apprécie l’expérience aussi, il se tait enfin ! Je m’avance sur le porche. Squick, sploch, squick, sploch. Au-dessus du banc sur lequel je m’installerais bien s’il n’était pas trempé, une pancarte indique : « Les animations usuelles sont interrompues jusqu’à lundi. N’hésitez pas à solliciter Janaina pour toute demande pratique ou touristique ! » J’entre alors tant bien que mal à l’aide de mon coude pour la rencontrer.

La réceptionniste répond à la demande d’un client, j’en profite pour observer l’intérieur ; légère déception. Sur ma gauche, se trouve un présentoir repeint en brun, défraîchi, exposant les activités à faire « pas loin d’ici », ainsi qu’un grand canapé en cuir un peu usé en face d’une cheminée – qui, elle, a son charme. Plus loin, se trouve l’escalier en bois menant à l’étage. Sur ma droite, un accès sans porte semble mener vers une salle à manger, immense, remplie de mobilier encombrant et, plus loin encore, peut-être à la cuisine ? Un style possiblement vintage, mais qui fait maladroitement vieillot. Le comptoir est kitch au possible : des cartes postales de paysages envoûtants, dépaysants certes, qui n’offrent pourtant pas l’évasion promise. Épinglées sur des tableaux en liège, des annonces, tarifs et autres informations très pragmatiques retirent le peu de charme qu’il reste à la maison. Il ne manque que des animaux empaillés, et on aurait le parfait tableau de ce qui ne fonctionne plus pour attirer les gens. Evelyne ne s’est pas trompée : un peu d’argent fera du bien à leur commerce.

Mon corps s’engourdit, ainsi gainé dans des vêtements d’hiver trop serrés et humides. Je ne perds pas de temps pour m’annoncer dès que le client sort. Et alors, je découvre une jeune femme en contraste total avec son environnement : un sourire, des cheveux et des prunelles sombres, puis une peau illuminée par le soleil. Je suis éblouie.

— Oh là là, ma pauvre !

Du franc parlé aussi, merci, avec un joli accent de la région qui fait traîner les voyelles.

— Le chauffeur de la navette a encore refusé de faire la montée ? continue-t-elle en essuyant ma valise à l’aide d’un linge propre.

— Il est censé la faire tout le temps ?

C’est tout ce que je trouve à dire.

— Oui, oui. Mais c’est un flemmard. Il s’y prend toujours trop tard pour les pneus et on perd beaucoup de clients à cause de lui. Vous faites partie des téméraires !

Comme si j’avais eu le choix…

— Ne vous en faites pas pour ma valise, je la sécherai plus tard. D’abord, j’aimerais…

— Oh ! mais qu’il est beau, ce chat !

Elle se précipite vers la caisse, je lance les pronostics. Option n° 1 : Noirousse lui souffle dessus. Option n° 2 : Il la griffe à travers les barreaux. Option n° 3 : Eh bien… vas-y que je suis ton copain… Hein ?!

— Qu’est-ce qu’il est câlin ! Comment il s’appelle ?

— Noirousse.

— Comme c’est mignon et original ! Tu es si doux, Noirousse, ta maman prend bien soin de toi !

— Je peux vous le laisser, si vous voulez.

Elle ne semble pas percuter le second degré et change de sujet. Comme 90 % des personnes. Je devrais laisser tomber les sarcasmes…

— Je ne me présente pas et vous êtes trempée, toutes mes excuses ! se confond-elle en se précipitant vers le registre.

— En fait, c’est Evelyne qui m’envoie. Pour la location.

D’abord, elle écarquille les yeux, puis me demande de répéter, pour enfin redire elle-même ce prénom, avec une douceur adorable. Puis, la dénommée Janaina me propose de nous faire visiter les lieux, à Noirousse et moi, afin qu’on puisse se mettre à l’aise avant le souper.

En montant les marches, je me projette vers le confort qui m’attend et doute de pouvoir me relever après une bonne douche, un bon repas et une nuit de sommeil complète dans un lit que j’espère confortable. Ce n’est pas bien grave… Je suis arrivée.

— On va se sentir chez nous quelque temps, je murmure à mon chat.

Il me montre ses fesses en guise de réponse. J’ai l’impression qu’il ne m’aidera pas à ranger mes affaires.

3

Tout est lourd. Mon corps sur le parquet un brin grinçant, l’équivalent du contenu de mon appartement que j’ai emporté, mon animal de compagnie… Janaina me libère de ce dernier, avant de m’entraîner à travers les couloirs assombris par leur lambris d’origine. Bien que ce soit idéalement entretenu, l’ensemble est chargé par le temps. Les conséquences de cet effort physique inhabituel me tombent dans le dos, sur les hanches, dans les genoux. Je veux dormir.

— Alors, je vous préviens, le studio n’est pas disponible de suite, précise la jeune femme, mal à l’aise.

Avant que je puisse demander pourquoi, elle ouvre la porte dudit appartement. Une échelle au milieu, une moitié de papier peint décollée, deux pots de peinture ouverts, bref, un chantier total. Ma tête se tourne lentement vers mon hôte. Où vais-je habiter ?

— Pour être tout à fait transparente avec vous : on a eu un gros problème de livraison de matériel il y a trois semaines. Nos finances étant serrées, il a fallu transférer l’argent des travaux sur le budget nourriture, sinon on ne s’en sortait pas avec les déjeuners.

— Votre compta m’a l’air catastrophique.

— C’est le cas, et je suis désolée qu’on n’ait pas mieux géré votre arrivée.

Mon agacement est éteint par la sincérité de Janaina. Elle me fait tout de même visiter pour que je m’imprègne des points positifs, malgré l’absence de cuisine : les mètres carrés et la hauteur sous plafond. Janaina m’explique que les travaux ne seront pas terminés avant une semaine et, qu’en attendant, je ne paierai évidemment pas de loyer. Elle se fait pardonner avec une salle de bain neuve, fonctionnelle, et préservée de la poussière.

— Je vais vous aider à installer Noirousse et vos affaires dans une chambre client, sur la face avant de l’Auberge. Elle est plus petite que le studio, mais vous serez tranquille. Le seul autre pensionnaire actuel est celui que vous avez vu tout à l’heure. Il a deux garçons très calmes.

— Dites…

Je pourrais presque entendre son cœur s’emballer d’angoisse.

— La location vous servira vraiment ? Je veux dire, ce ne sont pas six-cents qui vont renflouer vos caisses…

— Je vous promets que ça nous évite une perte financière ! On pourra alors investir les gains dans le reste de nos animations.

Trop fatiguée pour être convaincue, je me laisse guider vers la chambre qui sera la mienne. Je trouve une pièce très cosy, et un lit qui m’envoie des signaux réconfortants. Janaina dépose une litière propre, des croquettes, et une gamelle d’eau fraîche pour Noirousse et me laisse mon intimité.

***

Il n’y a pas à dire, l’Auberge du Loup Blanc, c’est silencieux ! Enfermée dans ma chambre provisoire durant la journée qui suit, enroulée dans les draps qui sentent la lavande, la seule chose que je sors de ma valise est un bouquin. J’ai toujours été une dévoreuse de pages et, bien que je sois devenue exigeante avec le temps, lire ne m’avait jamais demandé d’efforts. Depuis un an, c’est une autre affaire. Tout m’épuise. Le bruit, les gens, même les ronrons de Noirousse parfois. Il n’est pas rare que je dorme treize heures d’affilée, pas seulement la nuit. Déconfite, ramollie… Démolie. Mon naturel souriant, enjoué, positif s’est mué en un quotidien ennuyant, blasé, plaintif. Je râle sur tout et pour tout. Aigrie. Alors, j’ai décidé d’écrire.

D’abord, il était prévu que ce soit un journal d’états d’âme. Progressivement, Chiara Valente s’est transformée en Bianca La Fenza, Genève en petit village sicilien ; ma vie est devenue fiction. Je ne sais pas où me mènera l’histoire de la jeune femme, je sais simplement que c’est la seule que j’ai envie de développer. En complément, je cherche des inspirations entre les lignes des autres, souligne des phrases à l’aide de post-its, tout en me reposant quand même sur mes acquis, mon vécu. Et Bianca n’est vraiment pas en forme, la pauvre. J’espère pouvoir lui transmettre la force de se relever.

4

Je m’isole comme une bête blessée durant deux jours. Ils sont d’une lenteur terrible sur le papier. Surtout, j’affronte un silence inhabituel. À Genève, même si je ne suis pas au centre-ville, j’entends toujours une voiture passer, un gamin rigoler, quelques oiseaux chanter. Ici, à part le plancher qui grince, je ne perçois que mon chat qui respire à côté de moi. La télé m’a manqué les premières heures, puis j’ai décidé de continuer à lire. Et finalement, j’ai écrit le début de mes pensées pour inspirer le début du récit de Bianca.

Le surlendemain soir, je sors de ma tanière et inaugure la baignoire dans la salle de bain du studio. Je n’ai pas vraiment l’impression que les travaux avancent, mais m’en préoccupe peu, ma ferme intention étant de laisser la vie couler sur moi. Je m’assoupis une nouvelle fois, et à mon réveil, mon estomac gargouillant me fait repenser au fait que j’arrive à court des provisions apportées de chez moi. Il va falloir que j’aille inspecter les alentours pour faire des courses, les stocker dans le frigo commun et les cuisiner dans l’espace partagé du rez-de-chaussée. Aucune envie.

En sortant de l’eau presque froide, je me rends compte que j’ai oublié d’emporter des vêtements propres dans la pièce. J’affronte alors le reflet de mes cheveux aplatis dans le miroir : « Un cocker mouillé… » et je m’emballe dans le linge suffisamment grand pour couvrir ces formes que je ne supporte plus. D’une main, je tiens la serviette, de l’autre mon paquet d’habits sales qui sent la déprime. J’ouvre la porte du coude, en comptant sur la chance pour ne pas croiser le client et ses deux bambins.

Aux trois quarts du périple à marcher sur la pointe des pieds, j’entends des pas s’arrêter derrière l’angle du mur situé avant la porte de ma chambre. Prise sur le fait, les pieds gelés, mon égo est mis à rude épreuve. Personne. Je baisse la tête et découvre, tout près de moi, un malicieux visage d’enfant, encadré par de jolies boucles marron. Elle m’observe de haut en bas avec ses grands yeux d’un bleu perçant. La petite fille ne doit pas avoir plus de quatre ou cinq ans et je me demande ce qui peut lui passer par la tête.

Soudain, elle entend quelque chose en bas et, après un coup d’œil furtif dans la direction du bruit, elle me regarde avec un large sourire. Puis, elle part à toute vitesse. Le courant d’air qui s’accroche à ma nuque me rappelle que je suis nue sous ma serviette de bain et que je ferais mieux de me cacher dans ma chambre, et d’enfiler mon pyjama en pilou pilou.

Je m’installe dans le lit parfumé pour le reste de la soirée. La nouvelle frimousse arrondie et innocente adoucit mes rêves qui, d’habitude, se muent en cauchemars.

***

La semaine nécessaire aux travaux passe plus vite que prévu et je la laisse aussi couler sur moi bien plus facilement que je ne le pensais. Jusque-là, je suis arrivée à éviter un maximum de contacts pour profiter de la solitude et du calme avant la tempête. Quelle tempête ? Je n’en sais rien, mais ce silence est trop bienvenu pour ne pas cacher quelque chose derrière lui…

Comme mon chat, je prends mes habitudes et adopte un rythme qui me convient : levé à 8 h, un déjeuner salé, lecture ou écriture jusqu’à 12 h, repas cuisiné et pris dans ma chambre. Plus tard, une petite sortie juste pour prendre l’air et apprécier le monologue muet de la neige, puis lecture ou écriture jusqu’à 18 h, repas cuisiné et pris dans ma chambre, et dodo le plus tôt possible. Entre deux tâches, je n’oublie pas les courses et les caresses pour Noirousse, sinon il râle et j’en ai pour la journée… Ce programme n’est pas fifou, mais j’applique sérieusement les recommandations de mon médecin et d’Evelyne. C’est ma façon de prendre soin de moi, d’accepter et de surmonter mes difficultés. Évidemment, ni l’un ni l’autre ne m’a conseillé de m’isoler, d’éviter les gens et l’exploration des alentours. Mais on ne peut pas tout faire, n’est-ce pas ?

« Une chose à la fois » est devenu mon mantra. Particulièrement lorsque le studio est enfin prêt et que je dois y déménager mes affaires. Les ranger m’épuise et je suis scrupuleusement le même programme pour éviter de trop solliciter mon corps et mon cerveau. Janaina me donne parfois un coup de main que je ne peux pas refuser. Déjà parce qu’il est plus facile de déplier, plier et ranger à deux, mais surtout parce que le soleil de son sourire me procure beaucoup de bien-être.

Je ne peux d’ailleurs pas m’empêcher d’accepter ses invitations à boire un thé à l’accueil et découvre le plaisir du canapé en face de la cheminée. Le dialogue ouvert, nous parlons de la neige, du beau temps, et dérivons sur les raisons qui m’ont amenée ici. Je reste évidemment sur la réserve, mais réussis toutefois à lui parler de mon sérieux burn-out échelle 9/9 duquel je peine à sortir. Très positive et bienveillante, elle me dit espérer que mon séjour à l’Auberge du Loup Blanc m’aide à rebondir. Et même si j’ai déjà entendu ce genre de discours, sortie de la bouche de cette femme rayonnante, la vérité semble plus facile à admettre.

Le dernier jour du déménagement, Noirousse dans mes bras, Janaina penchée sur le comptoir pour lui faire des papouilles, nous entamons une discussion autour de l’introduction de plantes dans le studio. C’est pourtant en plein milieu d’une phrase que nous sommes interrompues par l’ouverture brutale de la porte principale. Le pas très lourd, une brute, tenant plus de l’ours que de l’homme, pénètre dans l’établissement en reniflant grossièrement. Il s’avance et manque de me rentrer dedans ; je ne réagis pas, sidérée par la taille, l’allure et les yeux perçants du bonhomme. Il retire son bonnet et révèle des cheveux bruns, humides. Pour finir, il claque ses énormes gants sur le comptoir et s’adresse à Janaina d’une voix grave.

— Ja’, est-ce que tu as reçu le téléphone des…

— Dites, je l’interromps vaillamment, vous pourriez attendre qu’on termine, non ?

Il tourne vers moi sa barbe, mal taillée, sous laquelle je devine une moue agacée. Une odeur de sueur m’assaille.

— Je vous demande pardon ? dit-il en relevant un sourcil au-dessus de ses iris bleus glacés.

Tout mon sang-froid fond quand il jauge Noirousse d’un air plus hostile que celui du félin.

— Marc, c’est notre locataire ! me défend Janaina.

Il se racle la gorge et formule, d’un air embarrassé :

— On peut voir ça plus tard ?

« Ça » ?

— Chiara, je n’ai pas eu l’occasion de vous en parler, mais Marc s’occupe de la partie « activités » de l’auberge. Il était absent ces derniers jours, et négociait avec les huissiers qui nous menacent de saisir l’établissement…

Voyant des éclairs voler de Marc à Janaina, je veux d’abord me barrer au plus vite. Mais je me sens surtout en colère, car la douce réceptionniste ne mérite pas le moindre reproche, même silencieux. C’est sûrement cela qui me donne le courage d’intervenir.

— Ce n’est pas grave, Janaina. Je vais remonter nourrir Noirousse et me reposer. Mais…

Je m’adresse au bestiau bougon.

— Je tiens à dire qu’il n’y a rien de pire qu’un loup bourru et méfiant pour faire fuir les gens.

Il semble prêt à répliquer, mais je ne lui en laisse pas le temps et repars dans le studio. Une fois Noirousse posé au sol, je me rends compte que je tremble. Ai-je vraiment osé répliquer quelque chose en bas ?

5

Jusqu’ici tout était calme. Mais ce matin, à la place des miaulements de Noirousse ou de la musique des oiseaux, j’entends les reproches étouffés d’une dispute. Elle s’étale sur une bonne dizaine de minutes durant laquelle mon oreiller ne m’est d’aucun secours ; je me sens donc obligée de me lever, de m’habiller, de prendre ma veste au cas où, et de descendre. Dans l’escalier, n’ayant aucune volonté d’intervenir, je me demande ce qui me prend de m’approcher. Tandis que Marc disparaît derrière la porte de fonction, Janaina est partagée entre deux nouvelles familles Et l’un des deux pères n’est vraiment pas content.

Ma nature de commerciale me pousse vers le comptoir pour faire patienter devant la cheminée ceux arrivés en deuxième. Tous commencent à s’impatienter. Janaina me dit silencieusement qu’elle arrive, et emmène les premiers à l’étage de leur chambre.

— Vous travaillez ici ? me demande le père.

Il est en vigilance maximum pour que ses gosses agités ne touchent pas la vitre brûlante.

— Non, je…

— Vous devriez, ça m’a l’air d’être un beau merdier… On est loin de ce qui est promis sur le site, pour l’instant !

Ouch !

— C’est une situation un peu exceptionnelle. Le calme, le cadre et les activités proposées sont superbes, je suis sûre que vos enfants seront ravis.

Il hausse les épaules, à moitié convaincu, et repose ses yeux sur sa progéniture pour éviter une catastrophe.

— Toutes mes excuses, je suis là ! souffle Janaina.

— Est-ce qu’il y a quelque chose que je puisse faire, pendant que vous vous occupez de monsieur ? je réponds.

Elle hésite… longuement… Au point que le client se lève, toujours agacé. Très empruntée, elle me demande alors, en gribouillant sur une feuille blanche :

— Pourriez-vous rejoindre Marc à l’arrière ? Il a besoin d’un coup de main. J’aurais dû y aller, mais…

— Pas de souci, si ça peut vous dépanner.

Mon sourire déclenche le sien et je me dépêche de sortir, à contrecœur, je l’avoue. Déjà parce que je serais bien restée au chaud, mais aussi parce que je n’ai pas vraiment envie de revoir l’ours mal léché…

À quelques mètres à droite, une parcelle de forêt de sapins, sur lesquels sont posés un ou deux pics épeiches qui tambourinent les troncs. À quelques mètres à gauche, un petit chemin tracé par l’humain. Puis à quelques mètres en face, l’étendue immaculée, parfaite, délimitée par des arbres.

Prudente pour ne pas glisser, j’avance lentement, suivant le croquis du plan. Il me faut à peine cinq minutes pour distinguer un grillage en métal. J’avale une grande bouffée d’air et tente un timide :

— Marc… ?

Impossible qu’il m’entende, je pense, soudain en proie à la panique. Je pourrais prétexter m’être perdue ? Ça ne tiendrait pas la route, j’ai un plan… Et la pauvre Janaina compte sur moi. Bon sang, qu’est-ce qui m’a pris de descendre ?

Un pas à gauche… Une seconde… Deux, trois, quatre pas… Cinq secondes… J’ai peur…

Hop, j’avance. Dix, onze, douze. Et l’horreur !

Un immense canidé blanc débarque en courant. Il s’arrête net quand il plante ses yeux sombres dans les miens. Ma bouche se remplit de salive, je suis incapable de déglutir. Au garrot, il doit atteindre ma hanche ; gigantesque. Ses oreilles sont pointées en avant et sa langue dépasse entre ses crocs. S’il saute sur moi, je tombe… Peut-être même que je meurs. Mon cœur résonne dans mes oreilles et la buée s’échappe enfin d’entre mes lèvres. Il détourne la tête, revient sur mon visage. Quand il s’approche encore, tout mon corps tressaille. Mes larmes montent. Je hurle à en perdre mon souffle et ma voix.

D’autres chiens crient avec moi. Certains débarquent derrière le grillage ; on dirait des loups. Un cauchemar. Je sens une goutte de sueur gelée parcourir mon échine. Le chien blanc reste immobile depuis. Il regarde autour, semble chercher quelque chose, tandis que je hurle toujours. L’impression que ça dure des minutes…

— Bosco, va ! dit une voix grave avant de siffler et d’indiquer plus loin.

L’animal s’éloigne, sans rien dire, tandis que le reste de la meute continue à vocaliser. Mon hurlement est devenu une plainte rauque. Ma tête tourne, je manque d’air. Et Marc me rejoint, furibond.

— Vous allez arrêter de brailler comme une tarée, ou bien ?

Le son dans ma gorge s’épuise, mon affolement continue à me voler mon oxygène. Je m’accroche à l’eau des yeux du gérant, dans l’espoir de trouver comment calmer mon angoisse. Une nouvelle lueur apparaît dans ses pupilles : il a compris ma phobie. Armé d’une douceur insoupçonnée, il saisit mon bras et me reconduit à l’intérieur de l’auberge. J’avance comme un robot. À peine arrivée vers le porte-manteau, je sens la chaleur brûler mes joues, encore plus lorsqu’il me demande, sur un air de reproche :

— Pourquoi vous êtes sortie à l’arrière, si vous avez peur ?

— Janaina m’a demandé de… vous donner un coup de main. Je… mais… je ne savais pas… qu’il y avait des chiens…

— Vous plaisantez ? C’est marqué partout sur le site !

— C’est mon amie Evelyne qui… m’a conseillé de venir…

— Evelyne ?

— Hé, qu’est-ce qui se passe ? questionne Janaina arrivée en trombe.

— Il se passe qu’Evelyne nous a envoyé une phobique des cabots ici alors qu’on a une meute de chiens de traîneaux ! Elle est débile ? Ou elle a juste oublié ce détail ?

Mes tremblements s’intensifient, ma honte aussi. Tandis que Janaina réplique sur le même ton pour défendre Evelyne, je remarque que la grande main de Marc se trouve toujours sur mon bras et que, contrairement à ses propos, elle est plus réconfortante qu’agressive. Je me sens submergée.

— Je vais… monter dans le studio…

Je n’ai pas parlé fort, mais leur dispute s’arrête. Marc retire sa main, gêné, et Janaina continue de se confondre en excuses. Mais je n’écoute déjà plus, car je repense à la dernière fois où j’ai eu aussi peur. Le dos contre la porte, je glisse. Noirousse me renifle, ça ne me réconforte pas encore ; je me souviens de la douleur fulgurante après cette injonction : « Attaque ! » et je m’effondre.

6

Encore tremblante, je change la photo d’Evelyne sur mon téléphone. Dans mes contacts, elle sera désormais une ado lambda et boutonneuse. Et justement, la voilà qui s’affiche. J’hésite à décrocher une seule seconde, puis je le fais avec colère.

— Ma belle ! Janaina vient de me dire que…

— Déjà, la montagne, j’étais contre. Après, je me suis dit que, quand même, ma meilleure amie me voulait du bien… et qu’elle n’irait pas jusqu’à m’envoyer dans une putain de meute de chiens !

— Je suis vraiment navrée, je te le promets ! Écoute-moi.

— Je n’ai pas envie de t’écouter, Evelyne, j’ai envie de mourir ! Alors, je vais raccrocher, rester enfermée, et réfléchir à la façon dont je pourrais te pardonner. Je vais sûrement trouver. Peut-être que le grizzli qui sert de gérant à cet endroit pourra m’aider, mais il a plutôt l’air de t’en vouloir aussi.

— Qui ça ? Marc ?

— Ouais, je vais faire ça. Allez, ciao !

Bip bip bip.

Je papouille enfin Noirousse, me hisse difficilement sur mon lit, et remarque mon carnet sur la table de chevet. Je n’ai aucune envie de me retrouver à nouveau isolée, mais ma fierté m’éloigne de mon Natel2. Alors, je rejoins Bianca et lui invente une sœur sur laquelle déverser toute sa frustration. Elle a le courage d’être violente, de hurler sur les gens, d’exprimer ce qui la rend triste.

***

— Par tous les saints, je vous en prie. Ne partez pas ! m’implore Janaina.

Je suis debout depuis 5 h du matin, à tourner et réfléchir. Je ne vois pas d’autre solution. Rien que descendre les escaliers et imaginer que je pourrais à nouveau croiser ce chien gigantesque me donne le tournis. Noirousse est dans sa cage de transport, mes valises m’attendent dans un coin de la réception.

Mes pensées sont interrompues par Marc qui entre par la porte de derrière, tape ses pieds sur le sol, époussète les flocons de sa veste, et s’appuie contre une poutre. Est-ce de la compassion que je perçois lorsqu’il constate le désespoir de sa collègue ?

— S’il vous plaît ! Votre loyer va nous sauver, poursuit-elle.

— Et moi ? Qui va me sauver de ces monstres ?

— Ils sont bien élevés, vous l’avez vu, j’en suis sûre ! Je suis… Vraiment, je suis si désolée, Chiara, de ne vous avoir rien dit. Evelyne m’avait parlé de votre phobie des chiens, mais elle m’a demandé de ne pas vous brusquer. Je me suis laissée submerger par le stress et j’ai oublié d’avertir Marc… Il serait intervenu différemment…

Un coup d’œil dans la direction du concerné : il baisse la tête.

— En plus, vous savez, elle m’a parlé de vos talents professionnels ! Vous pourriez nous donner des conseils pour améliorer notre image, notre pub, et, par conséquent, on récupérerait des clients…

Une furieuse envie de lui dire qu’elle ne manque pas d’air me saisit. Puis je vois qu’elle a les larmes aux yeux.

— Nous avons besoin de vous, insiste Janaina.

Je me demande soudain où est passé le soleil de son sourire.

— La situation est si catastrophique ? je demande, sur la réserve.

— Oui, mais nous sommes prêts à vous payer !

— Avec quel argent, Ja’ ? intervient brusquement l’ours.

— Je gère, Ma’, OK ?

Ça sent une nouvelle fois la dispute, alors je coupe court.

— Bon…

Ils sont tous les deux suspendus à mes lèvres. Après avoir surmonté mon embarras, je déclare :

— Je vais remonter et réfléchir. Encore.

Janaina me saute dans les bras, Marc pousse un soupir discret. Est-ce du soulagement ?

C’est devant mon carnet, dans le studio, qu’une évidence me frappe. Bianca se trouve aussi dans une situation où on compte sur elle ; sans son intervention, la fête du service n’aura pas lieu. Adossée à ma chaise, je pense à toutes ces responsabilités qu’on m’a confiées au boulot et que je n’aurais pas dû accepter, puisqu’elles m’ont menée au burn-out.

Ici, c’est différent, même si le choix semble être le même. Selon Janaina, si je reste, j’aide l’Auberge du Loup Blanc à remonter la pente. Si je pars, je participe à la catastrophe. Ce dilemme ne m’affuble pas d’une charge, il ne me concerne pas directement. Et puis, c’est moi qui décide. Mais…

La voix de Bianca résonne, je continue d’écrire. Elle a pris une décision, celle de secourir son prochain. En pesant le pour et le contre, elle a remarqué qu’elle ne perdait rien à prendre cette responsabilité. Au contraire, elle y gagnait en valeur. Cette valeur, cette estime, Janaina et Marc veulent me la donner aujourd’hui. Elle compte sur moi, profondément, sincèrement.

Lorsque Bianca dit oui, ce n’est finalement pas sa voix que j’entends, mais la mienne.

Le lendemain matin, en sortant du studio, je vois la petite fille de l’autre jour me guetter, dans l’angle jouxtant le studio. Spontanément, je commence à « jouer » et fais un pas en arrière, pour voir si elle sort de sa cachette. Les enfants seraient-ils comme les chats, parfois ? Elle a légèrement avancé et s’immobilise, comme si ça la rendait invisible. J’entends alors une voix féminine, plus bas, qui appelle « Zoé ». La demoiselle se retourne, semble embêtée de ne pas pouvoir continuer notre partie.

— Hé ! je l’interpelle avant qu’elle ne descende les escaliers. Ciao bella !

Elle affiche son plus joli sourire, rigole et répète en imitant mon accent :

— Ciao bella, ciao bella…

Au rez-de-chaussée, plus tard, j’attends Janaina une demi-heure en tête à tête avec la cheminée et son feu vivace. Les craquements du bois me réchauffent et me réconfortent. Perdue dans des pensées simples, je ne la vois pas tout de suite s’asseoir, pleine d’impatience, à côté de moi. Je sursaute lorsqu’elle pose une main dans mon dos. Je crois bien être incapable de lui dire non, maintenant.

— C’est bon, je reste…

Elle crie de bonheur, m’embrasse sur la joue, m’enlace à nouveau.

Le soleil était juste là, il suffisait que je dissipe les nuages de la peur.

2. En Suisse, on désigne le téléphone portable par ce mot.

7

Je m’occupais d’un peu trop de choses dans ma boîte. À la base engagée comme community manager, je devais proposer à nos clients des stratégies de communication digitale, éditoriales et de contenu, les aider avec leur site Internet ou leurs réseaux sociaux. Très vite, on m’a aussi confié la création de sites web, de newsletters, de brochures, et ceci de A à Z. Et quand les quarante tâches par jour ne suffisaient pas, on me refilait une partie de la relation média des institutions.

Tout arrêter d’un coup m’a fait mal, en premier lieu. J’ai toutefois dû me rendre à l’évidence : rédiger un article en trois heures alors que ça me prenait une demi-heure avant, ce n’était pas normal. Pleurer sans raison chez moi le soir, non plus. Me retrouver le corps figé à l’idée d’allumer mon ordinateur, encore moins. Ce n’était pourtant pas faute d’apprécier mon travail. Le jonglage entre tout ça et le facteur qui m’a rendue malade m’a fait craquer.

Ce matin, au moment d’allumer mon PC portable, j’ai une seconde d’hésitation. J’appuie sur le bouton en souriant, finalement. Je ne suis pas une experte du business plan, mais je sais en construire un, pour avoir bien discuté et observé les collègues de la compta’. À présent au courant de toutes les activités proposées par Marc et Janaina, je peux travailler sur une amélioration. La jeune femme sait que je sors d’une période difficile et ne me demande rien. C’est néanmoins avec une sincère envie de l’aider à sortir de cette galère que je planche sur ce projet, à coup d’une heure par jour.

D’abord, je dresse un bilan des qualités du lieu : dépaysant, sécurisant (à l’intérieur), accueillant (du côté de Janaina). Puis les défauts : difficile d’accès, old school, manque de personnel. Je note ensuite les pistes de valorisation possible sur l’existant. La maîtresse des lieux m’apprend que l’Auberge du Loup Blanc offre, en plus du service de maison d’hôte un peu délaissé, du tourisme de saison. Les trois-quarts de ce volet sont pratiqués par Marc avec ses chiens : traîneaux par temps froid, huskybike et huskykart par temps plus chaud. Mais des randonnées guidées sont aussi proposées dans les environs, et le gérant tient à créer des partenariats locaux. Quant à Janaina, elle s’occupe principalement des évènements intérieurs : décorations et fêtes thématiques, lunes de miel ou anniversaires. Elle gère aussi toutes les finances et l’administration de l’établissement, les commandes de matériel, le ménage, la préparation et la libération des chambres.

Ces dernières propositions me laissent dubitative. Je me demande, en cas d’affluence maximale, si les associés peuvent prendre du repos ; ils me semblent déjà avoir du mal maintenant. L’idée saugrenue que Marc joue les ronchons pour faire fuir les clients me traverse l’esprit. Puis, je me ressaisis et me dis qu’être entrepreneur en Suisse est suffisamment courageux et périlleux pour excuser un coup de mou dans l’entreprise. Je laisse de côté ce jugement et me concentre sur la partie « communication », celle où je suis incollable, et qui semble vraiment pécher.

Je veille à ne jamais connecter mon ordinateur à Internet. Déjà