Cours colin, cours - Jean-Bernard Bobis - E-Book

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Jean-Bernard Bobis

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Beschreibung

Le destin réunit trois âmes brûlantes de justice et de liberté, scellant une grande et magnifique amitié. Leurs conversations enflammées deviennent l’épicentre de leurs espoirs pour un monde meilleur. Cependant, de beaux discours en manifestations, puis de feux de poubelles en bris de vitrines, elles s’enfoncent dans une dérive intégriste qu’elles n’auraient jamais imaginée. Plongez dans ce récit fascinant où l’amitié, la passion et la quête d’un idéal se heurtent à la réalité brutale du monde.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Jean-Bernard Bobis a exercé divers métiers : de dessinateur à conducteur de travaux, il fut également chef d’entreprise et commercial. C’est à l’orée de la retraite que l’envie lui vint d’écrire, plaisir qui se concrétisera par la naissance de plusieurs ouvrages. "Cours Colin, Cours" est sa quatrième production littéraire.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Jean-Bernard Bobis

Cours Colin, cours

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Bernard Bobis

ISBN : 979-10-422-1672-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Partie I

1

Lui

Au début, je n’entends rien. J’ai beau être super concentré, je ne perçois aucun bruit, pas même une vibration. C’est étrange parce qu’elle m’a bien expliqué comment faire. Le silence est à peine troublé en haut des arbres par le pépiement d’une mésange ou d’un rouge-gorge, j’y connais pas grand-chose. Il faudra que je me renseigne, j’aimerais bien apprendre à les reconnaître, parce que, à part le merle et le coucou qui sont les plus faciles, je dois avouer que je suis un peu sec.

Bon, c’est pas le moment que je me disperse, je dois reprendre ma surveillance. Elle me l’a bien dit : « Tu sais que je compte sur toi, t’as pas intérêt à te louper… » J’aime pas quand elle me parle comme ça, je déteste qu’elle me prenne pour un gamin. Je vois pas ce qu’elle a à me reprocher, je fais tout pour qu’elle soit contente.

Je me replace. C’est vraiment pas confortable cette position sur les genoux, je vais essayer de m’allonger à plat ventre. Mais je n’ai pas le choix, si je veux entendre quelque chose je dois me baisser au maximum. Je recolle mon oreille sur l’acier glacial. Heureusement qu’il ne gèle pas, j’aurais trop peur que mon oreille reste collée sur le rail. Ça y est, je sens quelque chose, comme un frémissement imperceptible.

En quelques secondes, l’onde sonore est montée en fréquence, ce ne sont plus des vibrations, mais c’est comme un léger tremblement qui prend forme et s’accentue rapidement. Je discerne maintenant le bruit des machines. Le grondement monstrueux s’amplifie à toute vitesse de façon exponentielle. Dès cet instant, tout va très vite. Trop vite, il est déjà là et je n’ai que le temps de me jeter par terre et de rouler en contrebas du talus. En même temps, la dépression, immédiatement suivie d’un violent mouvement d’air, m’a cloué au sol, me privant d’une partie du spectacle auquel je tenais beaucoup. Le vacarme est impressionnant, mélange de hurlements et de sons stridents accompagnés par le grondement des roues métalliques répercuté par le ballast sur les rails d’acier. Ça n’a duré que quelques secondes et immédiatement après, le calme est revenu.

Il paraît que c’est précisément sur cette section de voies que l’engin atteint sa vitesse maximale supérieure à 350 km/h. C’est dingue ce que la technologie des industries françaises a su faire. Je suis vraiment admiratif et fier parce que le TGV, c’est une invention française. Quand je serai ingénieur, j’aimerais bien travailler sur des projets de cette sorte. Ingénieur, c’est mon rêve et mon objectif. Mais pas comme ces nouveaux ingénieurs qui passent leur temps devant un ordinateur et qui ne savent plus créer. Passer mes journées dans un bureau à faire de la R&D comme ils disent. La belle affaire. Ça veut dire Recherche et Développement. Non, moi je veux devenir comme Cyrus Smith, l’ingénieur de l’île mystérieuse, le génial roman de Jules Verne. L’ingénieur qui sait fabriquer de la poudre à canon avec du salpêtre, s’orienter avec les étoiles ou faire du feu avec son verre de montre.

Mais bon, si je commence à sécher les cours de maths comme aujourd’hui, je suis mal barré. Et comment refuser de lui rendre service, elle me l’a demandé si gentiment. Je dois avouer que quand elle plonge ses yeux vers mon visage et qu’elle me sourit, elle pourrait me demander n’importe quoi.

Et justement, ce qu’elle m’a demandé c’est bien n’importe quoi. Elle veut connaître à la seconde près l’heure d’arrivée du train et la durée de son passage. Je vois vraiment pas ce qu’elle peut faire de ces informations. Et moi, comme un vrai plouc que je suis, j’ai été tellement surpris par l’apparition brutale du TGV que j’ai rien relevé. Pourtant je m’étais cassé la tête. Je suis allé avec ma moto qui est à moitié en panne jusqu’au bois de Galande. Là, je l’ai planquée dans les buissons et je suis parti à pied en pleine forêt jusqu’aux voies SNCF. Bien sûr il y avait un grillage tout le long qu’il m’a fallu découper. Heureusement, prévoyant, j’avais emporté une pince coupante. Ensuite, j’ai suivi la voie jusqu’à un endroit tranquille où bien entendu, j’ai foiré la mission qu’elle m’avait confiée. Tant pis, j’y retournerai s’il faut. Mais dans l’immédiat, je dois aller lui faire mon rapport. Moi qui fais tout pour qu’elle fasse attention à moi et qu’elle m’admire, c’est mal barré.

La nuit va bientôt tomber et j’en ai au moins pour une demi-heure à travers bois jusqu’à ma moto. Et je ne suis même pas sûr qu’elle démarre. C’est une vieille bécane. Une Suzuki 50 cc. L’avantage, c’est que je n’ai pas besoin de permis pour la conduire. L’inconvénient, c’est qu’elle se traîne. J’ai bien essayé de la traficoter, mais à part qu’elle fume beaucoup plus qu’avant, ça n’a pas changé grand-chose.

Ça y est, j’y suis, elle est toujours dans son fourré d’épineux. Un coup de kick et miracle, elle démarre du premier coup. Je file, je suis sûr qu’elle m’attend pour connaître les résultats.

2

Elle

Cela fait trois mois qu’elle n’a pas remis les pieds à la fac où personne ne l’a croisée.

Pourtant, inscrite en socio, un domaine qui avait tout pour lui plaire, elle avait jusqu’à ce jour fait preuve d’une grande assiduité. De longue date, elle avait montré son intérêt pour les sciences humaines et sociales. Pour elle qui s’était de tout temps intéressée aux autres, avec l’empathie peu commune qu’on lui connaissait, le programme paraissait alléchant. Son insatiable curiosité naturelle l’entraîna naturellement dans toutes les directions, la linguistique, la démographie, l’histoire, ou l’archéologie.

Dans un premier temps après la découverte de Claude Lévi-Strauss et suite notamment à la lecture de « Tristes tropiques », elle se jette avec sa fougue habituelle dans tous les ouvrages d’ethnologie et d’anthropologie qu’elle trouve. Elle s’inscrit, enthousiaste, à toutes les conférences sur le sujet et écume tous les musées de Paris, comme celui du quai Branly, où elle passe des journées entières. Elle réussit même à rencontrer au CNRS un des anciens élèves de Lévi-Strauss. Ses proches, à cette époque, sont persuadés qu’elle s’apprête à partir s’installer en Amazonie pour étudier les peuplades indiennes.

Elle commence, en effet, à préparer son voyage. Elle s’équipe entièrement en matériel propre à supporter les conditions tropicales. Chaussures de marche, vêtements de pluie, matériel de camping, médicaments, sérums antivenin. Sans oublier les vaccins, la totale. Palu, fièvre jaune, hépatites A et B et typhoïde. Elle se dote également du maximum de cartes et de guides divers.

Alors qu’elle vient de commander ses billets d’avion, elle disparaît. Il faudra attendre plus de quatre semaines avant que son père ne s’en inquiète. Rien d’étonnant lorsque l’on connaît le milieu dans lequel elle vit.

Il est le dernier occupant du château de Montabert qui, du haut de son promontoire, domine le village depuis le quinzième siècle. Il se prétend comte de Montabert, descendant direct du chevalier du même nom qui fut ennobli, grâce à ses faits d’armes héroïques, par Charles 7, le vainqueur de la guerre de 100 ans. On le dit héritier d’une immense fortune qui lui a permis d’entreprendre les importants travaux de restauration de son château.

On le soupçonne surtout d’être à l’origine d’une énorme imposture à laquelle il doit ses titres de noblesse usurpés et le détournement de fonds secrets dont personne n’est en mesure d’apporter la moindre preuve d’existence.

De sa mère qui n’est plus là, on ne sait rien, ou presque. Selon tous ceux qui l’ont connue, le seul point sur lequel chacun s’accorde, c’est sa grande beauté. Pas la beauté des stars des magazines people. Pas de traits à la régularité parfaite, mais un ensemble d’une totale harmonie qui irradie comme un astre étincelant. Une telle attirance émanait de son visage qu’il était presque impossible de la quitter des yeux lorsque l’on tombait dans le piège de son regard.

Voilà l’environnement dans lequel elle se débattait depuis l’âge de huit ans qui marqua la disparition de sa mère. Son absence ne changea pas grand-chose à ses besoins d’affection qui étaient loin d’être satisfaits. Et ce n’est pas auprès de son père inexistant qu’elle pouvait rechercher les gestes de tendresse qui lui manquaient tant.

Quasi-orpheline, elle passera le reste de sa vie avec son désormais seul parent, mais défaillant, son père. Une vie de château pourrait-on dire lorsque l’on sait qu’elle vivait dans le somptueux domaine de Montabert. C’est sans doute pour cette raison qu’il lui avait offert son premier cadeau. Cadeau empoisonné. Faute d’avoir réussi à décrocher un titre de noblesse et d’en faire une comtesse ou une marquise, il lui avait trouvé un joli prénom, en rapport avec le milieu dans lequel il entendait vivre : Marie Chantal.

Au demeurant, nul n’aurait pu reprocher à son géniteur de la priver de cadeaux. Elle était plus que gâtée, elle avait tout. Tout ce dont rêvent tous les enfants du monde. Les peluches les plus grandes et les plus douces. Les maisons de poupée, les dînettes en porcelaine et même les trains électriques et les circuits de voitures habituellement réservés aux garçons. En grandissant, elle avait reçu les jeux électroniques dernier cri, puis les tablettes, les ordinateurs et les smartphones les plus performants. L’année de ses vingt ans, devant la porte de sa terrasse l’attendait une mini Cooper, la voiture de référence des jeunes de la jet-set.

En voyage d’affaires ou retenu tardivement au bureau, son père avait toujours une bonne raison, hélas, pour n’être jamais là et lui donner lui-même ses cadeaux. Comment aurait-il pu dans de telles conditions lui témoigner ne serait-ce qu’un peu d’attention. C’est la raison pour laquelle ces présents lui étaient remis par un quelconque membre du personnel du château, que ce soit le majordome ou la femme de chambre, voire parfois le chauffeur. Jamais un mot gentil, jamais un sourire ni même un regard bienveillant. Juste l’indifférence, la pire des attitudes. Mais après tout, que pouvait-elle attendre d’un personnel pour qui elle n’était rien ? Aigries, surexploitées et sous-payées, ces personnes ne recevaient jamais le moindre geste de reconnaissance.

Son père, quand il était là, ne lui manifestait aucune attention. Pourtant, elle n’était pas exigeante. Un simple mot gentil, un regard, un sourire, elle s’en serait contentée. Mais lui, toujours pressé, n’avait pas le temps. Au téléphone, en rendez-vous ou en réunion, il n’était jamais disponible. Mais il fallait bien que quelqu’un se charge de son éducation, si lui n’arrivait pas à se libérer pour le faire.

— Pas de problème, disait-il lorsque quelqu’un le lui faisait remarquer. Ce n’est pas le personnel ici qui manque pour s’en occuper.

Alors, il écrivait une longue liste de principes éducatifs qu’il distribuait à ses « gens » comme il disait. Charge à chacun, dans son domaine de compétence, de les faire appliquer. Si au moins, il avait pris quelques instants pour s’assurer auprès d’elle qu’elle les avait compris. Elle était prête à se faire réprimander si cela était nécessaire. Elle aurait même accepté, s’il l’avait fallu, de recevoir de ses propres mains une punition. Mais qu’il vienne la voir pour le lui dire ! Au fil du temps, elle avait progressivement diminué ses attentes de signes d’affection pour finalement abandonner tout espoir et ne plus rien espérer.

Tout, elle était prête à tout pour qu’il s’intéressât à elle. Et en retour elle n’avait droit qu’à son indifférence. Alors, quand c’était trop dur, elle montait s’enfermer dans sa chambre à l’étage et quelques fois, elle pleurait. Au début elle pleurait et partageait sa tristesse avec ses poupées. Sa montagne de poupées et peluches. Mais, en grandissant, quand elle s’aperçut que les poupées, ces idiotes, ne partageaient rien du tout, elle se mit à les détester. Reportant sur elles toutes ses frustrations, elle en vint à les détruire, s’acharnant parfois sur elles à coup de pied et lacérant les robes et les jupons à l’aide de ciseaux.

Les années passèrent qui virent la petite fille se transformer en adolescente. Peu d’événements marquants sur toute cette période. Une scolarité médiocre conclue par un bac littéraire, mention assez bien, et un père toujours absent.

Alors, insidieusement, la tristesse et le chagrin firent place à la désillusion. Au fil du temps, on aurait pu penser que cette frustration s’atténuerait. Il n’en fut rien, bien au contraire. Les rancœurs accumulées, les déceptions continues se transformèrent en désespérance. La plaie ouverte depuis de si longues années dans son âme autant que dans sa chair se transforma ainsi en une profonde blessure.

Une blessure qui ne guérirait pas.

Voilà comment, petit à petit, le ressentiment évolua en une profonde détestation, jusqu’à une véritable répulsion. Tout ce qui provenait de ce père inconscient de la profondeur du mal qu’il lui faisait fut systématiquement rejeté. Elle prit la décision de couper tout contact avec cette famille qui n’en était pas une.

Du jour au lendemain, elle se transforma totalement.

Oubliée, la jeune femme en recherche d’affection. Oubliée la jeune femme frustrée de ne jamais avoir de reconnaissance, oubliée la jeune femme en manque de tendresse. Désormais, elle devint maître de son destin, c’est elle et elle seule qui déciderait de quoi demain sera fait.

C’est précisément à cette époque que l’opportunité de commencer des études à la fac se présente. Pour elle, c’est comme une résilience. Elle se jette à corps perdu dans la découverte de l’ethnologie et c’est ainsi, après quelques mois, qu’elle décide d’un voyage en Amazonie.

Parallèlement à ses cours, par le plus grand des hasards, elle noue des contacts avec des groupes très engagés en politique. Elle découvre alors un milieu dont elle ignorait tout, mais qui la subjugue et néanmoins l’attire. L’université est le lieu où se croisent toutes les tendances, de l’extrême droite souvent violente à l’extrême gauche représentée par différents mouvements qu’ils soient marxistes-léninistes, communistes ou anarchistes. Tout est prétexte à déclencher une altercation entre les deux extrêmes. Il n’est pas rare que ces groupuscules s’affrontent dans d’éternels débats qui parfois se transforment en échauffourées ne cessant qu’avec l’intervention des forces de l’ordre. Fascinée par cette révélation, elle participe de plus en plus souvent aux échanges qui animent les couloirs de la fac. Pour autant, elle ne veut pas se détourner de ses Indiens et prépare activement son aventure au Brésil.

Mais c’est sans compter avec une rencontre qui va changer sa vie.

3

Ben

C’est dans les couloirs, bien plus que dans les amphis de la fac, qu’elle découvre l’action politique. Elle ne s’était jamais préoccupée de la vie et des affaires publiques et ignorait tout des institutions de la cinquième république. Elle ne savait rien du fonctionnement démocratique de l’état et n’avait pas la moindre idée de ce qui composait le gouvernement.

Confrontée aux éternelles querelles qui se transformaient la plupart du temps en affrontements musclés, elle trouve spontanément et instinctivement son camp. Son besoin de justice et d’égalité et plus encore sa sensibilité l’orientent naturellement vers les formations nettement marquées à gauche. Elle fait la connaissance d’un groupe de jeunes gens et jeunes filles avec lesquels elle sympathise. C’est dans ce contexte qu’elle se retrouve, un après-midi, embarquée dans une manifestation spontanée destinée à soutenir un étudiant menacé d’exclusion pour avoir contesté les propos xénophobes d’un enseignant.

Après avoir emprunté la rue des écoles, les manifestants défilent dans le calme tout en clamant leur revendication légitime. L’ambiance est bon enfant et quelques vieux slogans de mai 68, un peu dépassés, rythment la marche vers le rectorat.

Alors qu’ils remontent la rue Saint-Jacques derrière la Sorbonne, surgit à l’autre extrémité un groupe d’une vingtaine d’hommes vêtus de noir. Certains portent une cagoule sur le visage ou un bandana. En rang serré, ils descendent, menaçants, vers la tête du groupe de manifestants. L’incompréhension les arrête sur place et très vite se transforme en stupeur.

Curieusement, la rue s’est vidée de ses passants. Plus de piétons, plus de cyclistes. Seuls ces deux groupes qui se font face. En haut du boulevard, les contre-manifestants ont accéléré et s’approchent en descendant au pas de course. Ils ne sont plus désormais qu’à une cinquantaine de mètres. On peut distinguer entre leurs mains de grands bâtons ou des battes de base-ball, ce qui pourrait s’apparenter à des armes.

Soudain, provenant de la tête du cortège, un cri, un ordre bref et impératif. « C’est le GUD, tirez-vous ! ».

Le GUD, Groupe Union Défense, est un mouvement d’extrême droite réputé pour ses actions particulièrement violentes. Il est notamment connu pour ses prises de position racistes, antisémites et xénophobes et sa réputation n’est plus à faire.

L’effet est immédiat, c’est la débandade. Il n’y a plus de chants ni de slogans. Dans une grande bousculade, chacun cherche à s’éloigner le plus possible, à se mettre à l’abri.

Elle ne s’attendait pas à ça, elle n’était pas préparée. C’est pour cela qu’elle n’a pas le réflexe de s’enfuir, et bientôt, la horde en furie est sur elle. Prise de panique, elle est paralysée et reste figée sur son trottoir. La masse noire est sur elle, hurlante, elle ferme les yeux…

Au même instant, elle sent un bras sur son épaule qui la tire en arrière. Puis elle est collée dans un renfoncement contre le mur. En même temps, elle perçoit comme une ombre lourde qui se penche sur elle, formant un manteau protecteur. La voici à l’abri. Il suffira de quelques instants pour que la meute de fachos ait disparu. Cependant, elle reste prostrée pendant plusieurs minutes, elle ne réussit pas à faire cesser ses tremblements.

Enfin, elle ouvre les yeux et découvre son sauveteur. Il doit avoir à peu près son âge. Pas très grand, mais solide, rien ne distinguerait son visage s’il n’y avait ce regard. Ses yeux sombres, presque noirs, qui vous transpercent lorsqu’ils se dirigent vers vous, ne peuvent laisser personne indifférent. Mais ce n’est pas tout. Il y a dans ses prunelles un rayonnement bienveillant qui inspire immédiatement confiance. Cela donne le sentiment de pouvoir se reposer sur lui. Il la regarde, toute fragile.

— Je m’appelle Ben.

Elle est toujours chancelante et s’est laissé glisser jusque sur le trottoir pour récupérer de sa peur. Assise à ses pieds, elle prend le temps enfin de le regarder. Il se baisse et s’accroupit pour être à sa hauteur.

— Ça va ?

Pas un mot ne peut sortir de sa bouche. Ce n’est plus la peur qui l’empêche de parler. C’est cet inconnu à ses côtés qui la regarde. Ce regard si doux, si apaisant et qui, en même temps, dégage une impression de force rassurante.

— Allez, viens, on va prendre un pot, ça te remettra de tes émotions.

Elle se lève, esquisse un sourire qui, clairement, veut dire oui et le suit, comme sur un nuage. Ils n’ont que quelques pas à faire pour trouver une terrasse ombragée sur la place de la Sorbonne. Une table isolée semble les attendre, à laquelle ils s’installent.

Cet endroit, haut lieu de la culture, reflète une grande sérénité. Les passants et les touristes se mêlent aux étudiants. Avec le printemps précoce, les premières feuilles des tilleuls qui ornent la place illuminent l’espace de leur vert tendre. On a du mal à imaginer qu’à une rue d’ici a eu lieu un tel déchaînement de violence.

La quiétude du lieu l’incite à s’enhardir. Enfin, calmement, elle prend le temps de regarder l’homme assis en face d’elle. Et de nouveau, à l’instant où se croisent leurs deux pupilles, cette décharge qui la frappe dans la nuque et descend le long de la colonne vertébrale pour irradier le bas du dos.

Ben a bien vu ce frémissement qu’elle n’a pas su contrôler.

— Qu’est ce qui se passe, tu vas pas bien ?

— Si, si, tout va bien, c’est le contrecoup après l’émotion et la peur que j’ai ressenties. Mais il faut surtout que je te remercie. Tu m’as sauvé la vie tout à l’heure.

— Allons, faut pas exagérer. Raconte-moi plutôt ce que tu fais dans la vie.

— D’accord, mais toi d’abord.

Sans être particulièrement prolixe, Ben était un garçon éloquent, voire même un peu bavard. Le verbe facile, il était capable de se lancer dans de longs monologues sans qu’il fût besoin de le relancer sans arrêt.

Il était, comme on dit dans sa Sologne natale, un enfant du pays. Toute son enfance et son adolescence avaient été baignées par les étangs, les marais et les arbres majestueux de la somptueuse forêt dans laquelle il vivait avec ses parents. Fils unique, il était l’objet de toutes les attentions de ses géniteurs. Son père, garde-forestier, avait eu l’opportunité d’habiter avec sa famille dans l’ancien relais de chasse du bois de Galande.

Situé à trois kilomètres du village, il fallait pour s’y rendre pas loin d’une heure de marche sur un étroit chemin ou emprunter un véhicule tout terrain. La demeure, typique de l’architecture solognote, était construite en briquettes remplissant les espaces réservés entre les poutres en chêne du colombage. Un toit en petites tuiles plates avait remplacé l’ancien toit de chaume. L’ensemble était certes rustique, mais néanmoins confortable. Une immense cheminée à foyer ouvert, complétée par un poêle à charbon Godin, dispensait une douce chaleur les jours d’hiver.

C’est là que le jeune Ben avait fait tous ses apprentissages de la nature. À l’âge de 12 ans, il était capable de reconnaître la plupart des champignons comestibles et les principales herbes nécessaires pour apporter des nutriments ou soigner les petits bobos. Dans sa poche, on était sûr de trouver au minimum un couteau, de la ficelle et des allumettes. Il connaissait toutes les techniques et les astuces utiles à la construction d’une cabane ou d’un abri pour se protéger de la pluie et du froid.

Passionné par son environnement exceptionnel, il avait appris à reconnaître le chant de chacun des oiseaux qui peuplaient la forêt. Il était capable de rester de longues heures immobile à observer une famille de musaraignes ou un couple de lérots aménageant son terrier. Il savait également où se cacher pour voir l’un des grands cerfs présents dans le secteur lorsqu’ils perdaient leurs bois à la fin de l’hiver.

Plus tard, écolo avant l’heure, il avait développé les techniques pour allumer un feu avec la méthode ancestrale de l’arc. Sans oublier les écorces de bouleau pour accélérer l’allumage. Puis, sans que rien ne le justifie, il s’était ensuite entraîné à la survie en simulant des situations d’une extrême précarité. Il s’était notamment initié aux techniques qui lui permettaient de trouver de l’eau et de l’épurer. Enfin, il avait appris à construire des pièges pour attraper de petits animaux pour se nourrir. Il utilisait pour cela des méthodes de braconnier que son père, garde forestier et garde-chasse, réprouvait et qui étaient susceptibles de lourdes amendes.

Elle n’a pas voulu interrompre Ben, tant elle était absorbée par ses paroles, mais elle vient de découvrir, ce qu’elle prend pour un signe du destin, que sa maison dans le bois de Galande est à moins de 10 kilomètres du château de Montabert.

Ben s’interrompt, la bouche sèche d’avoir tant parlé. Pas une seule fois, elle ne l’a coupé dans son récit. Pendue à ses lèvres, elle ne l’a pas quitté des yeux. Sa voix chaude l’a comme ensorcelée. Il lui faut quelques minutes pour redescendre sur terre.

— Mais je ne comprends pas, Ben, qu’est-ce que tu fais à Paris, pourquoi as-tu fui ta forêt ?

— Alors, ça c’est une autre histoire. Tu veux que je te raconte ?

— Ben évidemment que je veux, vas-y, je t’écoute.

— Tout cet amour pour la nature sauvage, c’est mon père qui me l’a appris. Mais ma mère m’a aussi beaucoup apporté.

La mère de Ben était une petite femme dynamique et toujours souriante. Ouvrière, elle embauchait chaque matin à l’usine Luminex implantée à l’entrée du village. Il lui fallait pour cela franchir, à pied ou en vélo, les trois kilomètres qui la séparaient de son domicile. En hiver elle partait avant le jour, une lampe frontale lui permettant de repérer et suivre son chemin. Arrivée toujours avec une dizaine de minutes d’avance, elle ne manquait jamais cet instant de partage avec ses collègues devenues pour la plupart ses amies. Ces instants privilégiés lui permettaient de conforter la solidarité des ouvrières, solidarité indispensable dans les moments de tension, hélas, de plus en plus fréquents, avec le patronat.

Son engagement et les valeurs humaines qu’elle portait lui avaient valu d’être élue déléguée syndicale. Depuis l’âge de dix-huit ans, année pendant laquelle elle avait commencé à travailler à l’usine, elle avait pris sa carte au Parti communiste. Et depuis, elle n’avait cessé de militer. Elle croyait dur comme fer aux préceptes de son parti, elle était convaincue que la bourgeoisie qui tenait les rênes du pouvoir devait être renversée pour laisser la place aux mouvements ouvriers.

Il est vrai aussi qu’elle ne comprenait pas toujours très bien les directives et les mots d’ordre du parti. Le sens des expressions telles que « la dictature du prolétariat » ou « la cause du peuple » n’avaient pas beaucoup de sens pour elle. Elle n’avait pas non plus bien suivi ces débats à propos des massacres de populations entières perpétrés par Staline. De même le succès du livre d’Alexandre Soljenitsyne, « l’archipel du goulag » dénonçant les camps de travail soviétiques n’avait pas retenu son attention.

Non, elle, ce qu’elle avait intégré, c’était les valeurs de partage et de fraternité qu’elle mettait en œuvre au quotidien et dans tous les combats qu’elle avait menés au nom du syndicalisme qu’elle représentait. L’égalité et la justice étaient pour elle des valeurs bien supérieures aux arguties des politiciens de tout bord.

Malgré tout, elle était restée fidèle à ses idées, fidèle à ses engagements, fidèle à son parti. Plus que des qualités, cette vertu était en fait une manière d’être dans sa vie, son éthique. Elle s’était fait un devoir de transmettre ces valeurs à Ben, son fils unique. Il avait naturellement adhéré à ces idées et pour l’anniversaire de ses 16 ans, il s’était inscrit au mouvement des jeunes communistes révolutionnaires. Sans être devenu militant actif, il entretenait une relation suivie avec le parti et c’est dans ce cadre qu’il était venu à Paris pour assister au congrès national qui se tenait rue Saint-Victor à la maison de la Mutualité.

— Voilà, maintenant tu connais tout de moi.

Il ne sait pas trop pourquoi il s’est livré comme ça. Il la connaît à peine cette fille, il ne sait rien d’elle et il vient de lui raconter toute sa vie. Et maintenant, lui aussi a envie d’en savoir un peu plus.

— Allez, c’est ton tour, je ne sais même pas comment tu t’appelles.

— J’ose pas te dire mon prénom, je le déteste, il me fait honte.

— T’inquiète, je me moquerai pas.

— Quand tu connaîtras un peu mieux mes origines et mon parcours, tu comprendras pourquoi je porte ce prénom ridicule. Mon vrai nom de baptême, c’est… Marie-Chantal.

— Je reconnais, c’est pas terrible.

En même temps, leurs regards se croisent et spontanément ils éclatent de rire. Un grand rire, naturel et instinctif qui les libère tous les deux d’une tension dont ils n’étaient pas conscients.

— Bon, tu avais promis, c’est à toi de me raconter ton histoire.

— Tu sais, contrairement à toi, j’ai pas eu une belle enfance avec des parents aimants.

Autant Ben s’était exprimé avec facilité et même avec un certain plaisir qui témoignait d’une jeunesse heureuse, autant elle, Marie Chantal, a de la peine à évoquer son enfance. Les mots ne viennent pas, elle doit souvent s’y reprendre à deux fois pour bien exprimer le fond de sa pensée.

— Bon, je vois bien que t’as pas envie, c’est pas grave, tu me raconteras plus tard. Par contre, si tu es d’accord, je te propose qu’on te cherche un nouveau prénom. Tu as des idées ?

— Louise !

Elle lâche ce nom dans un cri, spontanément, c’est venu tout seul comme une évidence

— Oui, c’est pas mal, j’aime bien, mais pourquoi ce prénom ?

— Je pensais à Louise Michel, ça te parle, tu connais ?

Évidemment qu’il la connaît. Sa mère lui en parlait souvent. Elle lui comptait l’histoire de cette femme hors du commun. Héroïne de la commune de Paris et féministe avant l’heure, elle s’impliqua autant pour la cause des femmes que pour celle des ouvriers et de tous les opprimés. Activiste infatigable, elle ouvrit une école libre à Montmartre et créa une cantine populaire pour les Parisiens affamés. Elle prit la tête des insurgés et fit marcher la garde nationale sur le parlement. La commune vaincue, l’ordre fut rétabli et l’insurrection brisée. La répression par l’armée fit couler des rivières de sang dans Paris. La bourgeoisie, revenue de son épouvante devant la révolte populaire, put enfin se rassurer. Devenue militante anarchiste, elle se proposa, en vain, pour aller assassiner Thiers à Versailles.

Ado admiratif, à cette époque, Ben l’imaginait revêtue de l’uniforme de la garde nationale faisant pointer les canons de Montmartre sur les troupes gouvernementales. Plus qu’une référence, Louise Michel, à cette époque, était devenue pour lui un symbole, un véritable modèle dont il souhaitait ardemment s’inspirer dans sa vie.

— Alors, c’est décidé, à partir d’aujourd’hui, pour moi tu t’appelles Louise ?

— Entièrement d’accord. En plus ça me libère d’un poids. Tu n’imagines pas le mal que j’avais à porter ce prénom. C’est mon nouveau baptême.

Et dans la foulée, elle se penche au-dessus de la table et lui claque un gros bisou sur chaque joue.

Comment le sauraient-ils à cet instant où ils se découvrent et apprennent à se connaître, comment pourraient-ils savoir que débute une relation dont les conséquences prendront une dimension qu’ils ne peuvent imaginer…

4

Louise et Ben

Certains, en refusant d’y croire, affirmeront qu’il s’agit d’un pur hasard, d’une simple coïncidence. L’immense majorité, dans son scepticisme, s’accordera à dire qu’il n’est question que d’un simple concours de circonstances. La réalité, plus ésotérique, même si cela reste difficile à admettre, porte un nom. Nous sommes en présence de la rencontre de deux destinées uniques. Il n’y a là aucune matière à discussion ou contestation, cette situation particulièrement rare, mais réelle, est dans l’ordre des choses. Il existe sur cette terre des hommes et des femmes dont le destin est déterminé à la naissance, et que rien ne pourra jamais modifier.

Leur rencontre, tôt ou tard, était inéluctable.

Louise et Ben.

Leur chemin depuis toujours est déterminé, et ils n’ont aucune prise sur leur avenir. Leur histoire est écrite et doit nécessairement, un jour, les mener l’un vers l’autre. Il suffit pour cela d’attendre une bonne occurrence. L’instant est enfin arrivé. Beaucoup plus forte qu’un simple croisement, cette rencontre, lorsque l’on sait où cela va les mener, se révélera être une véritable collision.

Qui se serait douté, qui aurait pu imaginer en observant ce jeune couple attablé en terrasse, qu’ils ne se connaissaient pas il y a une heure ? En apparence, ce sont juste deux amoureux dont on imagine l’intimité. Ils semblent enfermés dans leur bulle, à l’abri des regards indiscrets et des agressions sonores ou visuelles de la rue. On pourrait croire en les observant de loin qu’est en train de se construire une relation amoureuse pleine d’avenir.

Mais il n’en est rien.

Leur complémentarité et leur proximité sont telles que leur union les prépare à une véritable symbiose. Très vite, leur dialogue s’oriente vers ce qui les avait réunis ce matin. Leur motivation à l’origine était la même. Lui, engagé dans son mouvement politique des jeunes communistes et elle, indignée par l’injustice et l’arbitraire qui avaient frappé cet étudiant.

Cette manifestation avait dégénéré du fait de la présence de ce groupuscule d’extrême droite, mais, pour autant, cela ne remettait nullement en cause sa justification. La conversation s’engage très logiquement vers la recherche d’autres moyens pour porter leurs doléances. Quelles actions pouvaient être engagées pour soutenir le jeune concerné ? Comment imposer à la présidence despotique de cette fac la réintégration de l’étudiant ? Et au-delà, exiger que de telles décisions ne puissent se répéter.

La fac qui servait de bouc émissaire pour leurs revendications et leur indignation a fait place progressivement à l’expression d’une révolte contre toutes les institutions. Ben qui pouvait paraître modéré dans son discours lance le débat sur l’exploitation du monde ouvrier par un patronat cynique qui n’hésite pas à licencier les travailleurs afin d’augmenter ses profits.

Gagnés par l’euphorie que leur procure cet échange et galvanisés par la similitude de leurs motivations, ils n’ont pas vu le temps passer. L’air s’est rafraîchi sur la place et la nuit commence à tomber. Autour d’eux, la foule se presse pour rentrer se mettre au chaud devant la télé. C’est l’heure du sacro-saint journal télévisé, juste avant le film du soir. L’instant durant lequel le bon français moyen va pouvoir se vautrer dans son canapé en faux cuir et se faire servir par son épouse dévouée un verre de vin rouge ou une bonne bière. Bien calé dans son fauteuil, il va pouvoir ingérer le flot d’informations lénifiantes que déverse le petit écran.

C’est l’intervention du serveur impatient qui les ramène à la réalité. Ils se lèvent à l’unisson et Ben jette un billet sur la table puis il se tourne vers Louise.

— Bon, on fait quoi Louise ? Je t’aurais bien proposé de venir avec moi, mais je suis logé chez un copain qui a juste une chambre de bonne.

Elle n’hésite pas une seconde, et ne prend pas le temps de réfléchir, son esprit est ailleurs, encore totalement encombré par leurs échanges.

— Le plus simple c’est que tu viennes chez moi, j’ai un petit studio rue Monsieur le Prince, c’est à deux pas d’ici, on va pouvoir prolonger notre conversation.

Dans sa générosité de circonstance et dans sa quête de rédemption, le père de Louise, pour éviter de trop culpabiliser et se donner bonne conscience, lui avait acheté ce studio dans un des quartiers les plus recherchés de la capitale. Bien entendu, il ne lui avait pas demandé son avis. Conforme à ses méthodes, il lui avait fait déposer les clés par l’intermédiaire de l’agent immobilier sans se soucier de savoir si le choix de ce studio lui conviendrait. À son habitude, il ne lui avait même pas donné l’occasion de le remercier. Il avait juste accompli ce qu’il croyait être son rôle de père. Toutefois, il faut reconnaître que c’était un excellent choix. Très agréables, on trouvait encore dans cette rue de nombreuses petites maisons dont les rez-de-chaussée abritaient des petits commerces et des librairies spécialisées.

L’appartement était entièrement meublé et équipé. On constatait clairement la patte d’un architecte d’intérieur. L’ensemble était raffiné et richement décoré. Aux murs étaient accrochés des reproductions de peintres à la mode parmi lesquels Jean-Michel Basquiat ou Jeff Koons. Au centre de la pièce trônaient une table basse et de profonds fauteuils. Une petite cuisine américaine tout équipée et un cabinet de toilette doté d’une douche à l’italienne complétaient le tout. Malgré l’accumulation de divers objets et bibelots qui se voulaient de bon goût, l’ensemble manquait cruellement de personnalité.

Louise, volontairement, n’y avait apporté aucune touche personnelle. Ce déballage de richesses la mettait mal à l’aise. Elle connaissait les difficultés de logement que rencontrait la grande majorité des étudiants à Paris. Un peu honteuse, elle prit Ben par la main et l’entraîna pour lui faire découvrir les lieux. Au contact de cette main chaude, elle ne put réprimer un frisson qui lui parcourut tout le corps, de la pointe des pieds au sommet de la tête.

Ben n’a rien vu, rien senti, tant il est abasourdi et absorbé par cet étalage de richesses. Le faste et l’opulence qui règnent dans cette pièce le laissent pantois. Lui qui toute sa vie a vécu à la campagne dans des conditions précaires disposant du confort minimum, il a un peu de peine à admettre que tant d’inégalités et d’injustice puissent se côtoyer si souvent dans notre pays.

Malgré tout, le studio n’est pas bien grand et le tour du propriétaire est rapidement terminé. C’est alors que le garçon s’arrête devant une porte fermée.

— Et là qu’est-ce que c’est ?

— Ça, c’est mon petit trésor et mon grand projet, regarde.

En même temps elle glisse dans la serrure une clé sortie de sa poche et ouvre la porte en grand.

Ce n’est rien d’autre qu’une toute petite pièce borgne qui fait office de rangement. Il y a là un amoncellement de matériels divers. Tente de camping, matelas gonflable, vêtements de pluie, coupe-coupe, pelle américaine, outils et encore d’autres équipements.

— Tout ce que tu vois là, c’est mon matériel pour partir en Amazonie. Je n’ai pas eu encore l’occasion de t’en parler, mais j’ai un grand projet d’études sur une population d’Indiens menacée de disparition.

Ben marque le coup. Il n’y a que quelques heures qu’ils ont fait connaissance, et déjà elle parle de partir. Quel dommage, c’est trop bête, leur entente était parfaite. Au point que, dans sa tête, déjà, quelques projets commençaient à germer, encore totalement flous, mais tellement porteurs d’espoir.

— Ah, tu vas partir… et, tu as prévu ça dans combien de temps ?

— Très bientôt, j’ai encore quelques détails à finaliser, récupérer mon visa, recevoir un dernier vaccin et normalement, je suis prête pour prendre le départ dans trois semaines.

C’est une énorme déconvenue pour Ben qui ne s’attendait pas à cette mauvaise surprise. Une grande claque dans la figure. Pourquoi ressent-il ce désarroi, pourquoi ce trouble pour cette fille qu’il connaît à peine ? C’est seulement maintenant qu’il réalise à quel point elle est jolie. Les traits réguliers de son visage composent une harmonie parfaite et son sourire est tellement rayonnant qu’il semble éclairer ceux et celles qui l’entourent.

Mais ce n’est pas uniquement son physique qui l’a ébranlé à ce point. Il s’est établi entre eux une complicité spontanée que rien ne laissait prévoir. Spontanément ils se sont retrouvés sur des sujets aussi divers que les relents fascistes de la fac de droit d’Assas ou les marges abusives dans la grande distribution. Il en va de même en matière artistique. Ils écoutent les mêmes chanteurs avec une attirance marquée vers des chanteurs engagés comme Brassens et son côté vieil anar ou Renaud lorsqu’il chante « hexagone ». Sans oublier Léo Ferré clamant « ni Dieu, ni Maître ».

En vérité, ce qu’il ressort de leurs échanges, c’est cette révolte latente contre la société. Ces sentiments, Ben les porte depuis toujours, ses engagements politiques en témoignent. Chez Louise, ils sont le résultat de cette enfance sans amour et sans affection. Année après année, mois après mois, l’indifférence dont elle faisait l’objet l’a conduite à rejeter tout ce qui pouvait la rattacher à la famille. Elle ne croit plus aux valeurs censées être portées et transmises par les parents et qui, pour elle, ne peuvent être que source d’aliénation. C’est ainsi que, insidieusement, la tristesse puis l’indignation ont fait place à la colère et à la haine contre l’ordre établi.

L’espace d’un instant, Ben a pris pleinement conscience de la place que Louise est en train de prendre dans sa vie, et en même temps, elle lui annonce son prochain départ à l’autre bout du monde. Comment essayer de la retenir ? Partage-t-elle seulement son émoi ? La voix de Louise l’interrompt dans ses pensées :

— Alors, tu en penses quoi de mon appart ?

Sa question le sort de sa torpeur et le ramène instantanément à la réalité.

— Très joli, bien que ça ne soit pas mon style. C’est quand même un peu bourge, non ?

— Évidemment, c’est mon père qui a tout acheté et tout fait faire.

— Ça a dû lui coûter un max.

— Sûrement, mais ça, je m’en contrefiche, il est plein de pognon et maintenant j’ai décidé que si un jour j’en ai besoin, je n’hésiterai pas à le taper. Pour moi, il n’est plus rien, ce n’est plus mon père.

— Tu vas peut-être un peu loin là.

— Non, c’est vraiment ce que je pense. Et d’autant plus que cet argent semble d’une origine plus que douteuse. J’ai d’ailleurs bien l’intention, un jour, de tirer ça au clair.

C’est beaucoup pour Ben toutes ces révélations d’un seul coup. Louise, le studio, le Brésil, le père… Besoin de se détendre pour calmer son cerveau en ébullition. Il se pose sur le bout des fesses dans le profond canapé en alcantara. Le luxe et les richesses l’ont toujours mis mal à l’aise. Son éducation dans le milieu ouvrier dont il est issu lui a inculqué le respect de ces biens matériels qu’il ne pourra jamais acquérir. C’est ainsi que Ben se retrouve en équilibre sur une sur l’accoudoir du fauteuil. La situation est paradoxale parce que ces tissus de luxe dont bien involontairement il essaie de prendre soin sont parfaitement symboliques et représentatifs de ce qu’il voudrait détruire.

Mais l’heure n’est pas (pas encore) à la révolution, dans l’immédiat, il est toujours sonné par ces dernières découvertes.

— Oh Ben, tu rêves !

Disant cela, elle plonge dans le sofa au milieu des coussins et se pelotonne dans un coin. Elle remonte les jambes et rapproche les genoux de son visage.

— Allez, viens t’asseoir.

À son tour, il se laisse glisser. La profondeur du fauteuil et la douceur des tissus le prennent par surprise et il se détend pour profiter de ce confort inattendu. À son tour, il se blottit dans l’angle douillet du canapé. Force est de constater que ce raffinement n’a pas que de mauvais côtés. Lui qui rejette par principe cette débauche de confort a plutôt l’habitude de se tenir sur le sol en tailleur ou sur une chaise dossier retourné.

Les voici donc tous les deux vautrés dans le canapé moelleux. Chacun dans son coin. Cinquante centimètres les séparent qu’aucun d’entre eux n’ose franchir. Pourtant l’attirance qu’ils éprouvent réciproquement est bien réelle. À plusieurs reprises, leur proximité et la réaction épidermique, charnelle, que cela leur a déclenchées ne laissent la place à aucun doute.

Et pourtant, ni l’un ni l’autre n’est prêt à faire le premier pas. C’est comme si le passage à une intimité plus profonde risquait de rompre le charme. Comme si le maintien d’une distance physique était indispensable pour conserver cette surprenante complicité qui les a rapprochés. Un long moment de silence s’écoule avant que Louise ne se redresse. Elle tourne la tête vers Ben et lui sourit.

— J’ai un peu sommeil, pas toi ?

— Pareil, la journée a été riche en émotions, je suis crevé. On fait comment ?

— Le canapé est convertible, tu vas voir en deux secondes il se transforme en lit.