Crépuscules - Anita Valantin - E-Book

Crépuscules E-Book

Anita Valantin

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Beschreibung

Le crépuscule, moment où s’installe la nuit, métaphore de la vieillesse, laisse apparaître failles et sensibilités. À travers ces nouvelles, colorées et parfois pittoresques, imaginées ou réelles, se dessinent des instantanés de personnes accueillies en maison de retraite. Les difficultés, émotions, peines et joies des résidents et de leurs proches y sont explorées. En fin d’ouvrage, une réflexion est proposée sur la gestion documentée des maisons de retraite publiques.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Du fait d’avoir accompagné sa mère durant les toutes dernières années de sa vie en maison de retraite, Anita Valantin a voulu, sous la forme d’un recueil de nouvelles, effleurer ce vécu, questionner, interpeller autour des sujets que, immanquablement, les accompagnants se posent. Avec sa sensibilité et sa curiosité intellectuelle d’éducatrice et de sophrologue, il ressort de ces moments saisis ce qui reste souvent entre parenthèses, ce que, parfois, on n’imagine pas de ce crépuscule.

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Seitenzahl: 251

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Anita Valantin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crépuscules

Instants de vies croisées

en maison de retraite

Nouvelles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Anita Valantin

ISBN : 979-10-422-6693-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Crépuscule

 

L’heure viendra… elle viendra… elle est venue

Où je serai l’étrangère en ma maison,

Où j’aurai sous le front une ombre inconnue

Qui cache ma raison aux autres raisons

Ils diront que j’ai perdu ma lumière

Parce que je vois ce que nul œil n’atteint :

La lueur d’avant mon aube la première

Et d’après mon soir le dernier qui s’éteint

Ils diront que j’ai perdu ma présence

Parce qu’attentive aux présages épars

Qui m’appellent de derrière ma naissance

J’entends s’ouvrir les demeures d’autre part

Ils diront que ma bouche devient folle

Et que les mots ne savent plus ce qu’ils font

Parce qu’au bord du jour pâle, mes paroles

Sortent d’un silence insolite et profond.

Ils diront que je retombe au bas âge

Qui n’a pas encore appris la vérité

Des ans clairs et leur sagesse de passage,

Parce que je retourne à l’Éternité.

 

Marie Noël, Chants d’arrière-saison

 

 

 

 

 

 

Présentation

 

 

 

En écrivant ces nouvelles, en tant qu’accompagnatrice de ma mère en maison de retraite, j’ai vu apparaître involontairement des éléments bien différents. J’aurais pu me contenter de regarder les événements avec un certain romantisme, un lyrisme poétique, une douceur sur les personnalités croisées ou imaginées, sans chercher à poser un regard plus sérieux sur le sujet. Ce sera la première partie de cet ouvrage : des instants de vie, des petites touches devinées de façon intuitive, ou rencontrées, parfois, légères, drôles, pleines de tendresse.

La deuxième partie est faite de constats et de recherches, de réflexions plus sérieuses sur le fonctionnement des maisons de retraite. Ce sont d’abord et encore des nouvelles, liées à des situations plus générales, puis des textes, des réponses gouvernementales qui, immanquablement, nous concernent, vous et moi, le grand public.

Le but de cette partie est d’informer et d’amener chacun(e), s’il (elle) le souhaite, à une meilleure conscience des différents choix qui s’offrent à nous tous, personnes sujettes au vieillissement, ou en tant qu’accompagnant.

Aucun nom, prénom, ni aucune situation ne sont réels, même s’ils sont issus de situations bien réelles. Ce lieu et ces personnes resteront anonymes. Mais cela n’atténue en rien l’admiration et le respect que j’ai pour le courage et le dévouement de beaucoup d’intervenants salariés ou ponctuels qui tentent d’adoucir et de sécuriser les derniers instants de vie de nos Anciens, peut-être bientôt les nôtres.

Au moment où ce livre va être dirigé vers l’éditeur, la situation en France s’aggrave, avec des changements répétés de gouvernance qui peuvent remettre en cause en profondeur les fonctionnements administratifs. Cette période difficile ne sera réglée que si les pouvoirs publics prennent conscience de la gravité de la situation, et de leur responsabilité dans la dure période d’austérité que vivent les maisons de retraite publiques.

 

Dernier ajout début 2025, avant de partir à l’édition : Je viens d’apprendre que la maison de retraite où je situais les nouvelles est passée du domaine public au domaine privé. Ils n’ont pas eu le choix. Les retards de paiement du Gouvernement mettaient le fonctionnement en grand danger.

Prologue

 

 

 

Je commencerai par une question dérangeante, sans vouloir être indiscrète ni blessante, et je vous prie de m’en excuser !

« Quel âge avez-vous ? »

Non pas que votre âge ait une importance pour moi, mais il peut avoir une grande importance pour vous, étant donné le sujet de ce livre, et, quelle que soit la raison pour laquelle vous l’ouvrez !

Et quitte à être dérangeante, le but de ce prologue, même si le ton, d’apparence quelque peu cynique de ma présentation peut choquer est de ne rien cacher d’une réalité qu’on essaie par de multiples subterfuges de vous taire. Et croyez-bien, encore une fois, que j’en suis navrée !

Que vous soyez soignant, accompagnant d’une personne âgée, ou simple quidam, le sujet vous intéresse, et pour cause :

Une épée de Damoclès a été posée au-dessus de nos têtes le jour de notre naissance. Le fleuve du temps ne coule que dans un seul sens. Nous avons donc tous été programmés pour une obsolescence.

Merveilleux cadeau de nos parents ! Enfin… merveilleux jusqu’à un certain point. Approchant d’un âge où vos articulations vous feront souffrir, où votre mémoire vous jouera des tours, où vos muscles seront de plus en plus aux abonnés absents, vous trouverez le cadeau beaucoup moins merveilleux. À moins que la vie ne vous ait doté d’un corps d’athlète, laissant loin de vous tout problème physique, et d’un cerveau hors norme, que vous aurez fait travailler quotidiennement avec succès, vous êtes le (la) bienvenu(e) au grand club de la vieillesse.

Là, vous n’êtes plus un « senior », vous passez dans la catégorie « personne âgée » (et j’évite d’autres termes, moins policés !), avec le risque de s’y voir adjoindre le mot maudit : « dépendante ».

Que mon manque de douceur me soit pardonné ! La vieillesse, hélas, n’est plus un âge respecté, et recherché comme un temps de connaissances et de savoirs à partager. Mais c’est l’âge à éclipser, les rides à combler à coups de botox, les seins tombants et les fesses aplaties à remonter en chirurgie plastique, la graisse installée aux endroits inélégants à éradiquer sans pitié. Il faut cacher ce que le corps peut montrer de contraire à une jeunesse épanouie.

Ceci est une affirmation de la télévision, des magazines, par leurs publicités, où on vous montre, Mesdames, des femmes splendides vanter un produit de beauté miraculeux, une extraordinaire culotte antifuite, un formidable soutien-gorge qui rend aux seins une apparence avantageuse… N’en croyez rien : ces femmes sont loin d’avoir l’âge que l’on veut vous faire croire ! Mais le message est passé : les personnes âgées sont obsolètes, définitivement indésirables (dans tous les sens du terme) !

 

Un jour ou l’autre, vous pourriez avoir à vivre une de ces situations, voire les deux, à moins que vous ne l’ayez déjà vécue :

* L’accompagnement d’une personne qui vous est chère vers une autre vie, celle en EHPAD, en maison de retraite.

* Votre propre installation et votre vie en EHPAD, ou en maison de retraite.

La question que nous devons tous nous poser, à partir d’un certain âge, est celle-ci : que se passera-t-il pour moi, si je perds en autonomie au point de ne plus pouvoir m’assumer, vivre mon quotidien en sécurité ?

Face à cette question, il y a deux solutions : faire la sourde oreille, mettre ses lunettes noires, s’absenter de soi-même, laisser aux autres (!) le merveilleux privilège de la décision, quitte à leur en tenir grief ! Ou bien, se préparer, faire les choix que l’on peut se sentir capable d’assumer, ceux dans lesquels on peut encore trouver un espace de liberté.

 

Au final, personne, à ma connaissance, ne traverse la vie comme un long fleuve tranquille. Elle a ses écueils. Lorsque le temps avance, et avance encore, le fleuve se heurte à des pierres, parfois des récifs, au milieu de son cours. Et plus il avance, plus les roches saillent et freinent l’avancée, heurtent la sérénité de ses flots. L’eau qui semblait cheminer tranquillement se met à hoqueter, vaciller, trembler.

Le temps est passager de cette eau et s’arrête parfois sur des instants, pour laisser naître joies, drames et difficultés, parfois repart, parfois s’arrête là, ne souffle plus qu’avec une légèreté qui tend vers l’inaudible, puis le souffle disparaît, comme il est arrivé… et plus rien. Point, la vie finit ici.

 

J’ai accompagné les dernières années de ma mère en maison de retraite. Ce dernier parcours avec celle qui m’avait donné la vie n’a été ni simple ni facile. La maison de retraite nous offrait une garantie que rien de grave, a priori, ne lui arriverait plus, elle qui rencontrait beaucoup de pierres et de rochers sur la fin de son parcours de vie.

Et là, que de questions me suis-je posées ! Était-ce notre façon à nous de nous dédouaner d’une responsabilité ? Si elle était tombée encore et encore, jusqu’à mourir sur le carrelage de sa cuisine, nous serions-nous pardonnés de l’avoir laissée seule chez elle, même si le regard attentif de la famille n’était pas si loin. Qu’est-ce qui nous donnait le droit de la juger inapte à vivre chez elle ?

Il fut un temps où les familles restaient soudées et partageaient les mêmes lieux. Deux, souvent trois générations, rarement plus, se côtoyaient dans la même ferme, la même maison. Dire que tout se passait pour le mieux serait un leurre. Mais l’avantage était que les uns ou les autres gardaient un œil sur les plus âgés. Et ça fonctionnait. Nous sommes désormais passés à un système où rien ne doit venir entraver notre vie personnelle.

Alors, d’un côté de la balance, le sacrifice (des femmes, pour la grande majorité !) de l’autre, une certaine forme d’égoïsme, avec un besoin de ne pas rester bloqué chez soi, le désir de vivre encore, de rencontrer, de bouger tant qu’on peut. Qui serait responsable du choix de confier cette vie à l’institutionnel, plutôt qu’au familial ?

Peut-être avez-vous la réponse ? Je continue à me questionner sur ce que j’ai mis en place, sur ce que je n’ai pas fait, ou mal fait. Je ne suis, je pense, ni pire ni meilleure qu’une autre… J’ai privilégié ma vie personnelle au sacrifice ? Alors… ?

Ici, ces pages viennent questionner d’une façon plus ou moins légère tout ce qui touche au monde qu’on tente de clore des personnes âgées et des maisons de retraite.

 

Bien sûr, dans cet ouvrage, aucun des noms n’est réel, certaines situations sont inspirées de moments existants, détournés, revisités… de regards croisés… ce qui rend cette maison de retraite fictive. D’autres sujets, même s’ils sont abordés parfois avec légèreté, viennent de réflexions, de questionnements.

 

 

 

 

 

 

 

 

La maison de retraite

L’inscription

 

 

 

Il y avait un moment où la secrétaire les voyait arriver, pas très en forme, parfois pâles et hésitants, parfois déterminés, mais avec dans le regard une sorte de rage. Et elle les comprenait bien : ce n’était pas facile de laisser en maison de retraite son père ou sa mère… ou pire, son conjoint, malgré le soulagement de ne plus avoir à supporter les difficultés de vivre en permanence avec une personne qui n’était plus vraiment celle ou celui qu’on avait aimé… Elle savait qu’il avait fallu batailler, avec soi-même, avec l’autre, et après, souvent, de longues hésitations.

Ça les avait chahutés en famille de devoir résoudre un problème récurrent avec celui ou celle qui les avait mis au monde, bercés, appris à marcher, fait grandir, même si parfois, dans les relations parents-enfants, la tendresse, l’attention leur avait manqué. Ou encore pour celui avec qui on avait vécu une longue, longue aventure, celle de la vie à deux, de l’amour, des gosses, parfois du travail ensemble.

Beaucoup de personnes qui arrivaient-là étaient issues du monde paysan. Un monde rude, où les taloches pouvaient être distribuées plus vite que les câlins ! Enfin, à l’époque de leur enfance ! Un monde où on ne se posait pas trop de questions sur la pédagogie. Il fallait que ça avance ! Les gosses devaient apprendre vite que les parents n’avaient pas de temps à perdre, et que le mieux, c’était, dès qu’ils pouvaient, de participer. Alors ils avaient participé, pour la plupart depuis tout gamin, à s’occuper des poules et des lapins, à garder les vaches, parce qu’à l’époque, il n’y avait pas de clôture électrique, ou trop chères. Dès que les gamins n’étaient pas à l’école, ils partaient au pré avec les vaches, ou allaient remplacer la grand-mère, la mère qui avait pris son ouvrage et travaillait assise, là sur une vieille toile tendue sur l’herbe.

Donc, voilà, après beaucoup de soupirs, ils s’étaient rendu compte qu’ils n’avaient plus les moyens de laisser leur parent à la maison. Et il avait fallu négocier. Personne n’était dupe, il n’y aurait pas d’aller-retour.

Alors, celui ou celle chargé de l’inscription avait un peu honte, mais savait que l’inéluctable pouvait arriver aussi à la maison : chute dans un escalier, ou dans la cuisine. De toute façon, c’était souvent la chute qui alertait et obligeait à agir.

Enfin, pour ceux qui n’avaient pas perdu le fil de leur vie. Pour ceux-là, souvent, ils étaient restés sous la bonne garde de leur mari, de leur épouse encore vivante, le plus longtemps possible, tant que celui-ci supportait de devoir vivre à un âge avancé des journées difficiles pour surveiller celui ou celle qui avait accompagné toute sa vie. Faire le ménage, la cuisine, rattraper celui qui se sauvait, ne se souvenait plus de rien, ni même du prénom de l’autre, ni de ses enfants, ou des cousins, des voisins.

Il ne se souvenait plus de grand-chose, peut-être un air de musique, parfois… Alors il prenait la route, pour rejoindre je ne sais quoi, je ne sais où. Celui qui restait, et qui s’était assoupi, se réveillait alors en sursaut, et se lançait à la recherche du misérable abandonnique. À ce moment-là, avec la peur de retrouver l’autre sous une voiture, il fallait bien prendre une décision. Là ce n’était pas une négociation, c’était juste : « On va essayer. Je passerai te voir tous les jours. » Sans illusion sur la sortie.

« Mais aussi, peut-être faudra-t-il que je vienne te rejoindre un jour ? » Pensée vite oubliée, cachée sous les kilomètres de souvenirs qui restaient, accrochés à sa maison, son jardin, ses objets. Tout ce dont on n’imaginait pas un jour devoir se séparer.

L’avantage de l’oubli, c’était ça : on pouvait perdre l’autre, les enfants, la maison, les objets, le jardin. Celui qui restait gardait tout en mémoire pour deux, en espérant que le jour ne viendrait pas trop vite pour elle, pour lui aussi.

 

Il y avait donc eu tout ça en amont de ce jour, où on avait poussé jusqu’à la maison de retraite. Là, les mains serrées, autant que la gorge, il avait fallu expliquer.

Une personne responsable, plutôt que de donner un rendez-vous (elle avait bien senti que c’était une démarche qui coûtait) avait déjà fait faire un tour des lieux, expliqué, montré une liste des papiers nécessaires, proposé de l’aide pour remplir, pour obtenir une aide éventuelle. Cela avait été rassurant. L’ambiance était bonne, semblait-il, la nourriture aussi. Le personnel avait l’air jeune, souriant. Il y avait même un kiné.

Alors, les papiers dans la poche, la boule dans la gorge s’était un peu desserrée. On rentrait chez soi, avec une nouvelle positive : il faudrait une lettre du médecin, mais l’accord serait certain. Il faudrait bien attendre un peu, juste qu’une place se libère.

Ça, ça avait quand même secoué un peu. Bien sûr, sans le dire, on savait que la place qui se libérait, c’était parce qu’il y avait eu un décès. Rappel à peine suggéré que la vie s’arrêtait ici pour une personne, et que la chambre avait vécu l’instant de la mort de tous ceux qui avaient précédé.

Tout était inéluctable. Il faudrait aussi oublier ça, et revenir au jour le jour, au rassurant défilé des heures et des jours… Ne pas s’accrocher à cette idée-là. Peut-être qu’il ou elle vivrait encore longtemps.

 

 

 

 

 

 

 

L’arrivée à l’EHPAD

 

 

 

Ça y est, ça sent la fin, se dit Lucia.

Ça sent même bougrement la fin ! Résister aux envolées lyriques de ses enfants, ça devenait dur !

Elle pensait qu’elle pourrait mourir chez elle, mais voilà qu’ils s’étaient mis en tête de l’envoyer à l’EHPAD.

Alors, non, non et non ! Ils diront ce qu’ils voudront, elle n’ira pas !

Ses enfants étaient en train de gommer toutes les années passées, le respect pour leur mère, les mots doux, les petites disputes, tout ce qui faisait de leurs relations des rencontres d’adultes.

Le glissement était arrivé. À un moment, elle avait protesté :

— Il va falloir que vous évitiez de m’infantiliser ! Rappelez-vous que je suis votre mère ! Pas l’inverse !

Ils avaient fait attention. Et puis voilà qu’elle était tombée. Toute seule sur le carreau, elle avait dû perdre connaissance, son fils l’avait retrouvée quelques heures plus tard. Il avait appelé le SMUR, et voilà, elle était arrivée à l’hôpital avec une fracture du bassin. La douleur physique, c’est déjà pas mal ! Mais quand en plus vous êtes traitée par les aides-soignantes comme des vieux irresponsables, qu’on vous traite avec un irrespect flagrant, moi, ça me fait rager :

— Comment elle va, la p’tite dame, ce matin ?

« J’ai envie de lui faire bouffer sa blouse blanche, moi, à la p’tite dame !!! Comme si j’étais pas un être humain, comme si j’étais un objet ! Même à mon chat je n’ai jamais parlé comme ça !

Non, mais, qu’est-ce qu’ils croient, que j’ai fait exprès de tomber ? Faut pas exagérer, j’y suis pour rien ! Mais, j’ai au moins besoin qu’on me regarde comme un être humain respecté.

Je veux bien que le personnel de l’hôpital ait besoin de se protéger, de garder une distance avec les patients… (j’ai entendu ça l’autre jour à la radio). Mais là, c’est pas de la distance, c’est du rejet. Je n’existe pas, puisqu’on ne peut pas me dire : « Bonjour, Madame, comment allez-vous ce matin ? »

Donc, j’ai eu droit à l’hôpital… deux mois ! Dur de se retrouver hors de chez soi, réveillée la nuit par le passage des veilleuses, empêchée de dormir le jour par le passage des médecins, des infirmières, des repas.

Et puis, parlons-en des repas : Beurk ! Ils appellent ça des repas ? Eh bien, pas moi : un bout de poisson dégoûtant, sans sauce, qui surnage sur de la purée en flocons sans goût. Les repas « sans », même chez moi dans les pires moments, j’ai toujours fait mieux ! J’ai entendu les femmes de service parler ensemble l’autre jour :

— Qu’est-ce qu’ils ont encore prévu cette semaine pour les repas, la « S… o » ?

— Oh, répond l’autre, toujours pareil ! À croire qu’ils n’ont jamais fait de cuisine de leur vie ! Ils ouvrent des boîtes, versent, tels que, les légumes dans des boîtes, les assaisonnent à peine, referment. La viande, c’est pas la meilleure qualité ! Je sais pas ce que ces gens-là mangent chez eux, mais on ne doit pas être nourris pareil ! Le pire c’est qu’ils sont payés comme cuisiniers !

Bref, l’hôpital, j’y avais pas trop fait de stages de ma vie… En tout cas, il faudrait faire attention de pas trop y retourner… c’est mortel ! Il faut descendre au bureau pour faire installer la télé. Et moi, comment je fais pour descendre au bureau ? La logique de ces gens-là n’est pas la mienne ! Il a fallu attendre le lendemain pour que ma fille passe, et aille au bureau. Je me suis fait suer comme un rat mort, en attendant !!! Bloquée sur mon lit avec impossibilité de bouger, destination l’ennui, ou mes rêves : pas de magazines, pas de livres… Comme si, quand on est vieux, l’ennui, c’est obligatoire ! Et la télé, elle est installée trop haut, toute petite.

L’hôpital, cette fois, ça a duré donc deux mois. Cette fois, parce que je suis retombée encore, et encore. Et là, mes enfants ont craqué. Ils ont dit que c’était pas possible, ça pouvait pas continuer. Je me mettais sans cesse en danger.

Mon fils, qui habitait à côté, râlait tout en disant qu’il refusait d’imaginer me retrouver morte au pied de l’escalier. Comme si je ne pouvais plus descendre dans le jardin ! Mince, mon jardin ! Mon plaisir, gratouiller la terre, aller cueillir un brin de persil, voir pousser les quelques pieds de tomates que j’avais demandé à ma fille de me planter. J’allais quand même pas me priver de ce plaisir !

Alors, flûte et reflûte ! Je descendais quand même au jardin. Et puis, un jour, pas de chance : la dernière chute a mis en route le branle-bas de combat. Ils s’y sont mis à deux… parce que ma fille qui habitait loin est venue illico. Ils ont essayé de mettre en place plus de personnes la journée, mais pas trop : ça coûtait cher, et ne garantissait pas que je sois hors de danger d’une chute. J’ai eu beau râler, tempêter, ils en ont fait autant. Je me suis fâchée, j’ai fait la tête… Ils savent que je suis têtue !

En fait, je n’ai rien fait d’autre que reculer l’instant fatal. J’aurais dû me douter qu’ils allaient trouver des arguments massue ! La peur de mon fils… J’aurais pu avoir le soutien de ma belle-fille ? Elle n’osait plus intervenir. Et puis, finalement, ce n’était que ma belle-fille, la pièce rapportée. Ma fille avait râlé aussi sur le sujet, en disant qu’il ne fallait pas exagérer. Sa belle-sœur, c’était tout de même la mère de deux de mes petits-enfants, que je ne pouvais pas continuer à faire comme si elle ne faisait pas partie de la famille !

J’ai beau le savoir, n’empêche, c’est pas ma famille, juste la femme de mon fils… comment je pourrais lui faire confiance à cent pour cent ? Déjà que j’arrive pas à la tutoyer ! Alors, lui demander de l’aide, certainement pas. Je me demande toujours, quand elle fait mes courses, si elle ne pique pas dans le porte-monnaie.

Bon, j’ai eu beau dire, et beau faire, il y a quand même eu un moment où je n’ai plus eu le choix. Il a fallu que j’accepte. Ma fille est venue huit jours pour préparer mes affaires. J’ai encore tenté de m’accrocher à mon « chez-moi ». Je suis tombée à nouveau. Rien à faire, il a fallu céder.

Ma fille a fini par me dire :

— Je sais bien, maman, que tu es têtue, et que tu tentes tout ce que tu peux pour rester. Je comprends bien que c’est difficile pour toi, c’est ta maison, ton jardin, ta vie. Mais vu la gravité de tes chutes, tu n’empêcheras pas que ça arrive encore et que ça se répète. Les retours à l’hôpital vont être de plus en plus difficiles. À ce stade, même ton médecin te conseille la maison de retraite. Il dit que ça arrivera de plus en plus. En maison de retraite, il y a du personnel compétent qui passe très régulièrement. Il y aura moins de risques. Et tu sais, il y a une chose que tu m’as transmise : ton côté têtu ! Ça me fait mal de te voir si loin de cette réalité : tu te mets en danger. Je ne resterai pas vers toi pour te suivre au pas à pas. Tu ne le supporterais pas, et moi non plus. Te laisser ici, ce serait accepter que tu te fasses du mal. Je ne parle même pas des torchons brûlés parce que tu les avais laissés trop près du gaz ni des casseroles irrécupérables que tu avais oubliées sur le feu… Non, Maman, clairement, tu n’as pas le choix !

Ça avait été très dur ! Dur d’entendre ces mots dans la bouche de ma fille, dur d’admettre qu’elle avait raison. Alors j’avais préparé mes bagages. Ma fille avait pu avoir une place dans une maison de retraite près de chez elle, à la campagne.

Et puis, j’étais arrivée là-bas… Drôle de monde !

 

 

 

 

 

 

Elvira

 

 

 

Lorsqu’elle était petite, Elvira…

Je sens bien que vous êtes surpris… Oui Elvira, celle que vous connaissez, que vous avez rencontrée dans les couloirs, cette dame âgée, elle fut petite. Elle ne fut pas toujours celle que vous voyez.

Oh ! Je ne vous ferai pas le descriptif, vous le connaissez. Elle a le corps d’une vieille dame de bientôt… bien des ans. C’est ainsi !

Lorsqu’elle était petite, Elvira, un jour, où la musique à l’atelier était assez forte pour l’entendre de la pièce où elle s’était réfugiée, Elvira dansait. Très exactement, elle ne dansait pas.

Elle était la danse. Elle était la musique. Enfin elle existait. Elle n’était plus un corps maladroit de petite fille peu choyée, peu aimée, elle était mouvement, grâce, beauté. Elle était souffle de plume, emportée par la symphonie.

Il y avait peu d’images qui restaient de son enfance. Mais celle-là, Elvira l’emporterait loin, jusqu’au bout de sa mémoire.

Lorsqu’elle était petite, Elvira avait été la danse, quelques instants. Et pendant ces quelques instants, tout était arrivé. Elle avait transcendé la vie peu accueillie, la place de fille à une époque où les filles n’avaient d’importance que comme torchonneuses, futurs ventres, futures écarteuses de cuisses (vous savez, celles dont les hommes disaient volontiers autour d’une bière, avec un rire pesant « les mal baisées », sans se rendre compte qu’elles ne l’étaient que parce que les hommes n’étaient là que pour prendre leur plaisir. Un point, c’est tout).

Elvira n’était pas que la danse, elle était les mots, elle était la poésie. Comment dire ça dans un monde, à une époque, où on n’attendait surtout pas ça d’une fille.

Histoire d’époque ou histoire de peu d’écoute, une fois bien moquée, les mots enfermés, alors Elvira retourna à sa danse intérieure.

Et Elvira, elle, ne se voyait pas comme une torchonneuse, futur ventre, et cætera, et cætera… elle se voyait Libre, Oiseau, Danse, et elle se voyait Amour.

Peu importait qu’on ne l’aimât point comme elle voulait être aimée. Elle, Elvira, elle était capable d’aimer le monde entier. Parce que, pour elle, la Danse, c’était ça, c’était l’Amour.

Rêve de petite fille ! Rêve de vieille dame qui se penche sur le passé, parce qu’elle réalise que cette porte-ci, elle ne l’a pas suffisamment bien fermée, et qu’il y a des souvenirs qui remontent.

Entre-temps, entre la petite fille et la vieille dame, Elvira, elle a vécu, dansé. Oui, dansé. Il y eut une période où elle aurait volontiers chaussé les souliers ensorcelés du conte pour mourir de danser, tant la danse était son expression. Alors elle usa, pieds nus, les parquets enfumés des boîtes de nuit, de rocks qu’on appelait sottement, endiablés. Ils n’étaient pas endiablés pour elle, ils étaient liberté.

Et puis, quand son corps s’est usé à la souffrance, aux enfants, aux larmes, au travail, elle a continué à danser, à l’intérieur de son corps, dans sa tête. Elle dansait les mots, elle dansait la vie, même celle qui faisait mal. Elle avait appris à rire à l’extérieur et à danser à l’intérieur.

Elvira avait eu une vie intéressante : elle s’était beaucoup passionnée pour les autres, beaucoup donnée dans des combats perdus d’avance, beaucoup fait d’erreurs aussi. Et elle avait aimé aussi, sûrement pas toujours bien. Mais, elle avait retrouvé dans ces amours-là des échos gracieux de sa danse intérieure. La profondeur, l’évocation d’un monde léger, symphonique, aérien…

Maintenant Elvira, arrivée à cet âge de vieille dame, se souvenait de ce Don Giovanni… passage rapide d’un séducteur, collectionneur de femmes. Sous ses mains, dans ses bras, son corps avait plus que dansé, il avait chanté ! Son corps avait existé. Elle n’était plus seulement un fol esprit épris de danse et de liberté. Que ces caresses étaient belles, celles qui rattrapaient celles de l’enfance, celles qui, dans son monde d’adulte, donnent corps au corps, celles qui sont douceur, baiser sur la peau, celles qui dansent avec volupté.

Fin de parcours, Don Giovanni envolé… Il fallut bien se faire à l’idée que tous les hommes n’étaient pas caresses infinies. Les hommes ? Il n’y en avait pas eu des milliers dans sa vie, juste quelques rares. Mais ils ne changeaient pas grand-chose dans son idée bien ancrée de leur soif de pouvoir sur les femmes : ils prenaient, s’épanchaient, décidaient.

Et Elvira comprenait : leur volupté ne voulait pas dire la sienne. À la fin de la danse, elle était toujours seule.

Ainsi va la vie. On peut se demander : c’est quoi le bonheur ? Une fois qu’on y a goûté, on sait ! Lorsqu’il n’est plus là, on fait la différence ! Alors, il faut retrouver sa danse intérieure, lutter pour virer ce bateau qui a fait naufrage. Et reprendre le mouvement symphonique.

Mais ces caresses-là, elles manqueront toujours. Qu’elle ait eu dix ans, vingt ans, quarante, ou quatre-vingt, c’étaient les caresses qui faisaient remonter sa danse intérieure, la joie, le bonheur !

Et Elvira, dans son fauteuil solitaire de la chambre 32 de la maison de retraite, aurait bien quêté quelques caresses.

Alors elle avait trouvé la solution : elle allait devenir chat. Le chat, lui, était aussi la Danse. Il n’y avait qu’à le voir, s’étirer, se lover, ou s’asseoir droit comme un I, la queue délicieusement enroulée autour de ses jolies pattes, ou encore marcher serein d’un pas élastique, pour savoir qu’il n’était que Danse, Grâce…

Alors elle attirait le chat, Elvira, le prenait sur ses genoux, et tant que le chat voulait, elle caressait. Et en le caressant, c’était elle qu’elle caressait. Et si en plus, le petit moteur moelleux du chat se mettait en route, ce n’était plus caresse, c’était la symphonie qui reprenait ! La danse intérieure, le rire, la joie. Et à caresser le chat, elle devenait chat, symphonie, danse.

… La danse qui l’emporterait bientôt loin du fauteuil, loin de la maison de retraite, Elvira.

 

 

 

 

 

Mercredi, jour béni !

 

 

 

Mercredi ! On est mercredi ! Le jour des enfants. Pas d’école.