Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "A cette époque si décisive de notre révolution où un décret de la Convention osa proscrire les nobles et prononcer la confiscation de leurs biens, nos armées se trouvèrent tout à coup privées de leurs chefs, en face de toute l'Europe, coalisée contre la France républicaine ; et comme jusque là les familles privilégiées avaient seules occupé les grandes fonctions et les hauts grades militaire, il fallut que le gouvernement, lui-même improvisé..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.
LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :
• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 213
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
À cette époque si décisive de notre révolution, où un décret de la Convention osa proscrire les nobles et prononcer la confiscation de leurs biens, nos années se trouvèrent tout à coup privées de leurs chefs, en face de toute l’Europe, coalisée contre la France républicaine ; et comme jusque-là les familles privilégiées avaient seules occupé les grandes fonctions et les hauts grades militaires, il fallut que le gouvernement, lui-même improvisé, songeât à remplir, presque à la même heure, le vide immense que l’émigration venait de produire à la tête de nos cohortes rassemblées à la hâte pour la défense du territoire. Partout ailleurs qu’en France, cet abîme n’eut jamais été comblé. Mais dans notre heureux pays, où les ressources intellectuelles de la société s’élèvent toujours au niveau des plus pressantes nécessités, on est certain de rencontrer des chefs partout où l’on voit jaillir, les soldats.
En moins d’un mois, les quatorze armées que le retentissement des premiers pas de la république avait fait sortir du sol, marchèrent à l’ennemi à la voix des généraux et des officiers qu’elles avaient enfantés en courant à la frontière ; et ces capitaines de la veille, conduisant au feu, qu’elles voyaient pour la première fois, des troupes presque aussi jeunes que leurs drapeaux, soumirent en quelques années de combats, les vieilles phalanges de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie.
Dans l’armée navale, plus particulièrement livrée à la domination nobiliaire, la substitution subite des officiers roturiers aux officiers de l’ancien régime, avait dû rencontrer plus de difficultés encore que dans l’armée de terre.
Le commandement des escadres, qui jusque-là n’avait été exercé que par des hommes dont l’orgueil s’était attache à laisser ignorer à leurs subalternes la science indispensable à la conduite des navires, venait de passer dans les mains des officiers de fortune et des maîtres pilotes, les seuls hommes du Tiers-État à qui l’on eût imposé par besoin d’eux, quelques connaissances astronomiques.
Pour compléter tant bien que mal le nombre nécessaire d’officiers inférieurs, on avait appelé à remplir ces fonctions secondaires les maîtres d’équipage, les maîtres canonnière et les capitaines d’armes que l’on s’était vu réduit à arracher ainsi à leur spécialité pour les affubler d’un grade qu’ils n’avaient jamais osé ambitionner, et auquel, par conséquent, ils devaient n’être que très imparfaitement préparés. Dans cette sorte de cataclysme d’avancement, une seule des classes qui composent ce qu’on appelle à bord des vaisseaux, la maistrance, avait été oubliée ou exceptée malgré les prétentions excessives qu’elle affichait, à cette époque singulière où l’opinion publique et les besoins du moment autorisaient si aisément le ridicule de toutes les folles ambitions. Le corps des calfats du port de Brest, vivement indigné qu’on eût convié des maîtres charpentiers et jusqu’à des maîtres voiliers, à faire partie des états-majors dont on lui avait fermé l’accès, résolut, dans un jour de colère, d’adresser une plainte au comité de salut public, pour reprocher au citoyen ministre de la marine, l’exclusion injurieuse dont il s’était permis de frapper une des corporations les plus utiles au service des vaisseaux et des arsenaux de la république une et indivisible.
Avant de formuler leur énergique réclamation, les membres de cette confrérie savante, jugèrent à propos de se réunir dans la salle où siégeait ordinairement le club des démocrates finistériens, les plus avancés en extravagance. L’assemblée, présidée par le doyen des calfats émérites du port, fut nombreuse et devint fort confuse. Plusieurs des assistants proposèrent divers projets d’adresse.
L’un des chefs de la corporation, que ses collègues citaient comme une des gloires du calfatage, malgré le pédantisme de son érudition un peu trop romaine, prit la parole dans ce grave débat et demanda à lire à l’honorable et docte compagnie, la remontrance respectueuse, mais ferme, dans laquelle il croyait avoir exposé succinctement les justes griefs de ses confrères. Le président, après avoir consulté les cinq ou six membres qui l’assistaient au bureau dans ses burlesques et imposantes fonctions, invita maître Catruchon à vouloir bien communiquer à l’assemblée le croquis d’adresse qu’il avait préparé pour la circonstance solennelle qui venait de réunir, comme en un faisceau de licteurs, les plus illustres calfats de la France régénérée.
Maître Catruchon ayant tiré de la poche de son large habit à basques, le papier qu’il avait, dès la veille, noirci de sa prose un peu calleuse, procéda en ces termes à la lecture de son œuvre, au milieu du recueillement et du silence de tout son auditoire :
AU CITOYEN
PRÉSIDENT DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC,
LES CITOYENS CALFATS, DU PORT DE BREST,
soussignés, – Honneur et respect.
Citoyen,
Tu dois être juste comme Caton, et nous sommes molestés comme autrefois Coriolan. Ne nous force pas à aller chercher justice dans le camp des Volsques. Attention : voici nos plaintes, écoute, réfléchis et réponds.
Nos escadres manquaient d’officiers après la désertion des nobles. Toutes les branches de la maistrance ont reçu des épaulettes comme s’il en pleuvait, excepté les maîtres calfats, que le citoyen ministre de la marine a traités comme jadis les patriciens et les aristocrates traitaient le peuple et les esclaves. Tu le sais pourtant, toi, citoyen président, jamais les coutures du vaisseau de la république n’ont eu besoin de l’étoupe du patriotisme, sans que les calfats n’aient pris le fer du dévouement pour les boucher et les rebattre avec le maillet de la liberté… Et, cependant, qu’a-t-on fait pour nous qui avons tout fait pour l’État ? On nous saborde de dégoûts et d’humiliations, pendant qu’on calfate les autres, d’honneurs et de galons sur toutes les coutures. Dix places, vingt places d’enseignes et de lieutenant sont encore vides à bord des vaisseaux du peuple souverain ; qu’on nous les donne, nous les remplirons, c’est notre envie ; ou nous les boucherons, c’est notre état… Ou, si on ne nous les donne pas à remplir ou à boucher… Le citoyen ministre de la marine est homme, et il n’y a que cent cinquante lieues du club de la rue de Siam à celui des Jacobins de Paris. Comprends-nous, si tu veux, et lui aussi, pour nous épargner d’aller nous-mêmes faire couler sous ses yeux et sous son propre nez, le brai encore brûlant de notre juste indignation.
Salut et fraternité,
LES CALFATS DE BREST.
À l’audition de cette supplique furibonde, les plus enthousiastes hurlèrent d’admiration. À la troisième lecture, l’orateur fut enlevé et porté en triomphe au moment où il allait prononcer pour la cinquième ou sixième fois, la phrase retentissante, symbolisant les coûtures du vaisseau de ta république, bouchées par l’étoupe du patriotisme avec le maillet de la liberté. Jamais, en assemblée délibérante, la métaphore politique n’avait obtenu un succès aussi étourdissant, ni remporté une victoire aussi populaire. L’adresse, goûtée avec transport, ou plutôt dévorée avec rage, fut portée aux nues à l’unanimité des voix, moins celle de son impassible auteur ; et dix jours après qu’on l’eut envoyée à Paris, le chef du district maritime de Brest recevait l’ordre d’élever dix maîtres calfats ou seconds maîtres-calfats, au grade d’enseigne de vaisseau, pour servir à bord des bâtiments de l’une et indivisible république française. Il serait assez inutile, je crois, d’ajouter qu’au nombre des heureux que devait faire cette promotion, l’éloquent Catruchon se trouva placé en première ligne, comme une des plus précieuses acquisitions que pût faire le corps des officiers de vaisseau. Après avoir accepté avec toutes les cérémonies qu’il était d’usage d’essuyer en pareil cas, la nouvelle dignité que venait de lui accorder le ministre de la marine, en attendant que son mérite personnel justifiât une telle faveur, l’enseigne Catruchon rentra chez lui fastueusement harnaché de tout un uni forme d’enseigne de vaisseau.
Sa femme, bonne et épaisse Basse-Bretonne, qui n’avait partagé jusque-là que fort médiocrement l’enthousiasme de son époux pour la révolution française, s’écria en le voyant arriver à elle avec tout cet attirail de brillants insignes : Ils vont donc recommencer leur carnaval, tes patriotes, puisqu’ils t’ont déguisé en Mardi Gras ! La pauvre créature ne put, au reste, que bien difficilement, associer plus tard, dans sa faible tête, l’idée qu’elle avait toujours eue de son époux, et l’idée qu’elle s’était faite jusque-là d’un officier de marine. Un ancien calfat, bâté d’une paire d’épaulettes et sanglé d’un ceinturon d’épée, lui sembla très longtemps encore la transformation la plus grotesque qu’eût opérée la perturbation sociale qui s’était accomplie sous ses yeux, sans avoir beaucoup développé son intelligence, ni remué très profondément son ambition.
Le couple Catruchon avait produit, depuis quelques années, un fils qui, héritant de l’exaltation un peu caractéristique de M. son père, avait tellement dédaigné les connaissances littéraires qu’on avait voulu lui inculquer, qu’à l’âge de plus d’onze ans, il n’avait appris que très imparfaitement, aux écoles primaires, à déchiffrer les premières lignes de l’Eucologe décadaire. Plusieurs fois, le studieux auteur de ses jours s’était ingénié à lui inspirer pour les trois ou quatre volumes d’histoire ancienne qui faisaient ses délices, une partie de la passion respectueuse qu’il nourrissait pour ces vieux bouquins : toujours le rebelle élève avait obstinément repoussé la substance morale que lui présentait la prévoyance paternelle, avec plus d’opiniâtreté peut-être que de discernement. Joueur, querelleur et têtu, le jeune Scevola faisait le malheur de sa mère, sans laisser concevoir à son père, l’espoir qu’au dire de l’antique chanson de nos armées, le père de Roland avait placé dans la gaminerie de son héroïque fils. Quand il rentrait au logis, comme cet illustre polisson, barbouillé, déchiré, meurtri, après avoir battu et fait battre entre eux tous les enfants du voisinage, l’enseigne Catruchon ne savait consoler son épouse, du déplaisir de s’être donné un tel héritier, qu’en lui répétant assez tristement : « Il n’eût été bon qu’à faire un aristocrate. Nous essaierons d’en faire un mousse. »
Pendant les plus mauvais jours de la Terreur, l’ex-calfat parvenu, qui n’avait jamais poussé la frénésie des opinions jusqu’à la négation de tout sentiment humain, s’était chargé, on ne sait trop comment, d’une toute petite fille, que le brave homme avait trouvé moyen d’arracher à la proscription que venait d’éviter la famille de cette jeune victime en germe.
Il la réclama à la municipalité pour l’élever à ses risques et périls dans l’austérité des principes républicains, qu’il appelait à la façon du temps, le lait nourricier de la jeunesse. Il avait appris que ce frêle rejeton d’une famille à ancêtres, s’appelait Laure de Pévarzec ; et il avait obtenu sans peine l’autorisation de lui donner le nom beaucoup plus populaire de Laurette, en sollicitant en même temps, la faveur de substituer le nom de Scévola Catruchon à celui de Baptiste Catruchon, qu’avait reçu son propre fils, à une époque où l’on ne pensait pas encore à baptiser à la romaine les nouveaux-nés que la Providence accordait aux familles plébéiennes du royaume.
Moyennant ces petits changements d’appellation, Laurette et Scévola avaient poussé au sein du ménage Catruchon sur le pied de la plus douce confraternité et de la plus parfaite égalité filiale.
Dans la plupart des organisations humaines, la tache de ce que l’on pourrait appeler le péché originel est presque toujours indélébile. La nature, en créant Scévola et Laurette, avait mis entre eux toute la différence qui pouvait exister entre un sauvageon de gens du commun et une jeune enfant de bonne maison. L’un, élevé dans une famille noble, n’eût jamais été, pour la physionomie et les manières, que le fils de maître Catruchon ; tandis que l’autre, sortant du berceau pour être recueillie chez de pauvres ouvriers, était devenue, dans le giron même de la médiocrité, une petite demoiselle à l’esprit presqu’altier et à l’air un peu plus que dédaigneux.
Au reste, quelles que fussent la simplicité et l’humilité de la mère adoptive de Laurette, il s’en fallait beaucoup que cette bonne femme fût contrariée de voir se développer chez sa pupille l’espèce de fierté que critiquaient le plus malignement en elle les petits bourgeois du voisinage.
J’aime mieux, répétait souvent madame Catruchon dans son ingénuité, avoir une fille qui se croit au-dessus de nous, qu’un garçon qui n’a pas même l’amour-propre de vouloir être ce qu’était son père avant le vilain car naval de la terreur. Laurette, avec son air de demoiselle comme il faut, nous fera cent fois plus d’honneur en tout et pour tout, que ce mauvais garnement de Scévola, qui n’a jamais pu apprendre rien qu’à chanter la Marseillaise et la ça ira, avec les autres petits vauriens de la ville de Brest.
La préférence assez marquée dont Laurette était peu à peu devenue l’objet, loin d’exciter la jalousie de son frère, avait au contraire été partagée par celui qui aurait dû plus particulièrement s’en alarmer, s’il avait été d’humeur à s’inquiéter de quelque chose de raisonnable. Scévola même, qui presque toujours bravait avec insouciance les reproches et le courroux de ses parents, ne se montrait jamais plus sensible aux énergiques semonces qu’il s’était attirées, que lorsque sa sœur devenait l’organe des justes griefs de sa famille ; et malgré la différence d’âge qui s’élevait entre eux, il n’était pas rare de voir Laurette sermonner son aîné avec l’autorité que lui donnait sa raison précoce, et avec l’ascendant que lui assurait surtout l’entière soumission qu’elle était certaine de rencontrer en lui. Le ton de sévérité qu’elle mêlait toujours à ses Conseils, au lieu de repousser la confiance de Scévola, ne paraissait l’engager le plus souvent qu’à faire de pénibles efforts sur lui-même pour obtenir de la part de sa sœur plus d’indulgence qu’il n’était habitué à en trouver de ce côté ; et si le père Catruchon avait été d’humeur à employer les petits moyens pour arriver à un grand résultat, il n’est pas douteux qu’en mettant habilement en usage l’empire que Laurette avait conquis sur son frère, il n’eût réussi par opérer chez ce jeune homme la révolution morale qu’il était si intéressé à voir s’accomplir dans cette nature inculte, lui, le partisan avoué de toutes les révolutions radicales.
Mais les gens du service ont cela de mauvais qu’ils s’imaginent toujours pouvoir soumettre tout à leurs justes rigueurs par les moyens coercitifs qu’ils ont sans cesse sous la main ; accoutumés qu’ils sont à plier sous le joug, ils ne trouvent rien de plus logique que d’imposer à leurs enfants comme à leurs subalternes le frein qu’ils ont depuis longtemps accepté pour eux.
Ce système d’éducation militaire, si admirablement fait pour produire des enfants soumis, a dû bien rarement produire de bons fils.
Mais enfin comme dans l’intérieur des familles, il est nécessaire qu’avant toutes choses il s’établisse une certaine discipline à quelque source qu’on la puise, on ne peut guère trop en vouloir aux vieux serviteurs qui ne trouvent rien de mieux à faire que de gouverner leur maison, comme ils ont vu manœuvrer un vaisseau ou conduire un régiment. Quand l’essentiel est d’arriver à un but, pourquoi ne prendrait-on pas le chemin le plus court qui s’offre de lui-même à nos pas et à nos yeux ?
L’enseigne Catruchon, qui depuis sa brusque élévation au grade d’officier de marine, brûlait du désir de remplir largement, en servant bien la République, la nouvelle place à laquelle il venait d’être accroché par une secousse, demanda à partir sur une frégate qui devait être, disait-on, chargée d’une mission périlleuse. Les vœux du postulant furent bientôt exaucés, et comme en se dévouant au service de l’état, il souhaitait faire partager à son fils les honneurs et surtout les dangers de son sacrifice, il n’eut pas grand-peine à entraîner avec lui, en qualité de mousse, son jeune et indomptable Scévola.
Les faciles apprêta du départ une fois faits, le bouillant néophyte, après avoir reçu les derniers embrassements de sa mère, alla trouver sa sœur.
– Que te rapporterai-je de mon voyage ? demanda-t-il à Laurette en s’essuyant une larme, la seule qu’il eût versée dans ses adieux.
– Reviens plus digne de nous, plus soumis et moins inappliqué : voilà tout ce que te demande ta sœur, répondit la sage enfant.
Scévola en s’emparant d’une des mains de la jeune héroïne, sentit une autre larme rouler sur sa joue pour aller mouiller la main qu’il tenait collée à ses lèvres. Puis il partit le cœur grog d’attendrissement, d’émulation et d’espérance.
La frégate qui emportait à la fois l’époux et le fils de madame Catruchon, fit une courte et glorieuse campagne.
Deux fois elle combattit des forces anglaises supérieures à elle, et deux fois renseigne Catruchon eut l’occasion de faire admirer la froide énergie de son courage à l’équipage qui s’était d’abord assez malignement moque d’avoir un maître de calfatage pour troisième ou quatrième lieutenant. Dans la dernière rencontre du navire avec un vaisseau anglais, une caronade du gaillard d’avant ayant été privée de son chef de pièce, se trouva quelques minutes dans l’impossibilité de faire feu au plus fort de la mêlée. Catruchon, se rappelant alors le peu de canonnage qu’il avait su dans sa jeunesse, saute à la culasse de la pièce oisive et désemparée, il pointe le coup : le boulet part et va se loger juste à la flottaison vaisseau ennemi. Un cri général d’enthousiasme s’élève du pont de la frégate.
« Autrefois, dit Catruchon, mon métier était de boucher les trous ; maintenant il paraît que mon état est d’en faire. V’là ce que c’est que de changer de profession. »
Ce bon mot, qui sentait son calfat d’une lieue, fit fortune, parce qu’il se trouva placé à propos.
À la fin de l’action, qui s’était terminée par la fuite du vaisseau anglais, le commandant de la frégate, voulant reconnaître publiquement la belle conduite de son enseigne pendant le combat, vint mettre dans les bras de Catruchon le jeune Scévola, qu’un éclat de bois avait légèrement blessé à l’épaule.
– Chante-nous la Marseillaise ! s’écria le Romain, avant que je ne te presse sur mon cœur de père…
Et l’enfant, malgré les douleurs qu’il en durait, entonna le premier couplet de l’hymne révolutionnaire, qu’il continua sur le sein paternel jusqu’à épuisement de ses forces adolescentes. Ce fut alors seulement que le père du blesse, embrassant son marmot avec fierté, donna à l’équipage transporté d’admiration, l’exemple sublime de la paternité s’immolant filialement à la gloire de la patrie !
Le retour du guerrier dans ses pénates, couronné de lauriers, fut célébré par ses anciens collègues avec toute l’orgueilleuse joie que devait leur inspirer la conduite de cet homme sorti du sein du calfatage pour venir illustrer le corps des officiers de vaisseau.
Le chef maritime, en apprenant que Scévola avait payé de son sang l’honneur de s’être présenté au baptême du feu, dit avec le plus touchant intérêt au père du jeune homme :
– Votre fils a donc été blessé ?
– Ma foi oui, répondit le Spartiate ; c’est encore ce qu’il a fait de plus passable dans toute sa vie. Mais une autre fois il fera mieux, s’il plaît à Dieu de lui conserver quelques jours d’existence, pour le service de son pays.
Laurette, sans se montrer aussi stoïque que son père adoptif à l’égard de son fréta, sentit avec le tact que toutes les femmes possèdent de si bonne l’heure, tout le parti qu’elle pouvait tirer pour lui-même, de cet évènement, en s’adressant beaucoup plus à ses sentiments qu’à ses idées.
– Scévola, lui dit-elle en le revoyant aujourd’hui tu n’es plus un enfant. Tout le monde a les yeux sur toi ; mais si quelqu’un allait dire à tous ceux qui viennent te voir par curiosité, qu’à ton âgé tu ne sais pas encore lire !…
À ces mots, la rougeur de la honte couvrit le front du jeune héros, qui ne sut que balbutier quelques paroles inintelligibles.
– Oh ! un livre, un livre, s’écria-t-il après avoir repris un peu plus de calme et d’assurance. Un livre ! un livre et les leçons de ma sœur.
– Écoute, reprit Laurette prompte à profiter de ce beau mouvement d’exaltation. Ta blessure va te retenir quelque temps à la maison. Ce temps, il faudra que tu l’emploies à étudier les pages que je te ferai lire, et les exemples qu’ensuite je te ferai copier. Si au bout d’un mois tu ne sais pas ce que tu as si mal appris aux écoles, et ce que j’ai appris si facilement sans avoir ton âge, je te préviens que je renoncerai à t’enseigner les choses que tu rougis aujourd’hui d’ignorer. Voilà mes conditions : quelles sont tes promesses ?
– Un livre ! un livre ! répéta pour toute réponse le nouveau Sargines.
Un livre lui fut donné, et dès cet instant il ne quitta les petites occupations que lui imposa sa sœur pendant plus d’un mois, que lorsqu’il commença à lire couramment la première page venue, et à copier assez distinctement quelques ligues d’écriture.
Le Directoire exécutif cependant, car le Directoire s’était fait pendant ces évènements, le Directoire, disons-nous, informé de la courageuse conduite que l’enseigne Catruchon avait tenue dans sa première campagne d’officier, ordonna au ministre de la marine de le féliciter au nom du gouvernement, et de lui assigner même, s’il était possible, le commandement de quelque petit bâtiment, avec lequel il put utiliser le zèle qu’il avait montré pour le service de l’État. Le ministre de ce temps-là, qui, comme tous ses collègues de tous les temps, ne cherchait qu’à flatter le pouvoir dont il dépendait, crut qu’en exagérant les bonnes dispositions du gouvernement en faveur de Catruchon, il satisferait à la fois le Directoire qui le soutenait, et l’opinion publique, qu’il était bien aise de caresser. Non seulement il donna au protégé le commandement d’un côtre de quatorze canons, mais il poussa la munificence jusqu’à l’élever au grade de lieutenant de vaisseau, sans même lui avoir laissé le plaisir et le temps de désirer cette nouvelle distinction.
Être injuste à force de parcimonie ou de prodigalité ; oublier trop longtemps les bons services ou les récompenser sans bienséance et outre mesure, tel est au reste le propre de tous les gouvernements faibles et imprévoyants, et les plus mauvais sont ceux qui exagèrent ce double tort.
Deux belles frégates s’armaient à Brest. Deux jeunes commandants expérimentés et remplis d’ardeur avaient été désignés pour les commander, et pour faire choix dans tout le personnel de la Cayenne des hommes qu’ils jugeraient dignes de marcher sous leurs ordres.
Une mission importante et mystérieuse devait, disait-on, être confiée à cette petite expédition, sur le but de laquelle on avait gardé jusque-là le plus profond secret.
Il ne s’agissait de rien moins, à en croire quelques initiés, que d’envoyer ces deux navires d’élite incendier un vaste arsenal anglais, ou forcer l’entrée d’un port où plusieurs vaisseaux désarmés reposaient en toute sécurité. Tout le monde, au surplus, se perdait en conjectures sur le motif de cet armement partiel ; et ce qui prouvait le mieux la circonspection et la prudence de ceux qui l’avaient ordonné, c’était la foule des suppositions plus ou moins vraisemblables, plus ou moins ridicules qu’il avait fait naître.
Quelques jours avant le moment où les deux mystérieux bâtiments devaient se trouver prêts à mettre à la voile, le commissaire du Directoire, qui avait été envoyé spécialement pour surveiller les préparatifs de l’expédition, fit demander dans son cabinet le capitaine Catruchon.
– Citoyen capitaine, lui dit-il, vous commandez un navire d’une belle marche, bien équipé et assez fortement armé ?
– En effet, citoyen commissaire, répondit Catruchon, et tout mon monde ne demande pas mieux que de se peigner pour le service ou le salut de la République.
– Connaissez-vous un peu les côtes d’Angleterre ?
– Je ne connais un peu sur les côtes de cette nouvelle Carthage, que les parages de Plymouth, Torbay, l’île de Wight et Portsmouth.
Dans mon jeune temps j’ai vu cela d’assez près, et sans longue-vue.
– L’île de Wight, dites-vous ?
– Oui, citoyen commissaire, c’est là que les aristocrates de la perfide Albion vont prendre quelquefois des bains de mer, pour rafraîchir leur détestable tempéra ment, comme autrefois les voluptueux patriciens de Rome allaient à Baïa se délecter dans les balnéaires du pays, à ce que dit du moins l’histoire.
– Vous recevrez ce soir, à votre bord, un pilote sûr et habile que je vous enverrai. Dès que vous l’aurez embarqué vous appareillerez. Vous irez où il vous conduira. Après avoir exploré l’endroit qui se présentera à vous, vous reviendrez le plus promptement possible me faire votre rapport sur ce que vous aurez vu et observé, sans permettre qu’aucun des hommes de votre équipage descende à terre jusqu’à nouvel ordre. Je n’ai pas besoin de vous dire que votre carrière et votre tête dépendent de la discrétion et de l’intelligence que vous apporterez à remplir cette mission toute de confiance et de zèle.
– Citoyen commissaire, je jure, à commencer par moi, que le premier scélérat qui ouvrira la bouche, peu ou beaucoup, aura sa caboche cassée sur l’autel de la patrie ou ailleurs, selon le lieu ou le besoin du service, pour lui apprendre à l’avenir à parler sans ma permission.
– Apprête ton fils et mon coffre, dit Catruchon à sa femme, en rentrant chez lui à la suite de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec le commissaire spécial du Directoire.
– Et où vas-tu donc comme ça ? lui demanda madame Catruchon, fort étonnée de la brusquerie d’un départ si laconiquement annoncé.
– Où je vais ? je n’en sais rien ; mais je pars ce soir, voilà tout ce qu’on m’a appris.
– Et pour que faire encore ?
– On ne me l’a pas dit, parce qu’apparemment on a pensé que c’était inutile. Mais enfin il n’en est pas moins vrai que je file, pour me dévouer peut-être comme le citoyen Décius jadis, ou comme l’ancien patriote Mutius Scévola, dont notre gueux de fils traîne le nom. N’oublie pas en attendant, de mettre dans tes paquets deux bonnes paires de bas de laine et une longue-vue de jour et de nuit, dont nous aurons probablement besoin ; mais pas de pleurs, s’il vous plaît ; cela ne nous serait d’aucune utilité pour le moment. À propos, Scévola vient d’être fait novice à quinze francs par mois, et c’est en cette qualité qu’il va servir sous mes ordres pas plus tard que ce soir, le gredin.
– Pourvu qu’il ne soit pas blessé cette fois-ci comme l’autre.
– Plaise aux dieux protecteurs de la République française que plutôt il soit tué pour le service de son pays ; ce sera au moins plus d’honneur pour lui et moins de frais de rétablissement pour nous. Et c’est ainsi qu’un père comme moi doit entendre la gloire, et une femme de ménage comme toi l’économie, et l’intérêt de ses enfants.