Cristal de sable - Zohra Benayad - E-Book

Cristal de sable E-Book

Zohra Benayad

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Beschreibung

De la décennie noire à la fin du siècle dernier, cet ouvrage retrace l’histoire d’une famille algérienne bousculée par les chaos sociaux, économiques et politiques. On y retrouve Haddah, une jeune fille qui a soif de liberté mais que les coutumes étouffent. Sur les dunes du Sahara, elle décide de se forger une personnalité authentique et prend en main sa destinée.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Préoccupée par son mal-être et celui de sa communauté, Zohra Benayad a pris soin de consigner dans des carnets, en arabe, les moments difficiles qu’elle a vécus. Plus tard, installée en France, elle étudie la langue française et décide de traduire ses écrits sous forme de roman.

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Seitenzahl: 434

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Zohra Benayad

Cristal de sable

Roman

© Lys Bleu Éditions – Zohra Benayad

ISBN :979-10-377-9215-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À toutes celles et à tous ceux qui m’ont soutenue

dans cette aventure :

Dalila, Sara, Omar, Hibah, Françoise et Jean-Claude

Préface

Lorsque la dernière phrase de son roman apparaît « Et déjà, je me sentais porteuse d’un corps plein de vivacité. », une grande période de vie s’est écoulée. Cette vie n’est pas celle de tout le monde. C’est celle de Zohra, ou plutôt celle de Haddah, la petite fille du sud de l’Algérie. Très discrète tout au long du roman, elle fait, par touches picturales, un coucou au lecteur. Elle ne s’impose à aucun moment.

Comme une caméra, elle capte des scènes du quotidien algérien dans la vie de sa famille, de ses amis, le tout dans un climat social et culturel assez tendu. Les relations humaines, pour la jeune héroïne, lui semblent très compliquées. L’écriture de Zohra navigue entre le chaos géopolitique et sa vie quotidienne. À aucun moment le désespoir ne se fait sentir. L’auteure peint toutes les scènes avec des mots choisis et des tournures de phrases, imprégnées le plus souvent par sa langue maternelle.

Son histoire veut lever un pan de rideau sur un peuple qui se bat pour sortir du crépuscule du déclin à la lumière du progrès. Donner de l’espoir, cibler la beauté qui est chez toutes les femmes et les hommes de son pays. C’est une histoire dont elle vise la participation à l’éveil d’un peuple courageux qui veut s’en sortir.

Partout où elle passe, l’auteure apporte une joie de vivre, un sourire qu’elle égraine à tout moment malgré les périodes sombres de sa vie. Tout scintille dans son livre comme ce grain de cristal qui captive le lecteur sous le soleil de feu du désert algérien.

Jean-Claude Meymerit

Prologue

La cité Nord de la ville de Laghouat me paraissait, depuis la terrasse de ma maison, resplendissante. Habillée de palmeraies et de lumière, il émanait une senteur de musc et de cannelle. Dans toute l’Algérie, cette ville est désignée, par son emplacement, la porte du Sahara. Elle possède de hautes plaines et des étendues désertes, ce qui lui permet de bénéficier d’une diversité de climat. En la préférant aux autres villes pour y vivre, mon mari Réda avait bien choisi. Elle nous convenait parfaitement pour réaliser nos projets.

Réda pratiquait son métier de chirurgien-dentiste et formait des étudiants. Quant à moi, j’ai obtenu un poste d’animatrice à la radio locale de Laghouat, en dédiant ma voix au partage des idées modernistes, prônées par le parlementaire Karim Bakrine. Ce fut cet homme-là, Karim Bakrine, qui créa un changement fondamental dans ma manière de penser. Ce dernier est décédé, mais le souvenir de son intervention à la radio locale de la ville de Béchar, il y a de cela vingt ans, avait conquis mon esprit et mon cœur. Ses propos furent ancrés dans mon for intérieur. Je n’avais à cette époque que 22 ans et j’étais assoiffée de diversité, de nouveauté et surtout de dignité. À cette époque, je subissais le côté barbare de l’héritage traditionnel méprisant la femme. Le pire était que je considérais cette situation comme une évidence qui ne devait pas être discutée. Ainsi, l’initiative du parlementaire m’avait appris que cette situation n’était pas normale et, qu’elle se nourrissait, principalement, de la passivité de l’esprit collectif de ma communauté. Je me suis donc décidée à lutter pour le changement, pour le progrès et l’émancipation.

C’est pour cela que, chaque fois que je me mettais sur la terrasse de ma maison, je me souvenais du parlementaire, de ma jeunesse, de mon enfance. Je me rappelais les moments de peines, de conflits, mais aussi ceux de calme et de sourires. Sauf que cette fois-ci, c’était la vue d’un chat qui, sautant de terrasse en terrasse, réveilla en moi un souvenir douloureux, un chagrin de l’enfance.

J’avais huit ans alors. Il s’agissait d’un chat que j’avais ravi à son propriétaire et que mon père m’avait confisqué et lancé par-dessus le mur du jardin. Sans me l’expliquer, je pense tout de suite à ma fille Amina dont le prénom est le même que celui de ma mère. Il faut absolument qu’elle en sache davantage sur mon histoire, dans le but de pouvoir continuer le combat pour le changement. Ainsi, avec le sourire aux lèvres, j’ai saisi ma tablette et je me suis mise à l’écriture…

Chapitre 1

Ce vendredi-là, la pluie ne cessa de tomber qu’au milieu de la matinée. Dès que les nuages commencèrent à se dissiper et quelques rayons de soleil à apparaître, je me suis faufilée hors de chez moi et partis en courant chercher Réda, mon voisin du même âge, huit ans. Nous nous sommes mis aussitôt à jouer dans le passage terreux qui séparait nos deux maisons. Des vieilles maisons construites à l’époque de l’occupation française, dans le quartier Haï Khemisti, ex-Fernand ville, dans la ville, actuellement, Bir El Djir, à 9 km de la grande ville d’Oran, au nord-ouest de l’Algérie. Bir El Djir était dans ce début de printemps 1987, encore petite et en partie agricole. Mais on assistait déjà, en raison de la poussée démographique et du développement industriel, à la transformation de centaines de milliers d’hectares de terres agricoles. Ceux-ci se changeaient en nouveaux sites d’urbanisation et de sièges d’entreprises et d’établissements au style architectural moderne.

Animés par le beau temps et le calme qui régnait dans le chemin, nous trouvâmes un grand plaisir à respirer la senteur musquée et fraîche du sol mouillé. J’ai dessiné une marelle avec un morceau de bois, puis je me suis mise à sauter à cloche-pied, par-dessus les cases, tout en poussant un petit caillou d’une case à l’autre. Je me suis arrêtée sur la dernière case, je me suis tournée pour entamer la phase de retour, embrassant le caillou, avant de le relancer. J’ai levé ma frimousse vers le ciel et invoquai Dieu pour que le caillou atterrisse dans la case visée. Réda attendait son tour et observait, attentivement, le parcours de jeu.

À cet instant, à la porte, apparut ma mère, Amina. Elle était grande et mince, avec une belle peau claire. Elle était vêtue d’une « blousa » couleur saumon. Ce genre de tenue traditionnelle, originaire des villes d’Oranie, longue, à manches courtes et bouffantes, se composait d’une robe dentelée, doublée en dessous par un jupon de la même couleur et le tout attaché au niveau de la taille avec une ceinture en strass. Elle avait aussi le front bandé d’un foulard coloré et finement brodé ; une manière chez les femmes de cette région de s’attacher la tête ainsi. Le reste de ses cheveux longs et châtains étaient coiffés en une seule tresse simple, derrière la tête.

Ma mère paraissait mécontente et extrêmement pressée. Elle avança de quelques pas, ouvrit le portillon du jardin, traînant devant elle une chèvre, suivie de deux chevrettes, aux bêlements stridents. Aussitôt, elle se mit à me gronder, sans que je lui prêtasse attention. J’étais absorbée par le jeu et j’avais oublié ma tâche hebdomadaire de vendredi, le jour du repos scolaire, qui était celle d’emmener la chèvre paître. Néanmoins, j’avais reçu de ma mère deux morceaux de pain chaud et sentant bon, pour moi et pour mon ami.

Nous nous sommes mis tous les deux à courir le long des chemins tracés, entre les champs, tout en profitant de l’air pur, des rayons de soleil et en grignotant notre pain. Cela ne nous empêchait pas pour autant de faire un détour en plein milieu de l’éparpillement incohérent, provenant de l’implantation d’immeubles dispersés dans l’espace agricole, aux abords de notre quartier. Cette promenade supplémentaire était devenue une pratique indispensable, nous permettant, dans cette saison, sous le beau soleil de Mars, de cueillir les premières figues. Ces fruits se trouvaient en abondance, offerts à la cueillette dans les terrains non clôturés, il suffisait de ne pas se laisser piquer par les guêpes.

Satisfaits de notre récolte, nous remplîmes nos poches et nous nous laissâmes entraîner par les gambades de la chèvre qui nous mena jusqu’au gourbi de Majnoun, le fou. Celui-ci avait devant sa porte un gros tas de pain sec et de superflu des plats cuisinés, que les gens lui apportaient. Majnoun était à l’intérieur à ce moment-là et, nous l’entendîmes bredouiller son refrain connu, qui lui valait le prénom de Majnoun, « Dites à Leïla que j’arrive…Dites à Leïla que j’arrive…Dites à Leïla que j’arrive… ». Nous nous sommes amusés et en même temps nous étions peinés pour lui. Nous n’osâmes pas lui répéter ce que les autres répondaient à son refrain, tout en rigolant, « Tu n’arriveras jamais à Leïla… Tu n’arriveras jamais à Leïla… ». Sauf que le fou sentit notre présence, sortit de sa case et nous chassa. Nous filâmes alors à toute vitesse, suivis de nos biquettes.

Nous montâmes précipitamment l’espace inhabité, nous nous dirigeâmes vers les barrières qui entouraient un parc immense, où s’entassaient des matériaux de construction, dans l’attente d’entamer l’installation d’un hôtel de luxe. Nous continuâmes notre marche à pas lents, traversâmes d’autres lieux, à proximité, qui étaient en phase de travaux de fondation, peut-être était-ce la mise en train pour l’éclosion de logements sociaux ou même de villas. Nous savions sans nous le dire, que dans quelques années, aucun espace inhabité ne se présenterait à nous pour courir librement, ni, bien sûr, les figuiers à l’odeur fraîche et pénétrante de leurs feuilles ne seraient à la portée de nos mains et, que même le gourbi de Majnoun disparaîtrait à jamais et Majnoun avec.

Nous gagnâmes enfin la route nationale 11, celle qui mène à Oran. Nous la traversâmes en courant, suivant l’élan de la chèvre. Nous coupâmes, un peu loin, la route nationale 75, puis la longeâmes, tout en alternant la course et la marche rapide. Après plus d’une heure, nous arrivâmes enfin, tous joyeux, à la plage où nous nous arrêtâmes un petit moment pour jouer à sautiller dans les vagues. Nous attrapâmes des oursins, les déplaçant de rocher en rocher, sans pour autant les abîmer. Pendant ce temps-là, la chèvre et ses chevrettes broutaient l’herbe, près de la source thermale d’Aïn Franine qui était à cette heure-là vide des visiteurs et des baigneurs, qui espéraient soigner différentes maladies de la peau.

Nous suivîmes encore l’avancement de la chèvre, allant jusque dans la magnifique forêt adjacente, Canastel. Et là, nous prêtâmes l’oreille aux chants des oiseaux et aux frôlements de feuilles et des branches d’arbres. Nous fûmes de même plus préoccupés par la contemplation de petites plantes et des fleurs traquées par les insectes volants que de surveiller la chèvre. N’ayant aucune crainte, celle-ci n’oserait jamais s’éloigner de nous, c’était elle en fait qui avait l’œil, constamment, sur nous. Tout en groupe, nous profitâmes donc, tranquillement, des bienfaits de dame nature, sauf que cela ne dura pas longtemps. Nous entendîmes, soudainement, la détonation d’un coup de feu, qui interrompit tous les autres bruits que nos oreilles focalisaient. Pour autant, nous ne fûmes pas effrayés. Nous échangeâmes des regards patiemment et supposâmes que c’était Silvestre le chasseur. Nous ramenâmes alors la chèvre tout près de nous et nous nous précipitâmes pour grimper sur un arbre et vérifier l’exactitude de notre divination. C’était bien lui, le monsieur assez grand, à l’allure athlétique. Il portait une casquette et un gilet multipoches et, à l’instant où nous le guettions de là-haut, un sanglier lui apparut, probablement. Il le visa et un autre coup retentit, il le rata encore, puis multiplia vainement les tirs. Finalement, lassé de son échec, il porta le fusil à son épaule. Il retira ensuite, de sa poche, une boîte de tabac à chiquer. Il en a pris une pincée, l’entassa dans une petite feuille fine qu’il lécha et la roula en petite boule, la plaça ensuite au coin de sa lèvre inférieure, puis continua à avancer. Nous courûmes vers lui, tout en l’appelant de toute notre force. Il s’arrêta et nous attendit avec un grand sourire.

Silvestre était un jeune homme d’origine espagnole, aux cheveux et yeux noirs. Il était très riche, propriétaire d’un grand hôtel à deux kilomètres du château Santa Cruz, construit par les Espagnols au XVIe siècle, durant l’occupation de la ville d’Oran. Évidemment, il résidait dans son hôtel, mais il avait aussi un petit chalet au bord de la mer à Bir El Djir. Il vivait seul, séparé de son épouse Jenessa, depuis cinq ans, à cause de son abus d’alcool. Née à Bir El Djir, d’un père espagnol et d’une mère française, Jenessa exerçait le métier d’infirmière dans le centre médical de la ville.

Sylvestre venait souvent au chalet, dans l’espoir de retrouver Jenessa, sa bien-aimée, qui lui manquait énormément, mais cela ne l’empêchait pas de venir aussi pour pratiquer sa passion pour la chasse. Ce monsieur était très réputé dans la ville pour son chalet qui ressemblait plus à une maison européenne de l’époque médiévale, bâti en pierre de taille, de couleurs variables, sous l’ombre d’un grand pin, au pied d’une colline de sable. Certains vacanciers s’en approchaient pour prendre des photos-souvenirs.

Arrivés jusqu’à Sylvestre, j’ai pris l’initiative et lui adressai la parole en langue arabe, puisqu’il comprenait bien et parlait le dialecte oranais. Il avait de bonnes relations avec les habitants et parmi eux circulait la rumeur qu’il avait l’intention de se rendre prochainement en Tunisie, pour retrouver son père biologique. En effet, outre son nom de famille, Chakroun, qui était porté par des personnalités bien connues dans ce pays, sa mère lui avait dit, avant de mourir, qu’ils avaient vécu en Tunisie pendant quelques années. Mais, hélas, elle ne lui avait rien révélé à propos de l’origine de son père. Ainsi, je l’ai apostrophé impatiemment pour l’inciter à tenir la promesse qu’il avait faite lors d’une rencontre précédente :

— Monsieur Silvestre ! Avez-vous ramené les images que vous aviez promis de nous montrer ?

— Oui, répondit-il, tout en jetant un regard autour de nous.

— Et vous ? Avez-vous ramené la chèvre ?ajouta-t-il.

Nous acquiesçâmes d’un signe de tête. Il nous conduisit alors à son chalet, à quelques pas de la plage et ressortit avec un petit chat blanc dans la main. Nous prîmes le petit animal et nous nous mîmes à le caresser, tandis que Silvestre retournait à l’intérieur et ramenait un seau pour traire la chèvre, en même temps que des livres illustrés avec de superbes images. Il y figurait des paysages aux couleurs vives, des princes et des princesses, des palais majestueux, des dessins d’animaux légendaires. Nous demeurâmes époustouflés devant les beaux ornements et couleurs. Très content, le chasseur ramena un verre de thé de l’intérieur, s’assit près de nous et ajouta dans son verre le lait qu’il venait de traire. Il se mit à siroter son mélange bizarre et à nous causer amicalement :

— Le thé avec du lait de chèvre et le gingembre sert à diminuer le poids, nous dit-il. Il remarqua notre étonnement de le voir mélanger le thé et le lait. Et constatant notre absence de réaction à sa précieuse information, il pensa que nous n’avions pas compris le sens et ajouta :

— Ça sert à maigrir, vous comprenez ? Il marqua une pause puis reprit avec une lueur de curiosité dans le regard.

— Ne voyez-vous pas que j’ai grossi un petit peu ces temps-ci ? Il vit que nous ne manifestions toujours pas d’intérêt à ses propos. Nous ne lui avons rien répondu, il détourna son regard et le focalisa sur son verre, tout en se chuchotant :

— Ah ! Ça me rappelle quelque chose… quelque chose qui se passait en Tunisie, mais je ne sais pas quoi ! Après un bref moment, il se remit à nous regarder, alors que nous étions, tantôt préoccupés par le jeu avec l’animal, tantôt distraits par le feuilletage des livrets. Il sourit, content de notre calme et pensa se servir de ce moment pour me demander des renseignements sur son ex-épouse :

— Haddah ! Écoute-moi ! Il se tut un moment pour s’assurer qu’il avait réussi à attirer mon attention, je te parle de Jenessa !J’ai entendu dire qu’elle était partie à Marseille… Est-elle rentrée ?

Absorbée par le jeu avec le chaton, je fis la moue pour exprimer que je n’en savais rien. Sylvestre insista :

— Tu l’as déjà vue ici, à la plage ? Toujours distraite, je me contentai de remuer la tête pour dire non. À ce moment-là, Réda feuilletait les pages des livres. Sylvestre reposa encore sa question et je lui répondis enfin :

— Je la vois parfois chez nous, quand elle vient faire la piqûre à ma mère.

Silvestre s’approcha de moi et me souffla à l’oreille :

— Est-ce que tu peux lui dire que je viens tous les vendredis dans mon chalet ?

Je ne lui ai pas répondu. Il reprit alors :

— Si tu réussis à l’amener ici, un vendredi, je te donnerai ce chat !

Moi et Réda levâmes tous les deux nos yeux vers Silvestre. Hésitante, je portai mon regard sur l’homme puis sur le chat. De ce fait, Sylvestre se pencha vers moi et me tapota les épaules pour m’inciter à accepter. Seulement, je ne tolérai pas qu’il me touche et en fût même effrayée. Ma maman m’avait déjà clairement avertie de ne jamais me laisser toucher par un homme. Je me suis donc mise à crier, suscitant le secours de Réda. Celui-ci ramassa une pierre, s’éloigna un petit peu et la lança sur Silvestre. Touché à la poitrine, ce dernier poursuivit Réda pour le punir. À cet instant-là, je pris le chat et je me suis sauvée. Nous courûmes et derrière nous suivait la chèvre paniquée avec ses petites. Notre troupe fugitive souleva une nuée de poussière qui empêcha le chasseur de continuer la course. Il s’arrêta et se mit à nous traiter de tous les noms en langue espagnole.

Nous courûmes jusqu’à l’épuisement. À mi-chemin, Réda s’arrêta pour reprendre son souffle. Nous nous assîmes par terre, tandis que la chèvre et ses chevrettes continuaient leur trotte jusqu’à la maison. Le petit garçon était véritablement exténué. Il devint pâle et tremblant. Ainsi, tout en surveillant le chat dans ma main, je m’inquiétai pour mon ami et tentai de l’apaiser :

— Qu’est-ce que tu as, Réda ? Tu as peur du chasseur de cochons ?

— Non ! Mais cet homme est méchant ! On ne reviendra plus jamais chez lui et s’il te fait encore du mal, je le bats avec mon sabre que voici ! Il ramassa une branche d’arbre qu’il brandit en guise d’arme. Je regardai en arrière rassurée de ne pas être poursuivie. J’aidai Réda à se mettre debout et nous continuâmes notre avancée, lentement, jusqu’à nos maisons.

À l’arrivée chez moi, je vis la camionnette de mon père Malik, garée juste à côté. La vue du véhicule me fit tressaillir, je sus que mon père était encore là. Mes lèvres se desséchèrent de frousse, malgré mon effort pour les humidifier par la salive, ma langue se coinçait entre gencive et lèvre supérieure. Je redoutais la présence de mon père à cette heure-ci à la maison. Effectivement, dès ma rentrée par le portillon, je me suis retrouvée face à lui. Mon père m’attendait à l’entrée du jardin. C’était un grand et bel homme, malgré son âge : soixante-deux ans. Il était costaud, sans barbe ni moustache, ce qui lui donnait une allure plus jeune. Il portait une tenue bleu foncé Shanghai et s’apprêtait à s’en aller au travail, dans sa ferme.

Mon père Malik s’approcha de moi, m’arracha le chaton d’entre les mains, puis le projeta loin, derrière le mur de la clôture, au-delà du jardin. Il m’attrapa ensuite par l’oreille, me traîna vers les plants de radis et laitues qui étaient écrasés et renversés par la chèvre et me gronda :

— Tu as laissé la chèvre rentrer toute seule et abîmer les cultures ! Où étais-tu ? Il leva son poing de colère.

— Et voilà, c’est bien là, la mauvaise éducation de ta mère !

Mon visage se crispa de douleur, davantage pour le chat que je venais de perdre qu’à cause du pincement de mon oreille. Dès que mon père s’éloigna, je courus derrière le mur, le chat était étendu, inanimé sur le chemin de terre. Je m’imaginais déjà le corps du chaton dévoré par les chiens que je voyais passer de temps à autre, en groupes. J’ai tremblé à cette idée et, je suis rentrée ensuite à la maison, seule et triste. Je savais bien que je ne pourrais en aucun cas posséder un chat ou tout autre animal dans cette maison, à l’exception des agneaux et des chevreaux nouveau-nés qui se faisaient rejeter par leurs mères dans notre ferme. Dans ce cas, tous les membres de la famille seraient réquisitionnés pour les allaiter au biberon.

Chapitre 2

L’autocar s’arrêta à la gare de Bir El Djir. C’était une gare, qui avait plus l’air d’un petit parking, perché sur un bloc de rochers plats et entouré d’un grillage en barres de fer, la séparant d’une pente menant à la mer. Myriam, une de mes grandes sœurs, âgée de quatorze ans, descendit après que tous les voyageurs eurent quitté le véhicule. Elle était belle, grande, à la peau claire, ressemblant beaucoup à notre mère. En descendant de l’autocar, elle sortit la blouse qu’elle portait dans son travail à la fabrique de tri et de calibrage d’oranges à Oran et la mit sur la tête pour se protéger de la pluie qui commençait à tomber. Indifférente à la vue remarquable qu’offrait la nature, elle parcourut le chemin trempé et désert à grands pas. Elle passa à côté des champs où les épis de blé luttaient sous le poids des gouttes de pluie et sur les bordures, les pétales des coquelicots se déchiquetaient et tombaient brutalement.

Arrivée à la maison, Myriam poussa, d’un coup de pied, le portillon du jardin fermé à l’aide d’une targette brisée. Elle franchit précipitamment l’allée bordée d’herbes flétries, escalada les quatre marches, ouvrit l’un des battants de la porte d’entrée et rentra à la manière d’un taureau enragé. Elle se rendit directement à la cuisine, au rez-de-chaussée, où elle jeta nerveusement son sac et sa blouse par terre, puis monta à l’étage, dans la chambre qu’elle partageait avec moi et notre autre sœur. Une fois dans la chambre, elle se mit à fulminer contre son travail :

— Je ne retournerai plus jamais travailler dans cette ordure de fabrique !

Elle s’approcha de la fenêtre, au fond de la pièce, l’ouvrit et contempla aux loin la mer qui avalait avidement les gouttes de pluie tombantes. Ses yeux se détournèrent ensuite vers les champs, à proximité du groupe de maisons dont faisait partie la nôtre, elle essayait de se calmer, tout en regardant les cultures qui s’affaissaient sous les précipitations. Elle ferma ensuite, nerveusement, les vitres et dirigea son attention vers l’intérieur où elle remarqua un plat rempli de figues mûres. Celles-ci étaient sur la table de chevet de notre sœur aînée Zineb. Elle s’y précipita et avala le contenu, goulûment.

Après s’être bien gavée, Myriam se dressa devant le long miroir, fixé sur la porte de l’armoire et considéra longuement son visage qu’elle trouva beau, à l’exception d’une pâleur et d’une impression de tristesse. Sa peau était sans défaut, ses yeux marron, son nez fin et droit, par contre ses lèvres étaient épaisses, ce qui troublait un petit peu l’harmonie de son visage, mais sans nuire pour autant à son charme. Ses cheveux étaient châtain foncé, soyeux et longs jusqu’aux genoux. Pourtant, la nature magnifique de sa chevelure ainsi que sa longueur dérangeait notre mère, elle prétendait que cela pourrait lui attirer le mauvais œil des jaloux et également provoquerait la drague des pervers qui traînassaient dans la gare. Et donc, à cause de cela, la fille devait obligatoirement, sur l’ordre de notre mère, ne jamais lâcher ses cheveux et les maintenir en forme de boule derrière la tête.

Myriam continuait à contempler son reflet dans le miroir. Elle défit son chignon d’un geste brusque et se réjouit en regardant sa crinière abondante et lisse avec fierté. N’empêche que ses lèvres charnues et son front l’agaçaient. Son front paraissait un peu grand, ce qui était à l’origine des taquineries de la part de nous, ses frères et sœurs. Toutefois, elle avait su comment corriger le défaut en le camouflant à l’aide d’une frange rideau. Myriam avança encore devant le miroir, jusqu’à s’y coller, afin de se concentrer sur les points noirs sur son nez et entama ensuite le moment délicat de l’élimination des points noirs, en les perçant avec ses ongles. Mais dès qu’elle sentit la douleur qu’elle infligeait à sa peau, elle s’arrêta et alla se jeter sur le lit le plus proche, le mien. En fait, son matelas était celui du haut, par rapport au lit superposé qu’elle partageait avec la grande sœur Zineb. Elle s’appuya sur les coussins, serra ses poings, tout en injuriant notre père :

— Tu n’as pas honte ? Tu m’envoies travailler alors que t’as assez d’argent ! Tu me reproches d’avoir raté le brevet des collèges ? Tu n’attendais que ça, en vrai ! N’es-tu pas, plutôt, censé engager un professeur pour m’aider à réussir mes études ? Elle se déplaçait dans la chambre, tout en parlant, se heurtait contre les lits, les tables et les chaises, ramena ses cheveux en arrière et reprit ses reproches.

— Veux-tu que je te dévoile les humiliations que le patron de la fabrique me fait subir, ainsi qu’aux autres ouvrières ? Hein ? Mais je sais que tu ne me croiras pas ! Et… c’est pour cela que je ne te dirai rien. Elle se jeta de nouveau sur le lit.

— Cela dit, je ne retournerai plus jamais là-bas ! Même si tu me donnes la mort ! La mort est moins horrible que les sévices de ce balourd de patron !

La pluie s’arrêta de tomber. Myriam était toujours agitée et épuisée. Pour se calmer, elle prit un livre sur l’armoire et se mit à lire, pour la troisième fois, un roman de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz « Le voleur et les chiens ». Elle aimait beaucoup lire, bien qu’elle ait échoué à sa dernière année de collège. Elle ne révisait que peu ses leçons, à cause de la mauvaise ambiance régnant dans la famille. Néanmoins, elle trouvait, à l’insu de notre mère, le temps de lire des contes. La passion de ce genre de lecture la distinguait de nous, ses frères et sœurs et de ses camarades d’école. Et quand elle fréquentait l’établissement scolaire, elle excellait dans toutes les matières d’ordre littéraire. Par ailleurs, quand elle se plongeait dans la lecture, elle se coupait du monde extérieur et n’entendait plus la voix tonitruante de notre père l’appelant. Mais, par malchance, notre mère se sentait désemparée devant elle, au cas où elle la découvrirait en train de lire. Elle ne la considérait pas du tout à hauteur d’assumer le rôle d’une bonne femme au foyer, à l’avenir. De ce fait, notre mère n’avait pas réussi à la convaincre d’arrêter cette mauvaise habitude de lire, pas même au moyen des injures, des pincements aussi douloureux que des morsures sur les cuisses et le ventre. Néanmoins, elle arrêta ce genre de punition dès que ma sœur grandit et atteignit l’âge adulte. Par contre, elle continua à la traiter de sourde et, par moments à lui arracher le livre des mains et à le jeter le plus loin possible, pour lui ordonner de se remettre au balayage et au lavage de la vaisselle.

En réalité, notre mère souffrait d’une fatigue permanente, d’essoufflement et d’hypertension artérielle. Le diagnostic médical lui détermina une insuffisance rénale. C’est pourquoi elle comptait essentiellement sur ses filles pour accomplir les tâches ménagères. Pourtant, Myriam soupçonnait notre mère de comploter contre elle, en même temps que son père. Elle était persuadée qu’ils l’avaient orientée vers le travail afin de profiter de son salaire et de lui préparer un trousseau pour un éventuel mariage. Effectivement, notre mère ne savait pas que la lecture était pour sa fille un moyen de surmonter ses vexations et celles de son père. Que c’était surtout un moyen par lequel elle galopait sur un cheval aux ailes fortes et battantes, flottant dans l’air d’un monde magique. Et c’était pour elle, également une sorte d’abri où elle parvenait à s’apaiser quand elle se souvenait de l’exploitation humiliante de son patron. Celui-ci n’arrêtait pas de lui faire remarquer qu’elle était lente et qu’elle ne s’appliquait pas assez dans le travail. En vérité, ce détestable employeur se conduisait plus cruellement avec ses autres collègues, qui étaient moins belles et qui étaient, généralement, des adolescentes et des jeunes filles de la classe pauvre. D’ailleurs le mot pauvre la dégoûtait, la contraignait, l’effrayait même. Sauf que, franchement, avec sa mine florissante, elle s’imaginait plutôt en belle et riche princesse. Dans sa tête, elle était décidée à ne jamais se laisser devenir pauvre dans sa vie, parce qu’elle était très belle, donc déjà riche de quelque chose. Son élégance devrait être l’outil de sa richesse. Pour dire précisément, sa beauté devrait lui servir d’outil en lui facilitant toute intégration dans n’importe quel domaine qui ferait d’elle une millionnaire.

Myriam succomba au sommeil après avoir lu quelques pages. Elle ne se réveilla qu’à mon entrée subite dans la chambre. Je tenais dans un pan de ma robe une poignée d’amandes vertes. J’étais suivie de Zineb qui tenait le sac et la blouse de Myriam, retrouvés dans la cuisine. Zineb, âgée de vingt-sept ans, était petite de taille, dodue de visage et de bassin. Elle avait des yeux et des cheveux noirs, une peau claire et portait une robe longue à manches courtes, comme celle que portait notre mère, ce qui lui donnait l’air plus âgé et l’allure d’une mère au foyer. En fait, elle n’était allée à l’école qu’une seule année et c’était elle qui, souvent, assumait le plus gros du travail ménager. Le ménage l’occupait tellement qu’elle négligeait la plupart du temps, de prendre soin de sa personne. Elle était également très attentive au bien-être des membres de la famille. Dans ce cas, dès sa rentrée dans notre chambre, qui était aussi la sienne, elle me réprimanda, en me voyant mettre les amandes dans l’assiette vide qui contenait les figues :

— Tu as encore grimpé aux arbres ? Maman ne te l’avait pas interdit ?

Je ne réagis pas aux reproches de ma sœur aînée. Je me suis assise sur le bord de mon lit et prit le livre que Myriam avait posé de côté lorsqu’elle s’était endormie. Je tournais les pages du livre qui n’étaient illustrées que par quelques dessins non coloriés. Puis, je me suis assise à même le sol, m’adossant au pied du lit qui était déjà occupé par Myriam. La scène du petit chat allongé et inerte de ce matin-là me revint en mémoire. À ce moment-là, Zineb s’assit sur son lit, celui du bas et, posa le sac et la blouse en haut, sur le lit de Myriam. Elle avait compris au premier regard que sa sœur Myriam était mécontente et donc, dès que celle-ci se réveilla, elle essaya de lui changer les idées :

— Que dis-tu d’une promenade à la source, ce soir ? Nous emmènerons les enfants et la chèvre ?

— Ce soir ? Depuis quand avons-nous l’habitude de sortir le soir ? protesta Myriam. Et ton travail de nettoyage et de cuisine ? Et notre mère… ! Va-t-elle nous le permettre vraiment ?

— Ne t’embête pas avec ça ! tenta de la rassurer Zineb. Nous l’emmènerons avec nous !

— Pardon ! s’écria Myriam, tout en se redressant, alarmée. L’emmener avec nous ? Tu parles de maman ! cette amoureuse du ménage et du mauvais sang !

Myriam se leva et, dès qu’elle libéra le lit, je pris sa place, sans tenir compte de la conversation qui se tenait entre mes deux grandes sœurs. Mon attention était concentrée, principalement, sur le livre. Pendant ce temps, Myriam, qui avait l’esprit encore effervescent, continua sa protestation :

— Tu sais très bien ce qu’elle va dire ! Qu’elle a mal à la tête… qu’elle a du mal à respirer… que son pied est enflé et ainsi de suite…

Réprimée, Zineb s’engagea dans une réflexion dans le but de trouver un moyen pour calmer Myriam. J’ai tiré profit, en ce moment, du silence répandu, j’ai posé le livre de côté et je me suis adressée à ma grande sœur d’une voix faible :

— Zineb ! Est-ce qu’un petit chat pourrait s’en remettre s’il a été projeté par-dessus un mur ?

Mes deux sœurs m’examinèrent avec stupéfaction, alors que j’avais le regard centré sur ma sœur aînée, attendant d’elle une réponse, avec grand intérêt. Zineb s’approcha et s’assit à côté de moi. Tandis que Myriam alla vers la fenêtre, l’ouvrit et s’appuya sur le cadre, tout en assistant à la scène qui se passait entre nous deux. Zineb ressentit ma tristesse, me rapprocha d’elle avec affection et me répondit doucement, mais franchement :

— Haddah ! Je ne pense pas qu’un chat projeté par-dessus un mur puisse s’en remettre !

— Non ! ripostai-je vivement. Je me rappelle une fois, lorsque mon plus jeune frère Ismaël a coupé la queue d’un lézard des murailles avec un bâton, plus tard, une nouvelle queue poussa à la place de celle qui était coupée, je l’ai vu de mes propres yeux ! Je le connais, ce lézard, il habite à côté.

— D’accord ! affirma Zineb délicatement. Mais je ne pense pas que le chat dispose de la même capacité que le lézard.

Cherchant à apaiser le désagrément de ses sœurs, Zineb alla vers la porte de la chambre, la verrouilla, puis apporta immédiatement le magnétophone à cassette audio, qui était rangé en dessous de la table de nuit et chuchota à ses sœurs :

— Écoutez cette nouvelle chanson de Cheb Ghanim !

À peine entendit-elle le nom du chanteur que Myriam manifesta de l’agacement. Elle se rapprocha de Zineb qui s’apprêtait à intégrer la cassette dans le lecteur de l’appareil audio et la supplia :

— S’il te plaît, tu connais très bien mon goût musical !

— J’ai compris ! répondit Zineb.

La jeune fille retira la première cassette, la remplaça par une autre et mit en marche une musique égyptienne harmonieuse et cadencée. Une ambiance se créa tout de suite et chacune des deux filles saisit un foulard dans l’armoire, le noua sur ses hanches et se lança joyeusement dans une danse orientale. Quant à moi, je me suis assise en tailleur sur mon lit et je me mis à observer les mouvements de mes sœurs. Quelques minutes plus tard, nous entendîmes le fracas de la poignée de la porte, puis quelqu’un toqua. Zineb arrêta la bande, détacha le foulard et alla ouvrir. C’était le petit Ismaël, âgé de cinq ans, connu pour être un enfant qui ne s’arrêtait jamais de s’agiter, excepté lorsqu’il tenait dans ses mains un petit animal et, pour cela, notre maman le surnomma, le diablotin.

Le diablotin était venu donc, à la demande de notre mère, pour nous prévenir de descendre, c’était l’heure du dîner. À savoir que les membres de notre famille ne mangeaient pas ensemble. Leur façon de prendre le repas était différente des autres familles. Nous les filles, mangions avec notre mère dans la cuisine avec le petit Ismaël, pas loin de nous. Quant au père, il occupait le salon, toujours devant la télévision, à suivre l’actualité en mangeant. Et les deux grands garçons, dans la partie séjour, séparée du salon par un rideau. Ce système pour manger exigeait de mes deux sœurs un service de repas à chaque groupe, sur un plateau à part. Ensuite, elles devaient ramasser les plateaux à la fin du repas. Heureusement que les membres de chaque groupe mangeaient dans un seul grand plat, bien qu’Ismaël et notre père aient chacun sa propre assiette, cela réduisait donc le nombre de vaisselle à laver.

Chapitre 3

Après la traque de Sylvestre, mon camarade Réda fut alité quelques jours. Le garçon avait un léger défaut au cœur depuis sa naissance. Je lui rendis visite en fin de semaine et lui ramenais des petites tortues dans ma poche. Il me demanda d’amener le chat, mais je n’ai pas eu le courage de lui annoncer sa mort. Je lui tendis les tortues presque mortes d’asphyxie et sortis sans rien lui dire. Une fois dehors, je me suis arrêtée à quelques pas du mur de la clôture du jardin de ma maison à observer le chemin de terre, d’où arrivaient deux personnes âgées discutant bruyamment. J’attendis leur passage, les suivis des yeux, jusqu’à leur disparition. Le silence prédominait et me permit de mieux écouter le chuchotement des insectes et le léger bruissement du vent qui agitait mes cheveux courts et mal brossés. Je repris mon souffle profondément et avançai vers chez moi à pas lents. J’ai poussé le portillon, j’ai observé durant plusieurs minutes les murs de la maison, couverts à moitié de liserons violets et panachés. Me sentant seule, je suis rentrée enfin et me suis arrêtée de nouveau dans le vestibule décoré d’étagères murales en bois, sur lesquelles étaient entreposés des bustes de femmes de grande beauté, en plâtre. Il y avait aussi des oiseaux et des bouquets de marguerites blanches, confectionnés en tissu par Zineb. Et dressée face à la porte, on trouvait une statue de lionne en taille réelle, à la gueule grande ouverte et prête à l’attaque.

Je me suis avancée dans le salon, mes frères et sœurs étaient tous rassemblés et personne ne s’était aperçu de mon entrée. Ils se faisaient gronder par notre père. Ils étaient anxieux et silencieux, tandis que le père fulminait. Son hurlement anéantissait tout autre bruit. Effrayée par la voix de mon père, je me suis jetée en arrière. Mounir, l’aîné de mes frères, âgé de 25 ans, avança tête baissée tout près du père, souhaitant absorber sa colère et protéger les autres. Mais le père n’était pas dupe, il était clair qu’il voulait punir tout le monde. Les deux filles, Myriam et Zineb, s’étaient jointes côte à côte. Ahmed, l’autre garçon, de 16 ans, se tenait à quelques pas de Mounir. Quant à Ismaël, il s’était également retiré, blottissant sa tête contre mon épaule. Furieux, notre père blâmait les garçons sévèrement :

— Bêtes que vous êtes ! Vous ne faites même pas attention au bon fonctionnement du matériel ! Et nécessairement… et tous les jours… il faut que je sois là pour garder un œil sur le travail à la ferme ! Sinon, tout est fichu ! Il remarqua que notre mère était visiblement apeurée. Il se rapprocha d’elle et continua ses engueulades, d’une voix stridente. Au quotidien ! Je suis dans l’obligation d’aviser tes deux enfants-là. Il désigna du doigt Mounir et Ahmed, que tel sillon a besoin de réparation, que tel terrain n’est pas correctement exploité, que tel bassin est trop petit, que… Le ton de sa voix haussait de plus en plus, la salive débordait de ses lèvres. Il se retourna vers les garçons et leur cria : Le tracteur doit être entretenu avant qu’un dysfonctionnement ne nous tombe dessus. Sinon cela nous coûtera cher de le réparer, trop cher ! Espèce de chiens que vous êtes ! Fatigué de crier, mon père se tut finalement et alla s’asseoir sur une banquette dans le salon, ce qui nous avait permis de nous disperser. Ma mère Amina lui apporta une tasse de café qu’il repoussa avec nervosité, le café se renversa et la tasse se projeta loin sur le tapis. Elle se munit quand même de beaucoup de patience et vint s’asseoir sur une banquette en face et essaya de s’entretenir avec lui :

— Calme-toi, Malik ! tes enfants ne font que ce qui est en leur capacité de faire. La ferme est beaucoup trop grande et ils n’ont pas la connaissance et l’expérience pour mieux faire !

Encore bouillonnant de colère, mon père se leva, avança et se pencha sur elle de tout son corps, comme s’il s’apprêtait à l’écraser, puis cracha à sa figure :

— Ils sont comme toi ! tes enfants ! maladifs et défaitistes ! Il se leva, se dirigea vers la sortie et, avant de quitter la pièce, il s’arrêta un moment et la pointa du doigt, l’incriminant, tu m’as engendré des ennemis et pas des enfants ! Apparemment, tu t’es mise d’accord avec eux pour détruire tout ce que j’ai construit.

Ma mère attendit qu’il ait reculé, puis se leva toute tremblante et lui demanda doucement :

— Que s’est-il passé à la ferme pour que tu te mettes en colère comme ça ? Et puis quelle que soit la raison, tout pourra s’arranger ! Tu te fais du mal en t’énervant, fais attention au diabète !

Il la regarda intensément, rougit et l’apostropha d’un air menaçant :

— Tu souhaites que j’attrape le diabète ! Toi ! dont les reins sont déjà foutus ? Quel malheur de t’avoir épousé !

Le visage de ma mère s’assombrit. Elle quitta le salon précipitamment. Quand il fut parti, elle regagna le salon, avec à la main, un encensoir qu’elle agitait tout autour. La fumée odorante de l’encens se répandit partout. Myriam la regardait avec un sourire sarcastique et remarqua :

— Ton encens ne lui servira à rien ! ricana-t-elle. Il aurait fallu penser au divorce avant que tu ne nous mettes au monde !

Ma mère continua à encenser la maison, sans prêter attention à ce que disait sa fille. Myriam sortit au jardin où elle trouva Ahmed assis sur l’herbe et s’assit à ses côtés. Ils se mirent tous les deux à décharger leur amertume. Ahmed, qui avait deux ans de plus qu’elle, paraissait bien plus grand, légèrement musclé, avec une fine moustache. Agitée, Myriam se leva, fit un tour dans le jardin puis revint en maugréant :

— Mon père est comme la mort. Il sème l’épouvante en moi. Je songe à lui glisser du poison dans sa nourriture.

— Non ! protesta Ahmed. C’est inhumain de tuer ainsi, mon idée est plutôt de le poignarder !

— Penses-tu que le fait de le poignarder soit plus humain que de l’empoisonner ? ajouta Myriam.

Les deux adolescents continuèrent à réfléchir sur la méthode la plus appropriée pour assassiner leur père. Mais la voix de celui-ci, appelant Myriam, les interrompit. Ils se turent aussitôt. Myriam courut, nerveuse, pour se présenter devant lui. Tandis qu’Ahmed se précipitait vers le puits pour descendre tout au fond à l’aide d’une corde et s’y cacher.

Mon père revint au salon, tout en reprenant ses vociférations. J’étais avec Ismaël et nous fuîmes devant lui. Il nous avait aperçus et manifesta son mécontentement en serrant les lèvres. Toute troublée, Myriam se précipita vers son père. Celui-ci lui cria d’une voix qui la fit sursauter :

— Où étais-tu ? Ça fait une heure que je t’appelle ! Vas-y ! Dis-moi, quelle est cette histoire, tu t’absentes du travail à la fabrique ? J’ai reçu un avertissement de ton patron !

Myriam tressaillit et rougit. À cet instant-là, ma mère surgit de la cuisine avec un nouveau plateau de café dans les bras. Elle était au courant des tracasseries que subissait ma sœur sur son lieu de travail. Elle aurait tellement voulu la secourir, mais elle savait bien que son mari ne la croirait pas, si elle s’engageait à le mettre au courant. Malgré tout, elle tenta, à l’instant, de saisir l’occasion de cet affrontement pour remplir son devoir de soutien à sa fille. Elle planifia donc de l’amadouer avant de l’informer. Elle simula la sérénité tout d’abord, puis lui dit en bégayant :

— Le café, Malik ! Comme il ignorait sa proposition, elle entreprit de lui prouver son intérêt pour son travail. Alors, ma mère lui demanda avec bienveillance :

— Comment ça va dans la ferme ?

— Depuis quand tu t’intéresses à la ferme ? lui répondit-il avec mépris. Et puis là… je suis confronté à un autre souci ; ta fille… Celle-ci ! désignant Myriam : Mademoiselle refuse d’aller au travail. De plus… Il me chercha du regard ainsi qu’Ismaël et remarqua : tes deux derniers me sont hostiles, ils s’échappent en me voyant. Tu les as tous retournés contre moi !

— Non, Malik ! opposa ma mère. Tes enfants n’éprouvent aucune hostilité envers toi, mais ils te craignent. En parvenant à prononcer cela, elle trouva, par la suite, du mal à respirer, à dire ouvertement ce qu’elle voulait dire. Elle imagina son mari devant elle comme un monstre qui lui faisait peur. Sauf qu’elle repensa au malheur de Myriam et scanda difficilement, tu es sévère avec eux !

Mon père parut abasourdi de ce qu’elle venait de suggérer. Il répéta sa formule :

— Je suis sévère avec eux ?

Ma mère hocha la tête pour confirmer et, ressentant la forte barrière qui l’empêchait de parler du problème de sa fille, elle s’efforça, malgré tout, de développer à son mari son avis sur sa sévérité.

— Tu les charges de trop de travail à la ferme et à l’étable. Ça les mène à l’échec scolaire et nuit à leur santé. Ils ne savent plus comment concilier les études et le travail.

De nouveau, son mari la dévisagea avec dédain et désapprouva son point de vue :

— Tu es folle et ignare ! Tu ne comprends rien à la vie, c’est la fermeté qui fera d’eux de vrais hommes ! Il fit une grimace, marquant sa déception. C’est dommage ! continua-t-il. Ils sont comme toi… à la volonté défaillante. Il émit un soupir d’agacement et proféra. Mais que faire ?Tu reproduis la même éducation que tu as reçue de ton père… ton père… le voué à l’échec et à la mesquinerie !

Ma mère se tut, consternée par les graves offenses à l’encontre de son père. Mais, après quelques secondes, elle reprit confiance en elle et se défendit :

— Comment oses-tu parler ainsi d’un homme qui n’est plus de ce monde ? Mon père était gentil et généreux… il était modeste et se contentait de gagner son pain à la sueur de son front !

C’était la première fois que la voix de ma mère s’élevait face à mon père. Pendant ce temps-ci, derrière la porte de la cuisine et du haut de la balustrade de l’escalier, nous les enfants, nous écoutions ce qui se passait entre nos parents. Ahmed paraissait très fier de la réaction courageuse de notre mère. Mounir et les filles paraissaient craintifs. Myriam, qui se tenait tout près des parents en conflit, devina la catastrophe. Cependant, mon père fit semblant de ne point être atteint par l’opposition de notre mère à son encontre, car il présumait que ses enfants les espionnaient. Il se força donc à manifester de l’indifférence, vis-à-vis de ce que disait sa femme. Il l’attaqua avec froideur :

— Je te l’ai dit, femme ! Tes enfants sont voués à l’échec, comme toi… et comme ton père, d’ailleurs… ton père, qui vécut toujours futile… et minable !

Prévenant les terribles conséquences, ma mère essaya de se retenir, de ne pas s’exprimer, puis envisagea de répondre calmement pour épargner le pire à ses enfants. Elle pensait entretenir une discussion paisible avec lui. Mais, étrangement, elle échoua et sa volonté prit un autre détour. Elle se rebella contre lui, comme si elle était provoquée par des insinuations diaboliques.

— Tu dis mes enfants ! Mais que connais-tu de mes enfants, à part l’image et le prénom ? En fait, ton insatiabilité pour la récolte et l’appât démesuré du gain t’a distrait de toute autre occupation, de ton devoir de père… Et même de tes ouvriers !

— Quoi ? l’interrompit-il, fronçant les sourcils.

— Oui ! continua-t-elle, sans prêter attention à son étonnement et résolue à dénoncer le mauvais comportement de son mari avec tous ceux qui le côtoient. On ne t’a jamais entendu dire qu’ils t’ont satisfait. Pourtant, ils s’efforcent énormément de travailler tes terres… Elle prit son souffle et enchaîna ses paroles. Il vaudrait mieux que tu emploies des automates… car ceux-ci ne se fatiguent pas, ne se trompent pas, ne se blessent pas et ne meurent pas !

Il la regarda d’un air ahuri. Il s’approcha d’elle, avec l’intention de la gifler. Elle recula sans crainte apparente. Alors, nous, leurs enfants qui étions jusqu’ici cachés, nous nous montrâmes. Mounir s’approcha le premier, puis Ahmed. Moi et Ismaël, nous nous accrochâmes à la robe de notre grande sœur. Sidéré, notre père nous scruta, voyant que nous nous étions positionnés contre lui, alors, il se tourna vers sa femme qu’il injuria :

— Tais-toi ! oh source de malheur et de misère !

Encouragée par la présence des enfants, ma mère tenta encore de se montrer forte. Toutefois, elle ne put retenir un désir insistant de crier son désarroi, de déverser ses ressentiments.

— Personne ne peut te côtoyer avec bonne foi ! ta passion pour l’argent te mènera à ta destruction ! et c’est normal que nos enfants désapprouvent ton comportement qui sème la terreur dans leurs cœurs, comme des ronces qui s’enfoncent dans la chair vive !

Une atmosphère de panique régna sur toute la famille. Mon père, courroucé, avança de quelques pas, brandissant son poing. Ma mère s’esquiva à la cuisine et mon père la suivit. Les deux grands garçons s’interposèrent et formèrent une barrière entre nos deux parents. Ahmed tâtonna inconsciemment un canif dans sa poche. Nous les filles hurlâmes et le petit Ismaël éclata en pleurs et s’accrocha à la robe de notre mère qui chancela et tomba par terre. Le père, fâché, monta dans sa chambre, sans prononcer un mot. Il prépara sa valise, son visage était étrangement impassible et neutre. En fait, mon père avait provoqué intentionnellement cette scène de dispute, pour en faire un prétexte autorisant son départ de la maison. Pendant ce temps, nous nous groupâmes autour de notre mère qui était toujours par terre et qui, malheureusement, n’arrivait plus à se remettre sur pied. Alors, Mounir appela les Urgences.

Chapitre 4