Cueillir les larmes de la montagne - Manuela Ackermann-Repond - E-Book

Cueillir les larmes de la montagne E-Book

Manuela Ackermann-Repond

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Beschreibung

Psychologue genevoise, Diana se ressource aux abords du lac Majeur, seul lieu où ses migraines lancinantes lui laissent un peu de répit. Antonio, ethnologue réputé, espère accomplir sa mission sur le Vieux Continent avant de rejoindre Quito. À la fin de ses journées de vendeur ambulant, l’amnésique Enero cherche du réconfort auprès de La Perdida, sans savoir qu’un homme au chapeau se lance sur leurs traces, guidé par l’esprit du serpent.

D’Europe, ce roman choral nous mène en Amérique du Sud, dans les tumultes de la guerre verte et ses conséquences.

Dans la veine d’un Luca Di Fulvio, Manuela Ackermann-Repond tisse ici une saga palpitante sur la quête d’identité, dans laquelle les enfants de Boyacá incarnent l’histoire tragique de leur pays.


À PROPOS DE L'AUTRICE




Manuela Ackermann-Repond se consacre à l’écriture sous tous ses aspects. Dans ses textes, elle explore les relations humaines, questionne le déni et effleure le hasard. Elle est l’auteure de La capeline écarlate (Slatkine, 2017) et L’âme déracinée (Slatkine, 2019).

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Ähnliche


Couverture

Page de titre

À Laura, gardienne de la Terre

On ne tire jamais de traits définitifs, on le sait, le passé est un serpent qui mord.

Nina Bouraoui

La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents.

Boris Cyrulnik

Prologue

Eduardo se précipite dans la pente abrupte. Ses poumons sont prêts à éclater, mais il doit fuir à tout prix. S’il s’arrête de courir, ce sera sa fin. La terreur la plus profonde lui donne des ailes. Au loin, les grondements reprennent, causés par ses poursuivants dans leur jeep ou bien par la montagne qui proteste. Le jeune garçon sait qu’ils ont remarqué sa présence au plus mauvais moment. Il a senti l’odeur aigre de la peur autour de lui et la forêt n’a pas su étouffer tous les bruits. La chaleur s’intensifie, Eduardo accélère sa course, il survole le terrain. Ses jambes peinent à suivre le dénivelé de cette pente râpée, son équilibre manque le quitter à chaque pas. Des pierres roulent sous ses pieds, il tombe et glisse, entraîné par un éboulis dans un fracas de fin du monde. Des zébrures rougeoyantes traversent le ciel, le roulement des cailloux autour de lui et les vociférations de la montagne l’assourdissent en se confondant. Il respire mal, la poussière, le sable et sa sueur viennent obstruer ses narines, lui assécher la bouche. Il est brutalement arrêté par un rocher plat, sans trop de mal apparemment. L’adrénaline le coupe de ses sensations corporelles ; il a des écorchures partout, certaines superficielles, d’autres plus profondes, ses membres sont ankylosés et lui répondent mal. Le choc lui fait tourner la tête, les battements désordonnés de son cœur se déchaînent dans sa poitrine et pulsent à une vitesse folle sous ses tempes. De sa posture inconfortable sur les éboulis, il entraperçoit deux silhouettes furtives, une petite accompagnée par une plus longue qui claudique. En état de choc, Eduardo n’a que le temps d’esquisser un sourire avant de sombrer dans un trou noir. Le fer de lance, aux aguets, attend patiemment.

Genève, Suisse, 2016

En cet après-midi d’août, Diana termine la rédaction du rapport de fin de traitement de son patient. Elle s’attendait à ce que cela lui prenne plus de temps. Satisfaite, elle contrôle l’impression du document, s’étire derrière son bureau et choisit de s’accorder un peu d’air. Elle range ses dossiers, puis ramasse ses affaires en soupirant d’aise.

Un léger vertige la prend lorsqu’elle se lève de sa chaise, une pression enserre ses tempes et son front.

– Maudite tête, grimace-t-elle.

Conséquence de longues heures de travail, ses migraines se réveillent brusquement. Ces maux l’ennuient depuis toujours, et plus souvent encore avant les vacances.

– Allez, plus qu’une semaine à tenir ! s’encourage-t-elle en s’agrippant au meuble.

Le cabinet de psychothérapie qu’elle partage avec ses deux collègues fonctionnera malgré son absence. Les résultats positifs des thérapies ne se font pas immédiatement ressentir ; quelquefois ce sont des échecs qui clôturent les séances ; ce qui ne l’empêche pas d’adorer son travail. Elle s’y sent utile et, cerise sur le gâteau, le lieu lui plaît. Les locaux sont spacieux, agréables et bien ventilés en été, au contraire de son appartement dans lequel les températures s’envolent dès que le thermomètre extérieur dépasse les vingt-sept degrés.

Ravie à la perspective d’un peu de temps libre en cette fin d’après-midi, Diana se hâte hors du bâtiment. Elle espère que l’air du lac dissipera sa céphalée et que le soleil éblouissant ne l’obligera pas à se calfeutrer dans le noir pour le restant de la semaine. Elle coupe par le parc, une reproduction en miniature des magnifiques espaces verts londoniens qu’elle affectionne. Il flotte un air de vacances, on peut humer des effluves de grillades et de crème solaire, le bord du lac tout proche convoie jusqu’à ses oreilles un léger brouhaha de baigneurs. Le soleil, revenu après une semaine très pluvieuse, pousse les gens à vivre dehors. Diana apprécie vraiment cet endroit, elle est reconnaissante de pouvoir y habiter grâce à sa tante qui lui a fait découvrir cette ville. Elle se demande où elle serait établie si ses parents vivaient encore. À grandes enjambées, elle franchit le portail du parc et continue de marcher à ce rythme, un peu trop rapide pour une simple promenade sur des petits sentiers caillouteux. Sa tête continue de lui donner le tournis, le sol prend un aspect changeant, comme s’il se gondolait. Elle devrait ralentir le pas. Ses jambes se mettent à tanguer et elle lutte pour conserver son équilibre, comme une ivrogne. Elle se dirige d’un pas devenu hésitant vers le banc le plus proche, sous un églantier, le rouge aux joues, peu désireuse de se faire remarquer par les gens autour d’elle. Les joggeurs courent, casque sur les oreilles, des petites vieilles et des petits vieux promènent leur animal de compagnie – quand ils ne se font pas promener par eux –, des parents incitent leur marmaille à avancer au lieu de traîner les pieds dans les gravillons. Afin de ne pas attirer l’attention, elle bascule dans le banc comme si elle rêvait et inspire profondément. Elle espère calmer son vertige pour poursuivre son chemin jusque chez elle. Une odeur malvenue pique soudain ses fosses nasales.

Elle tourne son regard vers la source de ces émanations. C’est un homme qui en est à l’origine, il lui tourne le dos. Il fume un énorme cigare sans égard pour quiconque. Elle est tentée de lui faire une remarque acerbe, la fumée la dérange vraiment. Mais elle inspire encore, elle ne saurait dire pourquoi, cette odeur provoque des vibrations étrangement familières en elle. Elle ressent un impérieux besoin de parler avec l’inconnu. Elle le détaille, tout à fait impoliment. Il est environné d’un nuage de fumée, un chapeau de feutre sur la tête, un costume bien coupé, des chaussures brillantes au cuir travaillé. Elle distingue une chevalière étincelante à sa main droite, celle qui ramène à intervalles précipités le cigare à son visage. Pour finir, Diana se déplace en glissant sur le banc pour s’approcher de lui, cherchant un prétexte. Elle essaie d’attirer son attention, toussote, mais l’homme ne semble pas remarquer qu’il n’est pas seul dans ce parc, sous cet églantier imposant. Sans plus s’inquiéter de son manque d’équilibre, elle se lève et tire l’inconnu par la manche. Le contact avec le tissu la brûle, l’électrise, la trouble profondément. La fibre est d’une douceur sans égale.

– Votre costume est en laine d’alpaga ? questionne-t-elle.

– Comment ? s’étonne l’homme, en se retournant.

Elle essaie de le dévisager, admet qu’elle ne le connaît pas. Il est encore partiellement caché par son écran de fumée, ses traits flous ne rappellent rien à la jeune femme.

– Je vous demande si vous portez un costume en alpaga ! répète-t-elle.

– Je ne sais pas, c’est un costume, c’est tout. Pourquoi vous voulez le savoir ? C’était le vôtre, l’alpaca ?

Tiens, il a prononcé alpaca, avec un c. Il a un léger accent, on dirait qu’il se force à le cacher.

– Et votre cigare, c’est bien un havane ? Vous êtes Sud-Américain, n’est-ce pas ?

– Pourquoi toutes ces questions, jeune fille ? Vous êtes de la police ?

– Euh… c’est simplement pour parler, minaude-t-elle.

Elle ne se reconnaît pas dans ce comportement, elle a l’impression qu’elle ne contrôle plus sa langue, ni sa cervelle. Pas très professionnel pour quelqu’un habitué à décrypter les intentions des autres et à conseiller la meilleure attitude dans une situation donnée, aussi insolite soit-elle. Pas son genre non plus de parler ainsi sans filtre ni égard !

– Il n’y a que les Américains du Sud à porter de l’alpaca et fumer des havanes, à votre avis ? Et aussi porter un panama, je suppose ? se moque-t-il en secouant son chapeau.

– Ah non, ça, c’est un fedora, pas un panama, s’exclame-t-elle.

– Ma petite, vous êtes un peu spéciale, assène-t-il, paternaliste. Mais bon, oui, j’arrive d’Équateur, finit-il par concéder.

Il plante son regard sombre dans le sien, souffle un nouveau nuage dans sa direction. Tétanisée, la jeune femme n’a pas l’air en grande forme. Elle est devenue très pâle tandis que ses yeux roulent dans ses orbites.

– Cayambe ! prononce-t-elle enfin, secouée de tremblements.

– Señorita, ça ne va pas ?

Le bonhomme ne cache plus du tout son accent.

Mais Diana ne répond pas. Elle semble en transe. Lui s’approche juste à temps pour amortir sa chute. Elle a perdu connaissance.

– Voilà autre chose, grommelle-t-il. Est-elle complètement cinglée ? Ou peut-être enceinte ?

Il est forcé de lâcher son cigare. Il repose la femme sur son banc et ramasse le précieux mégot. Il le finira plus tard.

Une fois la fumée du cigare dissipée, la jeune femme revient à elle. Elle a un regard absent, ce qui confirme à l’Équatorien qu’elle est folle.

– Pourquoi vous avez crié Cayambe ? demande-t-il en espagnol.

– J’ai fait un cauchemar, ce n’est rien, répond-elle dans la même langue.

Antonio en était sûr, elle partage avec lui sa langue maternelle et peut-être aussi une origine commune.

– Il était violent, ce mauvais rêve, d’autant plus que vous étiez parfaitement réveillée, mademoiselle Costume d’Alpaca.

– Diana.

– Antonio.

Enfin, le contact est établi. Ils se serrent la main. Sa poigne est ferme et chaude, mais douce à la fois ; celle de Diana est moite et froide.

– C’était quoi, votre rêve ?

– Il y avait des éclairs, de la fumée, beaucoup de fumée. Un incendie, je crois. Oui, je revois de longues flammes rouges. Chose curieuse, au lieu de s’élever, elles paraissaient ramper vers moi.

– À Cayambe ?

Elle répond qu’elle ne sait pas où, elle ne connaît rien au sujet de ce mot. Il la regarde. Il pense le savoir, mais n’a pas envie de déstabiliser encore Diana, alors il se tait. Elle met ses mains sur ses oreilles.

– Et ce bruit, ces cris, il y avait de l’orage aussi, les gens avaient peur.

Il s’assoit près d’elle, il lui serre maladroitement le bras pour la réconforter. Il se sent un peu responsable, maintenant qu’il a compris ce qui a effrayé Diana. Il espère qu’elle n’interprétera pas mal ce geste.

– Si je vous offrais un verre pour vous remettre de cet incidente ? propose-t-il.

Elle hésite puis acquiesce. Il désigne le café de l’autre côté de la rue, en bordure du parc.

Ils se lèvent et trottinent vers l’établissement. Il n’ose pas lui poser de question, de peur de causer un nouveau malaise. Il aimerait pourtant savoir pourquoi elle a crié ce mot. Elle ne peut quand même pas savoir… Attablés devant un cappuccino pour lui et un lungo sans sucre pour elle, ils gardent le silence. Enfin, elle questionne :

– Que savez-vous de Cayambe ?

Il ne répond rien, avale un peu vite une gorgée de sa boisson chaude. Elle reprend :

– Je suis psychologue et je vois bien que vous me cachez quelque chose. Tous vos gestes, votre attitude même vous trahissent !

Il soupire, la regarde, boit une nouvelle gorgée, soupire encore.

– Voilà… commence-t-il. Cayambe est une ville de la Cordillère des Andes, dans le Nord, peu éloignée de la capitale de l’Équateur. Mais c’est aussi un des plus importants volcans de ce pays. Il y a environ vingt ans, il a commencé à gronder. Ça arrivait de temps en temps, alors personne n’y a trop fait attention, d’autant que les spécialistes le pensaient éteint. La légende a refait surface. On dit qu’un jour, il y a eu une éruption si puissante qu’elle a rasé tout un village. Personne n’aurait eu le temps de se mettre à l’abri, pas même les animaux, rendus fous dans leurs enclos. La neige du sommet se serait évaporée en un instant, de la lave mêlée de boue aurait englouti les maisons, les plantations, les dépôts de tabac… et les gens.

– Mais c’est horriblement triste ! Je ne savais rien de cela ! Quel rapport avec mon rêve ? s’indigne Diana.

Il soulève son chapeau, se gratte le crâne, plaque ses cheveux raides sur sa tempe et réajuste son feutre, avant de poursuivre :

– Eh bien, selon cette histoire toujours, il n’y aurait eu que deux survivants retrouvés après le drame. Ils s’étaient réfugiés dans une grotte dont l’entrée était à demi obstruée. Grâce à un trou au-dessus d’eux, l’air leur est parvenu et les vapeurs mortelles les ont épargnés. Il s’agit d’une petite fille, agrippée à la laine d’un alpaca.

– Pauvre enfant ! Qu’est-elle devenue ?

– Pour ce que j’en sais, et selon la légende, elle a été envoyée loin de cet endroit maudit.

Diana ne réagit pas. Elle vient de perdre une nouvelle fois connaissance.

Au fil des jours, Diana ne sait plus si elle l’a rêvée ou si l’entrevue avec l’Équatorien s’est réellement déroulée dans ce parc de Genève. Cette rencontre et l’échange qui a suivi se révèlent tellement insolites, pour ne pas dire absurdes ! Ce n’est pas la première fois qu’une crise de migraine modifie ses sensations pour créer hallucinations et vertiges. Mais ses vêtements ont gardé une désagréable odeur de fumée et elle a retrouvé dans son sac un mouchoir au bord brodé qui ne lui appartient pas. Il est imprimé d’un Indien stylisé et porte l’indication : Indio Inn. Diana se demande où elle a bien pu dégoter ce bout de tissu, si ce n’est lors de cet épisode-là. Il ne lui reste plus qu’une poignée de jours avant ses vacances. Elle a pu décaler quelques rendez-vous pour s’accorder du repos plus rapidement. Cet événement lui démontre que sa santé doit être préservée. Si elle se met à avoir des hallucinations, ce n’est pas très bon signe, ni vraiment sécurisant à l’égard de ses patients.

Sa tante lui a confié la résidence secondaire familiale, le lieu immuable des vacances de printemps et d’automne, à peine moins fréquenté que lors de celles d’été. Tante Ema préfère les endroits calmes au panorama majestueux. Elle a eu le coup de foudre pour cette demeure, située dans un cadre qui a aussi toujours enchanté Diana, au bord du lac Majeur, juste en face des îles Borromées. Un coin abondamment rempli de touristes à la belle saison. Diana, elle, ne s’en soucie guère. Depuis le balcon, elle apprécie le ballet des bateaux de ligne et de pêche, les incursions timides des canards et des cygnes, le déferlement furieux des orages en provenance des montagnes et les levers de soleil dans le ciel laiteux. Tante Ema, pour sa part, s’en est allée en France, en Dordogne, dans la région de Bergerac, boire du vin et arpenter les coteaux des environs.

– Tante Ema, que trouves-tu de si intéressant dans ces vignobles ?

– Un vin est un produit qui se déguste, non pas pour l’alcool qu’il contient, mais pour le travail acharné des producteurs. C’est une matière vivante, qui se mérite. Elle est le contraire de cette mode de l’immédiat.

Diana sourit en se remémorant les mots de sa tante. Elle n’a jamais compris ce goût pour le vin, ni le temps qu’Ema prend pour boire un verre, son rituel hebdomadaire. Diana s’est faite depuis longtemps aux étrangetés de sa tante, spécialement à sa manie de fuir plusieurs semaines par an. Ema appelle cela sa respiration indispensable, son absence inévitable. C’est une globe-trotteuse dans l’âme, elle a emmené Diana sur presque tous les continents, au gré de ses engagements professionnels.

Les jours ont filé paresseusement. Diana, sa valise à la main, se tient enfin devant la belle demeure aux pieds baignés par les eaux du lac. Le soleil plombe l’ambiance, les toits vibrent sous la canicule, la sieste semble la seule activité possible. D’ailleurs tout est calme, et le chauffeur de taxi lui a fort bien montré son peu d’empressement à se lancer dans la circulation indolente de cet après-midi surchauffé pour un trajet si court. Elle aurait pu marcher, mais après le voyage en wagon climatisé, cheminer au bord d’une route goudronnée durant une demi-heure en plein soleil l’aurait probablement exposée à un malaise. Diana monte à l’étage et installe ses affaires dans la chambre qui lui est de tout temps attribuée. Malgré la chaleur, elle ouvre la fenêtre, puis les volets, et se précipite sur le petit balcon, face au lac. Elle respire profondément, emplit ses cellules olfactives de l’odeur de vase, de camélias et de romarin et s’en met plein les mirettes. Enfin de retour dans ce havre de paix. Et pourtant, elle se sent lasse. Elle aurait bien voulu une vie rangée, dans laquelle quelqu’un l’attendrait le soir et l’accompagnerait en vacances. Au lieu de cela, les seules relations qu’elle a entretenues récemment avec un homme sont cette histoire de fou avec l’Équatorien et les rendez-vous professionnels avec un jeune patient arachnophobe. Elle se secoue, il ne sort jamais rien de bon de ces apitoiements. Tout en laissant son esprit dériver, elle a fait le tour de la demeure et sorti les coussins pour les ajuster au mobilier de la terrasse. S’il fait trop chaud cette nuit, peut-être bien qu’elle dormira avec le clapotis du lac comme berceuse et le courant en guise de couverture. Elle manipule prudemment le mobilier : elle ne voudrait pas déranger les couleuvres et lézards qui aiment s’y dissimuler.

Installée à l’abri du soleil, elle contemple la vue qui s’offre à ses yeux : elle ne s’en lassera jamais ! L’étendue du lac, dont elle ne voit qu’une infime partie, fait écho à l’immensité du ciel. Le plan d’eau est encadré de tous côtés par de nombreuses montagnes, dont certaines lui évoquent le dos de dragons plongeant dans l’onde. Les forêts qui bouclent sur leurs flancs déclinent toute une gamme de verts : du plus sombre, quasiment noir, jusqu’à l’indigo le plus clair ; tandis que les plus éloignées se confondent presque avec le bleu du ciel. Tout un camaïeu de couleurs fraîches desquelles se détachent nettement trois bouts de terre. Ils accrochent le regard ; ce sont les îles de la famille Borromée, l’Isola Bella et l’Isola dei Pescatori au premier plan puis, un peu plus loin, l’Isola Madre. Dès le crépuscule, les lumières alentour donnent un air féerique à ce panorama grandiose. L’envie la prend d’aller sans délai se promener sur sa préférée, l’île des Pêcheurs. Si elle se dépêche, elle arrivera à prendre la dernière navette pour revenir à Stresa après sa balade dans cet autre monde, à moins qu’elle n’y trouve une porte ouverte.

L’Isola dei Pescatori, toute minuscule qu’elle soit, cache des trésors pour peu que l’on se laisse surprendre. Elle se souvient très bien de sa première fois sur l’Isola Superiore, premier nom de ce petit paradis. Elle pensait que cet îlot appartenait lui aussi aux Borromée et qu’il serait un musée envahi de touristes, comme le reste de l’archipel. Mis à part le flot de visiteurs, identique pour la région entière, elle a appris que cette terre dépend de la ville de Stresa ; et sa surprise a été plutôt agréable, quand elle s’est aperçue que les pêcheurs n’étaient pas là pour faire de la figuration et que l’église résonnait de chants et prières tous les matins. La rencontre avec Federico restera un ancrage dans sa vie. Quinze ans passés, déjà, depuis cette rencontre, le même nombre d’années que son âge cet été-là. La plupart de ses illusions se sont envolées depuis ce temps, et sa vie a pris un tour sérieux. Elle ne peut pourtant s’ôter de la tête cet été 2000 et son souvenir cuisant.

Otavalo, Équateur, 2016

Enero, l’homme sans mémoire, recueilli presque gelé un matin de janvier sur les pentes d’une montagne aride, boitille dans la rue. Il se souvient parfaitement du trajet jusqu’à sa maison ; de ce qu’il a mangé le jour d’avant ou de combien d’argent il dispose. En revanche, il ne sait pas comment il s’appelle, ni d’où il vient, encore moins ce qu’il faisait, perdu dans la montagne, vêtu bien trop légèrement. Depuis dix ans, après un long séjour à l’hôpital et une rééducation bâclée, il traîne sa jambe raide dans ces rues. Il vend, chaque jour de la semaine, des empanadas et des brochettes de fruits dans une charrette grinçante et marche, durant la soirée, en quête d’indices à la recherche de son identité.

Enero n’a qu’un objet auquel se raccrocher : une minuscule flûte décorée de brins de laine jaunes, bleus et rouges. La quenilla, celle que les enfants utilisent pour apprendre la musique ; ou bien l’instrument qui accompagne les bergers dans leurs longues journées passées à mener les bêtes sur les coteaux inhospitaliers. Les lamas et les alpagas ont l’air de bien s’en arranger, la rusticité de ces animaux émerveille l’éclopé. La sienne, de quenilla, vraiment ? Rien n’est moins sûr. Il est incapable d’en tirer la moindre mélodie, l’instrument lui sert de fétiche, de porte-bonheur. Il espère pourtant que quelqu’un le reconnaîtra un jour grâce à cet objet. Parfois, un son, une voix ou un éclair traversent son esprit, cherchant à se faire reconnaître, mais restent suffisamment indistincts pour le hanter et le laisser sans compréhension de ce qui lui arrive. Il ne sait pas s’il vient d’Otavalo. Il s’est retrouvé là parce qu’il transportait une carte de la ville dans un sac à dos et une publicité pour le marché aux ponchos. Ils ont supposé qu’il était un Indien quichua. Pourtant, il ne parlait pas la langue des indigènes, tout au plus quelques mots. Il aurait pu se croire un touriste égaré, mais sa crasse repoussante et ses dents marquées par la coca qu’il chiquait l’ont détrompé.

Pourtant aujourd’hui, il veut y croire ; il a peut-être une piste. Dans la foule du marché, il a remarqué une silhouette. Il soupçonne qu’il connaissait cette personne autrefois, avant de perdre tout repère. Enero est parti à sa recherche. D’après son habillement, la mystérieuse silhouette n’est pas un vendeur ni un paysan de la Sierra. Ce n’est pas non plus un touriste, il parlait espagnol sans accent et n’arborait ni sac à dos ni aucun autre signe distinctif. Surtout, il n’a acheté que de la nourriture, dédaignant les stands de souvenirs, chapeaux et tissus colorés proposés par les artisans locaux. Enero en déduit qu’il est sûrement resté en ville. La nuit, la cité regorge de touristes, mais aussi de voyageurs en transit et de vendeurs d’artisanat venus des quatre vallées de la Sierra. Tous se divertissent dans la rue, particulièrement, pour les locaux, en encourageant leur favori aux combats de coqs. Il a même semblé à Enero que l’homme le regardait avec insistance. Se pourrait-il que lui aussi l’ait identifié ? Enero ne s’est pas pressé à sa suite. Il sent que le mystérieux individu se montrera de nouveau dans la soirée et qu’ils auront l’occasion de se croiser une fois de plus. L’amnésique le sait bien, quand l’étranger est repu de couleurs et de musique, il se retire dans le calme de sa chambre climatisée. Mais l’attrait de la vie nocturne avec ses bars, ses rythmes trépidants et ses filles aura tôt fait de l’attirer dehors aux heures les plus fraîches.

Le vendeur d’empanadas attend l’heure. Il sait vers qui se tourner pour obtenir des renseignements. Son pas traînant le porte au cœur de la ville, dans les rues qui s’animent pour la soirée. Les hommes palabrent devant leurs portes, des femmes chantent, de petits groupes improvisés jouent de la musique et des couples se mettent à danser dans la rue. Une jeune femme au visage rond, enveloppée dans de nombreuses jupes, cherche à le happer pour quelques pas de huayno, la danse de la Sierra. Il s’échappe aussi vite qu’il le peut, sa patte folle lui interdit ce genre d’exercice.

Il frappe à une porte rehaussée de fleurs et d’animaux peints. Les ornements colorés courent tout autour du chambranle, débordent sur le mur en une végétation luxuriante, surmontée de colibris et soulignée de reptiles en bas-relief. Le contraste est grand avec le visage disgracieux du portier qui le toise de haut en bas :

– Ah, c’est toi, Enero ! Je t’ai déjà dit qu’on n’a rien ici pour les pouilleux de ton genre !

La liasse de billets froissés qu’Enero lui montre lui arrache une grimace de stupeur. Le vendeur ambulant peut lire l’incrédulité dans les yeux du gaillard. Mais la vue d’un paquet de billets verts change toujours l’opinion de quelqu’un à votre égard. Le cerbère libère l’entrée et Enero franchit la porte du bar. Il attend quelques secondes pour accoutumer ses yeux à la lumière crue et clignotante. Ses oreilles sont agressées par les décibels de la musique que crache la télévision branchée sur une chaîne musicale. Le long du zinc, plusieurs habitués et touristes se retournent. Ils détaillent sa chemise et ses pantalons usés, ses traits fatigués et ses cheveux poivre et sel en bataille. Enero se moque bien de son aspect. Il sait exactement qui il cherche. Celle que tous nomment La Perdida est juchée sur un tabouret. Si quelqu’un a des yeux et des oreilles partout, c’est bien elle. Pour l’heure, elle feint de rire aux blagues d’un homme trapu au front dégarni. Enero capte son regard et lui fait discrètement voir les billets qu’il tient encore à la main.

La jeune femme tord alors son visage dans une affreuse grimace, puis se tient le ventre en geignant. Le bonhomme qui lui parlait se lève prestement et se dirige vers le coin lounge où d’autres filles attendent. La Perdida monte à l’étage, Enero sur ses talons. Ça fait un petit moment qu’il n’a pas pris du bon temps avec elle. Ses moyens limités l’en ont empêché. Ce billet de cent dollars est vraiment tombé à pic, dommage pour le touriste qui l’a fait choir de sa poche devant son stand. Chacun doit pourtant savoir qu’on ne se promène jamais si ostensiblement avec de grosses coupures, au risque de se faire voler ! Le bureau de change a longuement observé le billet avant d’accepter de le troquer contre de plus petites valeurs. Enero se trouve cynique et se demande si c’est la perte de mémoire qui provoque cela ou s’il comptait déjà ce trait de caractère parmi ses caractéristiques, avant.

Il a beau être amnésique, avec les femmes, il n’a pas oublié comment s’y prendre. Pendant la rencontre charnelle avec La Perdida, il revoit des femmes, aux visages floutés. Des courbes différentes, des peaux de tous types de teint. A-t-il vraiment possédé tous ces corps ou ne sont-ce que de beaux rêves ? Il a bien eu quelques relations avec des jeunes femmes d’Otavalo, parfois l’histoire semblait sérieuse, mais toutes les trois ont fui à cause de ses crises de somnambulisme, impressionnantes paraît-il. Pourtant, lorsqu’il dort seul, il croit demeurer dans son lit le temps que dure son sommeil. Il ne s’est jamais réveillé ailleurs que dans ses draps.

La Perdida est experte pour ne pas laisser traîner le client. En quinze minutes, tout est terminé. Encore allongé contre le corps parfumé et chaud de la fille, Enero lui expose alors ce qui l’amène. Il lui décrit l’homme en question.

– Je l’ai vu, moi aussi, ce gars. Il est passé boire des coups ici. Tu n’es pas seul à chercher quelque chose. Ou quelqu’un.

Elle fixe gravement Enero, redressée sur un coude, ses volumineuses boucles noires tombant en cascade sur son bras, cachant à demi une vilaine marque.

– Aurais-tu des comptes à lui rendre ? Il a tout à fait l’allure d’un tueur à gages.

Enero rit, lui caresse doucement l’épaule.

– La Perdida, que vas-tu imaginer ? C’est un baroudeur, un voyageur solitaire.

– Ne le prends pas à la légère, reprend-elle. Je sais reconnaître un type aux intentions malsaines. C’est d’ailleurs tout ce qui rôde par ici, attendant son heure dans le noir avant d’attaquer sa proie, comme ce serpent qui m’a mordue autrefois.

Elle jette un air de défi à l’amnésique, se sépare de ses bras dans un sursaut brusque pour désigner sa marque sombre.

– Moi aussi, La Perdida ? Je suis animé de sombres intentions ?

– Le sais-tu toi-même, qui ne connais même pas ton nom ? rétorque-t-elle rudement.

– Tu as raison, qu’en sais-je ? Peut-être ne suis-je qu’un pistolero ou un berger, ou encore un mendiant orphelin ?

Il s’assied au bord de la couche, fait mine de chercher ses vêtements pour éloigner son trouble.

– Tu n’avais pas les mains d’un berger, la première fois que tu es venu vers moi. C’est la seule chose dont tu peux être sûr. Bien que tu parles un peu quichua, tu n’es pas un indigène non plus, à mon avis. Tout au plus un métis. Ta peau a foncé depuis, mais tu n’as pas exactement leurs traits. Tu descends des Européens, clairement.

– C’est ce que je pense aussi, mais ça ne me dit quand même pas qui j’étais. Cet individu, tu saurais où il crèche ?

Il a déjà revêtu son pantalon râpé et s’escrime à retourner sa chemise. Elle sourit et lui lance un petit objet.

– Moi aussi, je sais ramasser ce qui tombe…

Il attrape le petit carton au vol. C’est un étui d’allumettes au logo de l’Indio Inn, un trois-étoiles sis près du Marché aux Ponchos.

– C’est La Joya, perle rare, qu’on devrait te surnommer !

La fille tressaille à peine, elle fronce les sourcils :

– File, taquin ! Et laisse-moi ces beaux billets verts, je saurai fort bien m’en contenter !

– Tu l’as amplement mérité, morena !

Il lui souffle un baiser, lui tend soixante dollars avant de ressortir dans l’animation des rues d’Otavalo, le cœur en joie.

De loin, un homme au grand chapeau l’observe, puis se détourne.

Le premier coup asséné est sec, brutal ; il envoie sa tête valdinguer contre la porte. Sa pommette et son nez ont dû exploser lorsque la barre de métal s’est abattue sur lui. Un flot de sang tiède coule sur sa face. Le second, porté à l’arrière de sa boîte crânienne, le frappe plus férocement encore, amenuisant l’homme déjà à terre. Les suivants ne seront plus ressentis consciemment par le malheureux. Il s’est évanoui au deuxième impact.

Enero se réveille en sursaut, en nage dans ses draps. Il se sent si faible. Il porte prudemment la main à son visage, ne ressent bizarrement aucune douleur alors que sa figure doit forcément être atrocement tuméfiée après le traitement qu’il a subi. Il se lève, là encore sans souffrir aucunement, et se hâte vers le miroir accroché au mur de la chambre. La surface polie ne cadre que l’ovale de sa trogne, mais le vendeur ambulant doit se rendre à l’évidence : aucune blessure, aucune cicatrice ni la moindre ecchymose ne balafre sa peau tannée. Outre les marques anciennes, évidemment. Et les signes du temps qui passe ; ses rides disent les soucis, les rires, les tensions, le grand air ; ses traits tirés racontent les nuits d’insomnie, l’anxiété, la solitude, et ses paupières qui commencent sérieusement à tomber rappellent la fatigue, le soleil brûlant, les carences affectives.

– C’est encore un de ces maudits songes, maugrée-t-il.

Mais comme tous les autres mauvais rêves qui le hantent, celui-ci paraît si réel que la douleur pulse encore dans chaque cellule de son crâne, tellement fort que ce ne peut être qu’un souvenir, pas un simple cauchemar. Chaque image, chaque sensation, de même que les bruits sourds des chocs et ceux plus glaçants du métal sur les os résonnent encore pendant de longues minutes dans son cerveau. Il est parfaitement réveillé. Les sempiternelles questions sans réponse le taraudent.

Si cet événement est vraiment arrivé, qui donc lui en voulait autant ? Qu’avait-il fait pour être ainsi brutalisé ? Et surtout, comment expliquer qu’il soit encore en vie ?

Le jour se lèvera dans une heure ou deux, mais le vendeur ambulant ne pourra plus dormir après un tel songe. Il se glisse dans ses vêtements, prépare son sac et sort dans la nuit fraîche. Il pense à préparer son chariot pour la journée, mais se figure qu’il serait plus judicieux de se promener jusqu’à l’Indio Inn, juste pour voir si son destin ne l’attend pas là-bas.