D'une vie à l'autre - Anne Dalle-Spiroglou - E-Book

D'une vie à l'autre E-Book

Anne Dalle-Spiroglou

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Beschreibung

Dans D’une vie à l’autre, Lou explore les mystères de l’existence, cherchant à comprendre le sens du présent et du passé. Ses questions incessantes sont le moteur de sa quête pour retrouver sa liberté d’être. Le récit entrelace les deux temporalités, suscitant émotions et souvenirs, tout en dévoilant progressivement une image finale étonnante.


À PROPOS DE L'AUTRICE 


Anne Dalle-Spiroglou est constamment inspirée par son désir de mettre en mots les rencontres qu’elle fait, les lieux qu’elle découvre, et tout ce qui la touche et la fait vibrer. Son aspiration profonde est de partager l’essence de ses expériences à travers ses écrits.

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Seitenzahl: 264

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Anne Dalle-Spiroglou

D’une vie à l’autre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anne Dalle-Spiroglou

ISBN : 979-10-422-0180-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Do, mon âme sœur, qui partage et embellit

chaque instant de ma vie.

À la mémoire de mes parents, qui veillent sur moi

depuis la voûte étoilée.

À celles et ceux qui ont croisé mon chemin et laissé

leurs empreintes dans mon cœur…

Le plus grand voyageur est celui qui a su faire une fois le tour de lui-même.

Confucius

Lou

La sonnerie du réveil, comme une mélopée lancinante, emplit tout l’espace.

Enfouie sous les draps, Lou résiste. Elle ne veut pas se lever pour affronter une nouvelle journée avec les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes lieux, les mêmes visages… tout ce fatras d’habitudes et de contraintes qui enlaidissent son quotidien. Les yeux clos, elle s’accroche désespérément à son dernier rêve, qui s’effiloche comme une pelote de nuages après la pluie. Hashley, le chat bleu, impassible, les quatre pattes vers le ciel, ronronne dans son sommeil, offert à la douceur du moment. D’un revers de la main, Lou fait taire le réveil, cette machine infernale qui égrène les heures, les minutes, les secondes, avec une rigueur et une régularité implacables. Avec souplesse, elle repousse les draps et regarde son corps nu sculpté par le temps. Elle découvre de nouvelles rides, sillons imprimés sur sa peau ; compte les taches brunes sur ses mains ; regarde son ventre, un peu plus rond. Nostalgique, elle suit du bout des doigts la cicatrice sur sa cuisse gauche, souvenir tatoué d’une enfance turbulente. Elle réalise avec un peu de tristesse qu’elle vieillit. Pour se remonter le moral, elle caresse Hashley, qui lui rend son étreinte en creusant avec sa langue râpeuse un passage dans les méandres de ses doigts. Il est entré dans sa vie peu de temps après la mort de Totem, son premier chat qu’elle adorait, son « ange bleu » comme elle aimait l’appeler. Depuis bientôt dix ans, il est le témoin de ses faits et gestes et veille sur tous ses instants. Scrutée par ses grands yeux dorés, elle se décide enfin à sauter du lit. Comme tous les matins, elle est nostalgique de la nuit, cette alliée qui lui permet de s’échapper et de vivre de folles aventures oniriques qui l’aident à résister à la monotonie du jour.

La nuit, le jour…

Le jour, la nuit…

Métronome de l’univers, rythme des saisons.

Le jour, la nuit…

La nuit, le jour…

Mélodie à deux temps, un peu comme la vie et la mort.

La mort… Une larme perle au coin des yeux de Lou, hésite puis se laisse glisser le long de sa joue, prélude à une tristesse trop longtemps retenue, qui explose maintenant en sanglots. Ces derniers mois, Lou a perdu son père, le seul qui l’appelait par son vrai prénom, Louise, refusant le diminutif Lou adopté par tous. Puis elle a perdu Régine, son amie de toujours, terrassée par une crise cardiaque. C’était sa complice d’âme, sa sœur de cœur avec qui elle osait être elle tout simplement, sans crainte ni tabou. Pourquoi, pourquoi ? Cette question obsédante qu’elle se pose depuis toujours. Enfant déjà, elle ne comprenait pas pourquoi les fleurs fanaient, ni pourquoi Puck, la chienne de sa grand-mère maternelle, était morte. Elle adorait cette grosse boule de poils noirs et blancs, adorable et attachante, qu’elle couvrait de baisers et qui lui rendait son affection à grands coups de langue. Sa grand-mère lui avait expliqué que Puck est un personnage de la pièce de Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été. C’est l’une des fées qui habitent la forêt. Cela n’avait fait que renforcer le lien qui les unissait : c’était merveilleux, extraordinaire, de vivre une histoire d’amour avec une fée ! Soi-disant pour la ménager, on lui avait dit qu’elle était partie, ce qui n’avait fait qu’aggraver son incompréhension et son chagrin. Comment cette merveilleuse compagne avait-elle pu les quitter, les abandonner du jour au lendemain sans crier gare ? Quelques années après, la mort de sa grand-mère, dont elle était si proche, avait aggravé son questionnement. Cachée derrière la porte de sa chambre, elle avait aperçu son corps inerte, les mains jointes et les yeux désespérément clos. Elle était allongée sur le grand lit, enveloppée dans le châle multicolore qu’elle aimait tant, entourée par une partie de la famille en pleurs. Quand elle séjournait chez elle, pendant les vacances d’été, elles se retrouvaient le soir dans ce grand lit. Sa grand-mère lui récitait alors les fables de La Fontaine et elles s’imaginaient à tour de rôle cigale, fourmi, corbeau, renard, grenouille, bœuf, lion, mouche, rat, loup, âne, singe, léopard, poisson… mettant en scène une ménagerie joyeuse et exubérante, riant de leurs mésaventures et appréciant la morale de chaque histoire.

On naît, on vit, on meurt, quel intérêt ? Pour certains, la traversée est calme et belle, pour d’autres, elle est mouvementée, tempétueuse, semée d’obstacles.

Pourquoi, pourquoi ? Lou aujourd’hui n’arrive plus à avancer, comme si cette question envahissait tout son espace, allant jusqu’à la laisser des heures entières en proie à des angoisses existentielles d’une violence inouïe. Oublier, oublier, un leitmotiv qu’elle s’impose pour défier le chagrin et ne pas basculer dans des tourbillons d’émotions, qui la laissent anéantie, perdue dans un vide sidéral, piégée dans un trou noir. Est-elle à sa place dans ce monde ? Elle essuie ses larmes presque violemment, comme si elle se sentait coupable d’avoir cédé une fois encore à ce passé qui l’obsède. L’eau de la douche ruisselle sur sa peau, brûlante comme toujours, à la limite du supportable. « Je me nettoie, je me purifie », pense-t-elle en imaginant cette eau s’infiltrer jusqu’au cœur de ses cellules. Ses pieds nus, encore mouillés, glissent sur le carrelage froid jusqu’à la cuisine où un joyeux désordre l’attend : les restes du dîner d’hier sur la table, un verre de vin presque vide, des assiettes dépareillées et de vieux couverts en argent, hérités de sa grand-mère, qui se bousculent dans l’évier. Lou s’adonne à ses trois rituels du matin : allumer la radio qui diffuse de la musique classique, servir les croquettes du chat qui rebondissent comme des billes, invitant Hashley à son premier festin de la journée, et appuyer avec détermination sur sa machine à café qui, obéissante et disciplinée, lui prépare un expresso bien serré qu’elle avale d’un trait. Elle retourne dans sa chambre, enfile un jean, une chemise, un pull trop grand pour elle dans lequel elle se sent bien et des ballerines colorées. Elle accroche autour de son cou la chaîne avec le florin d’or, le bijou préféré de sa mère qui lui avait fait promettre de le porter lorsqu’elle ne serait plus de ce monde, ce que Lou a fait avec bonheur et nostalgie. Elle empoigne son vieux sac en cuir, poli par les ans, qui contient tous ses trésors.

L’ascenseur est encore en panne. Elle dévale l’escalier et arrive essoufflée dans le hall d’entrée. Elle est épiée par le regard acéré et curieux de Madame Jeanne, la concierge. Celle-ci est aussi vieille que l’immeuble et se cache derrière ses rideaux de dentelles jaunies, qu’elle soulève délicatement du bout des doigts. Rien ne doit lui échapper : elle est la gardienne des lieux, l’espionne des us et coutumes des habitants, véritable pythie qui prononce les oracles et les prophéties des propriétaires. La double porte de l’immeuble claque derrière Lou, comme une sentence. Dehors, il pleut. Le jour se lève avec des lueurs blafardes, stimulé par les bruits du quartier qui s’éveille. Lou se met à courir. Elle a oublié son parapluie et la station de métro n’est pas toute proche. Des gens se pressent dans la rue, visages anonymes, souriants ou tristes, absents ou préoccupés. Une mère, les sourcils froncés, en grande discussion, sans retenue ni pudeur, avec son téléphone portable, pieuvre aux ondes tentaculaires, traîne par la main une fillette aux mèches blondes qui trébuche à chaque pas, agrippant un nounours élimé auquel il manque une oreille. « Son compagnon de route et de déroute », pense Lou. Un adolescent aux cheveux longs retenus par un bandeau aux couleurs de l’arc-en-ciel, véritable chevalier des temps modernes, promène sa musique partout grâce à ses écouteurs, en slalomant avec son skateboard au milieu de la foule. Un vieil homme, piégé par les voitures, essaie vainement de traverser la rue, invectivant l’univers tout entier en faisant des moulinets avec sa canne. Une dame élégante et altière promène son chien. Ils se ressemblent : lui, haut sur ses pattes, et elle, perchée sur ses talons. Leurs têtes fièrement dressées sont surmontées, lui d’une touffe de poils frisés soigneusement arrangés par un habile toiletteur, elle d’un chignon banane figé par la laque, agencé par un célèbre coiffeur. Un chat, vagabond des rues, explore nonchalamment les poubelles qui viennent d’être déposées au bas des immeubles, en quête d’une délicieuse carcasse de poulet ou de savoureuses arêtes de poisson. Quelques noctambules, directement sortis de la discothèque où ils ont passé la nuit, avancent en titubant, encore sous l’emprise des feux de l’alcool et du tumulte des basses, à la recherche d’un bar où se poser pour refaire surface, comme des naufragés à la recherche d’une île. Un couple d’amoureux, main dans la main et cœurs entrelacés, semble voler au-dessus de tous, dans une bulle magique, auréolés d’une douce vibration qui les protège. Lou se souvient… Elle a enchaîné des passades, rencontres d’un soir ou aventures un peu plus longues, au gré de ses fantaisies, mais, aussi loin que remontent ses souvenirs, elle n’est jamais tombée en amour, comme le disent si joliment les Québécois. Elle sourit intérieurement : c’est faux. À quinze ans, elle a connu le grand frisson platonique avec Yves, son professeur de français, qui la fascinait par son sourire et l’aisance avec laquelle il maniait les mots. Il lui a fait découvrir les grands écrivains, les poètes, qui sont devenus ses alliés, ses partenaires de vie. Enfant déjà, elle s’endormait, bercée par la douce vibration des mots qui peuplaient les histoires que sa mère ou son père lui racontaient le soir. Aujourd’hui encore, Lou aime noircir des pages et des pages de vers, mettant en mots ses découvertes, ses émotions, sa vie.

Au rythme des arrivées et des départs des rames, la bouche de métro avale et crache des nuées de passagers, comme un cétacé géant avide de plancton. Lou aime plonger dans ce monde souterrain aux couloirs interminables, dont les murs sont tapissés de tags multicolores aux messages souvent engagés, porteurs d’espoir ou de désespoir, d’amour ou de haine, de joies ou de peines. Les tags côtoient les affiches publicitaires : le film à voir absolument, le dernier spectacle à découvrir, le livre à lire au plus vite, les propositions de voyages dans des contrées aux paysages fabuleux - trop beaux pour être vrais, car derrière se cache souvent une misère chronique. Le restaurant qui vient d’ouvrir avec des photos de plats alléchants et bien sûr un large choix de spécialités véganes. La boutique de mode incontournable, l’homme ou la femme politique du moment. Le métro ressemble à une ville éphémère, avec ses habitants qui ne font que passer, avec ses rues, ses carrefours, ses escaliers. À chaque intersection, des musiciens, solitaires ou en groupe, offrent des bouquets de notes aux passants. Ici, une jeune violoncelliste, les yeux clos, un sourire mystérieux à la Leonard de Vinci aux lèvres, fait courir son archet sur la portée d’une suite de Bach. Là, un accordéoniste sans âge s’aide d’un enregistrement, qui défile sur son vieux lecteur de cassettes, pour faire respirer son instrument, aux trois temps d’une valse musette, quémandant quelques pièces dans une casquette usée posée devant lui. Ici encore, des Amérindiens, arborant leurs coiffes de plumes, laissent vibrer leurs mélodies traditionnelles aux parfums et aux saveurs chamaniques, rythmées par des capteurs de rêve. Là encore, un chœur d’hommes aux voix graves et profondes fait résonner l’espace de chants slaves, proposant à la vente quelques CD. Une femme voilée, un bébé endormi dans les bras, psalmodie des phrases désespérées, réclamant quelques pièces pour nourrir son enfant. Plus loin, un clochard, enveloppé dans des cartons et des couvertures trouées, son vieux chien blotti contre lui, semble reposer là depuis l’éternité, oublié de la vie. Lou est toujours touchée par ces invisibles que la société a gommés. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Comment les aider ? Toutes ces questions qui restent sans réponse et semblent ne pas interrompre le flux des passants. Elle saute dans la première rame, occupée par quelques voyageurs. Elle en reconnaît certains qui font, comme elle, le même trajet à la même heure. Elle échange avec eux un regard complice, un sourire, signes de reconnaissance indispensables et réconfortants dans ce monde anonyme et froid. Elle compte les stations. Elle a toujours aimé les chiffres. Enfant, elle comptait tout ce qui se présentait à elle de manière répétitive et irrépressible : un, deux biscuits ; un, deux, trois pommes ; un, deux, trois, quatre feuilles de papier ; un, deux, trois, quatre, cinq crayons ; … à tel point que ses parents, inquiets, l’avaient emmenée consulter un spécialiste des TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs) qui les avait rassurés. Mais aujourd’hui encore, elle aime compter, cela la calme, lui donne des repères. À chaque arrêt, elle revisite l’histoire. La station Concorde est sa préférée : le mur apparaît comme un puzzle de lettres bleues, peintes sur des carrés en céramique blancs. Mises bout à bout, elles forment le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Lou murmure : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Une utopie de nos jours certes, mais elle veut encore y croire, espérant des lendemains plus libres, plus audacieux, plus vrais, plus fous. Quatrième station, elle doit descendre à la prochaine. C’est une nouveauté pour elle car, d’habitude, elle doit compter jusqu’à trois pour s’échapper de la rame, changer encore deux fois de métro et refaire surface dans le monde d’en haut. Mais aujourd’hui est un nouveau jour, une date qu’elle a entourée de rouge sur son agenda, la date, elle l’espère, d’un nouveau départ. Pressée et bousculée par des usagers, dont le nombre a augmenté de station en station, elle se retrouve propulsée presque malgré elle sur un trottoir inconnu. La pluie a cessé et un timide rayon de soleil tente de se glisser le plus discrètement possible entre les nuages. Elle est attentive à son itinéraire : au bout de l’avenue, prendre la première rue à gauche, puis une centaine de mètres plus loin, tourner à droite. Numéro treize : la voilà arrivée devant la grande porte cochère d’un immeuble haussmannien cossu. Une plaque en cuivre gravée attire immédiatement son attention. D’une main tremblante, elle appuie sur la sonnette. Après quelques minutes d’attente, qui lui semblent interminables, une voix de femme à l’interphone la salue et lui précise que c’est au deuxième étage. La porte s’ouvre.

Voyage

Le corps physique apprécie le calme, la paix, la merveilleuse énergie de tranquillité qui l’envahissent peu à peu. Il se détend, se relaxe, se relâche et puis s’endort, enveloppé d’une boule de lumière de couleur bleue qui le protège.

Toutes les pensées du quotidien passent et se dissolvent dans un flot de lumière blanche.

L’esprit se libère enfin. Il danse, il flotte au gré des variations de la musique douce qui remplit l’espace.

Lou

Lou vient de fêter ses quinze ans.

En cette fin d’après-midi de printemps, elle arrive devant l’immeuble où elle habite avec ses parents. Après avoir fouillé dans son cartable pour trouver son trousseau de clés perdu au milieu de ses livres, de ses cahiers et d’objets de toutes sortes, elle ouvre la lourde porte en verre martelé, décorée de motifs floraux en fer forgé. Dans l’entrée, elle croise René, le vieux monsieur qui habite au rez-de-chaussée, qui, comme toujours, la salue avec un immense sourire, en ôtant son chapeau de feutre avec panache et élégance. Ils échangent quelques mots sur la météo du jour puis, rituellement, il l’interroge sur ses études au lycée. C’est un ancien professeur de latin et de grec, à la retraite depuis de nombreuses années. Elle lui répond volontiers, car elle sait que c’est important pour lui. Il est terriblement seul depuis qu’il a perdu brutalement son épouse, emportée par un cancer foudroyant. Lou adorait cette charmante vieille dame, toujours chic et parfumée, portant des chapeaux fantaisie à voilette, qui se promenait tous les matins dans le quartier, bras dessus bras dessous avec son mari. Ses parents et elle sont les seules personnes de l’immeuble qui prennent vraiment le temps de lui parler, en dehors des bonjours et des bonsoirs rapides que les voisins, indifférents et pressés, échangent par habitude et sans aucune conviction. Comme elle étudie le latin, il la conseille et lui prête régulièrement des œuvres d’auteurs anciens. Elle a ainsi pu traduire, sous son contrôle, des textes de Cicéron, d’Horace, de Lucrèce, d’Ovide, de Pline l’Ancien, de Sénèque, de Virgile. Cela lui permet d’avoir une moyenne de dix-huit en latin, ce qui est rare pour celles et ceux qui, comme elle, ont choisi la filière scientifique. Arrivée au deuxième étage, elle se retrouve devant la porte en bois massif de son appartement qui, une fois ouverte, lui permet d’entrer dans le grand hall au sol carrelé en damier noir et blanc. Elle enlève ses chaussures, geste imposé et respecté par toute la famille, « pour ne pas salir », répète la gouvernante. Cela ne la gêne pas, au contraire, elle adore marcher pieds nus. Un passage rapide dans la cuisine lui permet de récupérer un verre de thé glacé dans le réfrigérateur, avant de regagner sa chambre, son antre, son jardin secret, dont elle referme soigneusement la porte derrière elle. Elle jette son cartable qui se déverse avec soulagement sur le tapis chamarré. Elle enlève ses vêtements pour enfiler un immense tee-shirt, troué par endroits et décoloré par les multiples lavages qu’il a endurés, qu’elle conserve au grand dam de la gouvernante. Elle se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la rue tranquille. Le volet roulant a été baissé à moitié pour éviter l’intrusion du soleil. Elle regarde la vue qui s’offre à elle. Quelques voitures roulent sur la chaussée. Sur le trottoir d’en face, des passants se croisent, certains se saluent. Le marchand de fruits et légumes, qui lui offre souvent un beau fruit juteux et sucré, empile des pommes, créant une œuvre d’art éphémère de couleurs rouge, jaune et verte. Elle s’allonge sur son lit et ouvre le recueil Poèmes d’amour et de liberté de Paul Eluard, un de ses poètes préférés. Entre deux vers, qu’elle lit à voix haute pour mieux les savourer, elle sirote son thé glacé. Elle pense à Yves, son professeur de français, dont elle est follement amoureuse. C’est grâce à lui qu’elle a découvert la poésie. Elle rêve qu’il va lui déclarer son amour à travers des lettres enflammées et qu’ils vont s’enfuir ensemble vers des contrées lointaines, où ils pourront vivre librement leur amour. Elle fait la moue en secouant la tête : Yves, certes, lui donne toujours d’excellentes notes, apprécie ses qualités littéraires et son intérêt pour les cours qu’il dispense, mais tout le reste n’est que fantasme et elle le sait très bien. Peu importe, elle aime se raconter des histoires, s’inventer des vies, se créer de nouveaux univers.

La nuit est tombée, éclairée en pointillés par les réverbères de la rue. Lou est couchée, enveloppée dans des draps de coton qui sentent bon la lavande. Elle est entre chien et loup, pas encore endormie mais plus tout à fait éveillée. Sa mère arrive dans sa chambre et s’assoit au pied de son lit. Lou entend le cliquetis familier des larges anneaux de sa gourmette en or, qui se balance à son poignet droit. Elle respire avec délice le parfum N 5 de Chanel, que sa mère porte tout le temps. C’est une très belle femme aux yeux noisette et aux cheveux bruns coupés au carré. Elle n’est pas souvent à la maison, son métier de journaliste à la télévision lui imposant de fréquents déplacements et des réunions tardives comme ce soir. Elle vient embrasser sa fille et partager un moment privilégié avec elle. Depuis qu’elle est toute petite, Lou est habituée à ce rituel d’amour et de complicité. Elles sont ensemble et se racontent leur journée avec tous ces petits riens qui rendent la vie tantôt joyeuse, tantôt triste. Les mots et les rires fusent. Lou adore sa mère et c’est réciproque. « Tu es la plus belle chose que j’ai faite dans ma vie », lui dit souvent sa mère. « Et toi, tu es ma maman et ma meilleure amie », lui répond Lou.

Au bout d’un moment, son père les rejoint, disant qu’il est tard et qu’il faudrait songer à dormir. C’est un homme de grande taille, aux épaules larges et rassurantes. Ancien champion régional de gymnastique quand il était plus jeune, il a conservé un corps mince et musclé. Ses cheveux coupés en brosse et ses yeux sont d’un noir brillant. Lou aime ses belles mains, fines et soignées, qui manient, avec habileté et précision de trait, le stylo plume, le crayon et le compas, ses outils d’architecte.Elle aime le regarder dans son bureau, assis sur son tabouret haut devant sa table à dessin recouverte de papiers calques et de papiers millimétrés, sur lesquels il trace des lignes, des courbes, des figures géométriques, avec l’aide de sa règle à échelles pour mesurer les distances. Il a toujours à côté de lui son carnet de croquis, sur lequel il dessine les prémices de magnifiques constructions, certaines très avant-gardistes. Il l’emporte partout avec lui, glissé, avec tous ses plans, dans son tube de transport à bandoulière en vieux cuir craquelé. Il lui a appris à lire les plans d’architecte, avec leurs symboles, leurs abréviations et leurs chiffres. Elle connaît leurs noms : le plan d’esquisse, le premier du projet ; le plan de coupe donnant une représentation verticale, indispensable pour évaluer la hauteur des pièces et la forme de la toiture ; les plans détaillés ; le plan de situation pour repérer la parcelle dans son environnement ; le plan de masse offrant l’image vue du ciel du bâtiment et de ce qui l’entoure ;le plan de façades ; le plan de niveau pour comprendre le projet, avec l’organisation des espaces, la circulation, l’orientation, les vues, l’emplacement des ouvertures. Elle sait qu’un trait épais ou deux traits parallèles illustrent un mur porteur et qu’à l’inverse, un trait fin matérialise une cloison. Un plan doit indiquer le sens d’ouverture des portes et des fenêtres notées par des petits points et des arrondis, les escaliers, les superficies par pièce et totale, l’emplacement des équipements, les espaces extérieurs et éventuellement l’implantation du mobilier.L’architecte doit également établir la liste des matériaux utilisés. Elle feuillette souvent les catalogues de tous ces produits de luxe, destinés aux villas créées par son père pour la jet-set de Saint-Tropez, dont il est l’architecte attitré. Mais, depuis son plus jeune âge, ce sont les maquettes qu’elle préfère, véritables terrains de jeu miniatures. Elle se souvient de celle d’un grand centre hospitalier, qui a occupé l’immense table de la salle à manger pendant plusieurs jours, transformée pour l’occasion en annexe du bureau de son père. Elle passait des heures à se projeter dans cet hôpital pour Lilliputiens et à mettre en scène l’arrivée et le départ des taxis, des ambulances et des voitures de pompiers, l’hospitalisation des patients. Chaque malade avait son propre vécu, heureux ou malheureux. Certains, guéris et sauvés, pouvaient rentrer chez eux, d’autres mouraient. Elle endossait tous les métiers : ambulancier, pompier, infirmier, aide-soignant, sage-femme, psychologue, médecin, anesthésiste, chirurgien, radiologue, imaginant des histoires à rebondissements multiples, dignes des séries télévisées américaines.

Elle est très fière de son père, mais elle a de plus en plus de mal à communiquer avec lui. Il est d’une extrême sensibilité et a souvent les larmes aux yeux pour un rien. Il a dû apprendre à tout contrôler, ses parents lui ayant enseigné qu’un homme doit être fort. Alors, il se protège, enfermé dans son armure. Lou en souffre terriblement. Elle a le sentiment qu’ils passent à côté l’un de l’autre. Elle voudrait tant que son père soit authentique, mette de côté sa pudeur et laisse libre cours à ses émotions et à tout l’amour qu’il a pour elle. Un jour peut-être, elle osera lui avouer tout cela. Mais, pour l’instant, elle est beaucoup plus proche de sa mère. Elle peut tout lui confier, sans aucune retenue. Sa mère écoute, comprend, réprimande quelquefois mais avec douceur et bienveillance, pardonne toujours. Rien ne la trouble, rien ne la choque.

Plus tard, Lou sera journaliste à la télévision comme sa mère… ou architecte comme son père.

****

Demain, c’est le premier jour du mois d’août, le départ pour un mois de vacances en famille. Cela fait plusieurs fois que Lou fait et défait sa valise, accompagnée par la musique psychédélique des Pink Floyd qui résonne dans sa chambre, rebondissant d’un mur à l’autre. Elle prend un pull, le remet dans l’armoire ; saisit trois tee-shirts qui, à leur tour, ne conviennent pas ; choisit un short, puis l’abandonne au profit d’un bermuda ; sélectionne deux paires de sandales, qu’elle troque vite contre une paire de tongs et une de baskets, abandonnées à leur tour ; surtout, ne pas oublier les chaussures de randonnée et les chaussettes qui vont avec. Assise devant son armoire grande ouverte, tous les tiroirs en désordre, elle désespère de faire le bon choix. De toute façon, elle le sait, elle va amener beaucoup trop de vêtements, qui resteront sagement pliés dans sa valise. Après plusieurs heures d’errance, la valise est bouclée, enfin presque, car il va falloir qu’elle s’assoie dessus pour la fermer de gré ou de force. Son père passe la tête par l’entrebâillement de la porte : « Louise, n’oublie pas de prendre une casquette, tes lunettes de soleil et un coupe-vent imperméable, car tu sais qu’en montagne, c’est indispensable. » Lou acquiesce en souriant. Comme toujours, son père reste le maître d’œuvre. C’est lui qui planifie, organise, gère, soucieux du bon déroulement du séjour. Lou et sa mère plaisantent chaque fois, en disant qu’elles sont les maîtresses d’ouvrage, les clientes et que leur cahier des charges est très exigeant.

****

Le mois de vacances est passé trop vite, demain c’est le départ. Tôt ce matin, la météo des cimes étant favorable, Lou et ses parents sont partis pour une dernière excursion. Ils avancent lentement avec leurs sacs à dos, sur le chemin de grande randonnée qui longe les glaciers immaculés. Au loin, une marmotte, à l’entrée de son terrier, debout sur un rocher plat, les regarde, en sifflant pour alerter ses congénères d’un éventuel danger. Lou ne se lasse pas d’admirer ces paysages extraordinaires : les pics, les pointes et les aiguilles qui rivalisent de hauteur, les falaises inhospitalières, les sommets coiffés de leurs neiges éternelles, les cols doux et arrondis, les versants abrupts, les crêtes vertigineuses, les couloirs périlleux, les arêtes agressives, les cascades bavardes et les torrents fous. Grâce à sa mère, qui lui a fait découvrir la flore des montagnes, elle sait reconnaître, depuis qu’elle est enfant, la marguerite des Alpes cachée dans les éboulis et les rochers, les buissons roses et odorants de rhododendron, la dangereuse digitale, la très rare renoncule des glaciers, le génépi célèbre pour sa liqueur, le trèfle alpin vivant dans les rocailles et les prairies, et le magnifique edelweiss, étoile des glaciers. Son père s’arrête régulièrement pour actionner son appareil photo et immortaliser ces moments partagés qu’ils se remémoreront au retour, lors d’une soirée Spéciale Montagne. Elle l’imagine déjà installant la visionneuse et l’écran de projection dans le salon, les boîtes de diapositives, numérotées et étiquetées avec soin, étant prêtes à libérer une multitude de souvenirs, pendant qu’ils se régaleront de tranches de saucisson, de jambon cru et de tomme de Savoie. Cette année, ils ont eu la chance de croiser une harde de chamois qui s’abreuvaient en fin d’après-midi dans un lac de montagne, dont l’eau limpide reflétait les sommets alentours. Au détour d’un sentier escarpé, ils ont surpris, un matin, quelques bouquetins, coiffés de leurs superbes cornes, qui traversaient un glacier avec une surprenante légèreté.

Brusquement, le père de Lou s’immobilise, fait signe de se taire et pointe un doigt vers le ciel. Un aigle majestueux, seul dans l’azur, plane et tournoie au-dessus de leurs têtes. Il est tellement proche qu’ils peuvent entendre le bruit du battement de ses grandes ailes brunes, comme un souffle puissant. Soudain, il se met à crier, un son caractéristique que Lou n’oubliera jamais. Cette rencontre magique est pour elle un cadeau du ciel et de la terre. Elle s’imagine, libre et puissante, survolant le monde avec lui. Tout est possible, tout est permis. Le temps s’arrête. Ses yeux se remplissent de larmes de joie.

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Lou va bientôt avoir sept ans. Dans une semaine, c’est Noël. Toute la ville est décorée de lumières, de guirlandes multicolores accrochées dans les rues, qui scintillent la nuit. Dans les boutiques, les jouets, les peluches et les poupées rivalisent de charme et de beauté pour attirer et séduire les foules de bambins qui se pressent avec leurs parents. Comme chaque année, elle a écrit au Père Noël début novembre, pour lui demander de ses nouvelles, de celles de ses lutins et de ses fidèles rennes, avant de lister ses souhaits de cadeaux. Elle a bien précisé qu’elle a été très sage tout au long de l’année. Puis, le soir du 24 décembre, elle préparera avec soin une assiette de charcuterie et de fromages, une belle tranche de pain, un fruit, quelques chocolats et un verre de vin servi par son père, qu’elle déposera sur la table de la cuisine avant d’aller se coucher. Le Père Noël pourra ainsi faire une pause avant de reprendre sa route dans les airs, avec son traîneau volant et son attelage de rennes, dont les grelots résonnent dans la nuit, pour continuer la distribution de cadeaux aux enfants du monde entier. Mais, cet après-midi, elle est triste car son amie Josiane, qui est dans la même classe qu’elle, vient de lui affirmer que le Père Noël n’existe pas. Elles sont en ville, accompagnées par la gouvernante de la famille de Lou, en train de déguster des châtaignes grillées, cuisinées dans la rue par un marchand ambulant. Elles se brûlent les mains avec joie, à travers les cornets en papier journal et se noircissent les doigts en décortiquant avec gourmandise les petits fruits bruns au goût sucré et à la texture onctueuse. Un froid vif et piquant oblige les passants emmitouflés à presser le pas. Devant la stupeur et l’incrédulité de Lou à l’annonce de cette nouvelle, Josiane, fière de l’effet produit, lui explique qu’à Noël dernier, elle a résisté au sommeil et, en pleine nuit, a surpris ses parents en train de déposer les cadeaux au pied du sapin. Lou ne veut pas, ne peut pas y croire. Cet être merveilleux n’existe pas : pourquoi ? Ses parents, en qui elle a une confiance absolue, lui ont menti : pourquoi ? Il va falloir qu’elle questionne maman au plus vite.