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Une ombre menaçante guette les terres de l'est. Après des siècles d'exil, les sorcières se soulèvent sous le règne d'Azelma et lancent une ultime offensive. Rois et reines tombent d'un royaume à l'autre, elfes et cergals se préparent pour une nouvelle guerre. La princesse au sang-mêlé peut encore influencer les événements, mais elle devra choisir entre les cergals, son peuple de naissance aux valeurs ancestrales, et les sorcières, qui ont sauvé ces derniers au prix de la magie noire. Entre jeux politiques, stratégies militaires et alliances historiques, les terres de Dalgøtem sont sous tension.
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Seitenzahl: 615
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Car vous fûtes les premières lectrices,
les premières à y croire,
des soutiens attentifs et encourageants,
Je vous dédie ce récit.
À ma sœur Amandine,
à ma grande amie Emilie,
à ma moitié artistique Shane,
et à ma co-capitaine des flots, Madeleine.
Tout l’univers vous attend sur :
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P
ROLOGUE
. HORS D'ENDELFYR
I. POUR LA LIBERTÉ
II. LØRE D'ESTEREL
III. LE TROISIÈME ŒIL
IV. VEREZTI
V. LE ROYAUME DES NEUF
VI. LE PLATEAU DE FEHL
VII. LES FAILLES DE CERFEHL
VIII. LA FORÊT DE DENFÆH
IX. CAPITALE DES ALLIANCES
X. LES PERS AÎNÉES
XI. LE BANQUET DES FÉLONS
XII. LE DÉPART
XIII. LA DRUIDESSE
XIV. TOURNEVENT
XV. L'AUDIENCE DU CLAN ALKANE
XVI. L'EMPIRE SE MEURT
XVII. SANS HONNEUR
XVIII. L'ARRESTATION
XIX. L'INTERROGATOIRE
XX. LA LUNE BLEUE
XXI. LANGORIA
XXII. UNE QUESTION D'HONNEUR
XXIII. LE PANIER DE BOIS
XXIV. LA TÊTE DE CØRPIUS CORBEL
XXV. LA PER ROYALE
XXVI. LES CACHOTS
XXVII. L'APPRENTIE
XXVIII. SON VRAI VISAGE
XXIX. L'ASSEMBLÉE
XXX. LE DERNIER RECOURS
XXXI. ONIREH ET SACREMENT
XXXII. LE VAHAL DU ROI
XXXIII. VIVRE OU MOURIR
TARAYA
12e jour avant l’équinoxe de printemps de l’an 488
Le jour est arrivé.
Ma poitrine s’agitait. J’entendais son cri d’alerte surgir de mes profondeurs.
—Et si… et si je n’étais pas à la hauteur ? murmurai-je.
« Il est temps, Taraya », répondit ma petite voix intérieure.
J’étais submergée et inquiète, enfoncée au fond de mon pagnot. La voix avait raison, d’ici peu, mon destin frapperait à la porte et je devrais affronter l’inévitable, mais je redoutais les affres de ce futur. Ô diantre, les jeux des dieux ! Je n’avais pas imaginé avoir si peur le moment venu. Pourtant, mon cœur martelait, suppliait comme un condamné traîné à la potence.
Je me levai d’un geste hésitant et rejoignis une fenêtre. Une lueur chaude se détachait de l’aube pour caresser ma peau, et je profitai de ces derniers instants de répit pour goûter à la lumière de Pereen. J’observai une énième fois le paysage de la vallée, la nostalgie en éveil. Devant moi, Vahelfyr, une steppe sauvage, bordait les montagnes du chef-lieu des elfes. J’habitais la seule demeure à des kilomètres à la ronde, percée de l’unique arbre encore debout.
Il ne restait plus grand-chose, ici, sinon les restes d’un lourd passé. Au cours des précédents centenaires, nombre de cergals, humains et nains étaient tombés en défiant la terre des elfes. La haine chevauchait depuis tant d’années ces collines, inondant nos rivières de cadavres. Leur colère imprégnait encore les lieux, je sentais cette abominable énergie à chaque instant. Et comment oublier le feu embrasant ces forêts ancestrales, les hurlements des elfes qui suppliaient d’être sauvés ? Je me sentis faiblir devant les décombres de nos guerres passées.
— Je ne peux…
Un instant, aussi court fût-il, je rompis mon souffle, en hommage aux victimes de l’Ancien âge et de celui qui avait commencé. Des flots écarlates s’annonçaient par-delà nos frontières.
« Le royaume que tu défends a besoin de toi, Taraya. Habille-toi à présent », reprit la voix sans m’octroyer le temps du doute.
La solitude était devenue ma seule compagne et parfois se jouait bien de moi. Sa voix, incontrôlable et moralisatrice, me sommait de me ressaisir ; mais j’étais terrifiée, en plein combat intérieur à propos de ce que je devais réellement faire. Je le savais pourtant ; j’avais laissé filer le temps des conciliations et la mort était parmi nous. Le destin m’attendait paisiblement, et moi seule pourrais intervenir pour changer le cours des choses. Je me répétais nerveusement la prophétie :
— Une cergale aux cheveux filasse
Frappera trois coups à ta paillasse.
Tu la formeras et en aval,
Elle sera enfin ton égal.
Dans l’ombre, elle trahira les tiens.
Tu le sauras, mais n’en feras rien.
Ainsi s’ébauchera mon dessein
Et ta servitude prendra fin.
Celui qui souhaitait connaître le jour de sa mort n’avait jamais goûté à l’amertume des derniers instants. Le temps avait consumé mes meilleurs souvenirs, emportant le visage de mes parents, celui de mon amour et bientôt, mon visage lui aussi allait disparaître de l’esprit de tous.
« La folie te guette, Taraya. »
— Qu’adviendra-t-il de mon apprentie ?
« Ne te laisse pas distraire ! »
La mort me rejoignait à pas tranquilles. Je la devançai d’un mouvement consenti et vif. J’étais fin prête à revêtir une dernière fois l’habit blanc et vivre mon destin. Je me retournai avec aplomb et partis vers mon vieux coffre. Un sentiment fort me liait à ma robe de per et sa broderie traditionnelle. L’insigne des elfes, un animal ancestral à la tête d’un cerf et au corps d’un phénix, me saluait d’outre-tombe.
J’enfilais le vêtement lorsqu’un vent traversa la masure de part en part, agitant les vieux pots en terre cuite, les lierres grimpants et la poussière des meubles.
— Pereen, ma foi faillit, et j’ai besoin de toi plus que jamais, priai-je en glissant ma main sur la broderie pâle de ma robe. Le peuple des elfes a besoin de nous.
Dans un coin de la pièce, mon reflet me dévisageait à travers un vieux miroir terreux. Le temps était passé si vite depuis mes premiers jours. Où était passée l’enfant mesurant un demi-elfe ? Je m’approchai lentement, contemplant les attributs des elfes se détacher de ma nature de per. J’étais née avec de petites oreilles en pointe et des joues creuses. Comme les autres elfes, je portais sur ma face des motifs qui divulguaient mon trait primaire de personnalité. Mon visage affichait une étoile à trois branches traversant mes joues et mon front, pour signifier le courage. Et comme les autres de mon village natal, j’avais porté une longue chevelure raide aux quelques tresses et perles. Ce temps me rappelait l’innocence, la crédulité et la pureté. Ce qui restait de moi s’éloignait des elfes communs. Lorsque j’avais consenti aux vœux de per, j’avais perdu toute cette chevelure, mes yeux étaient devenus semblables à une éclipse. Je me penchai davantage et fixai mes pupilles de jais, entourées d’iris enflammés. Le plus révélateur de ma nature se trouvait au milieu du front : un troisième œil, toujours clos, petit et discret comme celui d’un oiseau.
Aux yeux des autres races, je n’étais qu’une simple prêtresse, missionnaire de Pereen, mais j’étais en réalité bien plus. Tout le peuple des elfes gratifiait les pers de louanges et de respect. Ce titre m’avait longtemps rendue fière. J’affichais le crâne lisse sans honte et les broderies blanches sans peur.
— Tu es passée par tant d’épreuves, dis-je à mon reflet, comme si je conversais avec une personne à part entière. Regarde ce que tu es devenue après tous ces siècles à la servir.
On ne devenait pas per sans sacrifice. À sept ans, j’avais quitté le village pour rejoindre les terres sacrées de Langoria et suivre un enseignement religieux. Je devenais, ainsi, graine. Puis, il me fallut trois siècles de cérémonies et d’échelons à gravir, répétant assidûment les vœux et les prières. Pereen m’avait tout pris. Bien plus encore lorsque je devins la per royale. Et elle réclamait toujours plus de sacrifices.
— Aujourd’hui, encore une fois, tu m’en demandes trop, Pereen, continuai-je.
Je me détournai de ma figure recouverte par la vieillesse, une peau terne et fanée, et repris mes actions.
L’âge me rendait sénile. Avec quoi rimait l’éternité, sinon la peur et la solitude ? Je fis glisser ma main sur mon crâne lisse et laissai éclore une larme. Des feuilles firent brusquement irruption dans ma case, attirant mon attention vers l’extérieur. Par-delà la fenêtre, une vague de nuages cendrés venait du nord. Des oiseaux fuyaient par milliers dans la direction opposée.
— C’est donc ta réponse, Pereen ?
Pressée par le temps, je partis vers le tronc qui traversait le centre de ma hutte et m’emparai d’un tour de main de ma cape, d’un épais sac et de mon talisman, qui baignait jusque-là dans une vasque magique.
— Le temps est venu ! Où que tu m’emmènes, Pereen, j’espère que tu as raison, susurrai-je.
Je serrai fermement mon haut bâton gravé d’insignes mystiques comme on tiendrait une épée aiguisée, puis, d’un mouvement assuré et responsable, je quittai les lieux prête et résolue.
Sur mon perron se tenaient quatre elfes de la garde des pers. De prime abord, ils semblaient calmes et tranquilles ; rien sur eux ne trahissait leur nervosité. Pourtant, mes sens, toujours en alerte, me signalaient leur funeste avenir. Une fine couche grise couvrait leurs yeux, comme un ciel annonçant la tempête. Aucun ne reviendrait cette fois-ci ; la mort portait l’imposture de leur ombre. Ils étaient condamnés et je ne pouvais rien pour eux.
Ils méritent de savoir…
Non, Taraya, ne prends pas le risque de bouleverser la prévoyance*. Ne laisse pas tes sentiments couvrir la voix du destin, mon amie.
Je reconnus Sheelon du sud du royaume, si grand et vigoureux, aux cheveux cuivrés. Une gravure de protecteur marquait son front d’un arbre tribal.
N’est-il pas trop jeune pour mourir ?
Derrière lui se tenait Beeheln, à la longue chevelure brune et au corps souple et svelte. Sa main se cramponnait à la sangle de son carquois. Son visage était creusé par le chagrin et ternissait sa gravure de l’audace : deux pointes de flèches couvrant ses yeux. Il ne reverrait pas son épouse et il avait accepté cette perspective. À côté, Ysden lui ressemblait en tout point, bien que son âge le rende plus mature. Celui-ci refusait encore d’abandonner celui qu’il aimait. Il portait sur son visage la marque de la sincérité : deux grandes courbes allant de ses yeux à sa mâchoire.
C’est moi qui les condamne, Taraya, personne d’autre !
Je luttai pour ne pas me laisser consumer par les remords et me concentrai sur mon unique objectif.
Ces trois-là se démarquaient par l’usage qu’ils faisaient de leur arc. Ils tiraient des flèches comme aucun autre, faisant tomber des centaines d’assaillants sans effort. En bout de groupe, j’aperçus mon plus ancien attaché, Heef : une peau brune, grand et robuste, plus connu pour sa maîtrise de l’épée. Il me regardait fermement, dressant les marques de la force sur son visage. Je les avais tous vus grandir à des époques différentes et connaissais les qualités de chacun : Sheelon le vaillant, Beeheln le volontaire, Ysden le courageux et Heef le vengeur.
Aucun n’était très différent physiquement, à dire vrai. Leur singularité se dessinait au contour du nez, à la courbure de leur dos ou au détour de marques de guerre, plus prononcées pour les anciens. Beehleln paraissait frêle et doté d’une peau d’enfant, comparé aux puînés.
— Per, me salua-t-il gravement, s’inclinant légèrement devant moi.
— Vous êtes à l’heure, répondis-je, froide et mystérieuse.
Je dépassai les gardes pour nous diriger vers la lointaine forêt d’Alkih. À mon passage, les trois autres soldats me saluèrent d’un morne hochement de tête.
— Hâtons-nous, murmurai-je sombrement en m’enfonçant dans le sentier sauvage qui nous éloignerait peu à peu de la vallée et de mon foyer.
Des bois, jadis, étoffaient cette vaste vallée de couleurs et de magie. Les guerres avaient fini par consumer la terre dans un brasier d’orgueil. Ce qui restait suscitait mon chagrin. Vahelfyr esquissait une étendue de verdure, quelques monts fleuris, mais plus aucun arbre ne poussait de nouveau. Par cette vallée, nous pouvions voir venir un ennemi à des lieues à la ronde.
— Beaucoup d’elfes ont peur de la forêt d’Alkih. J’ai entendu dire que de grandes bêtes dévoraient le cœur des vivants, spécula Beeheln, couvrant nos arrières.
— D’où te vient une telle histoire ? répondit Sheelon d’un ton las.
— Ne craignez pas toutes les légendes étrangères. Nous les répandons pour terroriser les visiteurs, récriminai-je sans trouver la force de lui sourire.
— Elles sont donc inventées ? reprit le jeune guerrier.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, rétorquai-je froidement, en resserrant mon collier magique dans ma paume.
J’avais vécu si longtemps dans cette sobre chacunière de bois que j’oubliais peu à peu la féerie d’Endelfyr. Mon isolement culminait une petite colline de la vallée, tel un nid survolant le royaume des elfes. Cette vie était maintenant loin derrière moi et l’horizon nous dévoilait les reliefs denses d’Alkih, à quelques heures de marche. Même ce long chemin vallonné, à la terre rocailleuse et sauvage, ne pouvait plus ralentir l’inévitable.
Cette forêt sauvage se dressait au nord-est pour délimiter le royaume des elfes des terres Maudites. Personne ne s’y aventurait, sinon les âmes torturées et enclines à une mort certaine. Alkih ne faisait aucun cadeau ou survivant. Ceux qui entraient, pensant dérober ses ressources enchantées, se croyaient à tort au-dessus des lois de la nature.
Une lourdeur me sangla les organes. L’univers vacillait à mesure que notre chemin se raccourcissait. La terre murmurait sous nos pieds et l’air diffusait une odeur délétère. Mes quatre compagnons me suivaient, l’esprit vif depuis les premières lueurs du jour. Aucun ne s’était encombré de vivres. Ils ne portaient sur eux qu’armes et défenses, comme préparés pour une seule et même mission : me protéger.
N’oublie pas ce qui t’amène, Taraya.
Plus nous avancions, plus mon esprit se troublait, et lorsque nous parvînmes sur le dernier sentier, je crus sentir mon cœur lâcher. Un cri silencieux fuyait les bois. Depuis le sommet de la colline, je vis l’étendue sauvage disparaître sous un épais brouillard noir. L’atmosphère elle-même nous criait de fuir. Je descendis en appréhendant le pire, allongeant mes pas jusqu’à l’immense et menaçant mur de ronces.
— La vérité est pire que je ne le pense, avertis-je en passant la première, serrant davantage mon bâton de bois.
— Que sentez-vous ? sonda Heef, l’épée dégainée.
L’épaisse végétation qui protégeait le royaume paraissait infestée. La terre dépeignait une étrange texture, pareille à une gangrène. Mes sens s’alarmèrent et un écho sourd vint à notre rencontre. J’attendais que mon Instinct se calme lorsqu’une sensation me paralysa à l’orée du bois. Une odeur familière et entêtante s’était tenue là. Sa présence semblait fraîche de quelques heures. Contre les arbres raidis, je cherchai aussitôt un indice, mais la magie ne s’en dégageait plus. Elle semblait avoir terni au toucher de cette présence. Le chemin m’appelait presque à faire demi-tour. J’avais la possibilité de fuir ; pourtant, la prévoyance me sommait d’entrer.
— Tout va bien, Per Royale ? demanda Sheelon, constatant mon hésitation.
Je me tournai vers lui et sentis les larmes poindre au coin de mes yeux.
— Vous n’avez pas l’air d’aller bien. Peut-être devrions-nous nous arrêter quelques instants ? insista-t-il en découvrant mon expression.
— Je crains que nous n’ayons perdu suffisamment de temps. La reine Eaween n’attendra pas. Les héritiers naîtront lors d’une lune bleue, lui soufflai-je, avant qu’une larme roule doucement sur ma joue.
Je dirigeai mon énergie en avant et proclamai :
— Shalih eholie, Fæhiltee heerkefil.
Sous l’appel, la haie barbelée se scinda en un porche étroit et nous fit découvrir l’envers d’Alkih. Je pénétrai la forêt armée de courage, abandonnant derrière fmoi mes derniers espoirs de revenir. Au dernier pas franchi, la porte de ronces reprit sa place sur le reste du hallier.
Voilà bien des lunes que je n’avais pas foulé cette terre et ces racines. Au lieu de s’illuminer à chacun de nos pas, la sente se ternissait dans une épaisse lueur noire. Les champignons décatis libéraient des vapeurs toxiques. Je cherchai les créatures qui, d’habitude, gambadaient d’un terrier à l’autre, celles qui sautaient entre les branches noueuses et les grandes espèces qui venaient à ma rencontre ; sans succès. Cette épaisse atmosphère filtrait une faible lumière, à m’en faire perdre mes repères. L’air pesait davantage et le silence finit par tous nous éteindre.
— Je n’ai jamais connu une histoire se terminant bien dans un bois ensorcelé, Per Royale, avança Heef en s’impatientant.
Je pris un instant pour définir la bonne piste, sans me soustraire à ses doutes. Je ne pouvais pas prendre le risque d’être déconcentrée. Ces bois se domptaient par les traditions : écouter la magie, ressentir, puis se laisser guider. Je tendis l’oreille à deux reprises sans trouver la voie. Il n’y eut que la voix grasse du vieux guerrier, s’agitant derrière moi. À gauche ? L’ombre des arbres s’intensifiait jusqu’à camoufler ses contours. À droite ? Des troncs couchés s’étendaient en contrebas.
— Nous devrions faire demi-tour, Taraya. Un danger nous guette, argua Ysden en me saisissant le bras.
Je l’avais trop de fois repris à propos de ses inquiétudes prématurées. Comment lui reprocher d’avoir peur ? Un regard suffit. Cette quête nous incombait plus qu’aucune autre de notre vivant. Ne laisse surtout pas paraître ta propre peur. Une discrète voix me guida sur la gauche.
— Par ici, dis-je sans trouver comment les rassurer.
Je tendis la main vers le ciel et resserrai l’autre autour de mon collier imprégné d’ethel, la magie divine.
— Lia Pereen vah, Lia shöl Yoniss*!
La lumière solaire descendit au creux de ma main en formant un petit corps brumeux. J’en demandais peut-être trop à ma magie. Je devais préserver le plus possible mon ethel et user davantage de ce que la nature pouvait m’offrir. Si seulement la forêt répondait à mes appels… Alkih semblait s’éteindre dans un dernier soupir. Je repris mon chemin d’un bon pas en direction de l’ouest, affrontant avec peine les silhouettes d’arbres élimés. Je n’avais jamais vu ces bois sacrés ainsi. Une telle ambiance me faisait regretter ma hutte au cœur de la vallée.
— J’aurais dû lui faire mes adieux, déplora Ysden d’une voix tremblante. Comment fera Reïsha sans moi ?
— Il s’en sortira, trancha Heef en reprenant la tête.
Ils ne méritaient pas le sort que nous rejoignions à grands pas. À travers les décombres, un faible halo indiqua la fin du périple.
— N’est-ce pas la fleur que vous recherchiez ? s’enquit Sheelon, avec un regain d’espoir.
— J’en ai bien peur, répondis-je sans lui laisser d’illusions.
Le joyau de cette quête était bien visible, sur un drap de terre retournée. Par Pereen... où sont les autres ? me préoccupai-je en m’avançant jusqu’à l’unique norcilia de la forêt. Cette fleur séculaire, d’ordinaire bleutée, montrait ses premiers bourgeons sous une grande magie. Seules les pers connaissaient les secrets de leur croissance. Les plus recherchées, aux pétales jaunis, apparaissaient à la mort d’une per ou d’un membre de sang royal, souvent entre ces arbres protecteurs d’Alkih. Un bouquet de ces fleurs pouvait guérir n’importe quelle espèce, quel que fût son mal.
— Nous ne pouvons partir avec une si pauvre récolte ? légitimai-je en fuyant le regard d’Ysden.
Beeheln et Sheelon s’éloignèrent de moi, sans même riposter. Je ne les avais pas entendus depuis notre départ. Le premier, plus frêle et plus jeune que les trois autres, analysait la terre de jais. Le second se mit à couvert derrière un arbre.
— En quoi consiste cette mission ? demanda Ysden, la rage au ventre et son arme prête à servir.
— Nous servons Pereen, mon frère, jusqu’à la mort, s’interposa Heef en bon chef de troupe.
Ai-je eu raison de les faire venir ? J’aurais dû être seule en ces lieux.
On n’avait pas le choix, Taraya. Ne laisse pas la culpabilité envoiler ton destin. On ne peut les sauver. Ils devaient être présents.
Je me penchai sur cette unique fleur mauve aux pétales volumineux et me saisis de ma fine dague pour cisailler sa racine.
— Shofaar Pereen Doreggihl, priai-je en m’emparant de l’offrande pour qu’elle rejoigne ma besace.
La nature avait pour but de nous accompagner, pas de nous asservir. Dans ces mots, je remerciais Pereen pour ce qui nous entourait. L’aspect de la terre retint mon attention.
— Beaucoup sont passés par ici, Per Royale. Quoi que vous ayez prévu, nous devrions rentrer au plus vite.
Je fis le vide en moi et me séparai des voix inquiètes du groupe. L’odeur si familière se glissait par-dessus le plant. Je connaissais son allure et son âge. À cette senteur se joignaient plusieurs guerriers, venus avec elle dérober les fleurs. La voleuse avait dû se disputer, une énergie inquiète s’était tenue là. Je me disais qu’il me fallait une trace plus marquée que les autres, afin d’utiliser mon troisième œil, lorsqu’une voix me tira en avant.
— N’avez-vous pas ce que vous cherchiez ? L’accouchement ne va pas tarder, houspilla Ysden avant que je n’avance davantage.
— C’est moi qui ai semé les graines dans ce clos. Je sais où sont mes jeunes pousses et les plus anciennes. Le destin nous a menés ici, mon ami. Un ennemi s’annonce sur nos terres. Pereen attend bien plus de nous que d’apporter une seule norcilia au château.
Je jetai un œil sur mes compagnons et fus de nouveau frappée par leur inquiétude. De son mètre quatre-vingt-dix, Heef était le plus robuste de tous. Il serrait son épée, aux aguets. Ce guerrier de renom continuait de me donner froid dans le dos. Trop de fois ses mains avaient dérobé la vie. Dans ses yeux, la mort et l’orgueil me firent affront. Plus que quiconque, il voyait dans ses crimes la nécessité de sauver le peuple elfique.
— Restez ici, je vais inspecter les environs, ordonnai-je avant de me diriger vers une autre partie de la forêt.
Sheelon et Beeheln guettaient dans l’autre direction. Le premier ajusta son carquois et l’autre prépara des flèches à encocher. Ysden allait et venait dans l’étroite clairière, en répétant le nom de Reïsha. Heef, lui, restait dressé vers moi, attentif au moindre danger. Je cessai de les surveiller et partis dans les bois, hors des sentiers tracés par les êtres qui peuplaient ces lieux. Des lucioles fuyaient vers l’extérieur et la lueur qui jadis scintillait s’assombrissait à mesure que je m’enfonçais et m’éloignais de mes gardes. Une sorte de maléfice nappait le sol de noirceur. Mes muscles se resserrèrent et ma gorge se noua. Autour de moi, la forêt sembla s’éteindre davantage et la magie quitta les troncs pour s’enfoncer dans la terre.
À quelques pas, une nouvelle voix prit place, celle d’un cergal couvert d’une robe brune mordorée. Il tenait dans sa main une arme que je n’avais jamais vue auparavant. Elle ressemblait à une hache, avec une forme bien plus meurtrière et son maître portait sur sa taille d’autres inventions surprenantes. Une grande cergale l’accompagnait, jeune et fine, et ses cheveux étaient partagés entre un blanc neige et des racines noires comme les ténèbres. Je me cachai aussitôt derrière un tronc massif et écoutai leur conversation.
Je t’ai attendue depuis si longtemps.
Je reconnus immédiatement la visiteuse et son parfum qui s’était répandu dans toute la forêt.
— Vous avez vos norcilias, l’accord a été tenu, alors partez, dit mon ancienne apprentie, le désespoir dans la voix.
— Notre roi a convenu avec ta reine des norcilias et des elfes, morts ou vivants, s’imposa le guerrier au vêtement de cuir.
— Je ne vous laisserai pas faire.
— Tu n’es pas en position de t’imposer. Reste à ta place, sorcière ! Occupe-toi de cette per et nous nous occuperons de ses gardes. C’est un ordre !
Notre sort se jouait maintenant. Je tentai de fuir, lorsqu’une force me tira au sol, à genoux, sans défense. Mon bâton avait disparu sous mes pieds. La sorcellerie consumait ma magie et mon corps parut plus lourd qu’à l’accoutumée. Je tentai d’alerter le groupe, mais ma bouche contrefit un silence. Aucun de mes gardes ne perçut ma détresse. Je m’étais éloignée juste assez pour être pratiquement hors de leur vue. Toujours sans voix, je me faisais dévorer par le terrain. Mes mains s’enfoncèrent, entravant ma magie. Et lorsque mon cou fut submergé et mes yeux furent recouverts d’une brume noire, je sentis deux épaisses mains me tirer de là. Heef me serra contre lui et, m’emportant, se rua vers les elfes.
À ce même moment, un ensemble de cris chargea dans notre direction.
— Courez ! gronda le chef sans me lâcher des bras.
— Les cergals ! constata Ysden dans la stupeur.
Nous détalâmes en sens inverse, guidés par ma petite lumière magique. Heef menait la marche, suivi de Sheelon et Beeheln. Ysden traînait la patte. Il tentait de les atteindre en tirant quelques flèches dans le tas, mais au moment de franchir l’un des troncs qui nous faisait obstacle, il reçut une étrange arme aux multiples lames au milieu du dos. Ysden hurla avant que Sheelon et Beeheln ne viennent vérifier son état.
Je repris courage et me saisis de ma magie pour me téléporter aux côtés du blessé. L’instant d’après, je formai une bulle qui nous protégeait des ennemis. Ysden vit sa plaie guérir sous ses yeux et se releva, plein d’énergie.
— La lumière de Pereen est parmi nous ! criai-je pour les rassurer.
— Votre magie ne tiendra pas longtemps. Fuyez pendant que nous les combattons, ordonna Heef, resserrant plus durement sa main brune autour du pommeau de son arme.
J’étais épuisée et tenais difficilement debout. Mon corps lui-même tressaillait de la noirceur qui tentait de couvrir ma magie. Mes mains fébriles peinaient à sauvegarder le bouclier.
— Que fait ce peuple à cent lieues de Myrdal ? demanda Sheelon en vérifiant l’état de son puîné.
— Ils ne viennent pas pour nous. Nous… nous ne sommes que des dommages collatéraux, parvins-je à dire avec difficulté.
Les cergals étaient presque humains, mais tellement plus brutaux, bien plus grands et plus vigoureux. Les contes les disaient infaillibles, forts et résistants. Ils faisaient la même taille que nous, avec trois volumes de plus dans chaque bras. Ces barbares sanguinaires avancèrent à la hâte jusqu’à nous. Beeheln tendit son arc et tira dans leur direction, mais ce qui ne pouvait entrer dans la bulle ne pouvait en sortir. La flèche fut pulvérisée au contact de la bulle, et la cendre, en retombant, nourrit la même terre dont je puisais l’énergie pour maintenir notre protection.
— Taraya, je vous en prie. Fuyez et laissez-nous combattre, soutint Heef, la hargne dans la voix.
Ils étaient trop nombreux. La mort était assurée. Mes mains, toujours tremblantes, ne parvenaient plus à saisir la magie.
— Par Pereen, fuyez, Taraya !
Je ressentis une lumière jaillir de mon talisman. Comme possédée, je plongeai mes mains dans la terre, alors que les cergals arrivaient jusqu’à nous. Le pouvoir pénétra ma chair avec vivacité, et je le canalisai, absorbant un maximum d’énergie. Une seconde suffit. Le voile disparut et les guerriers les plus proches furent brutalement embrochés par de monstrueuses racines qui venaient de jaillir des profondeurs de la terre. Je vis les flèches de nos deux meilleurs archers abattre ceux placés plus en retrait, tandis que Beeheln troquait son arc pour une épée et courait dans la mêlée. Heef le rejoignit dans un cri désinvolte devant la mort.
— Ils sont trop nombreux, Per. Fuyez, nous les retiendrons, me supplia Sheelon.
Je ne répondis pas, concentrée sur l’énergie de la terre pour abattre plus d’ennemis encore. Je voulais les écouter, faire demi-tour, mais mon Instinct me sommait de rester. La prévoyance m’enchaînait en ces lieux.
Le combat était perdu d’avance. Quand un cergal tombait, trois autres prenaient sa place. J’assistais, impuissante, à la chute de mes compagnons. D’abord Heef, pourtant le plus fort et le plus expérimenté des quatre. Il tomba sous les assauts répétés de deux cergals enragés ; je fulminai ma douleur en empalant ces deux-là sur de grosses racines. Puis vint le tour de Beeheln, le crâne fracassé par le boulet d’une de ces brutes. La nausée me gagna. Je crus voir s’effondrer avec eux le royaume des elfes, et j’eus peur dès lors de faire une erreur. Est-ce qu’une Per abandonnerait son peuple à un sort si funeste ? Ma magie s’ébranlait. Puis vint le tour des deux archers – Sheelon et Ysden – fauchés contre des arbres, l’un égorgé, et l’autre éventré.
Dévastée par la peur et le chagrin, je me recroquevillai sur moi-même, puisant à nouveau dans l’énergie de la terre pour m’entourer d’une sphère protectrice, encerclée par les nombreux cergals encore debout.
— Tu ne tiendras pas indéfiniment, prêtresse. L’heure viendra où tu devras sortir. Comment accouchera la reine si tu n’es pas là ?
— Personne ne la tue. Son sort appartient à la sorcière. Vous ! ordonna le deuxième guerrier en pointant du doigt quelques cergals. Prenez les elfes et quittez la forêt !
— Ou bien on la capture, répéta le premier. Le roi sera ravi de la faire prisonnière.
Je levai les yeux vers eux, complètement paniquée. Ce que je redoutais était inéluctable. La prévoyance me l’avait annoncé de bien des manières. Sur le sol, des restes de magie m’appelaient à réagir. Il me suffisait d’attendre le bon moment, de me transformer, de couper le voile et de décamper. Encore fallait-il que cette énergie soit assez forte ; et que tout s’enchaîne de manière fluide. Je prenais le temps de la réflexion, étudiant toutes les options possibles, lorsque je me rendis compte que les cergals autour de moi se montraient anormalement silencieux. Derrière eux, un brouillard épais s’étendait dans la forêt.
— FUYEZ ! cria un cergal.
— La sorcière nous trahit, paniqua le plus âgé.
— FUYEZ ! réitéra le leader.
L’un d’eux se brisa de douleur. Un autre sembla vomir son propre sang.
— Fuy… répéta un survivant dans une dernière et pitoyable lamentation, avant de rejoindre les autres.
Les entrailles des plus robustes de nos opposants se répandirent le long de leur corps et tous s’écroulèrent lourdement, formant un cimetière macabre.
Une immonde brume noire envahissait l'espace et détruisait la moindre once de magie. Elle coula jusqu’à la barrière magique et s’enroula paresseusement autour de celle-ci.
— Pereen, viens-moi en aide. Par la lumière, protège mon âme ! clamai-je en tendant la main vers la dernière lueur d’énergie.
La brume s’infiltra lentement et s’étendit dans toute la bulle jusqu’à la faire exploser. Elle se dissipa ensuite dans l’air et forma devant moi la silhouette d’une cergale. Durant mon millénaire, jamais je n’avais croisé pareille magie. Je connaissais la puissance de la sorcellerie, mais je n’avais jamais rien vu de semblable.
— Je t’ai connue plus vive. Tu aurais dû fuir pendant que tu en avais encore le temps, déclara-t-elle.
— Pourquoi nous trahir alors que nous t’avons tant donné ? la suppliai-je. Tu vaux mieux que ça.
L’instant d’un regard, je captai du chagrin et un remords la trahit. Sa voix devint fébrile et hésitante :
— Pardonne-moi, Maîtresse.
J’avais été préparée à cet instant pendant tant de siècles, pourtant un doute me fit hésiter. Si je changeais la prévoyance, je n’étais pas meilleure qu’un humain. L’avenir serait peut-être pire. Ni un maître futé ni les lois des mortels ne pouvaient défier le destin. Pourtant, je doutais.
— Renonce, lui dis-je pour gagner du temps. Ce ne sont que des nourrissons. Ce n’est pas une solution.
— Elle détient ma famille et celle de tant d’autres. Elle a menacé de s’en prendre à nous.
Sur un élan soudain de colère, je me redressai et repoussai ces ténèbres de quelques mètres. Je tentai une dernière fois de puiser l’énergie de la terre, mais la noirceur empêchait toute magie de circuler et, avant que je ne puisse fuir, la cergale me saisit par le cou et m’inclina devant elle.
— Je t’en prie, pardonne-moi, balbutia-t-elle de nouveau.
La première douleur fut telles des piques s’enfonçant dans mon cœur. Puis, mon souffle s’altéra. Les ténèbres tentaient de dérober mon âme. Tous mes sens m’abandonnaient. Insensiblement, je perdis la vue, puis l’odorat. Ma gorge se noua jusqu’à rompre la parole. Seuls des cris inaudibles se mêlèrent au silence de la forêt. De ma bouche sembla sortir quelque chose d’épais et de répugnant, rappelant la mort et la putréfaction. Je vociférai intérieurement, me débattis avec acharnement pour me libérer de cette force. Lors d’une dernière tentative désespérée, je luttai pour récupérer l’ethel à mon cou, mais mon corps me lâcha. Je glissai lourdement sur la terre fraîche, pauvre chose, faible, rongée par une douleur à la limite de l’insoutenable. J’avais perdu la foi et j’en payais le prix.
Soudain, une lueur traversa le voile de mes yeux.
Je compris où voulait m’emmener Pereen. Dans un dernier élan de conscience, j’avertis la traîtresse :
— Nous ne te laisserons pas faire !
*Prédiction divine.
*Traduction du shanäelf : « Par la lumière de Pereen, par la brillance des astres ! »
LOUNE
12e jour avant l’équinoxe de printemps de l’an 488
C’est si dur… Combien de temps vais-je tenir ?
Je traversais le tunnel dans le plus profond des calmes, craignant pour ma mission. Chaque étape me rapprochait un peu plus de la mort et lorsque j’arrivai au bout, rassurée de retrouver les astres de la lune bleue, un doute s’installa. Je franchis une immense porte scellant le chef-lieu d’Endelfyr et entrai dans le berceau de l’ethel, cette magie divine qui insufflait l’éternité aux elfes.
Je pris un instant pour contempler la beauté des lieux et récupérer mon souffle. Mon cœur battait à tout rompre. Je cherchai d’urgence un point d’ancrage et mes yeux se posèrent sur le poisson d’eau douce, paisible dans le lac.
N’oublie pas ta mission.
Une inspiration supplémentaire suffit et je repris la marche, un semblant de calme retrouvé.
Pense à ta fille. C’est pour elle et uniquement pour elle que tu es ici.
Si je ne me trompe pas, c’est par ici.
Trois remparts montagneux encadraient la terre centrale des elfes. Belfiœn se dressait juste derrière moi, représentant le sommet du trio. Il protégeait le Berceau, chef-lieu des elfes, de toute intrusion, comme le ferait le glacis d’un château. Ainsi, aucune guerre n’excédait la plaine désertique de Vahelfyr.
Tu as fait de ce lieu un paradis, Pereen.
Des milliers d’arbres prenaient racine dans son essence magique, aussi vive que la lune qui brillait dans les cieux. De souvenir, ce lieu appartenait aux trolls, des êtres géants provenant d’une autre épopée, avant même que l’âge des elfes débute. Des millénaires de vie avaient foulé cette terre et ces forêts.
Après la disparition de ces géants de pierre, de terre et bois, le Berceau fut le dernier endroit où il existait encore d’aussi grands arbres, dont les troncs s’élançaient sur plus de sept cent mètres de haut. Les fûts disparaissaient dans les hauteurs et les houppiers recouvraient le ciel par leur densité. La circonférence d’un tronc était aussi important que ceux de vingt-quatre vieux chênes réunis. Leurs champignons s’étendaient sur une dizaine de mètres de long et le reste des écorces partageait une intime étreinte avec une mousse verdoyante. Plus bas, de hautes tiges sortaient de l’eau sur quelques mètres, d’énormes lotus plus grands encore que mon logis se faisaient emporter par le courant et d’élégantes fleurs de la taille d’une tête attiraient la gourmandise de la faune aquatique. Cette végétation virevoltait dans l’air comme bon lui semblait. Dans ces terres, même de la faune émanait de la sérénité ; elle était bien moins hostile que celle de Cendreterre. Tous vivaient enfermés entre ces trois massifs, pourtant ils étaient libres.
J’étais une fourmi complètement apeurée, désorientée au milieu d’un gigantesque labyrinthe. Par où aller ?
Au nord ?
Non, le château était au centre.
Mais où exactement ?
Je m’avançai jusqu’à la rive, que longeait un pont de bois et de grandes barques en feuilles d’arbre. Au bout du quai, un enfant lisait une petite reliure. Il laissait ses pieds patauger dans l’ethel, cette incroyable eau magique, en sifflotant l’une des comptines de son peuple. « Bire ofhilg bjoor », que je traduisis en « Danse des amants », l’une de leurs plus belles histoires, à ma connaissance. Je la chantais à ma fille lorsqu’elle avait ce même âge. Ce souvenir me figea sur place.
Pas maintenant, ressaisis-toi.
Ma gorge se serra, je déglutis avec difficulté. C’était trop dur. Une voix au fond de moi me sommait de faire demi-tour. Je l’ignorai pour les miens, mon peuple avait besoin de moi.
L’enfant me regarda avec une expression de joie, inestimable à mes yeux. En une seconde, il cessa son chant pour s’occuper de moi. Être per me parut être un privilège dont je n’étais pas digne. Pendant un instant, je me sentis faible et ma voix intérieure tenta de prendre le dessus. Je repris le contrôle et serrai mon collier. Il me fallait puiser l’énergie nécessaire afin de revitaliser mon esprit.
— Laha she vah, salua l’enfant avant de s’incliner.
— Laha she vah, répliquai-je en bafouillant légèrement. Je dois rejoindre l’Arbre royal. Pourrais-tu m’y mener ?
Ça semblait être l’une des plus belles opportunités de sa jeune carrière de marin. Il gonfla son torse, courut en bout de quai pour détacher l’une des gondoles végétales et l’amena jusqu’à l’embarcadère.
— Après vous, Per Royale.
Il était grand et beau pour son jeune âge, malgré ses joues creusées et sa peau si pâle. Des gravures bleutées montaient sur son cou, passaient derrière ses oreilles en pointe pour s’arrêter aux contours de ses yeux. Une marque de naissance qui appartenait aux elfes courageux. Il était commun d’en voir parmi les gardes des pers.
Tous les elfes naissaient avec ces marques, symbolisant la base de leur personnalité. Avec le temps, les gravures évoluaient en fonction de leurs choix, leur expérience, modifiant ainsi leur destin. Certains avaient une vie calme, d’autres étaient promis à de grandes choses.
J’aurais tout donné pour naître avec les marques de cet enfant. M’inclinant en signe de respect, je m’exécutai sans plus attendre. J’espérais… qu’il n’était pas trop tard. L’accouchement n’attendrait pas et nous devions partir au plus vite pour accomplir la mission que l’on m’avait assignée.
Dans le ciel, la lune n’était pas encore à son point culminant. Je parvenais tout juste à voir sa rondeur, maquillée par le plafond couvert de feuillages. Ce royaume était immensément boisé. En prenant place sur le limbe ovale, je pus sentir mon poids s’écraser dans l’eau. Je n’étais pas aussi fine que les autres elfes, c’était indéniable. Mais l’enfant ne le remarqua pas. Il s’était mis à l’avant et tirait la barque en plantant une longue tige dans l’eau turquoise. L’ethel s’illuminait sous chacun de nos mouvements. Des bulles dansaient dans le lac et certaines nous suivaient à la trace. C’était un spectacle splendide qui aurait pu me faire oublier mon chagrin, mais mon cœur palpitait. J’étais obsédée par la peur qui me rongeait de l’intérieur.
Au-dessus de nous, les troncs défilaient à vive allure et des enfants venaient sur certains ponts pour nous saluer.
— Regardez, c’est la per royale ! conclut l’un d’eux.
La petite fille se pencha et agita sa main. Elle riait aux éclats, comme un enfant si fier, qui jamais n’oublierait ce moment.
— Ce royaume ne serait rien sans vous, Per Royale.
Alors que l’enfant me flattait gracieusement, je ne pus retenir mes larmes. Ressaisis-toi, pensai-je. Tu es si près du but. Je tins de nouveau mon collier magique, absorbant le courage qu’il me renvoyait. Le chemin s’éternisait, les arbres se ressemblaient, et lorsque nous passions sous des ponts de racines, nous en rencontrions de nouveaux quelques mètres plus loin. Je n’avais aucun repère : ni l’orientation des champignons ni les fûts. La vue était identique à des kilomètres à la ronde. Les perspectives se fondaient dans ce relief boisé.
— D’ici quelques années, je serai garde de per.
— Tu es sage, je te souhaite d’y parvenir.
— J’aimerais être l’un des vôtres, en espérant que vous soyez encore per royale d’ici là.
Je tentais de retourner au silence, mais l’enfant était bavard. Peut-être trop, d’ailleurs. Il approcha des sujets sensibles, sans en comprendre les limites.
— Où sont-ils ?
— Qui donc ?
— Les gardes qui devaient vous accompagner, sonda-t-il.
L’audace de cet enfant me fit affront. Que cherchait-il ? Je finis par me laisser submerger de nouveau par le chagrin. Les émotions m’envahissaient comme une embuscade en mon for intérieur. Je n’aurais pas imaginé arriver si loin dans ma quête, serait-ce de lui que ma chute subviendrait ? Concentre-toi, ne panique pas. Je me calmai et réunis les bons arguments, les explications justes pour ne pas l’inquiéter.
— Per Royale ? Vous n’avez pas l’air d’aller bien.
Je bafouillai, tremblai de la voix, simulai quelques larmes.
— Per Royale ?
— Les gardes se sont éteints. Ils résident à cette heure auprès de la ronde. Le château est en danger. C’est pour cela que je dois être auprès de la reine au plus vite.
— C’est monstrueux ! N’alertez-vous pas les gardes ?
— Je pars au château transmettre ce que j’ai vu. Nous devons nous préparer à la guerre, fihelf*, et je ne peux prendre le risque d’inquiéter le royaume.
Enfin. L’Arbre royal apparut à l’horizon, gardé par de hauts-elfes. D’ici, je voyais resplendir le blason cervidé de leur armure, gravé dans un mithril toujours aussi vif.
Leur fief était unique parmi tous. Trois immenses troncs tressés formaient un puits en leur centre. L’enfant finit par se taire, sans doute consumé par l’empathie. Il était préférable de le soumettre à la réalité. Surtout pour un futur garde de per. La mort était le prix à payer.
Lorsque nous parvînmes sur le quai de l’Arbre royal, je crus être débarrassée de lui. Je descendis de la barque, rejoignis des gardes qui semblaient m’attendre, avant d’être rappelée par l’enfant.
— Per Royale ?
Je me retournai et découvris le visage soudain bien plus suspicieux du petit. Il était descendu lui aussi, se tenait droit comme un grand ; il s’avança d’un pas. Je rassemblai toute l’assurance dont je disposais. Mes nerfs lâchèrent, ou j e perdis patience.
— La reine a besoin de moi. Elle va accoucher des héritiers d’ici peu. Que peux-tu bien avoir de si urgent à me demander pour la faire attendre ?
Le gamin comprit rapidement où était sa place et se contenta de répondre :
— Laha she vah.
Mais ça ne semblait pas lui suffire. Il était comme insatisfait. Pourtant, il se contenta de cette phrase, avant de retourner à la barque. Alors que je montais, avec les gardes, les escaliers à travers le puits au centre de l’Arbre, je crus voir entre les croisements des trois troncs la barque de l’enfant toujours à quai. Étais-je démasquée ? J’avais pourtant gardé une cohérence dans mes réponses et les gardes ne semblaient pas méfiants. Je restai aux aguets. La mission n’était pour l’instant pas un échec ou une réussite.
Plus nous nous approchions de la canopée, plus la température diminuait. Les elfes ne ressentaient aucun froid, tandis que je me crispais chétivement sous ma robe blanche.
Autour de nous, les elfes me saluaient de l’habituel « Laha She Vah » – que la lumière t’accompagne –, une salutation que j’appréciai honteusement. Mon crime n’allait jamais être accompagné de lumière. J’étais condamnée aux ténèbres, au service d’un nouveau dieu, que je n’avais pas choisi.
Après une bonne heure de montée, tout s’accéléra soudainement. Le temps des réflexions était loin derrière moi. On me tira d’un endroit à l’autre. Je n’avais pas le temps de comprendre où j’étais ni de prendre mes repères. Nous passâmes des couloirs en colonnes, traversâmes quelques tonnelles taillées dans du bois. Tous s’inclinaient devant moi, et mon cœur martelait sans ménagement dans ma poitrine. Je tentais de garder mon objectif en tête, mais chaque visage croisé et chaque sourire élogieux accentuait mes angoisses. Je savais en mon for intérieur que quelque chose n’allait pas, que je n’agissais pas comme il fallait. J’oubliais ma raison, me ralliais à mon cœur. Lorsque nous arrivâmes enfin devant la fameuse chambre royale, tout s’interrompit. De nouveau, je n’avais pas de temps à perdre. Un garde insista pour que j’entre rapidement. Sans réfléchir, les yeux fermés, je saisis la poignée de la porte en forme d’une feuille de châtaignier, et inspirai profondément avant de m’engouffrer dans l’aventure.
Tout le monde était présent, exactement comme l’autre per l’avait annoncé. Une elfe au crâne dégarni se tenait dans un coin, quelques servantes l’aidaient à la préparation des soins. La reine était bordée par le roi en milieu de pièce, dans le lit royal.
Tout va bien se passer. Tout-va-bien-se-passer…
Je pouvais me le répéter encore et encore, mais aucun de ces mots ne calmait mon souffle rapide. Je tentai de prendre mes marques le plus rapidement possible, alors que tout paraissait accéléré.
Respire.
Mon regard balaya la pièce, glissa sur une table servant d’assistant muet, alla jusqu’aux fenêtres bordant la chambre royale, pour s’arrêter sur le grand lit au centre de la pièce. La reine arrêta toute action en me découvrant, comme si ses efforts renaissaient avec moi.
Quelle déroutante beauté ! Son époux était pareil aux autres elfes, dans une longue robe de lin et une peau pâle, mais elle, se distinguait par une aura apaisante. J’en perdis le souffle, mon attention et la raison de ma venue.
— Avez-vous les norcilias ? m’interrompit une per avant même que je prenne la parole, les mains tendues.
À cet ordre dissimulé, je m’exécutai sans rien dire. La gerbe luisait de bleu tout au fond du sac, parmi les quelques pousses de sureau noir, des écorces de saule blanc et de la spirée. Je lui offris le sac, sans détacher mes yeux de ma patiente, avançant jusqu’à elle, tétanisée de l’intérieur. Le roi Matëdon ne lâchait pas ses mains, sa longue chevelure bleu marine tombant sur son épaule. La reine Eaween était complètement nue sous un drap de soie. Il n’y avait avec nous qu’une poignée de soignantes et cette per : ni arme contondante, ni garde. Dans d’autres circonstances, j’aurais simplement savouré le plaisir de découvrir cette chambre, sans rechercher des raisons de fuir ou les possibles dangers pouvant survenir.
Les elfes étaient si minutieux et proches de la nature… Des branchages croisés composaient le baldaquin du lit royal. Ailleurs, des arches reposant sur des poutres massives encadraient la chambre. L’accès au vide était protégé par une longue passerelle de branchages tressés. Une lumière bleutée montait jusqu’à nous et donnait une atmosphère apaisée à la pièce. Au-dessus, de longues plantes fleuries se nichaient le long des entraits de la charpente. J’avais imaginé cette pièce d’une autre manière. Peut-être moins boisée. Chaque fois que j’inspirais, je reconnaissais l’odeur d’une fleur différente. J’aurais voulu que tout se passe bien, n’être qu’une simple per royale insufflant la vie, mais il n’en était rien.
La per revint jusqu’à moi, impatiente que l’on commence. J’étais si angoissée de penser à ce qui adviendrait ensuite. Elle portait aussi la sérénité sur son visage, avec sa peau scintillante sur laquelle une lueur légère se reflétait. Il me semblait l’avoir déjà rencontrée.
Comment se nommait-elle déjà ?
— Voulez-vous que j’apporte plus d’eau, Isihl ? l’interrogea une soignante en disposant des bols sur la table.
Isihl, bien sûr, son apprentie ! Comment ai-je pu oublier une telle information ?
Je me ressaisis pour la soulager d’un sourire. Alors que la per récupérait l’ensemble des herbes, je me tournai vers la reine qui avait commencé le travail. Au-dessus de nous, le toit ouvert me permettait de voir la lune à son point culminant. Il était temps.
— Vous devriez sortir, Votre Majesté. L’accouchement va être douloureux.
Matëdon ne me contredit pas. Il embrassa le front de son aimée avant de nous quitter pour siéger dans l’entrée. Puis, chacun s’éloigna du lit, me laissant seule avec la reine. Je sentis l’eau recouvrir sa mousseline de soie. La reine était en nage. Elle soufflait à pleine haleine, gémissait de douleur. Les ouvertures propageaient un vent glacial. Je sentis mes muscles se crisper de froid et tentai de camoufler mes frissons.
— Tout va bien se passer, votre majesté. Détendez-vous.
J’essayais de l’apaiser, mais elle attendait depuis trop longtemps. Isihl prit place à côté de moi pour regarder de plus près. Je me souvins de mon premier accouchement. J’étais encore enfant. Ma mère avait assisté avec passion une jument qui mettait bas. C’était l’occasion de transmettre à mon tour. Je m’adressai à la suppléante. Elle avait bien le droit de participer.
— Peut-être voudrais-tu faire naître le premier ?
— Êtes-vous sûre ? dit-elle avec enthousiasme. Ce serait un honneur, Taraya.
Je me déplaçai sur le côté pour lui laisser de la place, sentant mon corps devenir de plus en plus lourd. Isihl glissa ses mains dans l’entrejambe de la reine, tandis que je luttais avec moi-même pour tenir jusqu’au bout.
— Poussez, ma reine. Tout se passe très bien.
Après quelques secondes, j’aperçus le corps de l’enfant. Un silence captura l’attention de tout le monde. Je rompis mon propre souffle et lorsque ses deux pieds furent dehors, je perdis le contrôle. C’était une fille, une magnifique et douce fille aux yeux gorgés de bleu.
Ce ne sont que des bébés !
Sur son visage, des motifs tribaux, symboles d’une future grande guerrière, prenaient déjà leur place au sein de ses pommettes et de ses yeux.
Comment… Pourquoi… ?
Je lui tendis l’enfant.
Non, je ne peux pas.
J’étais interdite, les mains tremblant devant son innocence. Quel calme ! Elle me rappelait mon propre bébé et lorsque je la déposai dans les bras de sa mère, je reconnus son regard. Seul un parent pouvait comprendre cet amour. Elle tenait sa relève dans sa main et je tenais ma nostalgie dans la mienne, bercée par ces doux gloussements.
Pas maintenant.
Mon corps tressaillit. Je ne tiendrais plus longtemps.
— Je te nomme Gueredia et je te donne le courage d’un millier d’elfes dans ton cœur, chanta la reine, d’une voix suave et paisible.
Alors qu’elle fixait avec admiration sa toute première création, je remarquai son teint pâlir d’un coup.
— Isihl, veuillez terminer la préparation de norcilia, la fièvre monte, ordonnai-je.
L’apprentie retourna du côté des soignantes.
— Laissez-la-moi encore un peu, je vous prie, murmura l’elfe avec un regard affaibli.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, ma Reine. Le second né arrive.
Une infirmière récupéra l’enfant pour le ramener auprès de son père. Matëdon attendait à l’extérieur, aux aguets.
Le plus simple était fait. Nous lui avions donné naissance sans grande difficulté, mais le pire me guettait. Eaween le sentit en elle, sans même le savoir. Elle hurlait à mesure que le second commençait à sortir.
J e pris place sur le tabouret et fixai son entrejambe dans une terrible affliction. Le moment fatidique me saluait avec sarcasme. Dans ma tête, un amas de moqueries prit le dessus, et j’entendis mes consœurs me rabaisser, me ridiculiser à nouveau.
Tu ne seras jamais à la hauteur… Elle n’y arrivera pas, ces druidesses ne sont pas des personnes de confiance… Elle nous trahira… Ne gâche pas tout… Tu devrais avoir honte d’être une…
— Ah !
La douleur de la reine retentissait entre chaque fente de bois. Elle tirait les draps sous ses mains, enfonçait ses doigts dans le matelas, haletait malgré son cou dégagé. Plus bas, j’aperçus le sommet d’un crâne apparaître sous les faibles lumières de la pièce. J’en eus des bouffées de chaleur. Toujours dans l’agonie, elle poussait le bébé à afficher l’arrondi de son menton.
Encore un peu.
Je fixai la silhouette du prince, tandis qu’Eaween perdait lentement connaissance.
— Courage, Majesté ! Allez-y !
Elle lâcha un dernier effort qui fit sortir l’enfant, laissant derrière lui un cordon pendu sur le lit. Il était si pâle, avec une petite crête brune. Comme son aînée, les marques sur son visage prédisaient son grand avenir.
Je l’essuyai et le couvris d’un linge, débordée d’émotions.
Comment une sorcière aussi puissante qu’Azelma peut-elle avoir peur de toi ?
À quelques pas, Isihl s’occupait du remède, assistée des autres servantes. J’avais trop tardé à venir pour que l’élixir prenne effet. De nombreuses plantes, des outils étranges et des flacons colorés recouvraient la table de soin, mais aucun remède ne le sauverait. J’avais beau tenter de me recentrer, trop de pensées s’enfuyaient. Dans mes mains, le bébé s’agitait et poussait des cris à souhaiter se boucher les oreilles.
Une si minuscule vie.
Eaween s’inquiétait de ne pas l’avoir dans les bras, luttant contre sa faiblesse.
— Comment va-t-il ? Per Royale, quelque chose ne va pas ? s’alarma-t-elle.
Autant ne pas compliquer les choses.
C’était son successeur. Je devais l’honorer d’un regard, d’une étreinte de mère à enfant avant d’agir. Qu’elle profite de ces quelques secondes de vie.
Eaween était très fébrile. Ses yeux se fermaient à demi et sa tête tombait d’épuisement. Entre ses bras froids, le second né s’était muré dans le silence. Que faisait le remède ? La reine ne tiendrait pas longtemps si les soignantes ne se pressaient pas.
Je t’en prie, Pereen, épargne sa vie.
— Je te nomme Guidëlim, murmura-t-elle entre ses dents. Car… ton avis – elle était hors d’haleine, faible, mais tenait à terminer – sera le plus important de tous.
Gueredia, première-née, devint l’héritière présomptive de la couronne, selon les lois de l’héritage elfique, sous les conseils qu’aurait pu donner Guidëlim. Jamais ces lois n’avaient précédemment connu de conflit. Une harmonie qui devait aux elfes une réputation d’égalité et de respect. Si seulement j’étais née elfe… J’aurais été fière de grandir parmi eux, de devenir per à mon tour. Ce corps, je l’aurais habité dignement, revêtant l’habit blanc dans les règles de l’art.
Que penseront les pers lorsqu’elles sauront… j’aurais voulu leur expliquer. Qu’elles comprennent que je n’ai pas le choix…
Il me suffisait d’une décision, et je faisais marche arrière. La porte m’attendait juste derrière moi, et une fenêtre se situait à deux pas. Aucun mal n’était commis pour l’instant. Une voix enfouie tentait de me rassurer, mais ce n’était pas assez. J’en avais trop fait pour être pardonnée. Être ici était déjà un crime. J’avais le cœur au bord des lèvres. Je le sentais battre sur mes tempes.
Alors que la reine regardait son bébé, soufflant enfin de ces efforts, et qu’Isihl s’occupait du remède, je pris une position élancée vers le haut, mains jointes.
— Sebett mortem cultor.
Entre mes mains se forma une dague runique en métal noir, enveloppée d’une lueur ténébreuse. Une douleur traversa mon corps, mes vœux pour Pereen m’abandonneraient d’ici peu. Je regardai la cible, avidement. Les lumières disparurent de mon champ de vision, j’oubliai les gens autour de nous.
Pour ma fille, pour ma mère !
Au bout de l’arme, la pierre transparente des sorcières attendait son dû. Rythmée d’un cri justifiant l’infanticide, je m’élançai sur le petit corps endormi.
— Pour leur liberté ! m’exclamai-je en me donnant bonne conscience.
Mais je n’y croyais pas moi-même…
Jusque-là, je croyais contrôler la situation, avoir un train d’avance. J’étais venue jusqu’à cette terre sans me faire démasquer, je m’étais emparée du corps de mon ancienne amie, brillamment. J’avais gagné du terrain, j’étais parvenue au bout de la quête qui m’avait menée jusqu’ici.
C’était sans savoir – et pourquoi ne l’avais-je pas pris en compte ? Pourquoi m’étais-je engagée dans ce plan si bancal ? – que la reine, regagnée d’un élan d’énergie, se dresserait entre ma proie et moi. En un revers de corps, elle s’était allongée sur le bas-côté, tendant son fils le plus loin possible de moi. La lame s’était enfoncée dans sa côte.
NON !
J’ai failli à ma tâche.
Les choses ne devaient pas se passer ainsi !
J’étais désemparée, terrifiée par mon acte. Ma bouche cherchait sa voix, mais je ne parvenais plus à parler, déstabilisée par les cris de peur derrière moi, par le fracas d’Isihl faisant tomber le bol de norcilia, les soignantes appelant à l’aide à l’extérieur. Je perdis tout contrôle et restai paralysée face au corps blême de la reine. Elle mourrait sous mes yeux, animée par les sanglots de son fils.
Je ne regardais même plus ce que les autres faisaient. Je n’entendais qu’un vacarme derrière moi, de l’effroi et de l’agitation. Mais j’avais une mission, une seule tâche qui m’incombait. La dague ensanglantée semblait s’assécher à mesure que la pierre se gorgeait du sang bleuté de cette elfe. Je me redressai, l’arme serrée de nouveau entre mes mains tremblantes. C’était le bébé que je voulais, à tout prix. Sans quoi, je renonçais à sauver ma famille. Tous ceux que j’aimais mouraient un à un. La peur me serrait la gorge. Tout juste mon élan repris, le roi jaillit de l’extérieur.
— Paraki Stopem ! s’écria-t-il.
Qu’avais-je fait ? Je me retrouvai immobile devant l’hécatombe. Sous mes yeux, le haut-elfe se précipita au chevet de son aimée. Il prit Guidëlim et le tendit à une soignante. En quelques secondes, ma proie disparut de la pièce. La peau d’albâtre d’Eaween devint aussi blême qu’un tapis de neige. On aurait dit une porcelaine au regard apeuré. Ses yeux en calcite bleue se confondirent à la sclère. Elle était morte.
— Eaween, je t’en conjure, tiens bon. Mais que lui as-tu fait ? vociféra-t-il, prêt à la venger.
Il bruissait sous le poids du chagrin et resserra le cadavre contre lui, sans accepter d’y renoncer. Ses yeux fixèrent le sol. Sans doute cherchait-il le remède de norcilia. J’étais navrée. Je voulais lui voler une âme à laquelle il n’était pas encore attaché, pas celle de son aimée.
— Isihl, si vous servez encore Pereen, faites quelque chose.
Je ne l’entendis pas bouger. D’ailleurs, plus personne n’osait agir. Je restais à leurs yeux la per royale. Saisie par le courage, je baladai mon regard dans la pièce jusqu’à trouver mon opportunité.
— Sebett corp liberr, murmurai-je entre mes lèvres figées.
Je profitai de son inattention pour me séparer du lit. Quelques pas me suffirent à rejoindre la fenêtre, mais il me saisit aussitôt le bras, une épée dans la main. Je n’avais jamais été très forte pour le corps-à-corps, davantage adepte des défenses de druidesse – à l’époque où j’en étais encore une. En tant que sorcière, je ne connaissais que très peu de sortilèges efficaces, juste quelques rouages de défense. Et pour ça, j’avais besoin d’espace, de temps et de concentration. Je devais faire sans, utiliser la dague à mon avantage. Alors qu’il élança l’épée, je la contre-attaquai avec ma mince lame. Je ne tiendrais pas longtemps, et ne voulais aucun mal à mon ami, mais je ne savais pas comment faire. Je cherchai de nouvelles solutions dans la pièce. Les portes étaient surveillées par des gardes, devant moi se tenait un roi en colère, et à côté une per suppléante sous le choc.
Par les sept dieux, où dois-je aller ?
Je continuais de me défendre lorsque mon fer trancha la robe du roi. Son cri fut sans appel ; je l’avais touché. Je paniquai de nouveau, tendis ma main vers l’extérieur et rappelai mes forces occultes.
— Sebett exitiar materis ! invoquai-je en me protégeant.
Un bruit assourdissant se dissipa avant d’imploser dans la pièce. Le bois de la passerelle se brisa et expulsa sa poussière dans le vide. L’arche se retrouva elle-même brisée au niveau de ses extrémités. Tous tombèrent au sol, tandis que je m’élançais vers la sortie. Mais de nouveau, le roi me saisit par la main, me tira jusqu’à lui et parvint cette fois-ci à faire pénétrer son épée dans mon ventre.
La sensation était étrange. Je vis mon tissu blanc couvert de sang bleuté et sentis une émotion indistincte grandir en moi, mais aucune douleur. L’instant d’après, mon âme s’éloignait de Taraya. Ma vieille amie tombait au sol.
Non…
Tuer une reine, blesser un roi m’attristait ; mais la mort de cette per, elle, me dévastait. Si bien que je la regardai s’en aller sous mes yeux, des flèches d’elfes traversant ma lueur noire sans parvenir à m’atteindre. La per transmettait ses derniers mots au roi, entre la vie et la mort, mais finit par s’éteindre.
— Pardonne-moi… balbutiai-je avant de prendre mon envol.
Je regardai le royaume avec horreur. Les cloches sonnaient parmi tous les arbres. Des elfes partaient à ma recherche, je devais faire vite. Je me souvins d’une règle. On pouvait connaître la direction de Belfiœn en observant le sens des feuilles. Sur la cime, le point le plus culminant montrait toujours l’est.
Je pris de l’altitude, avançai à vive allure et sentis de nouveau les flèches traverser mon ombre. Soudain, une lumière vive s’insinua entre les feuillages tortueux.