De la nuit à l'aube - Eloise Ouhendi - E-Book

De la nuit à l'aube E-Book

Eloise Ouhendi

0,0

Beschreibung

Lorsque Jackson et Ellie se rencontrent, chacun découvre à travers l'autre un coeur déchiré par la vie. Ellie est depuis toujours poursuivie par par les drames, eux-mêmes durcis par sa sensibilité. Excellente élève, ses résultats cachent au monde entier à quel point elle est fragile. De son côté, le solitaire Jackson ne parvient pas à appeler à l'aide, alors même que tombent les coups. Honteux, il se mure dans le silence. Puis soudainement, les masques tombent. Et obligés par leur détresse, les deux adolescents décident de se tendre la main. C'est le début d'une relation bouleversante qui explore avec douceur les pouvoirs de la confiance.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 255

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Pour Clara, qui m’a sauvée.

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Épilogue

Remerciements

1

— Franchement, Maman… tu crois vraiment que j’ai besoin de cette peluche ? Spiderman, quand même !

— Mais… Jackson… Tu n’as presque rien emporté !

— Je t’ai dit mille fois pourquoi ! Je n’ai besoin de rien.

— Je te rappelle que tu vas vivre seul !

— Ah oui, c’est vrai. J’avais presque oublié que vous déménagiez sans moi à l’autre bout du pays.

— Jackson… C’est toi qui as décidé de rester. Ne me rejette pas la faute.

— Je t’en veux parce que tu abandonnes cet endroit, pas parce que tu me laisses seul. Nuance.

Ma mère m’adresse un regard triste et se retourne sans un mot. Nous déménageons dans moins d’une semaine, et je pense qu’elle n’a pas envie qu’on se dispute maintenant.

Je jette un coup d’œil au radio-réveil juché sur une pile de cartons — avec tout ça, je suis en retard… Je traverse la maison en courant, passant au-dessus de Ryan, qui joue aux petites voitures. Je bouscule quelques personnes pour monter dans un bus bondé et arrive au Café du Soleil deux minutes avant le début de mon service.

Il y a trois mois, Maman nous a annoncé notre déménagement à New York. C’est de là d’où vient notre beau-père. Il s’est installé chez nous il y a quelques années, mais a maintenant besoin d’y retourner pour retrouver son travail, et sa fille qu’il souhaite voir plus souvent.

Grace et Gabe, mes frères et sœurs, partiront aussi avec eux. C’est un choix délibéré de leur part : c’est sûr que sur le papier, New York fait rêver. Mais je préfère rester en Louisiane. J’aime notre culture et cette lumière dorée qui tombe sur les murs de la ville. Mais si je décide de rester à La Nouvelle-Orléans et de m’émanciper, c’est surtout pour m’opposer à Harry.

Il n’est ni méchant ni désagréable… Mais Grace et Gabe le considèrent comme notre père, et je n’ai pas envie qu’il pense que c’est mon cas aussi. Je refuse de suivre un homme à qui je ne dois rien à l’autre bout du pays, surtout si ça implique de quitter cette Louisiane que j’aime tellement.

J’explique tout cela à mon collègue Thomas en rangeant des couverts, tandis qu’Amber sert les clients dans la salle. C’est ce qu’elle aime le plus, contrairement à moi qui préfère éviter les interactions.

L’après-midi est agité. Je sers des dizaines de boissons sans discontinuer, lave des verres et encaisse des clients. C’est un travail prenant et difficile, mais je sais qu’il en vaut la peine. Il me permettra de financer mon appartement cette année… mais surtout, j’y oublie toutes les angoisses qui me traversent.

Je rentre à pied, bien qu’épuisé par ces quelques heures de travail. C’est la fin de l’été et je veux absolument en profiter. J’aime flâner en ville le soir, regarder les enfants courir à travers les rues pavées, observer les feuilles des palmiers trembloter face à la brise, au milieu des pépites architecturales de la région. Mais ce que j’aime le plus ici, ce sont les musiciens de rue. Ils offrent une atmosphère joyeuse et insouciante à tout ce paysage, et surtout, me rappellent beaucoup de souvenirs.

Lorsque nous étions enfants, Papa nous emmenait souvent nous balader au centre-ville. Les jumeaux dansaient et chantaient avec ces artistes, et je pense que c’est cela qui leur a donné l’amour de la musique. Désormais, ils sont musiciens à leur tour, et reconnus dans la région malgré leur jeune âge. Parfois, ils rejoignent leurs vieux camarades le temps d’un aprèsmidi, et cela m’émeut toujours beaucoup. Les enfants qu’ils étaient ont grandi et sont devenus de magnifiques adolescents.

Allongés sur la pelouse, tous deux m’attendent devant la maison. Grace tisse une couronne de fleurs, sa guitare sur les genoux. Je les observe brièvement : c’est dingue combien ils se ressemblent. Je m’allonge à leurs côtés, tandis que Ryan nous rejoint. Il vient de fêter ses trois ans, et c’est le fils de Maman et Harry, autrement dit : notre demi-frère.

Grace pose la couronne sur la tête de Ryan. Il se saisit d’un bâton et, en un instant, devient le Roi de ce jardin. J’adore son insouciance. Elle me rappelle une époque douce, où tout était facile, où tout était parfait. Celle d’une famille unie et soudée : Grace, Gabe et moi, notre mère, mais aussi mon père.

J’aimerais ne jamais quitter ces instants de nostalgie, mais je suis forcé de me lever pour avancer dans mes cartons. Le déménagement approche à toute allure et je n’ai toujours pas fini de préparer mes affaires. J’ai vidé tous mes tiroirs au milieu de la pièce, et j’ai bien peur de ne jamais arriver au bout de cette immense montagne.

Je l’ai divisée en trois catégories : la première pour la poubelle, la seconde à déplacer chez ma mère, et la dernière à conserver dans mon nouvel appartement. Sur celui que je prévois de jeter, je mets cette peluche qui a attisé la dispute. Petit, je l’adorais. Mais j’ai aujourd’hui bien changé et cette époque est révolue.

Je n’ai trié qu’un quart de mes affaires lorsque je m’endors d’épuisement. Mais Grace et Gabe ne comptent pas me laisser tranquille : quand le son d’un saxophone résonne soudain depuis leur chambre, je les maudis, eux et leurs répétitions de malheur. Mais je ne dis rien : leur dernier concert en Louisiane se tiendra dans trois jours. Et pour l’occasion, tout doit être parfait.

La musique m’empêche de me reposer et je continue de ranger jusqu’à minuit, n’étant toujours pas arrivé au bout de ce tas infernal. Au matin, Ryan saute sur mon lit :

— Jackson ! Jackson, réveille-toi ! On va acheter tes meubles aujourd’hui !

— Hm…

— Allez, Jack’ ! s’écrie Grace en passant la porte. On n’a pas toute la journée !

— C’est bon… J’arrive…

Traîné par mes frères et sœurs, je suis au magasin dans l’heure qui suit. Grace s’émerveille de tout et me montre chaque meuble du doigt. Nous essayons chaque canapé pour trouver le plus confortable et optons à contrecœur pour un simple clic-clac noir — c’était le moins cher, et le plus pratique pour un petit appartement. Grace, Gabe et Ryan m’aident aussi à choisir une table, des chaises et un bureau. Après avoir listé toutes les références sur un morceau de papier, nous changeons de magasin. Il faut encore trouver une télé qui peut s’accrocher au mur : je n’aurai pas beaucoup d’espace dans mon nouveau logement.

Je monte aussitôt dans le bus afin de me rendre au café pour le service de midi. Pour une fois, j’arrive à dégoter une place assise. Je n’imagine même pas combien les transports doivent être bondés à New York. Dans ces moments-là, je suis content de rester ici. Je contemple le paysage la tête posée contre la vitre : les rues, les passants, et le ciel d’un bleu azur. Les maisons aux mille couleurs et la verdure qui surgissent aux intersections. Sans savoir pourquoi, cela me rend nostalgique.

Devant l’entrée du café, Thomas me tend une cigarette que je refuse poliment. Je vais plutôt jusqu’aux vestiaires pour enfiler ma tenue de travail. Lorsque je reviens derrière le bar, une jeune fille entre dans le café. Elle porte un haut noir et une jupe plissée à carreaux écossais. Ses mèches sont aussi rouges que le tissu de sa jupe. Tressés et dressés sur sa tête, ses cheveux forment une étrange couronne.

— Salut ! s’exclame-t-elle en posant ses coudes sur le bar.

— Euh, bonjour. Qu’est-ce que je peux vous servir ?

— Je voudrais travailler !

— Vous pouvez déposer votre CV et on vous rappellera, dit machinalement Thomas en essuyant un verre.

— Mais non ! Je travaille déjà ici !

Son ton est enjoué, ce qui m’agace un peu.

— Je remplace une dénommée Amber. Je suis Kaylina ! Georges a échangé nos horaires.

Elle dégaine fièrement sa carte d’employée :

— Ah, désolé. Moi, c’est Thomas.

— Enchantée ! Et toi ?

Kaylina me fixe avec un grand sourire, mais j’indique simplement mon prénom en lui tendant une main monotone.

Elle discute avec tous les clients et amasse de gros pourboires. Aujourd’hui, Thomas et moi assurons le service en salle. Je maudis Amber d’avoir changé d’emploi du temps chaque fois que je manque de renverser un verre — et ça m’arrive souvent. J’ai failli tacher de jus de tomate le carnet d’une jolie fille blonde, qui doit avoir mon âge. Heureusement qu’elle ne s’est pas énervée ! Elle m’a simplement souri en me disant que ce n’était pas grave, avant de reprendre son stylo. Les clients sont cool, ici.

Malgré une chaleur écrasante, je décide de rentrer à pied. Je m’écroule sur une chaise dès que je passe la porte, tandis que Gabe me tend une assiette : son délicieux cake aux olives.

— Ta cuisine va me manquer, je confie un peu triste.

Il me sourit en retour. Nous savons ce que cela signifie. Dans quelques jours, notre fratrie sera séparée. Et nous craignons ce moment tous autant les uns que les autres.

Pourtant, sans un mot, nous picorons dans l’assiette. Nous ne sommes pas habitués à parler de nos émotions. Ryan, qui s’était glissé sous la table, saute sur la part de gâteau et la dévore à pleines dents. Grace arrive elle aussi, sa guitare en bandoulière, et ouvre un paquet de chips. Quand Ryan entend le craquement du sachet, il abandonne la pâtisserie et se jette sur notre sœur pour lui en prendre une poignée. Gabe lui tend un bol, et Ryan se donne à cœur joie de vider le paquet dedans. Je découpe quatre parts de gâteau et les distribue autour de la table. Grace, elle, sert des verres de soda. Attirés par les rires, Maman et Harry nous rejoignent.

Cet instant semble insignifiant, mais j’en profite au maximum : c’est l’un de mes derniers repas en famille. Je le sais déjà, c’est ce genre de moments qui va le plus me manquer.

Mais la joie n’est que de courte durée : je dois encore m’éclipser pour terminer mes cartons. J’avance, mais pas assez vite, par rapport au nombre de jours qui nous sépare du déménagement. Cette fois, je m’endors directement sur le tapis, alors que le soleil ne va pas tarder à se lever. Mais, dès l’aube, la musique de Grace et Gabe m’explose les tympans. Au moins, ils m’auront réveillé.

Je termine enfin mes cartons avant le début de mon service — Dieu merci. Cette fois, je ne laisserai pas Kaylina me faire courir : je dois être en pleine forme ce soir, pour le concert des jumeaux. Sans surprise, l’ambiance à la maison est électrique toute la journée. Grace et Gabe courent dans toutes les directions, plus stressés que jamais. Ce concert doit être meilleur que tout ce qu’ils ont fait auparavant : ils veulent remercier au mieux La Nouvelle-Orléans de les écouter une dernière fois. Ils rejoignent la répétition générale au début de la soirée. Quant à Maman, Harry, Ryan et moi, nous arrivons dans le parc au crépuscule.

Grace et Gabe sont les premiers à jouer. Dès qu’ils posent le pied sur scène, leur lumière nous éblouit. Généralement, plus le public est nombreux, plus ils sont exceptionnels — comme si la foule les plongeait dans une transe musicale. Et cette fois, le parc est plein à craquer. Ce n’est qu’un festival annuel de jeunes artistes locaux, mais je suis sûr que bientôt, ils chanteront sur les plus belles scènes. Derrière eux, leur fidèle équipe : un bassiste, un batteur et une claviériste.

Avant le début de la chanson, ils prononcent un petit discours :

— Bonsoir à tous ! s’écrie Gabe.

— Nous sommes G&G, et on va enflammer la scène !

Un tonnerre d’applaudissements surgit du public.

— Mais avant, nous aimerions dire quelques mots, continue Gabe.

— Nous tenons ce soir notre dernier concert en Louisiane.

— Et nous voudrions faire une petite dédicace à tous les gens qui nous ont aidés.

Comme d’habitude, ils finissent chacun les phrases de l’autre. Cela fait partie de l’identité de leur groupe.

— Tout d’abord, merci à Shawn, notre bassiste, Tom, notre batteur, et Sheila notre pianiste ! Un tonnerre d’applaudissements pour eux, s’il vous plaît !

Les ordres des jumeaux sont exécutés par la foule déjà en délire.

— Merci aussi à Kira d’organiser ce festival et de nous y convier cette année encore !

— Mention spéciale à notre famille qui supporte notre musique depuis dix ans déjà.

— Et surtout, un merci tout particulier à notre grand frère et modèle, toujours présent malgré les difficultés ! S’il vous plaît, faites du bruit pour Jackson !

Je suis touché qu’ils aient pensé à moi pour ce dernier discours. Un souffle de folie s’élève du public, dans un mélange de cris, de sifflements et d’applaudissements. Cela me fait rougir. Grace et Gabe lèvent les bras pour me saluer, et ensemble s’écrient : « Et bien sûr, merci à vous tous d’être ici ! C’est un immense plaisir de jouer devant vous ce soir ! Maintenant, en avant la musique ! »

~

Après un show endiablé, le groupe était aux bords des larmes. Le public a réclamé un bis, ce qu’ils n’acceptent jamais. Mais pour cette fois, ils lui ont accordé.

Ils ont fini par quitter la scène, peinant à cacher leur émotion. Quinze ans… C’est fou de voir à quel point ils sont déjà doués. Je suis tellement fier.

Avant que le groupe suivant ne commence à jouer, je m’éloigne de la foule pour profiter de l’air frais nocturne. Désormais, je marche seul sur les sentiers du City Park, levant parfois les yeux vers le ciel. Les branches des vieux platanes m’empêchent de voir les étoiles. Cette vue aussi me rend nostalgique… comme, finalement, beaucoup de choses en ce moment.

Je m’assieds au bord de l’étang, et savoure cette dernière nuit d’été, un soda à la main. Je m’apprête à commencer une nouvelle vie dans cette ville que je connais si bien, mais que je vais découvrir sous un nouvel angle. La solitude sera mon plus grand défi. Évidemment, il y a Amber et Thomas, que j’apprécie, mais ils restent de simples collègues. J’avais aussi quelques connaissances au lycée, mais depuis l’annonce de mon départ, je n’ai eu de nouvelles de personne. Il ne me reste que ma famille qui habitera à des milliers de kilomètres. Mon cercle social se limite donc à ça — autant dire que ce n’est pas grand-chose.

Alors bien sûr, il m’arrive parfois de me sentir seul. Même souvent, en réalité. J’ai beau passer la plupart de mon temps à dessiner, j’ai moi aussi besoin de parler. Je n’ai pas grand monde à qui me confier, et j’ai appris à tout intérioriser. Ces confidences tues sont un poids, même si j’y suis habitué. Alors, je transcris ce sentiment au travers de mes dessins.

J’ai toujours été solitaire et isolé, même au sein de ma propre famille. Je n’ai plus vu mon père depuis sept ans et je suis souvent en conflit avec ma mère depuis qu’il n’est plus là. Entre Harry et moi, ce n’est pas le grand amour : il fait des efforts, mais je n’arrive pas à supporter le rôle de père qu’on lui a donné. Je ne comprends pas comment les jumeaux ont pu oublier le nôtre pour aussi vite le remplacer.

Quant aux jumeaux, c’est vrai que nous sommes plutôt proches. Mais le lien entre eux est si spécial que je me sens parfois à part de leur univers.

Désormais, je serais seul. J’aurais mon propre appartement, mes propres responsabilités. Et même si quitter ma famille me rend triste et me fait peur, peut-être que cette nouvelle vie me plaira.

Soudain, les basses se taisent. Le festival doit être fini. C’est fou comme le temps passe vite lorsqu’on se perd dans ses pensées.

Je traverse à nouveau le parc, cherchant Grace et Gabe des yeux. Ils s’amusent sur les quais avec plusieurs musiciens et quelques chanteurs. Je m’inquiète en voyant qu’ils sont tous éméchés. Maman me tuerait si jamais elle découvrait qu’ils ont bu sous ma surveillance… Mais ils rient avec Shawn, un coca à la main. Ils ont bien changé : auparavant, ils étaient tout sauf responsables. La vie d’artiste, comme on dit.

J’annonce à Gabe qu’il est l’heure de rentrer. Les adieux se font en accolades, poignées de mains, ou même en larmes. De longues minutes plus tard, nous entamons doucement notre chemin vers la maison.

~

C’est encore Ryan qui me tire du lit au petit matin. Je lève les yeux vers l’écran de mon téléphone : sept heures. J’espère pouvoir me recoucher, mais la voix de Gabe me perce les oreilles :

— Jackson, ce n’est pas le moment de dormir !

Après une rapide mise au point, nous entassons les cartons dans la camionnette. Les jumeaux ont amené des amis et Maman et Harry aussi. Avec toute cette aide, il faut peu de temps pour remplir le véhicule. Harry conduit Gabe et son ami dans mon nouvel appartement, pendant que les autres finissent de sortir leurs affaires de la maison.

— Jackson, tu veux monter une dernière fois ? propose ma mère.

J’acquiesce. Aujourd’hui sera le dernier jour où je pourrais parcourir les couloirs de cette maison vide. Je visite chaque pièce, me remémorant tous les moments passés ici. Je finis cette triste visite par ma chambre où il ne reste plus que deux tas.

Cet endroit où j’ai grandi. Cimetière de tous mes souvenirs.

Je me décide à sortir après une longue hésitation. En tournant le regard, je brise à jamais ce lien qui m’unit à mon passé.

J’essuie mes yeux avant de quitter la pièce. Pourtant, devant les escaliers, je rebrousse chemin. J’ai oublié quelque chose. En haut du tas que je dois jeter repose ma peluche Spiderman. Je la prends et, légèrement soulagé, m’en vais sans me retourner.

2

Hier soir, Harry, Maman, Grace, Gabe et Ryan ont décollé pour New York, Manhattan.

Je suis longtemps resté planté là, à l’endroit où je les ai quittés, envahi par un vide immense. Puis, je suis rentré chez moi, ai passé la clé dans la serrure de cet appartement étranger, les cartons encore fermés. J’ai cuisiné des pâtes — elles étaient trop cuites. Puis, je me suis affalé dans ce clic-clac inconfortable, l’assiette posée sur les genoux.

Me voilà seul désormais. Et c’est affreusement silencieux.

Je prends une grande inspiration — je refuse de pleurer. Pas maintenant, pas déjà. Je me lève d’un mouvement brusque et cisaille mes cartons. J’installe les livres sur une étagère, prépare mes fournitures scolaires et pose les cadres partout où je trouve de la place. Ces photos qui témoignent de mon passé seront bientôt le dernier souvenir d’un monde qui ne vivra plus qu’en nous.

Demain, c’est la rentrée. Dans un nouveau lycée, plus proche de mon appartement.

J’espère que tout ira bien.

~

Quand mon réveil vibre le matin, je regrette presque le saxophone de Gabe. Je soigne un peu plus ma tenue que les années précédentes. Enfin, c’est relatif… Je ne suis pas de ceux qui accordent de l’importance à l’esthétique. Mais quand j’étais enfant, Maman me répétait souvent que bien s’habiller le jour de la rentrée portait chance. Aujourd’hui, je décide d’essayer.

Sceptique, je vais au lycée à pied. Je suis agréablement surpris : le bâtiment est joli, plus que sur les photos : il a des allures d’université, entouré ainsi de pelouse fraichement tondue. Déjà à flâner dans la cour en attendant l’annonce des classes, les élèves rient et s’enlacent, heureux de se retrouver. Un groupe de filles bien maquillées, garçons au bras, doivent s’échanger les derniers potins de l’été. Un peu plus loin, une bande de garçons capuchés se tient contre les façades. Ils fument en regardant les autres. De l’autre côté de la cour, quelques filles vêtues de jolies robes fleuries discutent à l’ombre des platanes.

Soudain, une femme — la quarantaine, tailleur moutarde — se met à crier. Elle appelle la première classe :

— Evan Anderson, Annie Benay, April Bern, Dean Bones, Louise Carlier, Rafael Carlson, Lina Chang, Peter Durand, Ellie Finnigan, Clara Garcia, Enoch Harris, Diego Hernandez, Lisa Jason, Cameron Johnson, Andrea Lopez, Olivia Martin, Jackson Miller, Logan Murray, Léon Perez, Zacharias Smith, Samuel Weber, Alicia White et Maya Wilson. Suivez-moi.

Certains élèves que je regardais s’avancent jusqu’à la dame. Elle nous emmène vers une salle grisâtre du premier étage. Seules quelques fiches de révisions décorent tristement les murs : quelle angoisse…

— Bonjour à toutes et à tous. Je suis mademoiselle Corder, et je serais votre professeure de littérature cette année.

— Bonjour, répond la classe monocorde.

— Je vous propose comme chaque rentrée de remplir une feuille d’informations. Olivia, distribue, s’il te plaît. Une fois que ce sera fait, nous ferons un petit jeu.

Cette prof, cette matière, cette salle, tout ça, c’est définitivement l’angoisse. Celle qui doit être Olivia porte de hauts talons qui frappent le sol chaque fois qu’elle pose le pied par terre. Je lis le questionnaire de mademoiselle Corder : elle demande des informations sur nous, notre moyenne de l’année dernière, nos points forts et nos points faibles, et le contact de nos parents. J’écris le numéro de ma mère, tandis que je me rappelle que je suis émancipé. J’efface vite les quelques chiffres et explique ma situation. Olivia ramasse les formulaires avec le même raffut, pendant que mademoiselle Corder nous parle de son jeu tout sourire, comme si elle s’adressait à des enfants de l’âge de Ryan.

— Vous allez venir au tableau les uns après les autres pour vous présenter. Vous direz votre nom, les matières que vous suivez ce semestre ainsi que quelque chose que vous aimez faire dans la vie.

Elle cherche une première personne du regard. Elle comprend vite que je ferai tout pour éviter de commencer. Elle demande plutôt à un certain Logan de venir devant la classe. C’est l’un des garçons capuchés. D’ici, je vois mieux son visage. Il a des traits durs, un air conspirateur et charmeur à la fois, mais surtout un regard bleu, perçant, qui donnerait presque des frissons.

Il traverse la salle, du dernier rang jusqu’au premier, et annonce d’un ton nonchalant :

— Logan Murray. Je fais économie, marketing, sport, et maths. Sinon, j’aime bien fumer.

Toute la classe se met à rire, exceptée la professeure scandalisée. Même moi, j’esquisse un sourire.

— La cigarette, évidemment ! ajoute-t-il avec ironie.

Logan retourne s’asseoir, satisfait. Mademoiselle Corder appelle encore quelques personnes, jusqu’à mon tour. Je bredouille mes matières — dessin, graphisme, sciences naturelles et mathématiques — et précise que j’aime dessiner. Je reprends place en baissant la tête : Logan s’est moqué de moi. J’ai entendu son rire parvenir du fond de la classe.

Mademoiselle Corder nous fait écrire le programme du semestre, et à chaque ligne supplémentaire augmente mon envie de m’enfuir. À la fin du cours, elle se plonge dans une discussion avec un petit groupe d’élèves. Je range mes affaires, et lorsque Logan passe derrière moi, il me donne une claque sur la nuque, ce qui me projette contre la table. Mais personne ne l’a remarqué, et il sort de la classe en me faisant un clin d’œil. Qu’est-ce qui lui prend, à celui-là ?

Je m’apprête à le suivre, mais le souvenir de son regard perçant traverse mon esprit, comme les frissons que j’ai ressentis. Je renonce — tant pis. Ne t’attire pas d’ennui dès le premier jour.

Pas de chance, Logan est dans le même cours de mathématiques que moi. Il s’assied juste derrière moi, et sans savoir pourquoi, je suis tendu, incapable de me concentrer. Ma nuque me brûle, et je sens son regard sur moi qui me raidit et me paralyse.

L’heure passe avec une lenteur insoutenable, et dès que la sonnerie retentit, je jette mes affaires dans mon sac et traverse la classe en courant.

Heureusement, j’enchaine avec mon premier cours de dessin. Je comprends vite que ça restera ma matière préférée. Elle me détend, et cette année encore, je n’y vois pas le temps passer.

Logan ressurgit lors du cours d’Histoire avec ma classe principale. Je parviens à l’oublier l’espace de quelques minutes, mais dès la sortie du cours, je me sens à nouveau épié.

Je rentre chez moi sur mes gardes. Je coupe par une ruelle, mais un groupe de gens semble m’y attendre. C’est peut-être juste leur fief le soir après le lycée.

Pas besoin de m’approcher pour reconnaître leurs visages. Ce sont des garçons de ma classe, et devant eux se tient comme un roi Logan.

— Jackson, je me trompe ?

— Salut Logan, dis-je avec une voix qui tente de paraître assurée.

— T’es nouveau, toi, non ? T’es seul ?

— Euh, ouais. Mais ça fait rien. Je me porte très bien.

— M’ouais… Et comme ça, t’es un artiste ?

— Si on veut.

J’ai du mal à comprendre ce qu’il cherche.

— J’ai toujours détesté les artistes. Vous êtes tellement niais.

— OK, je réponds avec indifférence. Je peux passer, maintenant ?

— Tu veux même pas discuter un peu ? Pas très sympa, p’tit Jack.

— Ne m’appelle pas comme ça.

— Ah bon, ça te plaît pas, Jack ?

— Ferme-la.

— Pardon ?

— Je te dis de la fermer.

— OK, je vois le genre. Tu crois être plus fort que moi ? Un mâle alpha ? Ah, ouh !

— Mais putain… Ta gueule, c’est ridicule. Laisse-moi passer, maintenant.

Je l’écarte d’une main violente et le pousse contre le mur. Alors que j’avance et traverse la ruelle, je comprends peu à peu ce qui est en train de m’arriver.

J’accélère le pas pour fuir cette situation, mais un bras m’entoure et me jette contre le mur.

— Putain, c’est quoi votre problème ? je m’écrie, sentant la peur m’envahir.

Ce n’est pas Logan qui a frappé, mais un autre gars de la classe. Cameron, je crois. En guise de réponse, Logan me donne un coup de poing en plein visage. Mon nez pisse le sang.

Puis, Logan se penche vers moi et me murmure un conseil qui sonne plutôt comme une menace : « Fais gaffe à ce que tu dis, p’tit Jack’ ».

Il me faut quelques minutes pour reprendre mes esprits. Je regarde mon reflet dans la vitre de mon téléphone : le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne suis pas très beau à voir. Je pose ma main sur mon nez pour éviter que le sang dégouline, et cours jusqu’à mon appartement.

Quand je me regarde dans la glace, c’est quelqu’un d’autre que je vois. Quelqu’un d’autre que ce garçon souriant qui enlace ses frères et sœurs sur la photo qui orne le mur. Quelqu’un d’épuisé, de défiguré, de terrifié, mais aussi de terriblement seul.

Qu’est-ce que me veut ce Logan, à la fin ? Est-ce juste parce que je suis isolé qu’il s’attaque à moi sans scrupule ? Mon téléphone sonne et interrompt le fil de mes pensées. C’est le numéro de Maman :

— Allô Jack’ ! C’est Ryan !

Mon sang se glace quand il prononce ce surnom. Il ressemble tellement à celui que m’a donné Logan.

— On s’est installé à New York ! C’est trop bien ! Je veux te montrer ! Comment on appelle en vidéo ?

Je suis pris d’un élan de panique. Il ne faut surtout pas qu’il voie ce à quoi je ressemble.

— Désolé, pas d’appel vidéo aujourd’hui, Ryan. J’ai plein de devoirs !

— Oh, non… Trop dommage…

— Va travailler, mon chéri ! s’écrie une voix lointaine qui doit être celle de ma mère. On te rappellera demain !

— D’accord, pas de souci.

— Dis-moi quand même comment s’est passée ta rentrée ! Le lycée te plaît ?

— Oui, c’est super. Excellent accueil.

— Tant mieux. Travaille bien et à demain.

— Oui, à demain.

Elle n’a pas saisi l’ironie. Son intuition maternelle ne fonctionne plus très bien, ces temps-ci. Déconcerté, je raccroche sans ajouter quoi que soit.

Je ne sais pas ce que je pourrais dire à ma mère pour justifier mon état. Surtout, je ne saurais pas réagir face à ses larmes et ses questions. Et puis, si je disais la vérité, que ferait-elle ? Elle ne reviendrait pas ici alors qu’elle vient de partir. Elle a bien assez de choses à gérer pour l’instant. Alors, je décide de me taire. Ce sera notre secret, à Logan et moi. De toute façon, il devrait me laisser tranquille. J’aurais dû me douter qu’il était colérique et me méfier davantage.

J’appuie sur ma plaie en même temps que je prépare des pâtes — pas assez cuites, cette fois-ci — et je m’installe à mon bureau flambant neuf, feuilles Canson et crayon à la main. Je me dessine de face, yeux clos, le visage parsemé de plaies, d’un œil au beurre noir et d’une bosse sur le front. Je suis au milieu d’une foule que je colorie en rouge, en bleu et en jaune. On y retrouve mes collègues, ma famille, les gens que j’ai croisés au lycée, les professeurs, et même Logan, Cameron, je ne sais qui d’autre. Je suis au centre de cette foule mouvementée, figé et en noir et blanc, comme invisible.

Au bas de la feuille, j’inscris le titre de mon œuvre. Je l’ai nommée « Solitude amère. »

3

Ellie

Je tourne et retourne ma cuillère dans mon bol de céréales alors que Mamie me hurle de me dépêcher. Je regarde ma montre et m’aperçois qu’elle a raison : les cours commencent dans quinze minutes. J’avale le tout, embrasse ma grand-mère sur la joue et cours pour arriver à l’heure.

Devant le portail, je reconnais un garçon de ma classe. Jackson, je crois. Je l’ai remarqué dès la rentrée parce qu’il est nouveau. Et ici, les nouveaux ne passent pas inaperçus. Mais ce matin, même si je n’arrive pas à savoir quoi avec une telle distance, quelque chose a changé sur son visage.

Curieuse, je m’approche un peu. C’est son nez devenu bleu. Je m’apprête à le saluer quand il me remarque. Il a les yeux verts, mais son regard est noir. Désarçonnée par sa froideur, je détourne la tête et pars m’asseoir en littérature, à côté de Diego.

Comme chaque matin, je le salue d’un baiser et nous échangeons quelques banalités. Dès que tout le monde est arrivé, mademoiselle Corder s’éclaircit la voix :