Dégénérescence - Léna Jomahé - E-Book

Dégénérescence E-Book

Léna Jomahé

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Beschreibung

L'un est destiné à subvenir aux besoins vitaux de l'autre...

ADDY est jeune, belle, et l’héritière du Royaume d’Amérique. Mais elle est atteinte d’une maladie mortelle, la Dégénérescence des Organes Vitaux. Son seul espoir de survie : recevoir une greffe d’un sujet compatible, mais cela signifierait pour elle de voler la vie d’un autre.

JULIAN est un jeune homme intelligent mais subversif. Né dans les bas-fonds de la société, il est prêt à tout pour renverser la royauté, même à risquer sa vie. La peine pour son dernier esclandre ? Une sentence pire que la mort.

ILS n’auraient jamais dû se rencontrer…

Leur rencontre bouleversera-t-elle le cours des choses ?

EXTRAIT

 La princesse ne tressaillit même pas à l’annonce. Elle savait déjà. Les prises de sang n’étaient qu’une formalité. Comme beaucoup de jeunes gens avant elle, elle avait grandi avec cette épée de Damoclès au‑dessus de la tête.
 — Combien de temps ? demanda le roi.
 — Je refuse de faire appel à un Donneur, annonça la princesse au même moment.
 Le médecin choisit d’ignorer cette remarque pour répondre au souverain.
 — Six mois, maximum. Mais nous devrons attendre encore trois mois avant d’opérer.
 — Pourquoi ce délai ? s’enquit le roi.
 — Pour les mêmes raisons qui nous ont conduits à attendre votre propre intervention, Votre Majesté. Opérer avant que le foie ne soit touché, c’est prendre le risque que la maladie réapparaisse par la suite. En attendant, je fournirai à la princesse un traitement contre la douleur. C’est tout ce que nous pouvons faire.
 — Je refuse de faire appel à un Donneur, réitéra cette dernière.
 — Il suffit, gronda le roi en se tournant vers elle. Nous avons déjà eu cette discussion, jeune insolente. Je me moque de tes convictions. Tu seras opérée, et tu deviendras reine de ce royaume le jour où je ne serai plus là.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

​Un young adult qui m’a émue aux larmes. J’ai espéré, tant espéré. J’ai hurlé, pleuré, ragé, grogné… Bref, ce page-turner est une véritable petite pépite ! Blog Lire, c'est vivre Plusieurs Vies

Un livre merveilleux que je recommande chaudement. Il m'a énormément plu [...] Deborah-60, Booknode

L’autrice nous propose une histoire véritablement bouleversante, poignante qui nous retourne littéralement l’âme et le cœur. Difficile de rester de marbre, d’autant que le contexte est tout à fait réaliste et que l’on se pose énormément de questions durant cette lecture. Blog Virtuellement Vôtre

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Degenerescence

ISBN : 979-10-9478687-1

ISSN : 2430-4387

Dégénérescence

Copyright © 2020 Éditions Plume Blanche

Copyright © Illustration couverture, Jean-Mathias Xavier

Tous droits réservés

Léna Jomahé

Degenerescence

(ROMAN)

 « Un cœur droit est le premier organe de la vérité. »

PROVERBE FRANÇAIS

Prologue

 — Sa Majesté le roi Anatole et Son Altesse la princesse Addy.

 Le médecin, jusqu’alors absorbé par les documents étalés devant lui, déposa son stylo, puis se leva précipitamment.

 — Votre Majesté, Votre Altesse, entrez, je vous en prie.

 L’homme resta la tête penchée vers l’avant jusqu’à ce que le souverain prenne la parole.

 — Mon cher Anthonin, pas de manières entre nous, redressez‑vous.

 Le médecin s’exécuta avant d’inviter les nouveaux arrivants à prendre place dans les fauteuils qui lui faisaient face. Dans le fond de la pièce, deux gardes en uniforme, aux couleurs bleue et rouge de la monarchie, se postèrent devant les portes qu’ils venaient de fermer. Une fois installé, le roi entra immédiatement dans le vif du sujet.

 — Dites‑nous tout, Anthonin. Avez‑vous eu les résultats d’Addy ?

 L’homme observa tour à tour le monarque et la princesse. La jeune fille qui venait de fêter ses dix‑sept ans était magnifique, bien que sa pâleur soit quelque peu inquiétante. Grande, élancée, brune aux yeux d’un vert profond, elle avait hérité de la beauté de sa mère et du port altier de son père. Elle ferait une belle souveraine. Si elle survivait.

 — Je vous ai promis de ne rien vous cacher, Votre Majesté, je ne vais donc pas y aller par quatre chemins. Comme nous le supposions, la princesse a bien développé la Dégénérescence des Organes Vitaux, autrement dit, la DOV. La toux qui la tenaille depuis plusieurs semaines maintenant n’est que l’un des premiers symptômes de la maladie. À l’heure où nous parlons, seuls ses poumons sont atteints, mais au vu de ses résultats sanguins, le foie et le cœur le seront bientôt.

 L’homme se tut, laissant l’information faire son chemin. Ce n’était pas une grande nouvelle pour les membres de la famille royale. La DOV faisait partie de leur quotidien depuis de nombreuses décennies. C’était le mal qui touchait et tuait le plus dans les rangs de la haute société. Il ne frappait que là d’ailleurs, et n’avait pas encore de remède. Les organes lâchaient tour à tour, jusqu’à ce que la mort arrive. Elle libérait alors l’hôte des souffrances atroces de la maladie.

 La princesse ne tressaillit même pas à l’annonce. Elle savait déjà. Les prises de sang n’étaient qu’une formalité. Comme beaucoup de jeunes gens avant elle, elle avait grandi avec cette épée de Damoclès au‑dessus de la tête.

 — Combien de temps ? demanda le roi.

 — Je refuse de faire appel à un Donneur, annonça la princesse au même moment.

 Le médecin choisit d’ignorer cette remarque pour répondre au souverain.

 — Six mois, maximum. Mais nous devrons attendre encore trois mois avant d’opérer.

 — Pourquoi ce délai ? s’enquit le roi.

 — Pour les mêmes raisons qui nous ont conduits à attendre votre propre intervention, Votre Majesté. Opérer avant que le foie ne soit touché, c’est prendre le risque que la maladie réapparaisse par la suite. En attendant, je fournirai à la princesse un traitement contre la douleur. C’est tout ce que nous pouvons faire.

 — Je refuse de faire appel à un Donneur, réitéra cette dernière.

 — Il suffit, gronda le roi en se tournant vers elle. Nous avons déjà eu cette discussion, jeune insolente. Je me moque de tes convictions. Tu seras opérée, et tu deviendras reine de ce royaume le jour où je ne serai plus là.

 — Père, vous n’avez pas l’air de comprendre. Je me refuse à prendre une vie pour sauver la mienne. Je ne vois pas en quoi ma vie importe plus que celle de n’importe qui d’autre.

 Le roi la fusilla du regard avant de se tourner vers le médecin.

 — Pouvez‑vous nous laisser un instant, s’il vous plaît ? Le praticien, sans même s’offusquer d’être congédié de son propre bureau, se leva avant de disparaître par la porte donnant dans sa salle d’auscultation. À peine le battant

 fermé, le roi se tourna vers sa fille.

 — Addy, je t’interdis de me contredire et de me tenir tête lorsque nous sommes en public.

 — Et je vous interdis de m’obliger à subir une opération dont je ne veux pas.

 — Mais tu n’as pas le choix, ma chère enfant. Tu es une princesse. Tu es appelée à devenir reine. Ton mariage avec le prince d’Europe est prévu dans moins d’un an. Il est de ton devoir de te faire opérer.

 — Vous n’avez qu’à donner Eline au prince Victor. Elle n’a qu’un an de moins que moi, et elle fera une tout aussi bonne souveraine. Si jamais elle développe la DOV, vous savez qu’elle ne refusera pas l’opération. Dans mon cas, je ne m’en suis jamais cachée. Alors, laissez‑moi partir en paix. Comme pour souligner ses paroles, elle fut prise d’une quinte de toux qui la laissa essoufflée, les lèvres bleues, un mouchoir taché de sang entre ses mains tremblantes.

 — Il en est hors de question, éructa son père. Ne te rends‑tu donc pas compte que si tu refuses de te faire opérer, tu donnes du grain à moudre à tous nos détracteurs ? L’équilibre de notre royaume reste fragile. Le moindre élément perturbateur dans les rouages risque de tout détraquer. Si l’héritière du trône refuse de bénéficier d’un des droits les plus anciens de notre monarchie, que penses‑tu qu’il arrivera ?

 Les traits encore fatigués par sa quinte de toux, la princesse secoua la tête. Ils avaient déjà eu cette discussion à de nombreuses reprises lorsqu’elle était plus jeune. Mais elle l’avait soigneusement évitée depuis le début de sa maladie. Elle savait qu’elle n’aurait pas le dernier mot. Malgré tout, elle demanda :

 — Qui me l’ordonne ? Mon père ou mon souverain ?

 — Ton père te supplie de préférer la vie à la mort. Ton roi t’ordonne de faire honneur à tes origines et d’accepter l’opération.

 — Vous devriez avoir honte, murmura‑t‑elle pour elle‑même.

 — Plaît‑il ? gronda le roi.

 — Qu’il en soit ainsi, souffla‑t‑elle. Faites de moi ce que vous voulez.

Chapitre 1

 Julian sortit enfin du travail après une longue journée à façonner toujours les mêmes pièces dans l’usine de fabrication de meubles de maison dans laquelle il travaillait depuis plusieurs mois maintenant. Ses mains étaient rougies de limer, frotter, buriner, à longueur de journée. Des ampoules avaient éclaté à l’intérieur de ses paumes, et les jointures de ses articulations étaient toutes craquelées. Le froid piquant des hivers du troisième royaume mondial n’arrangeait pas les choses. En soufflant vigoureusement entre ses paumes, il partit au pas de course dans les rues de la Cave. La Cave était le nom des quartiers sud de la cité, en opposition au Grenier, les quartiers nord. La Cave était le secteur des usines. Les rues y étaient grises, sales, les immeubles qui faisaient rarement moins de sept étages étaient délabrés et surpeuplés. Le Grenier était le garde‑manger. On y cultivait et élevait tout ce qui était consommé dans le royaume. Les terres s’étendaient à perte de vue et hormis les quelques immeubles, proches de l’enceinte, où logeaient les ouvriers agricoles, le reste des habitations était principalement de petites maisons, modestes certes, mais certainement plus agréables que les logements de la Cave. Déménager d’un secteur à un autre était quasiment impossible. Lorsque l’on naissait à la Cave, on mourait à la Cave. Seules quelques jeunes filles arrivaient parfois à épouser un garçon du Grenier, tirant alors le gros lot et leur ticket de sortie de la Cave, mais cette opportunité restait rare. Julian quant à lui ne s’embarrassait pas de ce genre de détail. Il allait et venait comme bon lui semblait depuis toujours. Cela lui avait valu de nombreux rappels à l’ordre mais aussi des peines de travaux d’intérêt général qui avaient eu le don de mettre sa mère hors d’elle. Ce n’étaient pas tant ses déplacements qui posaient problème, mais surtout les raisons pour lesquelles il les faisait. Vol, braconnage, destruction de matériel appartenant au royaume, graffitis contestataires sur les façades de la citadelle. Rien ne l’arrêtait. Ni la distance ni l’enceinte. Il était né avec la révolution coulant dans son sang, et il l’avait exprimée de manière très personnelle et imaginative depuis son plus jeune âge. Mais depuis deux ans, depuis qu’il avait atteint l’âge de seize ans, les choses avaient changé. Il devait se montrer plus prudent : s’il se faisait de nouveau arrêter, il ne risquait pas seulement un rappel à l’ordre, ou un travail de quelques mois, non payé. Non, il risquait l’emprisonnement, ou pire… et il avait promis à sa mère que cela n’arriverait jamais.

 Il jeta un coup d’œil par‑dessus son épaule. Il savait qu’il était surveillé depuis plusieurs mois, mais les autorités n’avaient rien à se mettre sous la dent depuis sa dernière arrestation qui remontait à vingt‑trois mois exactement, et ces derniers temps, il avait l’impression que la surveillance s’était relâchée. C’était le cas ce jour‑là. Il ne remarqua personne dans son sillage, ni dans les petites ruelles qu’il empruntait. Il remonta le col de son fin manteau sur son cou pour tenter de se protéger de la brûlure de l’hiver, mais cela ne l’empêcha pas de continuer à frissonner. Il accéléra le pas, pressé d’arriver à destination. L’horloge principale de la Cave émit le tintement court du quart d’heure. Dix‑huit heures quinze. Il allait arriver en retard. L’espace d’un instant, il pensa à sa mère qui l’attendrait pour le dîner, mais il enfouit sa culpabilité dans un coin de son cerveau. Cela faisait plusieurs mois qu’il n’avait pas mis les pieds à une réunion. Il avait bien trop peur de mener les officiers chargés de sa surveillance à leur lieu de rencontre. Ce n’était pas tant pour le lieu qu’il s’inquiétait, ils en trouveraient un autre, mais il ne tenait pas à ce que tous ses camarades de bataille se retrouvent dans les fichiers de la surveillance civile par sa faute. Cependant, aujourd’hui, pour la première fois depuis longtemps, personne n’était derrière lui. Il ne pouvait pas laisser passer l’occasion.

 Il continua à errer dans le quartier durant de longues minutes. Il commença par s’éloigner du lieu de rencontre en empruntant de minuscules ruelles, avant de s’en rapprocher en décrivant des cercles à travers les rues de la Cave. Lorsqu’il fut quasiment certain que personne ne le filait, il s’engouffra sur l’étroit chemin qui longeait les remparts extérieurs. Cette partie de la Cave n’était pas habitée. Elle était située au plus loin des habitations, dans un secteur où personne ne venait jamais. On y trouvait un amoncellement de déchets de toute sorte, venant principalement du centre du royaume. Dans la Cave, comme dans le Grenier, rien ne se jetait jamais, tout se recyclait. Il s’arrêta quelques secondes, le temps que ses yeux s’habituent au manque de lumière. L’endroit n’était éclairé que par le scintillement de la lune. Il posa sa main sur le mur d’enceinte haut de plusieurs mètres pour se diriger. Par chance, ce mur servait juste à ce que la population ne soit pas tentée d’aller voir ailleurs, mais il n’y avait aucune surveillance. Les officiers préféraient concentrer leur attention sur celui séparant les quartiers extérieurs du Cœur. Voilà comment était découpé le royaume : la Cave, le Grenier, le Cœur. Il fit quelques pas dans le noir, puis il s’adossa aux remparts à deux pas de l’entrée. Tout le monde semblait déjà arrivé. La moindre activité humaine dans le coin serait suspecte, et il renoncerait. Il s’obligea à compter jusqu’à trois cents calmement. Malgré le froid qui le tenaillait, il s’astreignit à cet exercice jusqu’au bout. Cinq petites minutes dans le froid n’étaient rien comparées aux risques que sa présence faisait prendre à tout le monde. Lorsqu’il arriva au bout de son décompte, il s’approcha lentement de la bouche d’évacuation, puis il en retira la grille. Il passa la tête dans l’ouverture : aucun son ne filtra jusqu’à lui. Soit la porte de la salle était fermée, soit, et il espérait que ce n’était pas le cas, ils avaient changé de lieu de rencontre. Il s’engouffra dans l’étroit boyau, puis il referma la grille derrière lui. Ici, il faisait encore plus noir qu’à l’extérieur. Il cligna plusieurs fois des yeux dans l’espoir que la situation s’améliore, mais ce ne fut pas le cas. Il grommela. Il aurait dû penser à apporter une lampe, mais en même temps, il ne pouvait pas se douter que ce soir serait le bon. Il se redressa en soupirant. Il n’avait plus qu’à espérer que durant ces mois d’absence, le reste de la bande n’avait pas encombré le tunnel plus que de raison.

 Il posa les mains sur les murs situés à quelques centimètres de chaque côté de lui, puis il avança lentement. Ce n’était pas la première fois qu’il venait sans lumière. Il connaissait la disposition des lieux par cœur, et il les avait arpentés à maintes reprises dans le noir le plus complet, mais c’était la première fois qu’il disparaissait du coin aussi longtemps. Trois pas, une étagère sur la gauche. Ses doigts rencontrèrent les planches à l’endroit exact où elles devaient être. Encore deux pas, un tuyau au sol. Ses bottes frappèrent l’acier faisant résonner un gong dans le tunnel exigu. Il enjamba l’obstacle et continua. Il parcourut une vingtaine de mètres sans encombre, l’endroit lui était finalement aussi familier qu’auparavant. Sa main gauche rencontra du vide : il était arrivé au croisement. Plus que quelques mètres, et il serait arrivé. Quatre pas, plusieurs pots de peinture abandonnés sur la droite : il les évita sans problème. Plus que sept pas, et il serait à la porte.

 Des bruits de voix commençaient à lui parvenir. Ils étaient bien là. Il accéléra. Il n’avait fait que trois pas quand son pied gauche buta dans un obstacle qu’il ne connaissait pas. Il trébucha et chercha à se retenir à la grosse barre en fer qui devait se trouver fixée contre le mur à sa main droite, mais elle avait disparu. Il eut tout juste le temps de mettre ses paumes en avant pour amortir sa chute, mais plutôt que de rencontrer le sol, il s’écroula dans un amoncellement de pots qui n’était pas là précédemment, les envoyant valser dans toutes les directions. Sa tête percuta l’un des pots, et un liquide chaud coula le long de son nez. Il avait réussi à se blesser. Il se releva en grognant. Sa chute l’avait désorienté. Il ne savait plus dans quel sens il devait avancer. Il s’essuya le visage du revers de la main, puis la plaqua sur le mur dans l’espoir de trouver un indice. Mais il ne rencontra que du béton. Il était sur le point de reprendre sa route, peu importait le sens, il allait bien finir par se retrouver, quand un raclement retentit. Quelques secondes plus tard, il dut fermer les yeux pour se protéger de la lumière qui l’éblouissait.

 — Il y a quelqu’un ?

 La voix était claire, douce mais assurée. Il savait que s’il ne répondait pas, la propriétaire n’hésiterait pas à venir à sa rencontre et à lui botter le derrière si besoin. Il leva les mains face à lui, en partie pour montrer qu’il ne représentait pas un danger, mais aussi pour se protéger du faisceau lumineux qui balayait le boyau.

 — Du calme, Madeline, ce n’est que moi.

 Des bruits de pas s’approchèrent, il ne bougea pas.

 — Julian, c’est toi ?

 Il acquiesça. La jeune fille baissa sa torche. Il en fut tout de suite soulagé. Il laissa retomber ses bras.

 — Je suis content de te voir.

 Elle le serra contre elle. Il lui rendit son étreinte. Madeline et lui avaient pratiquement grandi ensemble. Leurs parents étaient voisins lorsqu’ils étaient enfants, et ils avaient fréquenté la même école jusqu’à quatorze ans. Puis, le père de Madeline et le sien étaient morts dans un accident à l’usine. La mère de Madeline avait dû déménager, car elle ne pouvait plus payer le loyer du logement qu’ils occupaient. La sienne gagnant un peu plus, ils avaient pu rester chez eux. Mais ils ne s’étaient pas perdus de vue pour autant. Sauf ces derniers mois. Il l’avait croisée à plusieurs reprises, mais jamais il ne s’était arrêté pour discuter. Il ne voulait pas que les officiers sachent qui il fréquentait. La jeune fille le repoussa et lui donna une tape sur l’épaule.

 — Mais qu’est‑ce que tu as foutu tout ce temps ? 

 — Avant de répondre à ton interrogatoire, est‑ce qu’il serait possible que l’on aille s’asseoir et que tu me donnes de quoi me nettoyer le front ? Je crois que je me suis ouvert.

 Madeline leva sa torche pour l’observer, l’obligeant à fermer de nouveau les yeux, puis elle se détourna.

 — C’est bon, il n’y a rien de grave. Suis‑moi.

 Julian s’exécuta sans protester. Madeline était en colère. Il l’avait abandonnée comme il avait abandonné tout le groupe, mais il avait ses raisons, et il savait qu’elle comprendrait quand il pourrait s’expliquer.

 Ils s’approchèrent de la salle. Dans la pièce, les conversations s’étaient tues en attendant de connaître l’identité du visiteur. Lorsqu’il fit son entrée, les visages étaient inquiets, mais ils se détendirent dès qu’ils le découvrirent. Tous, sauf un. La partie n’était pas gagnée avec le plus important d’entre eux : Samson.

 Madeline referma la porte derrière eux. Les conversations reprirent, mais le sujet était différent. Des hommes et des femmes se levèrent pour le saluer, lui serrer la main, lui ébouriffer les cheveux, avec, sur les lèvres, toujours la même question : pourquoi avait‑il disparu ainsi ? Julian se laissa faire de bonne grâce. On lui donna un mouchoir pour son front, un verre de vin chaud, un morceau de gâteau. Rapidement, il fut installé au centre de tout ce petit monde. Il y avait très peu de nouvelles têtes dans la pièce. La plupart des nouveaux arrivants étaient jeunes, moins de quinze ans, mais le regard qu’ils lui lançaient lui laissait penser qu’eux savaient très bien qui il était. En même temps, sa photo avait plusieurs fois fait la une des journaux. Au bout de cinq minutes, Samson se racla la gorge et réclama l’attention.

 — Julian, tu es de retour ?

 Le jeune homme plongea son regard dans celui de l’homme imposant installé face au reste de la salle.

 — On dirait bien, annonça‑t‑il pour toute réponse.

 Samson croisa les bras et s’appuya sur le dossier de son siège. Il ne semblait pas spécialement ravi de cette visite. C’était à prévoir. Julian le savait. Mais il avait espéré qu’après tous ces mois d’absence, sa présence ne poserait pas de problème au chef du groupe.

 — Tu es vraiment certain que le moment est bien choisi ?

 — J’ai été très prudent, Samson. Il n’y a aucun risque. Madeline posa une main sur son épaule. Elle ne connaissait pas le fin mot de l’histoire, mais elle tenait à lui témoigner son soutien. Le reste de l’assistance se contentait de poser les yeux, tantôt sur leur chef, tantôt sur le jeune homme, cherchant à comprendre les non‑dits de cette conversation.

 — Que comptes‑tu faire pour aider le mouvement ?

 — Mes aspirations n’ont pas changé si c’est la question que tu me poses. Discuter pendant des heures ne fera pas évoluer la situation et encore moins nos conditions de vie. Ma dernière arrestation remonte à vingt‑trois mois. Qu’avez‑vous fait depuis ?

 Des murmures s’élevèrent dans la salle. Tous les présents savaient que Samson n’était pas adepte de l’autocritique et encore moins de la critique extérieure. Mais ils connaissaient également Julian, et ils savaient que ce dernier n’avait pas sa langue dans sa poche.

 Samson se redressa, puis s’approcha de lui.

 — Nous n’avons pas à nous justifier des actions que nous avons menées durant ton absence. Une chose est certaine, tu es le seul à avoir dû disparaître à cause des officiers qui te filaient le train. Durant quasiment deux ans, tu n’as pas pu aider la cause. Tu nous as été inutile. Je t’avais pourtant prévenu à maintes reprises. Mais tu as toujours fait tes propres choix, égoïstement. Et maintenant ? Pourquoi es‑tu là ?

 — Je suis prêt à me remettre en selle. Je souhaite reprendre mes actions.

 Face à lui, l’homme secoua la tête.

 — Il en est hors de question. Je refuse que tu nous mettes de nouveau en danger. Nous n’avons jamais eu besoin de toi et de ce que tu faisais, et nous n’avons pas plus besoin de toi aujourd’hui. Julian se redressa. Il était maintenant aussi grand que l’homme qui lui faisait face. Autrefois, Samson l’avait impressionné. Il parlait bien, il était intelligent, et il menait la cause depuis de nombreuses années. Mais pendant sa retraite forcée, Julian avait eu le temps de faire le point. Parler n’avançait à rien. Rien ne changeait, rien n’évoluait, et surtout pas les conditions de vie de la Cave et du Grenier. C’était bien beau de faire des discours et de déclamer que c’était injuste et qu’il fallait que les choses changent. Mais quelles actions concrètes étaient menées pour que cela se réalise ? Aucune. En tout cas, rien depuis deux ans. La Cave et le Grenier s’étaient endormis, tandis que le Cœur continuait à vivre sa vie dans l’opulence sans s’inquiéter de ce qu’il se passait de l’autre côté de son enceinte. À ce rythme‑là, les choses n’étaient pas près de changer. Julian n’avait pas prévu que son retour se déroulerait ainsi, mais Samson ne lui laissait pas le choix.

 — Mais je ne te demande pas ton avis, Samson. Voilà vingt ans que la cause te suit sans que rien ne bouge. Tu n’as pas besoin de moi, je tiens à te rassurer : je n’ai jamais eu besoin de toi non plus. Je voulais juste vous informer que j’étais de retour et que je reprenais mes actions. Ceux que cela intéresse sauront bien où me trouver.

 Sans attendre de réponse, il tourna le dos au chef de la cause puis il sortit de la pièce. Des murmures accompagnèrent son départ. Il referma la porte derrière lui pour se retrouver de nouveau plongé dans le noir. Il soupira. Décidément, rien ne se passait comme il l’avait souhaité. Il prit le chemin du retour avec plus de facilité qu’à l’aller. Lorsqu’il atteignit la ruelle qui longeait l’enceinte, il s’arrêta quelques minutes pour réfléchir. Et maintenant ? Qu’allait‑il faire ? Il ne savait rien de ce qu’il se passait dans le royaume depuis deux ans. Comment pensait‑il reprendre là où il s’était arrêté alors qu’il n’avait aucune idée des rondes des officiers, de l’identité de ceux qui pouvaient l’aider, comme cela avait été le cas dans le passé, ni même de qui il pouvait contacter à l’intérieur du Cœur pour savoir quand, comment et où agir ? Samson avait ces contacts‑là, mais il ne s’en servait pas comme il l’aurait pu. De rage, Julian shoota dans un caillou. Un instant, il hésita à retourner en arrière. Mais la fierté le retint. Il allait devoir se débrouiller seul.

 Comme d’habitude. 

Chapitre 2

 — Addy, est‑ce que tu as seulement écouté ce que je te raconte depuis tout à l’heure ?

 Addy leva les yeux au ciel et se tourna vers la reine.

 — Oui, mère, je vous entends.

 — Je ne te demande pas si tu m’entends, mais si tu m’écoutes. Ce que nous faisons ici est important.

 Addy soupira et se laissa tomber dans un des grands fauteuils qui occupaient le boudoir de la reine Ezilda. Voilà une heure que la reine lui rebattait les oreilles avec les préparatifs du mariage. Elle en venait presque à regretter de ne pas être plus malade pour avoir le droit de rester au fond de son lit.

 — Je ne vois pas l’intérêt de préparer tout ceci dans l’immédiat. Le mariage aura lieu dans neuf mois, et d’ici là, tellement de choses peuvent advenir.

 Sa mère la fusilla du regard.

 — La seule chose qui va advenir, c’est ton opération. S’attaquer à la cérémonie est un bon moyen de se changer les idées.

 Addy se redressa.

 — Je préférerais mille fois continuer mes leçons avec mon précepteur, mère. La politique internationale, les questions environnementales, voilà des choses qui me seront nécessaires lorsque je serai sur le trône.

 La reine se plaça face à elle, la surplombant largement. Encore une fois, Addy fut frappée de sa ressemblance avec sa mère. Le même visage fin et harmonieux. Les mêmes cheveux noirs, les mêmes yeux verts. Cependant, leur ressemblance s’arrêtait aux caractéristiques physiques. La reine avait dans le regard cette froideur, ce sentiment de supériorité qu’Addy espérait ne jamais posséder. 

 — Tu n’auras pas besoin de tout cela lorsque tu seras reine. Le prince Victor est parfaitement capable de gérer un royaume. Il a été élevé en conséquence.

 — Je n’en doute pas un seul instant, mère. Pourtant, je tiens tout de même à vous rappeler que ce royaume est le nôtre. Je ne comprends pas que cela ne vous dérange pas qu’un inconnu le dirige à ma place.

 — Ce n’est pas un inconnu. Vous êtes promis l’un à l’autre depuis votre naissance. Tu le connais aussi bien que je connaissais ton père lorsque nous nous sommes mariés. Son rôle est de diriger, le tien, de le soutenir.

 Une nouvelle fois, Addy soupira. Elle connaissait effectivement très bien le prince Victor. Elle savait que l’amélioration des conditions de vie des différents secteurs des royaumes mondiaux n’étaient pas sa priorité. Elle savait également qu’il ne s’inquiétait pas de voir disparaître chaque année davantage des pans entiers des continents recouverts par les océans. Que le froid glacial de l’hiver et les chaleurs suffocantes de l’été, les tempêtes de plus en plus nombreuses et meurtrières chaque année ne le faisaient pas ciller. Les riches, les nobles étaient protégés. Dans leurs luxueuses maisons, au cœur de leurs cités, ils étaient à l’abri. Alors, pourquoi s’inquiéter ? Il ne voyait pas que les cultures devenaient moins nombreuses et moins nourrissantes. Non, car l’apport dans la zone centrale ne baissait pas ; en revanche, celui des zones extérieures en pâtissait. Addy avait conscience de ce déséquilibre, mais l’avenir qui lui était promis ne lui permettrait même pas de faire changer les choses. Animée par un sentiment d’injustice, elle s’ouvrit à sa mère :

 — Est‑ce que vous trouvez normal que je ne puisse même pas diriger mon propre royaume ? Il y a des tas de points sur lesquels je ne suis pas d’accord avec le prince.

 — Et heureusement que lui a la tête sur les épaules, la coupa la reine. Je ne sais pas ce que ton précepteur t’a mis dans la tête, mais ça ne me plaît pas, pas plus qu’à ton père. Addy se leva du fauteuil pour affronter sa mère. Mains sur les hanches, elle planta son regard dans le sien.

 — Ne vous inquiétez pas, Votre Majesté. Mon précepteur ne m’a rien mis dans la tête. En tout cas, rien de plus que ce que notre bon roi ne l’y autorise. Il a suivi les directives à la lettre. Seulement, je sais lire, j’ai des oreilles pour entendre et un cerveau pour réfléchir. Si personne dans ce royaume, ou dans les autres d’ailleurs, ne s’inquiète de ce qu’il se passe de l’autre côté de nos enceintes protectrices, ce n’est pas mon cas. Je ne m’en suis jamais cachée, et ce n’est pas parce que mon mariage approche que je vais changer, bien au contraire d’ailleurs. Sa Majesté m’oblige déjà à subir une opération dont je ne veux pas, je ne vais pas en plus me taire pour le bien‑être de vos oreilles. Nous asservissons notre peuple, très chère mère, il serait grand temps de le reconnaître, ne serait‑ce que dans un esprit d’honnêteté. Ce n’est pas parce que vous ne voyez pas les gens mourir qu’ils ne meurent pas.

 La jeune fille fut stoppée net dans son élan par la gifle que la reine lui administra. Elle porta la main à sa joue, estomaquée. Sa mère ne l’avait jamais frappée auparavant. La stupeur lui déclencha une quinte de toux qui la laissa à genoux, affaiblie et tremblante. Alors qu’elle rangeait son mouchoir taché de sang dans une des poches de sa robe, sa mère lui tendit un verre d’eau.

 — Tu devrais avoir honte des propos que tu tiens. Notre peuple s’est battu pour survivre sur une terre morte depuis longtemps. Malgré nos ressources limitées, nous avons réussi à mettre en place un fragile équilibre. Tu crois détenir la vérité, mais ton discours prouve que tu en es très loin. Je suis bien contente que Victor soit amené à prendre le pouvoir et pas toi. Dans le cas contraire, tu nous aurais menés à notre perte.

 Épaules dressées, tête haute, la reine s’approcha de la porte. Elle s’arrêta, une main sur la poignée.

 — Je n’ai plus très envie de m’activer aux préparatifs de ton mariage pour aujourd’hui. Ta présence… ta présence –elle ne finit pas sa phrase. Bref, je préfère me retirer pour aller peindre, fais donc ce que bon te semble. Préparer une révolution, organiser un coup d’État, fomenter le meurtre du roi… peu importe, mais je n’ai plus envie de te voir.

 Sans un mot de plus, elle quitta la pièce. Addy fulminait. Sa mère avait osé porter la main sur elle, simplement parce que ce qu’elle disait la gênait dans son petit confort. Loin de se laisser avoir par sa tirade sur la survie d’un peuple, elle savait plus que jamais qu’elle avait raison. Elle grandissait dans un royaume où l’équité n’était pas le maître mot. Le peuple souffrait et s’affaiblissait, pendant que la noblesse mangeait à sa faim sans se soucier du lendemain. À cet argument, sa sœur Eline lui avait déjà servi celui de la DOV. Oui, effectivement, le Cœur était attaqué par une maladie incurable… et quelle solution les plus riches avaient‑ils trouvée ? Elle esquissa une moue dégoûtée… le meurtre. Voilà la solution : le meurtre de masse pour sauver les nobles.

 Une larme perla à son œil. Et dire qu’elle allait participer à cela. D’un geste rageur, elle s’essuya alors qu’on tapait à la porte.

 — Addy ? – sa sœur passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Je viens de croiser mère, elle avait l’air furieuse. Mince, tu vas bien ?

 Addy était toujours à genoux par terre, là où sa quinte de toux l’avait menée. Elle haussa les épaules.

 — Si mère est suffisamment furieuse après moi, c’est que mon état de santé n’est pas inquiétant, tu ne crois pas ? Eline soupira en lui tendant la main pour l’aider à se relever. Aux yeux de leurs parents, la cadette était parfaite. Belle, douce et noble jusqu’au bout des ongles. Elle se serait battue sans vergogne pour ne perdre aucun de ses privilèges. Addy était quasiment certaine que son père, tout comme sa mère, regrettait amèrement qu’elle ne soit pas venue au monde en premier. Ce qui rendait encore plus incompréhensible leur détermination à vouloir qu’elle se fasse opérer. Il aurait été tellement plus simple pour tout le monde de la laisser mourir de cette fichue maladie. Eline aurait pu épouser le prince Victor, et ils auraient formé un magnifique couple de souverains prêts à tout pour que les choses ne changent jamais.

 — Que s’est‑il encore passé avec mère ? Tu refuses toujours les essais de ta robe ?

 Addy grimaça. Elle n’avait pas du tout envie de s’ouvrir à sa sœur. En règle générale, elles s’entendaient plutôt bien, mais certains sujets de conversation restaient délicats. Une dispute par jour lui suffisait.

 — On va dire qu’elle ne me trouve pas suffisamment impliquée dans la préparation de mon mariage, tout comme dans mes futures fonctions.

 Eline glissa un bras sous le sien et la tira vers la sortie.

 — Ce n’est pas pour me déplaire qu’elle te laisse un peu tranquille. Nous ne passons pratiquement plus de temps ensemble en ce moment. J’ai plein de choses à te raconter. Addy se laissa entraîner sans rechigner. Elle n’était pas certaine que passer tout l’après‑midi avec sa sœur, à l’écouter parler de ses multiples prétendants, serait la solution à ce qui la tourmentait, mais cela lui permettrait au moins d’oublier pour quelques heures l’opération qui se profilait. Sa sœur la conduisit à travers les couloirs du palais.

 Addy avait d’abord pensé que cette dernière l’emmènerait dans sa chambre, mais elle sourit quand elle se rendit compte qu’elles se dirigeaient vers le jardin d’hiver. Sans doute son endroit préféré dans tout le royaume. Des générations de rois et surtout de reines avaient collectionné dans cette immense serre de plus de cinq mille mètres carrés des espèces végétales qui, pour certaines, avaient aujourd’hui disparu de la surface de la Terre. Des arbres, des fleurs, des plantes, tout cela se côtoyait dans un heureux désordre donnant l’impression de plonger dans un autre monde. Elle adorait venir ici, s’asseoir sur un des bancs placés çà et là, et se laisser envahir par les odeurs, les sensations, le chant des oiseaux évoluant librement. Petite, elle avait passé des heures et des heures en ces lieux. Plus que n’importe où ailleurs. Rien que l’idée de s’évader un peu dans cet espace lui redonna le sourire. Elles traversèrent en courant la bande de pelouse qui séparait le palais du jardin d’hiver. Addy se mit à sauter sur place en riant pendant qu’Eline se débattait avec la poignée de la porte vitrée. Il faisait un froid polaire en cette période, et elles ne s’étaient pas du tout couvertes. Perdant patience, elle poussa sa sœur d’un coup de hanche.

 — Laisse‑moi faire, tu n’as jamais su parler à cette vieille serrure.

 D’une main habituée, elle débloqua la porte et se précipita dans la serre chauffée. Elle soupira d’aise. Le pépiement des oiseaux l’accueillit comme pour lui souhaiter la bienvenue. Dans le lointain, elle entendit le ruissellement de l’immense fontaine s’écoulant dans la mare aux nénuphars. Elle ferma les yeux pour laisser la sensation de bien‑être l’envahir. Parfois, la nuit, elle rêvait qu’elle évoluait au milieu d’une végétation luxuriante, mais qui ne dépendait pas d’une serre pour survivre. Elle s’imaginait au milieu d’une forêt, de celles dont elle avait entendu parler, de celles qui existaient avant que l’homme ne les détruise pour toujours. Alors, elle se réveillait en pleurant sur quelque chose qu’elle n’avait jamais connu, mais dont la fin avait précipité le monde dans ce qu’il était devenu. Sa sœur la bouscula, la ramenant à la réalité.

 — Tu avances ? On ne va pas rester plantées là !

 Sans se consulter, elles prirent la direction de l’espace de jeux. Un endroit que leur père avait fait créer pour elles quand elles étaient encore enfants. Il y avait un toboggan, deux balançoires et un tourniquet. Les lieux semblaient encore résonner de leurs rires et de leurs cris.

 Addy prit place sur le tourniquet, Eline sur une des balançoires. Sa cadette ne dit rien durant plusieurs minutes, savourant l’instant et l’endroit autant qu’elle. Mais elle ne pouvait pas rester muette bien longtemps.

 — J’ai vu Eymeric hier. Addy grimaça. Eymeric était le pire des prétendants d’Eline. Elle ne le supportait pas. Il était physiquement beau, certes, mais il était bête comme ses pieds, sans une once de jugeote. Aucun des prétendants de sa sœur ne trouvait grâce à ses yeux, mais celui‑là décrochait la palme. Eline ramassa une des pommes de pin qui jonchaient le sol et la lui jeta dessus.

 — Oh, ça va, hein ! Je sais que tu ne l’aimes pas, mais tu ne le connais pas comme je le connais, moi. Je n’ai pas la chance de pouvoir épouser un prince, moi !

 — Si tu veux le mien, je te le donne sans problème ! Et je te signale que tu pourrais tout à fait épouser un prince !

 — Oui, mais ça m’obligerait à quitter le royaume pour rejoindre celui de l’homme que j’épouserais, et tu sais que je m’y refuse.

 Sans attendre de réponse, elle se leva de la balançoire pour venir s’installer près de sa sœur.

 — Hier, le chaperon qui était censé nous surveiller a dû s’absenter deux minutes. Eymeric en a profité pour essayer de m’embrasser, avoua‑t‑elle en rougissant.

 — Quoi ? Et qu’est‑ce que tu as fait ?

 — Je l’ai repoussé, idiote, mais je t’avoue que j’ai hésité.

 Addy mima un haut‑le‑cœur, ce qui déclencha l’hilarité d’Eline.

 — Tu ne te demandes jamais ce que ça fait d’embrasser un garçon ? continua sa sœur.

 Addy réfléchit quelques secondes, puis secoua la tête. Non, elle ne s’était jamais posé la question. Elle n’avait même jamais imaginé qu’elle devrait embrasser Victor un jour. Pourtant, il le faudrait bien. Elle frissonna, mais sa sœur ne remarqua rien. Cette dernière posa sa tête sur son épaule.

 — Tu te souviens quand nous passions tous nos après-midi ici ?

 — Et que madame Pommier nous cherchait partout pour nos leçons de bienséance ? ajouta Addy en souriant.

 Eline étouffa un rire. 

— Oui ! Qu’est‑ce qu’on lui en a fait voir à cette pauvre vieille !

 Ce fut à son tour de rire. La pauvre madame Pommier en avait vu de toutes les couleurs avec elles deux. Elle passait son temps à leur hurler dessus et à leur dire qu’elles ne seraient jamais suffisamment présentables pour épouser qui que ce soit. Si seulement cela avait été vrai !

 Tout à coup, Eline se leva.

 — Accroche‑toi, sœurette !

 — Quoi ! Mais qu’est‑ce que…

 Addy ne put terminer sa phrase que dans un immense cri. Eline venait de prendre tout son élan pour faire tourner le tourniquet. Elle donna encore un coup qui obligea sa sœur à s’accrocher encore plus fort. Addy hésitait entre rire et crier. Elle avait toujours adoré le tourniquet, mais elle n’en avait pas fait depuis longtemps.

 Ce dernier tournait maintenant tellement vite que la vitesse l’obligea à fermer les yeux. Elle voulut hurler pour encourager sa sœur à lui donner encore plus d’élan, mais ses poumons se bloquèrent. Elle fut prise d’une quinte de toux qui l’obligea à se plier en deux. La douleur dans sa poitrine était telle qu’elle crut un instant que tout était fini pour elle. Ses doigts lâchèrent le tourniquet pour se porter à sa bouche. Comme dans un cauchemar, Eline vit sa sœur devenir blanche comme un linge, puis s’envoler de l’appareil pour s’écraser quelques mètres plus loin, inconsciente. 

Chapitre 3

LA PRINCESSE ADDY MALADE. 

POURRA‑T‑ELLE PARTICIPER 

AUX FESTIVITÉS DU SOLSTICE D’HIVER ?

Voilà ce que titrait le journal du soir. Julian grommela en passant devant le vendeur de journaux. En quoi cela les intéressait‑il que la princesse ne puisse pas aller s’amuser ? Ils n’allaient tout de même pas la plaindre, non ? Qu’elle vienne un peu de ce côté de l’enceinte, on en reparlerait ensuite !

En frissonnant, il enfila ses gants troués, remonta son col, et enfonça son bonnet le plus bas possible sur ses oreilles. Le solstice d’hiver. Voilà un événement qui l’intéressait davantage. Chaque année, au passage de l’hiver et à celui de l’été, la couronne organisait un grand bal auquel se rendaient tous les nobles ainsi que les têtes couronnées des autres royaumes. Le solstice d’hiver se tenait dans exactement six jours. Six jours pour trouver comment entrer dans le Cœur et marquer les esprits une bonne fois pour toutes. En plus, à en croire les rumeurs, le prince Victor serait présent au bras de sa belle, si elle pouvait sortir de son lit : autant lui montrer tout de suite de quel bois se chauffaient les gens du coin. Cependant, il était primordial qu’il ne se fasse pas attraper. Il risquait trop gros. 

Il n’avait pas beaucoup avancé depuis son retour avorté dans la cause. Personne ne l’avait contacté, et les anciennes connaissances de Samson, celles qui auraient pu être d’un grand secours aussi bien de ce côté du mur que de l’autre, ne semblaient pas vouloir répondre à ses messages. Il avait pourtant essayé de reprendre contact, en laissant des mots aux endroits habituels, mais à chaque fois qu’il avait vérifié, ces derniers n’avaient pas bougé. Soit personne ne venait plus relever les messages, soit, et c’était plus probable, Samson faisait barrage.

Avant de rentrer chez lui, il prit le temps de déambuler dans les ruelles grises de la Cave. Il avait besoin de réfléchir, ce qui serait totalement impossible quand il serait rentré. Entre sa mère, son frère et sa sœur, il aurait trop à faire pour se concentrer sur autre chose. Une pluie fine se mit à tomber, mais cela ne le découragea pas. Le silence de la rue l’apaisait. Il savait qu’il lui restait peut‑être une solution, mais pour cela, il fallait qu’il se rende au Grenier. Là‑bas, beaucoup de fermiers savaient précisément comment pénétrer l’enceinte du Cœur sans se faire remarquer. Il l’avait su lui aussi à un moment donné, mais les enjeux n’étaient pas les mêmes. Ce coup‑ci, il n’aurait qu’une seule chance, et il devait avoir tout planifié avant ça. Seulement, quitter la Cave pour se rendre dans le Grenier était pratiquement aussi risqué pour lui que d’essayer de rentrer dans le Cœur. Si jamais il se faisait attraper, la surveillance reprendrait et alors, tout son plan tomberait à l’eau.

En soupirant, il ouvrit la porte d’entrée de son immeuble d’un coup de pied. Il gravit les trois étages en courant, puis il s’arrêta quelques secondes sur le palier. À travers la fine cloison, il entendait sa sœur réciter sa poésie à sa mère et son frère crier qu’il ne voulait pas se laver. Une bonne odeur de viande grillée vint lui chatouiller les narines. Sa mère avait certainement été au marché en sortant du travail. Il espérait qu’elle n’avait pas trop dépensé, les fins de mois étaient de plus en plus difficiles. Et encore, maintenant qu’il travaillait et apportait un salaire complet à la maison, leur qualité de vie s’était sensiblement améliorée. Il ne savait pas comment sa mère était parvenue à tous les nourrir et les habiller après la mort de son père. Elle n’avait pas dû manger à sa faim tous les jours.

Il poussa lentement la porte de l’appartement. Sans bruit, il se glissa à l’intérieur. Il voulait surprendre son frère, car il était certain que ce dernier était en train de faire semblant de se laver. Il passa devant l’encadrement de la porte de la cuisine et mit un doigt sur sa bouche alors que sa sœur se levait pour se jeter dans ses bras. Avec un clin d’œil, il lui désigna la salle de bains. Elle lui adressa un sourire auquel il manquait trois dents, avant de le suivre à pas de loup. De la pièce d’eau lui arrivaient des clapotis discrets, mais il savait très bien, pour avoir rusé à plusieurs reprises quand il était plus jeune, qu’une simple main plongée dans la grosse barrique en bois suffisait à faire croire à tout le monde que l’on était en train de se laver. D’un geste brusque, il tira sur le rideau faisant office de fermeture.

— Bouh !

Son frère sursauta en criant. Sa sœur éclata de rire. Comme il l’avait deviné, Arthur était en slip à côté du gros tonneau leur servant de baignoire et se contentait de remuer l’eau du bout des doigts. Le petit garçon de neuf ans le fusilla du regard, la tête haute. Julian fit semblant d’être impressionné quelques secondes avant de s’esclaffer à son tour. Puis, sans crier gare, il s’avança dans la pièce, attrapa son frère sous les aisselles et le plongea dans l’eau chaude. Le second homme de la maison se débattit comme il put, mais il n’eut pas gain de cause. Lorsqu’il fut bien trempé de la tête aux pieds, Julian se planta devant lui en faisant les gros yeux.

— Si maman a pris la peine de faire chauffer de l’eau pour ton bain, ce n’est pas pour rien – il se pinça le nez comme pour se protéger d’une mauvaise odeur. Tu serais gentil de penser un peu aux personnes avec qui tu vis.

Loin d’être amusé, Arthur grimaça en l’arrosant. Julian esquiva le jet d’eau en ricanant, puis il lui lança un gant et un morceau de savon.

— Frotte. Je vais quitter mes chaussures, et je viens m’assurer ensuite que tu te laves correctement. N’oublie pas les cheveux et les oreilles.

En soupirant, Arthur retira son slip trempé pour le jeter à la tête de son frère. Le sous‑vêtement s’écrasa contre le mur à quelques centimètres de sa cible. Salie, toujours à l’entrée de la salle de bains, poussa un petit cri quand de l’eau lui dégoulina sur la tête. Julian la prit dans ses bras pour la sortir du champ de tir de son frère.

— Quant à toi, gronda‑t‑il d’une voix faussement sévère, dès qu’Arthur aura terminé, ce sera ton tour. Il n’y a pas de raison que seuls les garçons de la famille sentent le propre. Maintenant, récite‑moi ce magnifique poème que je t’ai entendue déclamer en arrivant.

Un grand sourire aux lèvres, la petite fille ne se fit pas prier. Elle se mit debout sur une des chaises de la cuisine et tandis que Julian déposait un baiser sur la joue de sa mère puis qu’il retirait ses chaussures, elle prit une posture d’orateur pour réciter ses vers. Julian connaissait ce poème par cœur : il l’avait appris lorsqu’il était enfant, son frère l’avait également appris quelques années auparavant, et c’était maintenant au tour de sa sœur de six ans. À croire que madame Formont, la maîtresse qui enseignait en première année de primaire, ne renouvelait jamais son répertoire. Il écouta malgré tout Salie jusqu’au bout et l’applaudit lorsqu’elle eut terminé. Fière comme un paon, elle s’inclina face à ses deux spectateurs. Voilà pour qui Julian voulait se battre. Pour sa mère, pour son frère, pour sa sœur, mais aussi pour tous les enfants qui grandissaient dans des conditions misérables au sein de la Cave et qui ne connaîtraient sans doute jamais rien d’autre que la faim, le froid et le dur labeur. Sa mère aida la petite fille à descendre avant de lui donner une petite tape sur les fesses.

— Va donc préparer ton pyjama. Arthur a bientôt terminé, ça va être ton tour.

Julian se leva du siège sur lequel il avait pris place.

— Laisse, maman, je m’occupe d’eux.

Elle secoua la tête en lui tendant une enveloppe sur laquelle était écrit son prénom.

— Tu as reçu ça aujourd’hui. C’était glissé sous la porte quand je suis rentrée.

Son ton était accusateur. Tout comme lui, elle avait reconnu l’écriture de Madeline, mais la lettre était cachetée et n’avait pas été ouverte. Il hésita un instant à la prendre. Il était certain que sa mère le testait pour savoir ce qu’il manigançait. D’ailleurs, elle fixait avec insistance le poêle à granulés comme pour l’inciter à se débarrasser du courrier, mais il ne put s’y résoudre. C’était peut‑être l’aide dont il avait besoin qui arrivait enfin. Il se saisit de l’enveloppe sans un regard pour sa mère. Il ne voulait surtout pas lire la déception qui ne manquerait pas de se peindre sur son visage. À peine la missive entre ses mains, il partit s’enfermer dans l’ancien débarras qui lui servait maintenant de chambre. Il avait tout juste la place d’y entasser un lit et une table de nuit, mais au moins, il avait un coin bien à lui. Toute la magie des retrouvailles et la perspective de passer une bonne soirée en famille s’étaient envolées à cause de l’enveloppe qu’il tenait entre ses doigts. Les nouvelles avaient intérêt à être sacrément intéressantes. Sans plus attendre, il déchira l’enveloppe et en sortit une feuille pliée en quatre. Il n’y avait qu’une seule phrase dessus : 

Retrouve-moi ce soir à 20 h 30 à notre endroit.

Fais attention de ne pas être suivi.

Rien de plus, même pas une signature. Pourtant, il ne doutait pas de qui venait le mot. Madeline avait donc des choses à lui apprendre qui ne pouvaient pas être écrites. Cela ne pouvait être que de bon augure pour lui. Dans le couloir, il entendit Arthur passer en courant et plus loin, Salie s’ébrouer dans l’eau en riant. Il hésita un instant à sortir pour aller donner un coup de main à sa mère, mais il devait faire le point sur ce qu’il dirait à Madeline plus tard. Il sortit une autre feuille de sous son matelas et la déplia délicatement. Une carte du royaume s’étala sous ses yeux. Plus précisément, une carte représentant principalement le Cœur et ses abords directs avec la Cave et le Grenier. Il posa son doigt sur le palais. L’endroit le mieux gardé de tout le royaume, jamais il ne pourrait y pénétrer. Non, ce n’était pas là qu’il devait concentrer son énergie. Il fit glisser son index à une dizaine de rues du palais, à seulement trois rues d’une partie de l’enceinte séparant le Grenier du Cœur : l’armurerie. Voilà ce qu’il visait. D’après ses informations qui remontaient à deux, voire trois ans, l’armurerie était fermée de vingt et une heures à six heures. Le périmètre autour était suffisamment vaste pour ne rien endommager en cas d’explosion. Et avec ce qu’elle renfermait, il y avait moyen d’en faire une magnifique. Il se passa la main sur le visage. Était‑il vraiment capable de franchir ce cap ? On ne parlait plus de détérioration de matériel ou de graffitis bariolant les rues du Cœur. Non. Si jamais son opération tournait mal, il serait jugé pour acte terroriste pouvant entraîner la mort. Il le savait. Les rires résonnant dans le petit appartement le firent douter. Était‑il prêt à perdre le peu qu’il possédait ? À mettre la survie de sa famille dans la balance ? Parce que concrètement, ce serait ce qu’il se passerait s’il se faisait arrêter. Comment sa mère continuerait‑elle à s’en sortir s’il n’était plus là pour l’aider ? Il s’allongea sur son lit en soupirant. Mais s’il ne faisait rien, combien de générations allaient encore vivre dans cet enfer ? Comme pour lui donner raison, la lumière audessus de lui clignota, annonçant la fin de la distribution électrique journalière. Deux secondes après, il se retrouva dans le noir le plus total. À tâtons, il attrapa une bougie et des allumettes : un pâle halo l’éclaira aussitôt. Ce n’était pas aussi puissant que des ampoules électriques, mais dans la Cave et le Grenier, c’était le quotidien : plus d’électricité à partir de dix‑neuf heures trente.

Quelqu’un frappa à sa porte.

— Julian, viens manger, s’exclama Salie. 

Le repas est prêt. Le jeune homme replia sa carte et la glissa dans sa poche.

Il devait l’emporter pour son rendez‑vous. Il n’avait plus qu’à croiser les doigts pour ne pas se faire attraper avec. Après un rapide dîner à la lumière des lampes à huile, il se plongea dans l’eau tiède, quasiment froide, du reste de bain d’Arthur et de Salie. Sa mère lui proposa de rajouter de l’eau chaude, mais il refusa. Autant économiser le précieux liquide. Il se frotta rapidement, histoire de se réchauffer, et sortit bien vite en grelottant. Le peu de chaleur dispensé par le poêle n’arrivait pas jusque‑là. Lorsqu’il eut fini sa toilette, il embrassa son frère et sa sœur, déjà au lit, puis il s’installa dans la cuisine près de sa mère. Elle ne lui avait pratiquement pas adressé la parole depuis qu’elle lui avait remis l’enveloppe.

— Je vais devoir sortir, maman, annonça‑t‑il.

Elle releva les yeux du pantalon qu’elle était en train de recoudre, pour les planter dans les siens. Elle ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit à nouveau, et finalement se contenta de secouer la tête. Elle paraissait tellement lasse, tellement fatiguée. Julian se demanda tout à coup à quel moment elle avait autant vieilli. Elle paraissait avoir cinquante ans alors qu’elle n’en avait que quarante. Le travail à l’usine l’usait plus que de raison. Cette constatation renforça sa détermination.

— Je ne serai pas long, ne t’inquiète pas, murmura‑t‑il en l’embrassant sur le sommet de la tête.

Il quitta l’appartement en silence pour rejoindre les ruelles froides et lugubres de la Cave.

Chapitre 4

Il faisait tellement noir dehors qu’il ne voyait pas à un mètre. Le peu de lumière dispensé par les lampes à huile des appartements alentour ne suffisait pas à éclairer la rue. C’était mieux ainsi. Il n’y avait pas spécialement de couvre‑feu à respecter, mais les officiers n’aimaient pas trop quand les habitants se promenaient après l’extinction des lumières. D’ailleurs, Julian ne croisa personne. Il évita soigneusement de passer par la place du marché, le seul endroit de la Cave éclairé toute la nuit, et le lieu de rencontre des officiers. Ces fainéants étaient censés patrouiller dans les rues pour y faire régner l’ordre, mais comme il n’y avait jamais personne à contrôler ou à surveiller, ils s’installaient tranquillement autour d’un feu de bois, un tonneau de bière à portée de main. On les entendait parfois rire à plusieurs rues à la ronde. Ces petites habitudes étaient une bonne chose pour la population, surtout pour une partie d’entre elle. Celle comme Madeline, comme lui, comme Samson et les membres de la cause. Ils pouvaient ainsi déambuler dans les rues de la cité, sans risque d’être inquiétés. Il fallait rester prudent, certes, personne n’était à l’abri d’un nouvel officier fraîchement débarqué dans les rues et qui aurait envie de faire du zèle, mais la plupart du temps, on ne rencontrait personne après vingt heures. Julian prit tout de même la peine de ne s’aventurer que dans les ruelles. Il ne souhaitait pas éveiller les soupçons et encore moins être fouillé. Chose que les officiers ne manqueraient pas de faire s’ils tombaient sur lui en pleine nuit. La liste de ses méfaits était trop longue pour y échapper. Instinctivement, il porta la main à la poche de son pantalon. Celle qui renfermait sa précieuse carte. Que risquait‑il pour un tel objet ? Les habitants de la Cave et du Grenier, hormis sauf‑conduits exceptionnels, n’avaient pas le droit de se rendre dans le Cœur, et encore moins de détenir des documents en donnant la configuration exacte. Si un tel papier ne l’emmenait pas tout droit dans un tribunal, il aurait de la chance. Surtout avec ses antécédents.

Il accéléra le pas, pressé d’arriver à destination. Plus vite il serait avec Madeline, plus tôt il rentrerait chez lui et remettrait la carte en lieu sûr. Plus que trois rues, et il y serait. Il s’apprêtait à tourner à gauche, quand un crissement de pas dans la ruelle qu’il devait emprunter le fit stopper net. Des voix d’hommes lui parvinrent. Des rires pour être plus exact. Une patrouille. C’était bien sa veine. Il tenta d’ouvrir la porte de l’immeuble devant lequel il s’était caché, mais elle était fermée à clef. Il s’enfonça un peu plus sous le porche. Il faisait vraiment noir dans le coin. Avec un peu de chance, la patrouille passerait sans regarder vers lui. Alors que le claquement des bottes sur le gravier se rapprochait, il se plaqua contre la porte et retint son souffle. Un faisceau de lumière précéda les officiers. Ils étaient trois. Du coin de l’œil, Julian les vit franchir l’embranchement, mais aucun des trois ne jeta ne serait‑ce qu’un regard dans la ruelle où il se cachait. Il relâcha lentement sa respiration. Il patienta jusqu’à ne plus rien entendre, et reprit sa route encore plus rapidement.

Quelques minutes plus tard, il atteignait un immeuble ressemblant à tous les autres, mais flanqué d’une grille sur sa droite. L’école. Madeline et lui avaient pris l’habitude de se retrouver ici lorsqu’ils voulaient se voir. L’endroit était vide la nuit. Le lieu idéal pour discuter à l’abri des oreilles indiscrètes, et bien plus facile d’accès que le sanctuaire de la cause. Il poussa la grille, qui tourna sans bruit sur ses gonds. Il n’était pas venu ici depuis très longtemps. Depuis qu’il avait quitté la cause et pris ses distances avec tous les membres, Madeline incluse. Il savait que cette dernière devait lui en vouloir d’avoir disparu de la circulation et de n’avoir jamais répondu à ses messages, mais il l’avait fait pour les protéger, tous. Il referma derrière lui et s’avança sous le porche pour déboucher dans la cour. Un bras jaillit dans le noir pour le crocheter par‑derrière. Il était sur le point de se défendre lorsqu’il reconnut le parfum de son amie d’enfance. Un sourire sur les lèvres, il fit mine de se laisser tomber en arrière, mais au dernier moment, il se retourna et la souleva dans ses bras. Il fut un temps, sa bouche aurait trouvé la sienne. Ils avaient eu leur période eux aussi, mais leur amitié était trop forte pour se transformer en un amour éphémère qui aurait pu tout gâcher. Alors, d’un commun accord, ils avaient arrêté. Mais là, alors qu’il ne l’avait pas réellement serrée contre lui depuis deux ans, ce souvenir se rappela à lui. Il enfouit son nez dans ses cheveux et la serra un peu plus fort. Elle lui avait tellement manqué. Madeline se laissa aller quelques secondes dans ses bras, savourant elle aussi cet instant, puis elle se libéra et l’entraîna un peu plus loin. Elle avait allumé une des lampes à huile de la cour dans un des recoins menant aux salles de classe. Dans le pâle halo de lumière, il pouvait voir flamboyer ses cheveux couleur de feu.

Elle le fixa plusieurs secondes et le serra de nouveau dans ses bras.

— Je ne savais pas si tu viendrais, lança‑t‑elle finalement en sortant de son étreinte. Tu n’as répondu à aucun de mes messages depuis deux ans.

Puis, sans crier gare, elle lui lança un coup de poing dans le thorax. Elle n’en avait pas l’air comme ça, mais elle était coriace. Julian accepta le coup sans broncher. Il savait qu’il l’avait mérité. Madeline se mit à faire les cent pas.

— Sérieusement, Julian ! Rien en vingt‑trois mois. Qu’est‑ce qui t’a pris ? Et tu débarques comme ça, il y a dix jours pour redisparaître ensuite. Tu m’expliques ?

Elle continua ainsi pendant cinq bonnes minutes, posant question sur question, sans lui laisser une seule fois la possibilité d’en placer une. Lorsqu’elle se fut totalement déchargée de toute sa colère verbale, elle se planta devant lui les poings sur les hanches, le regard planté dans le sien. Elle attendait des réponses.

— Je… je suis désolé, commença‑t‑il.

La jeune femme leva une main face à elle.

— Ah non ! Ne commence pas à me dire que tu es désolé. Je me moque que tu sois désolé. Ce qui est fait est fait. Maintenant, tout ce que je veux savoir, c’est pourquoi ?

Il se saisit de sa main et la pressa doucement.

— Tu veux bien te taire deux secondes, oui, la taquinat‑il, un petit sourire en coin. Je vais te donner des explications, mais j’ai tout de même le droit de commencer par te dire que je suis désolé.

Elle se libéra et croisa les bras pour être certaine qu’il ne la toucherait plus. Julian soupira.

— Donc. Oui, je suis désolé de ne pas avoir pu t’expliquer tout cela avant. Lors de ma dernière arrestation, j’ai échappé de peu au pire. La seule chose qui m’a sauvé, c’est que je n’avais pas encore seize ans. À un mois près – il grimaça –, bref, à un mois près, je ne serais pas là aujourd’hui. Comme tu l’as sans doute appris, j’ai écopé de dix mois de travaux d’intérêt général. J’aime autant te dire que ça n’a pas ravi ma mère. Dix mois durant lesquels j’ai travaillé sans gagner d’argent. Mais le pire, comme j’ai refusé de balancer mes complices, c’est que j’ai été placé sous surveillance constante.

Il fit un pas en avant pour qu’elle puisse lire la vérité dans ses yeux.

— Et quand je dis constante, Madeline, je ne mens pas. Je partais travailler le matin, j’étais suivi. Au travail, j’étais surveillé. Je rentrais le soir, quelqu’un me filait le train. Je suis sûr que même la nuit, des officiers restaient en bas de chez moi pour être certains que je ne quittais pas l’immeuble. Je ne pouvais pas bouger d’un pouce sans que la garde royale soit au courant. Il n’y a que deux mois que la surveillance s’est relâchée, et seulement deux semaines que je suis certain que je n’ai plus personne dans mon sillage.

La jeune femme prit plusieurs secondes pour réfléchir aux informations qu’il venait de lui livrer.

— Tout ça pour des graffitis ? lâcha‑t‑elle finalement.

— Des graffitis et un immense feu de joie, je te rappelle.