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Dans une petite ville de province, un notable a été émasculé à bout portant à la chevrotine. En se désignant volontaire pour enquêter sur cet assassinat dans son village d’enfance, après l’avoir fui 25 ans auparavant, le commissaire Phil Landowski, alias Omo, poète à ses heures, est loin d’imaginer ce qu’il va découvrir. Tout part d’une photo scolaire, dont il est le seul survivant du dernier rang, à droite, mais où il figure… aux côtés de la victime ! Ce qu’il a totalement oublié ! Hécatombe due à des destins malheureux, à moins que ce ne fût un jeu de massacre cyniquement programmé, ce qui désignerait Phil comme la prochaine victime ? Mais pourquoi ? Sur les traces de son passé, Phil va reconstituer une mémoire traumatique enfouie. Un plongeon dans le temps qui ne le laissera pas indemne, mais lui permettra peut-être, enfin, d’envisager sa vie avec Siegrid ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Lauréat de concours, Joël Guillerme est l’auteur de plusieurs nouvelles, mais également de romans, non publiés à ce jour, qu’il a partagés lors d’ateliers d’écriture avec des enseignants en formation notamment. Dernier rang à droite est le deuxième volet des enquêtes de son héros, Phil Landowsky, qui, comme lui, est féru à ses heures de poésie, photo, et musiques pour le moins éclectiques.
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Seitenzahl: 178
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Joël Guillerme
Dernier rang à droite
Roman
© Lys Bleu Éditions – Joël Guillerme
ISBN : 979-10-377-5563-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ta petite main dans la mienne, chaude. Puis cette magnifique coulemelle dans le fossé. Je lâche ta main pour la cueillir.
Ce bruit sourd d’abord, puis ton corps qui rebondit comme une chiffe molle sur la route. Le rictus de la voisine, déformé par son cri.
Et puis ce silence insoutenable, qui hante mes nuits sans sommeil et mes délires…
Sa main est son seul glaive
ses pieds,
ancres légères d’un vaisseau aérien
Le plus difficile avait été de figer le mouvement du bras, juste au moment où la balle fauchait l’homme.
Manuel pétrissait et repétrissait la terre à la recherche de cette pose tragique. Le cliché de Capa, déchiré dans un vieux Paris Match, n’était plus qu’une loque tant il l’avait manipulé ! Le modelage final trouverait sa place à gauche, sur le monticule de terre, comme ceux, réels, qu’il avait dressés à Teruel. Teruel, là où il avait tout perdu, ses amis, mais surtout ses illusions. Ses gestes devenaient de plus en plus éprouvants et laborieux avec l’arthrose, mais il voulait finir absolument. Terminer le travail !
Le cliché lui rappelait la mort brutale de José, son meilleur ami, fauché par un obus italien juste à côté de lui. Recouvert de terre et de sang, ce fut un miracle que lui émerge avec quelques blessures superficielles, mais avec un tympan déchiré ! Le gauche !
Plus de 60 ans déjà qu’il avait passé la frontière en catastrophe lors de la « Retirada » avec les 200 000 combattants républicains pour fuir les fascistes. Après un séjour éprouvant au camp de Septfonds dans le Tarn-et-Garonne, il avait été « envoyé » dans cette petite ville française où on cherchait des maçons. Maçon, quelle ironie de la vie, lui qui avait réussi brillamment des études d’architecture avant cet exil forcé. Il aura passé le restant de ses jours à bâtir des murs, après les avoir dessinés… Sa revanche, si on pouvait parler de revanche, avait été d’acquérir ce terrain sur le coteau, pour une somme modique à l’époque. Il y avait construit de ses mains une magnifique maison à l’espagnole, avec patio intérieur et verdure, comme la désirait Dolorès, sa femme, décédée il y a une dizaine d’années. Depuis, la villa offrait un superbe panorama sur ce qui était devenu un lac avec camping et aires de loisir.
Et puis il y avait cette grotte, masquée à l’origine dans le coteau, et qui deviendrait l’objet de toutes ses obsessions.
Manuel et Dolorès avaient bien profité du lieu, même si l’absence de descendance les avait attristés. Elle avait chuté jeune d’une échelle, et selon les mots du gynécologue, en avait conservé un utérus d’enfant. Pas de procréation possible !
Mais maintenant il était épuisé, le souffle commençait à lui manquer. Des crises de toux rauques l’éprouvaient parfois. La faute à la poussière de ciment, il le savait.
Il laissa sa sculpture en l’état en la couvrant d’un linge humide. Il passa devant toutes les niches qui hébergeaient ses nombreuses créations. Comme un rituel qui s’était imposé toutes ces années, il salua toutes les statues, figées dans leur posture hiératique. Ses pas s’étaient alourdis, il était de plus en plus voûté.
Une nuit d’encre l’accueillit au sortir de sa grotte. Il pensait à la fin, sa fin, en serrant son antique fusil. Il lui fallait terminer le travail !
Quelle petite main glacée
Ô douce fille
Le casque sans fil très haut de gamme lui avait coûté un bras, mais il ne le regrettait pas en palpant les écouteurs en ronce de noyer. Le son était d’une pureté sans égal et restituait toutes les nuances et les couleurs des voix de Mirella Freni et Luciano Pavarotti. Dans sa robe de chambre en soie, il écoutait son opéra préféré de Puccini, la Bohème, en sirotant un whisky. Depuis qu’il avait découvert il y a quelques années l’Hibiki Suntory, mélange de whisky de malt et de grain vieilli en différents fûts, il ne jurait que par ce breuvage nippon. Et puis « résonance », quelle meilleure appellation pour accompagner la musique comme une symphonie de saveurs et d’arômes.
Il en avait vu et écouté bien des versions de la Bohème, classique ou contemporaine, mais celle-ci d’Herbert Von Karajan avec ces solistes si talentueux demeurait sa préférée.
« Mi chiamano Mimi/Ils m’appellent Mimi », les trilles de la voisine du poète Rodolpho dans le premier tableau le troublaient toujours autant, tout comme la déclaration d’amour du jeune homme à la jeune femme « Che gelida manina/Quelle petite main glacée ». Leur duo d’amour le transportait à chaque écoute « O soave fanciulla/Ô douce fille ».
Il avait écouté toute l’œuvre en continu, debout ! La musique et les chants lui faisaient grimper sa température interne, tant il était ému… À moins que ça ne soit le troisième verre de ce délicieux whisky ?
C’était la fin, Mimi était emportée par la tuberculose. Rodolfo criait avec désespoir le prénom de l’amour perdu. Chaque mot lui transperçait le cœur à lui aussi.
Il marchait autour du petit salon en terminant son verre. La voix chaude et triste du ténor implorait l’empathie. C’est à ce moment-là qu’il se retourna vers la porte. Il n’eut juste que le temps de s’avancer vers le canon pointé vers lui et lire une froide détermination dans le regard du tireur : la salve le cueillit de plein fouet, l’éjectant à plusieurs mètres.
Par le casque disloqué, l’orchestre égrenait les dernières notes de la Bohème. Une fin magnifique… et tragique !
Signes qui nous traversent
Rivages intranquilles
Le lierre commençait à étouffer les ruines de toute part. L’homme escalada le petit muret qui masquait l’ancien escalier de la cave. Son visage anguleux semblait taillé dans l’ardoise. Ses yeux de rapace à l’abri de sourcils broussailleux guettaient la moindre racine. Cela avait été une chance que de tomber sur cette énorme mandragore, très rare par ici. Il cherchait des morilles, quand la forme quasihumaine de la racine l’avait interpellé, se dressant comme un défi silencieux. Depuis, bien des amoureuses déçues en avaient goûté le philtre sans le savoir pour regagner les faveurs de leur amoureux. La récolte du jour au fond de sa musette était prometteuse.
Il se dirigea d’un pas vif vers un chemin boueux. Il caressait ses pensées comme le caillou rond qu’il roulait au fond de la poche de sa vareuse élimée. Pour deviner qu’une fermette se nichait au creux de ce vallon, il fallait encore marcher au-delà du rideau dense de saules et de trembles, juste au bord du ruisseau. Le lierre et le salpêtre en attaquaient les vieux murs. C’était un endroit étrange d’où l’humidité suintait de toute part. Même le soleil n’y semblait pas le bienvenu. Une femme l’attendait près du puits.
— Voilà, Émilienne, avec ça ton bonhomme ne devrait plus s’en prendre à tes laitières.
La brume matinale se détachait lentement des eaux fangeuses de la mare. Leurs deux silhouettes se découpaient près du lavoir. Broclo, tout de noir vêtu, exhibait une poupée sortie de son sac dont les barbelés enserraient la poitrine, griffant le visage. Une pointe avait crevé l’œil droit.
— Ce n’est pas un homme !
— Je n’ai pas envie de savoir ! T’as trouvé ce que je te demandais ?
La femme au fichu à carreaux tira un morceau de tissu ocre de sa poche.
— T’es sûre qu’elle l’a mis cette année ?
— Oui, je n’en suis pas fière d’ailleurs vu où je l’ai volé !
— Faut savoir ce que tu veux ! Si tu m’as fait venir, ce n’est pas pour la bonne année.
— Y a des fois où tu m’fais peur Broclo…
Il piqua le morceau d’étoffe à la place du cœur. Il récita pour lui-même quelques obscures incantations puis trempa la dagyde dans la bouse, avant d’aller en boitant la cacher dans l’étable, sous la litière.
— Tu m’as gâté ?
— Oui, avec ce que je t’ai mis dans la sacoche tu devrais avoir le gosier au chaud tout l’hiver.
Ils passèrent la clôture puis revinrent à grands pas vers l’antique ferme.
— Tu marches bien pour un boiteux.
— C’est dans la tête… Vous ne pouvez pas comprendre ! Y a des jours au réveil où j’sais même plus lequel qu’est le pied-bot !
— En parlant de comprendre ? Au fait, tu ne serais pas dans le coup pour le Dalibeau ? Y en a sûrement plus d’un qu’a dû te demander de tes interventions comme tu dis pour lui faire des misères ?
— Non ! Si ce beau merle a eu les couilles en purée, j’en connais plus d’un qu’aurait pu tenir le fusil ! Mais je n’ai pas besoin de tout ça moi !
— Je me disais aussi… Tout le monde sait que vous n’iriez pas à la foire ensemble !
— Tais-toi ! Faut pas plaisanter avec le Malin ! Le Dalibeau, ou le Dalibarre, comme on le nomme ici vu sa réputation de tricard, est crevé comme il a vécu ! T’en verras pas un seul verser une larme pour lui ! Si j’ai eu à faire avec lui, c’est vrai, ce n’est pas tes oignons !
— Y a vraiment des fois où tu me fais peur Broclo… Vraiment !
— On n’a peur que de ses ombres…
Sur ces mots énigmatiques, Broclo claudiqua jusqu’à sa voiturette. Puis, se retournant vers la femme il lança :
— Attends quelques semaines ! Si ça s’arrange pas pour tes bêtes, tu sais où me trouver !
Marche d’un pas léger,
tu marches sur mes rêves
Les pieds sur son bureau, Phil achevait de mâchouiller distraitement les dernières fibres d’un bâtonnet de réglisse. Il n’aimait pas les vacances, décidément, c’était dit ! Le commissariat central se dépeuplait, des portes de bureaux demeuraient fermées.
Il exécrait le sourire béat des vacanciers potentiels, d’autant plus depuis que Siegrid avait émis le vœu de « prendre un peu de distance », ce qui lui ôtait la moindre perspective de vacuité sympathique.
Fred s’approcha de lui en arborant un bermuda à fleurs de taille dantesque :
— T’as vu la classe ?
— Rien que d’imaginer ton gros bide ceint de fleurs à Coco plage, je m’évade…
— Oh toi Omo quand tu vires à l’acide, c’est pas bon signe ! Tu tires une gueule à faire fuir un épouvantail !
Phil appréciait modérément le surnom que sa pugnacité légendaire lui avait valu dans le service. À vouloir laver « plus blanc que les autres », il ne s’était pas fait que des amis, mais il admettait volontiers après quelques bières qu’il l’avait bien cherché. Fred avait failli le surnommer du nom de cette petite hyène africaine qui plantait ses dents dans sa proie et ne la lâchait plus avant qu’elle s’épuise ! Mais c’était un nom trop compliqué pour lui, Omo claquait mieux !
— T’as pas envie de t’oxygéner ? Le genre trou du cul du monde, plutôt poilu, pas facile à trouver…
Phil appréciait modérément aussi l’humour gras du bide de son collègue, Fred Brédord. Mais il lui reconnaissait au moins une chaleureuse disponibilité aux autres, laquelle gommait bien des dérapages de langage. C’était lui, très tôt, qui avait ressenti que tout ne tournait pas très rond pour son pote Phil depuis quelque temps, c’était un euphémisme ! S’il en croyait ce mot découvert avec Phil !
— T’as un bourdon de Toussaint Omo, pas envie de partir en solo en vacances ! Rien de tel qu’une petite affaire pour te prendre le chou, je te connais… Tu y vas à ma place, et moi je file dare-dare retrouver le bungalow et les vahinés qui m’attendent à Coco Beach. Demain sera un autre jour, tu verras au retour ?
— C’est où ?
— Lalais ! Entre la Beauce et la Mayenne, c’est tout dire… Tu ne risques pas de t’abîmer plus la santé la nuit, seules les poules ont des insomnies là-bas ! Et puis toi qui cultives la solitude pour écrire tes foutus poèmes, tu vas pouvoir pondre une ontologie…
— An-tho-lo-gie, banane !
Phil fixait les cheveux gras et clairsemés de Fred. Il avait vraiment besoin de vacances, ou des soins palliatifs d’un institut capillaire ! Lalais… Il n’écoutait plus son collègue, il ne pouvait pas y en avoir deux ! Les deux syllabes allitératives jouaient au ping-pong dans son esprit.
— De quoi s’agit-il ?
— Un cadavre émasculé à la chevrotine, on ne mégote pas là-bas ! Un suspect idéal, mais à l’alibi béton, des rumeurs… La routine, quoi !
— Pourquoi nous alors ?
— Les vacances peut-être ? Non, sérieusement : le climat semble un peu glauque dans le coin. Lettres anonymes, suspicions… On approche des cantonales. Le maire est un ponte de la région, de là à faire reluire ses relations, histoire de ? Rien de bien original ! Le SRPJ du coin a commencé le boulot, mais ça les arrange qu’on prenne le relais. Alors Omo, t’en veux ?
— OK Fred, après tout ! Mais autant que tu le saches tout de suite ! Ce trouduc, comme tu dis, c’est là que j’ai passé le plus clair de mon enfance. Et même si je n’y ai pas foutu les pieds depuis près de trente ans, c’est plutôt l’aubépine et la violette que j’y sentais dans les chemins creux !
Creuser dans les racines
Pourquoi tout ce bruit ?
Phil sirotait tranquillement sa deuxième Mort subite dans un coin de ce bar qu’il affectionnait, tout près de Montmartre. De taille imposante, la quarantaine avancée, seul un petit ventre naissant trahissait son penchant pour le houblon. Il lui faudrait redoubler d’activité physique, demain, « toujours demain », ironisait Siegrid.
De la bonne musique, du bon vieux blues souvent : Mayal et les Bluesbrakers. Son esprit flottait au rythme des notes célestes de Clapton qui lui caressaient agréablement les neurones, il en avait bien besoin !
Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter ? Il avait encore à l’esprit les dernières paroles de Siegrid :
— Tu n’es qu’un intervalle Phil ! Certes un intervalle chaleureux, riche, touchant… Mais qu’un foutu intervalle, entre deux affaires ! Tu les aspires, tu t’en repais, c’est pire qu’une drogue pour toi !
Plusieurs années qu’ils se connaissaient et se vivaient, parfois intensément. Mais depuis quelque temps, Siegrid ne se satisfaisait plus du seul présent. Elle était responsable éditoriale de romans nordiques, des écrivains aux noms imprononçables dont se moquait Phil. « T’imagines, une page sur la neige ! Pas étonnant que les Islandais soient champions du monde du speed-drincking ! ».
Il l’avait rencontrée en recherchant une traductrice pour les lettres d’un islandais, qui était suspecté d’avoir supprimé et découpé sa petite amie.
Grande, blonde, Siegrid, outre son prénom, n’aurait pas fait tache dans un défilé de mannequins suédois. Et puis il y avait Camille… Cette délicieuse petite fille au sourire désarmant et qui l’avait adopté comme un sac Ikea. Camille dont le père, passionné de voile, avait fini par ne plus accoster. Camille, dont la tendresse spontanée, l’aidait à mettre à distance, autant que se pouvait, le sordide de certaines enquêtes. Du moins, c’est ce à quoi il voulait croire, car Siegrid ne voyait plus les choses ainsi :
— T’es là, t’es pas là, je ne vois même pas la différence ! Tu imagines, j’ai l’impression d’être seule, même quand tu es là ! Un putain d’intervalle, c’est tout !
Siegrid était rarement grossière, ces mots lui faisaient plus mal que la balle reçue dans l’épaule, il y a quelques années. Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter ?
Il y a parfois de petites décisions, comme à un improbable croisement, qui peuvent avoir des conséquences démesurées sur votre vie. Pour d’obscures raisons, Phil pressentait que cette enquête serait de celles-là.
Il aimait bien son deux pièces rue Lamark, proche de Montmartre et pas loin à pied de la centrale.
Quand il lui fallait se ressourcer, un euphémisme quand une affaire l’obsédait, il lui arrivait de grimper place du Tertre, s’installer à une terrasse, et là il regardait et notait. Le flot ininterrompu de touristes étrangers était source de sketchs permanents. Mais surtout, à la mode de Pérec, il écrivait tout ce qu’il percevait de sa place : sons, images, odeurs… Ses petits carnets étaient noircis de ces instantanés, rangés par thèmes ou dates, qui devenaient poèmes selon son inspiration.
Certains de ses jeunes collègues pensaient que leur quotidien, éprouvant, voire sordide parfois, n’affectait en rien leur vie. Phil constatait pourtant avec le temps comment beaucoup s’abîmaient dans l’alcool ou autre fuite, pour supporter cette réalité que l’entourage ne pourrait jamais comprendre. Cette pellicule indicible entre leur réalité et la vie, celle des autres, c’est ce que ne comprenait pas Siegrid non plus. Mais qui pourrait l’en blâmer ?
Jeune Phil avait constaté les dégâts de l’alcool chez les Polonais de la fonderie où travaillait son père. Ces images récurrentes d’hommes détruits par la boisson le préservaient de toute tentation d’ivresse récurrente. Il avait préféré très tôt les mots, comme des compagnons de solitude, mais surtout comme une distance poétique sublimant la triste réalité de ses enquêtes.
— Tu ne m’écoutes pas vraiment ! disait Siegrid.
En réalité, il passait son temps à le faire, observer et écouter attentivement, traquer le moindre indice, la moindre faille dans des témoignages. C’est sans doute pourquoi, quand il se posait, il semblait moins disponible, voire distrait.
Il ne lui fallut pas longtemps pour rassembler ses quelques affaires indispensables, sans oublier sa colonne Bose et ses CD préférés. Pas question en effet de se priver de bonne musique dans sa chambre d’hôtel durant toute l’enquête.
Trois heures plus tard, sous l’arche de platanes, il reconnut la longue descente qui plongeait vers la ville, terrorisant les habitants qui redoutaient les camions fous.
La lumière soudaine au sortir du tunnel végétal solarisa les images qui se bousculaient dans son esprit. Quelle idée tordue décidément que de revenir ici ? Comme s’il n’avait pas assez d’emmerdes en ce moment sans les tartiner de nostalgie ?
Une femme rit sans comprendre
elle hésite sur chaque homme
Le soleil couchant mordorait les façades cossues qui trempaient leurs soubassements dans l’Azille.
Seule, assise à une terrasse sur les quais, elle fumait. Sa cigarette longue et fine se consumait sans hâte entre ses doigts graciles aux ongles mauves. Le cendrier trahissait une attente sans nom, quand les ronflements compulsifs d’un moteur la tirèrent de sa rêverie.
Le chauffeur n’excellait pas en créneau. Après plusieurs tentatives infructueuses, il avait fini par garer maladroitement son véhicule devant une quincaillerie. Elle ne pouvait deviner de sa place la marque du véhicule, mais sa forme l’intrigua. Le conducteur sortit de l’habitacle et se posta dans la rue en prenant un air contrit. Jetant un coup d’œil alentour, il sembla marquer un temps d’arrêt en découvrant la perspective des quais, à moins qu’il ne fût troublé par la présence insolite de cette femme qui semblait l’observer. Il traversa promptement la chaussée, puis s’engouffra dans le parc de l’hôtel duchapeau rouge.
Elle le regarda disparaître dans le hall de l’hôtel au charme suranné. L’établissement demeurait le seul symbole de cette ancienne sous-préfecture. Quelques blasons aux peintures défraîchies témoignaient encore de sa renommée.
Elle connaissait bien l’établissement, et sa table de logis de France, rarement décevante. Rendez-vous incontournable des représentants ou autres personnalités en goguette, elle savait qu’il ne pouvait descendre que là !
Même démarche légèrement voûtée, même regard noir et busqué, ces gestes empruntés… Pas de doute, c’était bien lui ! Elle saisit nerveusement son portable et tout en le suivant des yeux, elle parla brièvement.
Elle écrasa une ultime cigarette, décroisa ses jambes fines sous son tailleur bien coupé, puis alla sans hâte retrouver sa Golf anthracite près des anciens lavoirs.
Elle souriait étrangement quand elle manqua d’accrocher au passage l’antique Saab qui dépassait des marques de stationnement.
Heure du crépuscule
Que dire d’une heure ?
Rien peut-être
Phil négligea le petit déjeuner par trop copieux de l’hôtel. Une vieille pratique solitaire du petit noir aux aurores sur le zinc, en lisant le journal, avait quelque peu atrophié sa fringale matinale.
Il décida de se rendre à pied au commissariat, après avoir garé plus décemment sa vieille Saab, bien seule dans la rue.