7,99 €
Un squelette dévoilé accidentellement par la chute d’un mur d’un ancien couvent. Une série de meurtres à caractère sexuel explicite, étrangement signés… Nambikuara ! Le commissaire Phil Landowsky, poète à ses heures, et sa collègue Ana Kovanel ne croient pas aux coïncidences. Pourtant, si des liens existent entre ces enquêtes, quels secrets ou quelles turpitudes passées ont bien pu se cacher derrière les hauts murs de cet ancien monastère pour filles perdues ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ancien enseignant spécialisé, formateur, animateur d’ateliers d’écriture, lauréat de plusieurs concours de nouvelles – notamment Le Loir littéraire –, Joël Guillerme a déjà publié deux romans policiers, Dernier rang à droite et Poing noir. Il partage avec son enquêteur, Phil Landowsky, l’amour de la poésie, de la photo, des musiques éclectiques et une curiosité pour autrui, prétexte à de belles rencontres.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Veröffentlichungsjahr: 2023
Joël Guillerme
Nambikuara
Roman
© Lys Bleu Éditions – Joël Guillerme
ISBN : 979-10-377-8578-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Celui qui combat les monstres
Doit veiller à ne pas le devenir lui-même.
Et si tu regardes au fond de l’abîme,
L’abîme aussi regarde en toi.
Friedrich Nietzche
Juillet 1974
Il avait quitté discrètement l’internat de la maison des Compagnons du devoir, comme lors de chaque escapade nocturne.
C’était la dernière fois qu’il empruntait la grande rue, se dirigeant vers l’église Saint-Julien, il reviendrait par les quais. Demain serait le grand jour, un nouveau départ vers Bordeaux, afin de poursuivre son tour de France comme apprenti charpentier/couvreur, après Le Mans.
À chaque pas sur les antiques pavés, le sac de jute contenant son trident cognait contre son flanc.
Il fixa l’imposante cathédrale avec un brin de nostalgie. Le Prévôt avait fortement conseillé aux Compagnons de visiter ce chœur gothique réputé, surtout aux charpentiers, afin d’admirer ce chef-d’œuvre que constituaient les arcs-boutants en Y renversé. Mais surtout, il y avait eu ce dimanche… Comment l’oublier ?
Subjugué par les notes d’improvisation de l’organiste avant l’office qui résonnaient dans la nef, il était figé au milieu de l’allée centrale, quand les grandes portes avaient libéré une vague noire de capelines. Rythmées comme un ballet bien orchestré, les jeunes filles se séparaient alternativement afin de garnir les sièges latéraux. « Les Miséricordes ! » avait commenté son voisin.
Elle le fixa un bref instant de ses yeux en amande sous son béret qui retenait des cheveux blond vénitien coupés très courts, comme ses camarades, avant d’aller s’asseoir à l’extrémité du banc. Il avait pris place en face, et durant la messe leurs regards s’étaient croisés à plusieurs reprises, comme aimantés. Face à elles, chacune disposait d’un livre de prières qui allait devenir durant ces derniers mois leur messager secret. Leur rituel serait toujours le même, il glissait son message dans le missel avant la messe, elle lui répondait de manière identique…
Depuis leurs premiers échanges, timides, leurs écrits et leurs rendez-vous s’étaient enflammés. C’est elle qui lui avait proposé au bout de quelque temps, connaissant ses aptitudes, cette idée d’escalader le mur afin de se retrouver dans la remise en bardage, au fond de la cour des grandes pénitentes du monastère où se situait son dortoir.
Ce réduit quelque peu inconfortable avait abrité leurs premiers baisers, puis leurs caresses maladroites et empressées.
Il repensait à sa « première fois » avec elle, en empruntant l’escalier des Pans de Gorron qui plongeait vers les berges de la Sarthe. Elle avait semblé plus expérimentée que lui, guidant ses gestes. Il en conservait un souvenir très sensuel, troublant, persuadé que leur dernier rendez-vous de ce soir, avant longtemps, serait tout aussi intense.
Il lança son trident dans l’angle le plus reculé et sombre des hauts murs de La Miséricorde. Le deuxième essai fut un succès, il grimpa avec agilité les trois mètres, puis, inversant sa prise, il se laissa glisser à l’intérieur, comme à chaque visite.
Il rangea son matériel dans son sac, le cacha derrière un arbuste, puis longea la muraille vers leur cabanon.
La dernière chose qu’il vit fut la lune pleinement gibbeuse au-dessus des murs d’enceinte !
Octobre 1990
— La vue sur le lac est splendide, vous ne vous en lasserez pas !
Ana repensait aux propos enthousiastes de la femme de l’agence immobilière qui lui avait fait visiter cet appartement, après trois fiascos. Mignonne d’ailleurs, dommage que…
La vue sur le lac des Sablons était en effet magnifique. Les roseaux qui enserraient les berges donnaient un petit cachet sauvage au panorama, on se serait cru en Camargue. Les cartons lui tendaient les bras dans le séjour, mais elle prit le temps d’admirer le point de vue, elle se voyait déjà le matin prendre son café sur la terrasse en observant aux jumelles les nombreux volatiles. Elle repensait à son arrivée :
— Qu’allez-vous fabriquer au Mans, capitaine Kovanel ? Vous êtes ma meilleure enquêtrice, et ce depuis des années… Vous pourriez un jour postuler une autre place ici, voire au 36 ?
Le commissaire divisionnaire Le Bozec, son chef de service à la SDPJ des Hauts-de-Seine, la regardait étrangement :
— Et vous commissaire, vous allez bien partir ?
— Mais moi ce n’est pas pareil ! Je n’ai jamais vraiment quitté Perros et ma côte de granit rose. J’étais en exil…
— Ma mère est Alzheimer ! J’ai besoin de me rapprocher d’elle. Elle a intégré un village expérimental pour ces malades, dans la Sarthe, alors…
— Bien, je ne vous ferai pas changer d’avis, je vois. Votre mutation est acceptée, évidemment, qui se priverait de vos services ? Dommage…
Elle ne pouvait pas tout dire à son chef, mais les remarques de plus en plus oiseuses de ses collègues prouvaient que sa zone de confort se rétrécissait. Elle ne serait qu’à une heure de Paris, de quoi préserver ses choix de vie, tout en gardant une distance vitale dans son travail. En sortant du bureau, elle conclut :
— Mais je reviendrai peut-être à Paris un jour…
Oui, elle reviendrait prochainement et régulièrement à la capitale. Mais elle se garderait bien de lui en dire les raisons.
Grande et fine, la frange brune à la Louise Brooks tombant sur ses yeux d’un gris lumineux, son arrivée au commissariat du Mans n’était pas passée inaperçue :
— Vous cherchez ?
— Le commissaire Levesque, Lieutenant Ana Kovanel, votre nouvelle collègue !
Rouge de confusion, le policier d’accueil lui indiqua l’escalier :
— Deuxième étage au fond, vous ne pouvez pas vous tromper, même les portes tremblent quand il parle !
Ana traversa à l’étage un amoncellement de bureaux, dossiers, matériels divers, etc. Le moins qu’on puisse dire c’est que les locaux du commissariat apparaissaient vétustes, sombres, et peu fonctionnels. Des regards mâles s’élevèrent des piles de documents à son passage et si aucun sifflement admiratif ne fut émis ce jour-là, nul doute que tous se retenaient ! Elle avait l’habitude de ces regards dans son dos qui se fichaient à l’aune du pantalon très cintré.
Le commissaire Levesque leva les yeux d’un écran dès son entrée :
— Ah, capitaine Kovanel, je vous attendais ! Votre arrivée est une bénédiction, si je puis dire, nous croulons sous le travail si près de la capitale !
L’homme avait en effet du coffre, une voix de baryton, avec un visage sans cou aux traits fatigués de fumeur chronique. Ses yeux très noirs émergeaient difficilement de cernes de collection.
— Je demande du renfort depuis un moment, mais là-haut… On m’a promis des aides ponctuelles, sur des enquêtes, mais rien de permanent ! Êtes-vous bien installée ? On m’a prévenu de votre emménagement.
— Oui, merci ! Vue sur le lac des sablons, calme, quoi de mieux ?
— Bien, je vous ai préparé un résumé de quelques dossiers en cours. Nous ferons le point prochainement. Le Mans avait la réputation d’une ville paisible, mais maintenant force est de constater que nous n’avons rien à envier à d’autres. On retrouve toutes les formes de délinquance ! Votre bureau est à côté, je vais vous montrer :
— Voilà, vue imprenable sur la place Washington ! De quoi vous distraire les jours de marché. Mais je vous ai déposé déjà quelques patates chaudes sur votre bureau, vous n’allez pas chômer !
— Je ne suis pas venue en vacances…
Il la regarda fixement. On ne lui avait pas menti, de solides références, et du caractère ! Très jolie aussi, avait-on omis de lui dire, ce qui ne gâtait rien !
Juillet 1974
— Magnez-vous, on est à la bourre !
Les quatre filles venaient de jaillir de l’imposante porte cloutée du monastère qui donnait sur la rue où il les attendait, avec sa R16 rutilante.
Trois filles se glissèrent à l’arrière et Aude prit place à l’avant, à côté de l’homme.
— Tu as le fric ? demanda Aude sans autre forme de procédure.
— Non, un empêchement, tu l’auras demain !
— Pas de fric, on marche pas !
— Tu fais chier, Aude, à jouer les cheftaines ! J’ai toujours été réglo, et puis c’est qui cette nouvelle ? ajouta-t-il en fixant une jeune fille à l’arrière.
— Annie, mais c’est pas tes oignons ! Lisa avait ses ragnagnas ! Elle est au parfum, t’as rien à craindre, j’en fais mes affaires ! Mais aboule le fric…
Il comprit la détermination de la jeune femme à son ton et affronta son regard qui le défiait. La connaissant, elle ne céderait pas ! Il s’en voulait parfois d’être devenu dépendant de cette fille, mais il devait reconnaître que depuis qu’il l’avait approchée pour entrer dans ses combines peu recommandables, il n’avait eu que des retours satisfaits… et tarifés !
Il sortit rapidement de la voiture et s’engouffra à l’intérieur de l’enceinte. Il revint vite, jetant une liasse de billets sur les genoux de Aude. Elle compta la somme puis la glissa dans une poche.
Ils roulèrent en silence en dehors de la ville, progressant en pleine campagne. Il conduisait vite, elle reconnut la petite verrue sur la dernière phalange de son index, posé sur le volant. La même verrue reconnue à une soirée, malgré le masque. Non content d’organiser, il en profitait lui aussi ce pourri ! Ses sales mains sur elle, son sexe… Son indifférence était devenue de la haine, froide et raisonnée ! Mais elle avait encore besoin de lui, chaque soirée gageait le prix de sa liberté future.
Il n’était pas le seul qu’elle avait reconnu, malgré le masque ! Elle n’oublierait jamais ces mains expertes qui l’avaient fourragée, elle avait 15 ans à son arrivée. 15 ans et enceinte… de son père ! Le même qui avait demandé et obtenu qu’elle aille dans cette maison de correction pour filles pour les âmes perdues, comme on disait, où on l’avait rebaptisée Aude ! Avec la complicité silencieuse ou terrorisée de sa mère…
Elle était d’humeur exécrable, elle repensait à son dernier rendez-vous raté avec Julien. Pourquoi n’était-il pas venu ? Certes, il devait partir vers Bordeaux le lendemain, mais elle lui en voulait de lui avoir posé un lapin, d’autant qu’elle ne pourrait pas avoir la moindre nouvelle avant bien longtemps.
Ce soir serait bientôt du passé… Dans deux mois, elle serait majeure, merci à ceux qui avaient changé la loi en juillet. Elle partirait rejoindre Julien à Bordeaux, comme prévu, et ils envisageraient l’avenir ensemble. Et le bonheur… Julien, une rencontre comme une bulle de douceur et de pureté retrouvée, loin de celle qu’on lui sermonnait à longueur de prières au monastère.
Ils aperçurent le château, ses lumières blafardes nimbaient la bâtisse d’un halo de brume, créant une étrange atmosphère.
— Tu vas dans les chambres ce soir ? Tu es très demandée…
— Pas question ! Je vais à la piscine, ce sera Aline et Gabrielle ! Annie au salon, elle ne prendra pas de risques !
— Tu vas faire des déçus, et ça va me retomber dessus !
— Tes manigances ne me concernent pas… j’étais de chambre la dernière fois, alors c’est piscine ou rien !
Elles rentrèrent dans le vestibule où les attendaient d’autres filles, afin de revêtir des tenues très suggestives. Les invités arrivaient déjà, par une autre entrée.
Pour sa dernière soirée, ce serait un moindre mal ! Aude n’avait jamais compris les plaisirs pervers de ces hommes, et femmes, car leurs mains les trahissaient, à les voir s’exhiber, nues ou presque, dans tous les appareils de gymnastique : écartelées, en sueur, pendues, levant bras et jambes… Son corps devenait alors comme une abstraction cotonneuse, elle semblait en apnée, se dédoublait, son esprit s’évadait alors vers des pensées de Julien, plus réelles.
Certains ou certaines se risquaient à des caresses intimes, mais la plupart des couples, excités sans doute, copulaient sur les matelas de la piscine, dans un désordre total, changeant de partenaire ou se joignant à d’autres.
La fois dernière, elle avait conservé de ces « péripéties gymniques » quelques courbatures durant plusieurs jours…
Mais tout cela était devenu bien dérisoire maintenant pensait-elle, en tâtant ce soir-là cette liasse devenue très conséquente sous son matelas, comme une promesse que bientôt sa vie commencerait pour de bon.
En reprenant son vrai prénom, déjà, Sylvia, dès sa sortie !
Octobre 1990
— Vous êtes gentille !
À chaque fois, les mots de sa mère croyant s’adresser à une inconnue la crucifiaient sur place ! Elle lui tenait le bras, en marchant vers le centre du « village ». C’est vrai que ces maisons coquettes regroupées par îlots, desservies par des ruelles étroites, donnaient vraiment l’illusion du centre d’un village aux pensionnaires, avec ses commerces, ses services et son café. Mais c’est bien d’un établissement spécialisé pour personnes Alzheimer, dont il s’agissait. Quand Ana avait entendu parler de cet établissement original, à quelques encablures du Mans, elle avait très tôt inscrit sa mère.
Chaque visite dans son ancien EHPAD, dans l’Essonne, la laissait triste et impuissante. L’amas de fauteuils roulants dès l’entrée, l’odeur prégnante d’urine, les personnes alitées à longueur de temps, recroquevillées sur leurs derniers souffles, tout cela l’éprouvait au-delà de l’indifférence pathologique de sa mère. Elle se concentrait sur quelques gestes de tendresse, des mots fugaces, mais chaque visite était une épreuve qui la marquait plusieurs jours.
Plus rien de tel maintenant, certes l’état de sa mère n’évoluerait pas, mais au moins chaque moment passé auprès d’elle dans ce cadre plus chaleureux donnait l’illusion d’une complicité retrouvée.
— Vous n’avez personne d’autre à voir ici ?
Ana repensait en souriant aux derniers propos de sa mère, en roulant vers son appartement, de plus en plus coquet.
Les derniers cartons étaient en souffrance dans une chambre inoccupée pour l’instant. Elle avait prioritairement déballé son labo. Un cagibi aisé à occulter, avec des étagères, serait le lieu idéal pour ses développements et ses tirages. Ses anciens collègues moquaient cette propension à photographier tout, et n’importe quoi, pensaient-ils.
Elle avait accroché, bien en évidence au centre du mur du salon, cette couverture originale de Vogue, chèrement acquise. Le regard de Lee Miller, dessiné par Georges Lepape, d’une pureté éclatante, semblait ne s’adresser qu’à elle, son alter ego, voulait-elle penser. Celle qu’on avait voulu longtemps cantonner à un rôle de muse pour Man Ray avait été une photographe remarquable, et reporter de guerre avant l’heure pour des femmes ! Ana s’identifiait à elle, en butte à la misogynie bien souvent dans son travail d’enquêtrice. Elle s’en tirait souvent avec humour, mais cela avait don de l’horripiler, quand ses compétences professionnelles étaient en jeu !
Elle ouvrit sur sa table l’épais dossier qu’elle avait emporté avec elle, remisant pour l’instant les vols à la roulotte, incendies volontaires, trafics divers… Oui, le travail ne manquerait pas au Mans !
Elle reconnut d’emblée l’article de journal aperçu un peu plus d’un mois auparavant à la gare Montparnasse, dont le titre barrait la Une de Ouest France.
Ouest France
Mercredi 17 août 1990
DÉCOUVERTE MACABRE APRÈS L’ÉBOULEMENT D’UN MUR
Conséquence probable des fortes pluies de ces dernières semaines, le mur d’enceinte de l’ancien monastère Notre Dame de la Miséricorde, près de la Sarthe, s’est partiellement écroulé. Les ouvriers chargés de déblayer le trottoir ont eu la désagréable surprise de découvrir un squelette sous l’amas de pierres !
Bien des Sarthois ont connu à l’époque, dans le quartier de Claircigny, le monastère de la Miséricorde. Fermé depuis 1979, l’établissement religieux accueillait depuis 1833 « les jeunes filles et jeunes femmes perdues », en leur apportant formation, discipline et salut spirituel. Ces bâtisses immenses et nombreuses, ceinturées de jardins et murs dignes de prisons, ont laissé place depuis à une maison de retraite, un foyer d’accueil, un centre de formation, etc.
C’est un de ces murs puissants, érodé sans doute par les pluies diluviennes de ces dernières semaines, qui s’est épanché sur le trottoir de la rue de Claircigny.
Sollicités pour sécuriser le trottoir, les employés municipaux, après avoir dégagé l’éboulis, ont eu la désagréable surprise de se trouver face… à un squelette !
De telles trouvailles ne sont pas rares au Mans, lors des fouilles de l’enceinte gallo-romaine notamment, ou près des rives de la Sarthe, où furent copieusement massacrés ou noyés des centaines de Chouans !
Mais là, ce squelette se trouvait bien seul, conservant quelques oripeaux plus récents sur lui, d’après les ouvriers.
Informé, le Procureur général a ordonné une enquête au vu de ces premiers éléments, suspectant un crime. Laquelle sera diligentée par la police judiciaire de Mans.
Le commissaire Levesque a déclaré envisager toutes les hypothèses, et ne négliger aucune piste. Des éléments, trouvés sur les lieux, semble-t-il, pourraient aider à identifier rapidement ces ossements.
Août 1974
En marchant dans le long couloir sombre qui menait au bureau de la Révérende mère, Aude repensait à leur dernier échange. Après la génuflexion traditionnelle, elle lui avait demandé de s’asseoir sur un fauteuil, ce qui dérogeait aux habitudes :
— Bonjour Aude ! Ma fille, j’ai une bien triste nouvelle à vous annoncer. Votre père a eu un très grave accident en mobylette. Il semble qu’il ait heurté un trottoir, se cognant mortellement le crâne contre un poteau. Il est décédé hier…
Aude encaissa la nouvelle, imaginant sans peine que son père devait être ivre au retour du café, comme si souvent !
— Ma fille, comme le prévoit notre règlement vous pouvez avoir une autorisation exceptionnelle de sortie afin de vous rendre aux obsèques.
— Non, je prierai pour lui d’ici ma mère, je préfère.
— Comme vous voudrez, nous prierons toutes pour son salut lors de la prochaine messe. Vous pourriez y dire quelques mots…
Sa mère lui avait aussi écrit une lettre sans âme, reprenant les faits, insistant sur la perte insondable que représentait la mort de son mari. Elle espérait que sa fille serait présente à la sépulture, mais ses mots contrits résonnaient comme un non-sens.
En entrant cette fois dans le bureau de la révérende mère, ses sentiments étaient tout autres. La supérieure ne la fit pas s’asseoir, tenant sans doute à marquer de sa position ce qui tenait plus d’un réquisitoire que d’une rencontre chaleureuse.
— Aude, ma fille, vous êtes arrivée à un âge où vous pouvez choisir votre avenir, ce que pour ma part je déplore ! Ces trois années passées parmi nous afin de faire pénitence et vous rééduquer n’ont pas toujours été sereines, même si je dois reconnaître que ces derniers mois vous avez été plus conciliante et repentante. Votre esprit rebelle, votre manque d’humilité ont souvent contrarié nos sœurs les plus dévouées, ainsi que vos camarades. En êtes-vous consciente, Aude ?
Aude recevait ce sermon comme une dernière gifle. Mais elle prit sur elle pour laisser transparaître dans son regard une profonde déférence.
— Mais je dois reconnaître que vos aptitudes et votre travail, qui ont abouti à l’obtention de votre CAP de sténo et votre Brevet, sont la preuve qu’il y a aussi du bon en vous. Ces succès rejaillissent sur notre communauté, et je vous en remercie.
Aude digéra la boule de ressentiment et de haine qu’elle sentait monter en elle, pour lâcher hypocritement :
— Oui ma mère, je n’ai pas toujours été à hauteur de votre générosité bienveillante. Merci aux sœurs et à vous-même pour votre patience.
— Comme vous le savez, Aude, vous allez percevoir une cagnotte, fruit de votre travail ici, certes diminuée de toutes vos punitions ! Mais cela vous aidera à ce départ dans la vie civile, avec les quelques vêtements que vous avez confectionnés en atelier. Vous avez droit aussi à un billet de train. Bordeaux, vous avez de la famille là-bas ?
— Oui…
Cette fois, Aude s’en tirerait avec ce mensonge sans avoir à dire des Paters pour son absolution.
— Maintenant, j’ai encore un dernier conseil à vous donner ma fille, pour la suite de votre vie. C’est de vous marier rapidement, fonder une famille avec nos valeurs chrétiennes, que nous avons essayé de vous inculquer, malgré votre passé. Les filles comme vous sont une véritable tentation dans la société, seul un mariage pieux peut leur assurer de rester dans le droit chemin.
En repartant par le couloir toujours aussi sombre, Aude se demandait si les dernières saillies de la révérende mère s’adressaient à sa morale, ou à son physique, dont elle était bien consciente.