Dictionnaire des Genres et Notions littéraires - Encyclopaedia Universalis - E-Book

Dictionnaire des Genres et Notions littéraires E-Book

Encyclopaedia Universalis

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Beschreibung

Ce dictionnaire est consacré à tout ce qui, à travers les âges et les cultures, forme le substrat commun, mais peu visible, de la littérature. 

Production et réception des œuvres, rhétorique et figures de style, théories de la littérature : en quelque 230 articles, c’est tout un arsenal de notions, de concepts, d’outils pour comprendre le fait littéraire qui est mobilisé. La liste des entrées, d’ACROSTICHE à VRAISEMBLABLE en passant par DESCRIPTION, MISE EN ABYME ou SONNET, suffit à donner une idée de cette diversité. L’apport des grands critiques passés ou actuels (entre autres, BLANCHOT, DERRIDA, GENETTE ou STAROBINSKI) est précisément décrit. Les genres littéraires (d’AUTOFICTION à TRAGÉDIE, en passant par PAMPHLET ou ROMAN POLICIER) forment le cœur du livre. Pour les étudiants et tous ceux qui, professionnellement ou en amateurs, s’intéressent à la littérature, ce Dictionnaire est une référence inépuisable. Un index facilite la consultation du Dictionnaire, tiré du fonds encyclopédique d'Encyclopaedia Universalis  et auquel ont collaboré 130 auteurs, parmi lesquels Jean-Michel Adam, Roland Barthes, Pierre-Marc de Biasi, Antoine Compagnon, Jacques Jouet, Georges Nivat, Pierre Nora, Alain Rey, Tzvetan Todorov.

Un ouvrage de référence à l'usage des étudiants comme des professionnels.​

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

Encyclopædia Universalis  édite depuis 1968 un fonds éditorial à partir de son produit principal : l’encyclopédie du même nom.Dédiée à la recherche documentaire, la culture générale et l’enseignement, l’Encyclopædia Universalis est la plus importante encyclopédie généraliste de langue française et une des plus renommées du monde, équivalant à la célèbre encyclopédie américaine Encyclopædia Britannica. Encyclopædia Universalis développe et maintient une politique éditoriale très exigeante, ce qui lui confère le statut d’encyclopédie de référence. 

Depuis sa création, plus de 7 400 auteurs spécialistes de renommée internationale, parmi lesquels de très nombreux universitaires tous choisis pour leur expertise, sont venus enrichir et garantir la qualité du fonds éditorial de l’entreprise.Son savoir-faire est également technique. Dès 1995, l’encyclopédie a été développée sur support numérique. Ses contenus sont aujourd’hui disponibles sur Internet, e-books, et DVD-Rom. Ils sont accessibles sur ordinateur, tablette ou smartphone. L’entreprise a conçu un moteur de recherche exclusif et ultraperformant qui permet aux utilisateurs d’obtenir des résultats incroyablement précis, grâce à plusieurs modes de recherche (par mot clé, par thème, par média…).

Forte de ces atouts, Encyclopædia Universalis s’adresse à la fois à l’ensemble des particuliers et au monde de l’éducation.Un partenariat a été développé avec l’Éducation nationale dès 1999 pour mettre à la disposition des établissements secondaires et des universités une version adaptée du fonds encyclopédique. Une nouvelle encyclopédie a ensuite été conçue pour les écoles élémentaires. Encyclopædia Universalis se positionne aujourd’hui comme un acteur essentiel dans le nouveau panorama de l’éducation numérique.

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Seitenzahl: 3309

Veröffentlichungsjahr: 2015

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Cet ouvrage a été réalisé par les services éditoriaux et techniques d’Encyclopædia Universalis

ISBN : 9782852291034

© Encyclopædia Universalis France, 2016

Retrouvez-nous sur http://www.universalis.fr

Couverture : © Monticello/Shutterstock

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Bienvenue dans le Dictionnaire des Genres et Notions littéraires, publié par Encyclopædia Universalis.

Vous pouvez accéder simplement aux articles du Dictionnaire à partir de la Table des matières.Pour une recherche plus ciblée, utilisez l’Index, qui analyse avec précision le contenu des articles et multiplie les accès aux sujets traités.

Uniquement sur Amazon : Afin de consulter dans les meilleures conditions cet ouvrage, nous vous conseillons d'utiliser, parmi les polices de caractères que propose votre tablette ou votre liseuse, une fonte adaptée aux ouvrages de référence (par exemple Caecilia pour Kindle). À défaut, vous risquez de voir certains caractères spéciaux remplacés par des carrés vides (□).

Préface

Vers 1946, habitant le VIe arrondissement et « faisant mon droit » – ah, ce possessif ! – sans compter un peu d’Histoire et des ronds de jambe rue Saint-Guillaume, je passais beaucoup de temps place du Panthéon, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, et même parfois quelques heures à la Mazarine, où les gamins pénétraient alors sans grand contrôle. Cette tolérance me valut le plaisir de découvrir, à la paresseuse, quelques grands textes, entre lesquels mon regard découvrait le décor de boiseries, globes terrestres, chaises Régence, quelques minois d’adolescentes tranchant sur les sévérités académiques, dans ce parfum du temps qui me pénétrait plus profondément que les mots.

Mes disparitions intriguaient ma mère.

– Mais que fais-tu donc dans tes bibliothèques ?, me demandait-elle, agacée.

– Je consulte les usuels, répondais-je avec dignité.

– Les usuels ? Ouais... Ne porteraient-ils pas le prénom de Françoise et une jupe écossaise, ces usuels-là ?

Bien entendu, ma mère n’était pas dupe. Elle savait que je ne fichais pas grand-chose et que je filais souvent de « Sainte Ginette » jusqu’au Manège du Panthéon, alors situé quelque part derrière la rue Lhomond, à 10 minutes de la bibliothèque où je venais de feuilleter – Dieu sait avec quelle vénération – Pluvinel ou La Guérinière, les traités d’équitation nourrissant alors ma passion littéraire. Mais une intuition en elle devinait qu’à ma façon je gagnais mon temps. Une imprégnation se faisait là, peut-être, dans les odeurs de colle et de vieux cuir, et sans doute étais-je en train d’apprendre à jamais les quelques rudiments de tout, de rien, qui aident à vivre. Je n’ai pas perdu de vue mon sujet.

Nous avons toujours eu à cœur, à la maison, de « déjeuner utile ». Je veux dire par là que j’essayais de ne jamais laisser une question en l’air, sans réponse, une hypothèse invérifiée, une date floue, un titre incertain, une attribution douteuse. Les adolescents, même curieux et vifs, se contentent de l’à-peu-près. Il faut les pousser à fouiner, à chercher de proche en proche, à contrôler. Il faut moins leur fournir des informations que leur apprendre le goût de l’information, et qu’il n’existe pas de plus subtil plaisir que de muser d’un mot à son voisin, une notion en appelant une autre, une « note », poussant à découvrir une autre « entrée », un « corrélat » ouvrant soudain l’horizon sur une réflexion connexe, déroutante, inattendue. Bref, lors de nos repas familiaux, nous ne passions guère dix minutes sans que l’un de nous se levât et revînt, un énorme volume à la main, parfois plusieurs, ployant alors sous le fardeau. J’en vins à négocier l’achat de ces meubles de notaire qui permettent de consulter, debout, les plus lourds volumes. Victor Hugo travaillait, paraît-il, érigé devant ces meubles d’appui, peut-être pour jouer les démiurges, tutoyer Dieu, peut-être pour ménager son système veineux. Toujours est-il que nous appelâmes bientôt « faire Hugo » ces longues stations devant les plans inclinés où nous disposions les ouvrages de référence dont peu à peu j’avais appris aux miens l’usage immodéré et délicieux.

Oui mais voilà ! Je viens, hommage au passé, d’aller mesurer quelle longueur occupent, dans ma bibliothèque parisienne, les seuls volumes de l’Encyclopædia Universalis: un bon mètre soixante. Je compte pour rien les Grand Robert, Bordas, Littré, Larousse – j’en passe !

Si la flânerie savante, ou curieuse, dans les taillis profonds des encyclopédies est un des plaisirs ici salués, l’inconfort où cette flânerie se déroulait jusqu’à présent – inconfort matériel et intellectuel – devait être supprimé. Il peut l’être, il va l’être grâce au regroupement thématique des informations jusqu’alors disséminées, ou mal regroupées, au hasard de divers volumes soumis à l’ordre alphabétique. On le constate, les articles de l’Encyclopædia Universalis ne sont pas toujours d’une objectivité exemplaire. Depuis les grands ancêtres des Lumières on sait que ces ouvrages savants sont aussi des ouvrages de combat, des manifestes, des façons de peser sur le Siècle. Le rapprochement de rubriques que le hasard des plans éparpillait va peut-être faire apparaître et souligner des discordances, des grincements : tant mieux ! Ainsi, la leçon de curiosité, qui est aussi leçon de jugement et de liberté, continuera sous une autre forme. Les articles d’une encyclopédie sont plutôt des morceaux de bravoure que les éléments modestes et systématiques d’un ensemble tiré au cordeau. Le lecteur – le fouineur – doit donc se livrer à un travail de recomposition, de comparaison ; il doit compléter ceci par cela, corriger cela par ceci : il doit apprendre à penser, et non pas seulement « vérifier une date ».

Si je n’essaie pas de donner le moindre caractère pseudo-universitaire à ces quelques paragraphes de présentation, c’est que mon rôle n’est pas là, ni ma compétence. Je ne suis qu’un voyageur perpétuellement égaré sur la route des « Genres et notions littéraires ». Je cherche une carte, des jalons, des recoupements. Une question : faut-il que cette carte soit « à jour » ? Sans doute, et c’est précisément à quoi se sont efforcés, au fil de trois rééditions successives, les maîtres d’œuvre de l’Encyclopædia Universalis. Mais leurs travaux reflètent par là même des goûts et des jugements destinés à prendre place dans une histoire évolutive des idées, et non pas dans un absolu des idées. Et c’est de cette façon que la curiosité conserve sa ductilité. Un immense travail comme celui d’où vont être extraits les Dictionnaires thématiques n’est qu’une arche du pont, un anneau de la chaîne, et c’est très bien ainsi. La chère « documentation » - qui n’est que la forme sérieuse de l’insatiable appétit de rêver autant que de savoir - va perdre en plaisir d’aventure ce qu’elle va gagner en confort, en souplesse. Il devenait de moins en moins raisonnable de se rêver Pic de la Mirandole. L’ère du livre fini commence. Potache musclant sa « disserte » ou érudit dépoussiérant ses fiches : nos besoins sont les mêmes.

François NOURISSIER

Introduction

Avec l’immense étendue des savoirs rendus disponibles par son Corpus, son Thesaurus et ses Atlas, l’Encyclopædia Universalis s’est imposée depuis longtemps comme une référence encyclopédique de premier plan dans les disciplines les plus diverses. La logique de cette encyclopédie est celle des liens et des interactions, mais chaque domaine du savoir constitue aussi un tout qui possède son identité. Si un lecteur doit consulter l’Encyclopædia Universalis pour des investigations qui porteront essentiellement sur la théorie littéraire, pourquoi ne pas lui offrir, dans le cadre d’un usuel maniable, l’ensemble intégré des connaissances qui se rapportent à ce champ spécifique ? C’est l’idée qui a donné naissance à ce Dictionnaire des genres et notions littéraires. Fruit d’une méticuleuse sélection, ce volume intègre dans l’ordre alphabétique les contenus définitionnels, théoriques et historiques des grands secteurs qui forment l’horizon des études littéraires : genres, courants, formes, rhétorique, terminologie critique, réception, théoriciens, etc.

Dans le domaine des genres, on trouve, bien entendu, les grandes entrées traditionnelles déclinées en unités spécifiées (pour le genre théâtral : Comédie, Tragédie, Drame, Mélodrame, Farce, Vaudeville, etc.). mais aussi des entrées de spécification seconde (Drame bourgeois, Drame romantique, Drame moderne), des articles d’histoire littéraire et d’histoire des formes (Déclamation, Paradoxe du comédien, Règle des trois unités, etc.), ainsi que des entrées relatives aux discours critiques sur le théâtre (Catharsis, Distanciation, Pathétique, etc.), la question étant en outre traitée historiquement dans le cadre des grands courants littéraires. Cette richesse de l’information sur les genres majeurs ne se gagne pas aux dépens de formes génériques plus rares : une entrée spécifique est prévue pour Aphorisme, Apologue, Célébration, Commentaires, Complaintes, Dit, Esquisse, etc. À côté de cet important ensemble définitionnel, le Dictionnaire des genres et notions littéraires fournit un glossaire essentiel de rhétorique auquel ont été adjoints un large choix de termes relevant plus spécifiquement de la linguistique, de la stylistique et de la sémiologie ainsi que la présentation de certaines problématiques théoriques majeures (le Formalisme russe). En matière de critique, le lecteur trouvera les définitions terminologiques des notions propres à chaque métadiscours (Avant-texte, Connotation, Diégèse, Intertextualité, Monologue intérieur, Polysémie, Thème, etc.), mais aussi des essais relevant dune approche plus globale (Fragment, Spéculaire et spectaculaire, Techniques du récit, etc.). C’est une qualité de ce Dictionnaire que d’avoir également fait une place importante à l’histoire des modes de diffusion et de réception de la littérature : Almanach, Codex, Colportage, Écriture, Revues littéraires, Pratiques de lecture, Rhapsode, Tradition orale, etc., sont autant de manières d’introduire dans l’univers abstrait de la théorie littéraire la dimension médiologique des supports et des réalités. La dimension individuelle de la pensée n’est pas non plus absente : d’Auerbach à Thibaudet, les portraits de théoriciens offrent une sélection résolument centrée sur notre modernité : une trentaine de noms marquants parmi lesquels quelques auteurs majeurs du XIXe siècle (Brunetière, Fontanier, Schlegel...) et, surtout, les principales figures du XXe siècle (Benjamin, Curtius, Du Bos, Lanson...) avec un accent tout particulier sur l’époque contemporaine (Barthes, Blanchot, Derrida, Eco, Genette, Greimas, Jauss, Richard, Starobinski...). Mais cette série d’entrées monographiques ne représente qu’une infime partie des auteurs et des corpus présentés dans le Dictionnaire. Pour les textes théoriques comme les œuvres littéraires ou les écrivains mentionnés, c’est en effet au fil des articles et des exemples que l’on mesurera l’incroyable richesse des milliers de références qui constituent la matière même de l’ouvrage : des références d’ailleurs accessibles dans leur totalité grâce à un index très fourni. Enfin, le Dictionnaire des genres et notions littéraires donne, avec raison, une place notable aux relations entre littérature et philosophie, dans le cadre d’articles tels que Philosophie des Lumières, Génie, ou encore Sublime.

Dans la tradition des grandes encyclopédies des XVIIIe et XIXe siècles, le Dictionnaire des genres et notions littéraires réunit une somme impressionnante de signatures de premier plan : ainsi, la Métrique est traitée par H. Meschonnic, le Réalisme par H. Mitterand, l’Autobiographie par P. Lejeune, la Poésie par M. Collot, la Mise en abyme par L. Dällenbach, le Best-seller par P. Nora, la Critique littéraire par A. Compagnon, les Genres littéraires par J.-M. Schaeffer. On trouvera également des textes signés de J.-P. Balpe, O. Corpet, P. Hamon, P. Lacoue-Labarthe, H.-J. Martin, J.-Y. Pouilloux, J. Roudaut, M. Soriano, A. Viala, P. Zumthor... Bref, chaque question est ici traitée par le spécialiste le plus autorisé, l’ensemble représentant une somme probablement inégalée de compétences. Beaucoup de ces articles sont d’ailleurs de véritables synthèses où se condense la matière d’un essai tout entier. Parmi ces prestigieuses signatures, on trouve les noms de quelques grands disparus dont les compétences n’ont pas été remplacées (Tragédie par B. Dort, Fable par M. Soriano, etc.) et plusieurs contributions qu’il faudrait qualifier d’« historiques », comme l’essai sur la Théorie du texte de Roland Barthes (1973), ou l’article Exotisme de Mario Praz (1970).

Ce Dictionnaire des genres et notions littéraires se révèle ainsi être beaucoup plus qu’un ouvrage à vocation universitaire : tout amateur de littérature y trouvera un guide savoureux pour traverser avec profit l’espace des discours critiques et approfondir librement sa propre intelligence des textes et des théories. Pierre-Marc DE BIASI

E.U.

ACROSTICHE, littérature

La règle de ce jeu littéraire est simple : il suffit d’écrire des vers dont les initiales, lues verticalement et dans l’ordre, forment un mot en rapport avec le poème. La typographie particulière peut faciliter le décryptage du message qui concerne le plus souvent le nom de l’auteur, celui du dédicataire ou le sujet de l’œuvre. Cicéron attribue l’invention de l’acrostiche à Ennius. Apollinaire inscrit ainsi le nom de sa Louise :

L’auditeur des ballades de Villon aurait plus de mal à trouver la « signature » de l’auteur, apparaissant dans l’envoi. De même fallait-il sans doute avoir une mémoire phénoménale pour déchiffrer le sens des acrostiches des Sibylles. Le caractère secret et presque magique de ce procédé a été ressenti par Charles II, roi d’Angleterre, qui donna le nom de Cabale à son conseil dont les membres étaient Clifort, Ashley, Buckingham, Arlington, Lauderdale.

L’acrostiche, comme tout autre jeu verbal, participe à la surdétermination des messages pieux des grands rhétoriqueurs : J. Molinet compose une Oroison sur Maria, acrostiche multiple formé du nom Maria. J. Bouchet décompose le mot bas-monde en Menteur, Onéreux, Noyseux, Dommageable, Ennuyeux. En lisant les initiales de l’avant-dernière strophe de Sainte-Catherine de Destrées, on retrouve la date de création de ce poème : les lettres MCCCCCI, lues comme des éléments de la numération latine, donnent 1501. Il s’agit là d’une variété de l’acrostiche nommée chronogramme (cf. P. Zumthor, Le Masque et la lumière).

En augmentant le degré de difficulté le jeu devient sport, mais ce double acrostiche a également pour effet de hausser le prix de l’« amour parfait », dédié à...

(cité sans nom d’auteur par Étienne Tabourot dans Les Bigarrures, 1572-1585).

Véronique KLAUBER

ALLÉGORIE

Introduction

On définit généralement l’allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l’image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l’amour ; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d’un jeune homme épris d’un bouton de rose. Il est évident qu’entre le symbole et l’allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l’allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.

Le mot ἀλληγορία a remplacé tardivement chez les Grecs, à l’époque de Plutarque, le mot ὑπόνοια pour désigner la « signification cachée » sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s’accompagne d’une restriction de sens : on désigne par le mot ἀλληγορία une forme de l’exposé littéraire plutôt qu’une méthode d’interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l’allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).

Trop soucieux d’étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l’allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié : Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D’où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiques de Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu’ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu’ils nomment translatio (simple métaphore). C’est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les œuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor : l’allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia ; à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l’allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l’esthétique allégorique du Moyen Âge.

1. L’esthétique allégorique du Moyen Âge

• Ses procédés

Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification. Cependant, c’est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l’allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l’époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus, Clementia, Pietas, Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l’intellect par des personnages qu’on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d’une tapisserie faite pour Charles V que celui d’une Moralité jouée en 1390.

Cependant, l’élément proprement dramatique de l’allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d’une guerre épique. Dès la Thébaïde, l’épopée est devenue l’expression des combats intérieurs, Pietas et Fides s’opposant à Megaera et Tisiphona. C’est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge ; et l’on fera ainsi s’affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses : le mariage (et l’épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s’exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du XIIIe siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces œuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l’homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel : jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l’allégorie ne sera plus seulement un « ornement difficile » de la rhétorique, mais une forme d’imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.

• Les origines de l’allégorie

Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l’évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l’allégorie n’est pas originellement, comme certains grammairiens l’ont fait croire, un simple procédé d’écriture, mais une forme d’investigation et d’interprétation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d’Homère : travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C’est pourquoi Platon se méfie de l’interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d’une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu’il en soit, sous l’influence du positivisme latin, dans l’espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l’allégorisme. D’autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l’esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique : ainsi l’influence de Philon d’Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l’histoire.

Mais c’est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu’est l’exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l’Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l’exemple d’une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l’usage : avec eux, on s’habitue à fonder l’allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l’image et l’idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l’histoire et tous les niveaux de la nature. C’est au cœur même du symbolisme roman, avec tout ce qu’il retient de mystère et de surnaturel, que s’élabore l’allégorisme, religieux d’abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n’établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor : pour eux, l’univers apparaît comme une inépuisable allégorie.

2. L’art du XIIIe siècle

Si l’allégorie devient le mode d’expression privilégié au XIIIe siècle, c’est parce qu’elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l’époque. L’art symbolique de l’âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l’ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l’invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance, arrêtant la mouvance de l’imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal, par l’attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d’ombre du mythe par une exégèse bavarde : des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d’autres termes, l’art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l’hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d’art de l’époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l’homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l’allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.

La mentalité de l’époque est donc préparée à la double lecture d’un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l’analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l’enseignement moral ou de l’exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d’œuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d’ajustement. Mais dans la parabole il s’agit de la succession de deux textes, tandis que l’allégorie proprement dite fait passer de l’un à l’autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens : on voit ainsi des critiques s’égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus, qu’on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu’on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d’approfondir les rapports du message religieux avec l’histoire et avec la vie. Mais l’art allégorique en littérature a élaboré tout un système d’indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C’est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de « texte » à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition : voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l’épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l’allégorie littéraire au XIIIe siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.

À l’intérieur du genre, les œuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d’une simple démarche énumérative (les plumes de l’aile) à la composition d’un drame épique, en passant par la mise en scène d’une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere, 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier), Guillaume le Clerc (Bestiaire, 1220 ; Besant Dieu, 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes, Songe d’Enfer), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist). Mais le chef-d’œuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L’auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu’il prétend raconter un de ses rêves, qui s’est réalisé par la suite. L’aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L’allégorie est un miroir, au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L’espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l’univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l’image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s’achève, d’une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l’impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l’auteur, qui disparaît dans le silence comme s’il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l’époque, un secret, celui d’un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.

Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d’un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l’Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l’écriture ; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal, dont le maître d’œuvre était sans doute très proche de l’auteur de la Quête. Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose, ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c’est la richesse du symbole servant de clef de voûte.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S’illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d’amour) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses œuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume) ou complexe (Voie de Paradis). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l’œuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d’influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose. Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition ; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d’expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d’y chercher un sens caché : scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin ; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie ; scènes d’adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l’usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n’est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l’intellectualisme et même d’un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l’image et l’idée : c’est une menace pour l’allégorie, pour l’équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.

On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l’allégorie iconographique du XIIIe siècle, puisque la parole n’y intervient pas de la même façon. On n’est d’ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d’avoir affaire à une allégorie. Il s’agit parfois simplement d’illustrer l’histoire sainte ou les légendes qui s’en inspirent. L’allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l’événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C’est dans l’illustration de la sapience (science et morale) que l’iconographie nous propose des allégories, où l’on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres) ; les vices par d’autres femmes munies d’accessoires qui les caractérisent : courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l’Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu’à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs ?

3. Vers le réalisme

L’allégorie du XIIIe siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l’analogie de détails superflus. La correspondance entre l’image et l’idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d’une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d’art, où le sujet reste allégorique, mais où l’ornement réaliste retient seul l’attention. Cette évolution est sensible dans l’iconographie. Nous évoquions à l’instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l’art semble déjà fondé sur le seul plaisir d’évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.

La peinture religieuse connaît d’ailleurs une même évolution, notamment sous l’influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C’est peut-être dans la sculpture que l’allégorie s’accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l’accent sur l’individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c’est-à-dire l’expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux XVe et XVIe siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu’on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s’enrichit de toute l’expérience de la vie.

Dans les traités d’une morale conventionnelle, dans les sermons d’église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu’à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du XIVe au XVIe siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs : « Connaissance, Malice et Puissance », « Envie, État et Simplesse », « Hérésie, Simonie, Force et Scandale », « L’Homme Juste et l’Homme Mondain », tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s’en mêle : on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l’intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d’art où l’allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l’essence même du genre : l’expression par le corps humain d’une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l’allégorie n’est plus qu’un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.

Ce qu’on voit pourtant, à la cour de Charles d’Orléans, c’est l’importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s’établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d’Orléans, n’est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l’on reconnaît la concordance des deux Testaments, l’Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C’est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d’eau ; et c’est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l’âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d’espérance : toutes ces images nous séduisent parce qu’elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l’unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.

On peut donc placer l’apogée de l’allégorie au XIIIe siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c’est bien, malgré tout, au XIIIe siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes : moment de grâce où l’intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose ; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l’homme prend sa mesure.

4. Symbole et pensée historique

Les limites de cette vision du monde sont évidentes : elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du XVIe siècle. À tous les niveaux de l’univers, l’homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d’antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d’un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n’a pas d’importance, et l’allégorie, en dépassant la singularité de l’événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.

Ainsi l’antithèse de la pensée allégorique, c’est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l’allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu’il en soit, l’esprit allégorique s’efface à l’époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l’humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l’audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d’une mythologie désormais soumise à la critique historique : le voici à nouveau détrôné !

Devant le culte de l’histoire, l’allégorie ne joue plus qu’un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d’œuvre allégoriques. Après Dürer (« la Mélancolie », « le Chevalier et la Mort »), songeons à Prud’hon représentant « la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime », à Delacroix représentant « la Liberté sur les barricades », à Baudelaire dont les fameuses « correspondances » seront souvent mises au service d’une « moralité » du mal. Réussite où l’on retrouve peut-être l’équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.

Il est vrai aussi que l’allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la science historique est remise en question par d’autres sciences plus systématiques. Le structuralisme n’est-il pas l’équivalent moderne de l’allégorisme médiéval ? Cependant, la critique moderne ne gagnerait rien à se laisser enfermer dans l’alternative du système ou de la magie. Dans le mythe, qu’on a parfois opposé au logos, elle sait retrouver aujourd’hui à la fois l’histoire et la raison. Dans cette perspective, l’allégorisme médiéval nous apparaît comme un avatar intéressant de la tradition mythique. Loin de représenter une mentalité naïve ou primitive, ou au contraire un procédé artificiel et sophistiqué, il traduit la recherche anxieuse et audacieuse d’une raison dans l’histoire.

Daniel POIRION

Bibliographie
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ALLITÉRATION, rhétorique

Figure de rhétorique consistant dans la répétition et le jeu des consonnes dans une suite de mots rapprochés. D’un emploi courant dans toutes les formes scandées du langage, comme le slogan publicitaire ou politique, et aussi en poésie, ce procédé a parfois valeur d’image phonique, comme dans le célèbre exemple de Racine « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » ; il prend alors souvent le nom d’harmonie imitative. Cet ornement, classé traditionnellement dans les figures relevant de l’elocutio, peut être rapproché des autres figures d’expression, comme la paronomase. Jakobson, reprenant le précepte, lui-même allitératif, de Pope (The sound must seem in echo of the sense), a montré que c’était là un principe général en poétique : la superposition de la similarité sur la contiguïté.

Nicole QUENTIN-MAURER

ALMANACH

Calendrier annonçant les fêtes mobiles, les lunaisons et la date des changements de saison. Des almanachs manuscrits ont été diffusés dès l’Antiquité, mais c’est l’invention de l’imprimerie qui a permis leur multiplication. Objets de colportage par excellence, les almanachs ont très vite été complétés par diverses indications pratiques (lieux et heures de départ des courriers ou des diligences), voire par des prédictions météorologiques, astrologiques et autres. Refondus annuellement, les almanachs ont été, à partir du XVIIIe siècle, le principal ouvrage vendu dans les campagnes. Certains ont joué un rôle dans la formation de l’opinion publique.

Simple publication privée à l’origine, l’Almanach royal a fourni, à partir de 1698, la liste des personnes composant les grands services de la Cour et de l’administration. Sous les noms successifs d’Almanach royal, impérial ou national, cette publication s’est poursuivie jusqu’en 1913. Dès la fin du XVIIIe siècle, elle était devenue un véritable annuaire de l’administration française.

Jean FAVIER

ANACOLUTHE, rhétorique

En répertoriant la rupture de la construction syntaxique comme figure de style (ou de grammaire), les rhétoriciens ont fait de nécessité vertu. Les impératifs de la versification classique, l’émotion bouleversant les structures linguistiques, le débit de pensées dépassant celui de la parole ou de l’écriture, le goût de l’asymétrie peuvent être à l’origine de l’anacoluthe. Celle-ci consiste à changer l’orientation d’une phrase amorcée ou à sous-entendre un mot lié à un autre qui est exprimé. Ainsi, ce vers de Molière : « La naissance n’est rien où la vertu n’est pas », suppose l’ellipse de « là » avant « où ».

L’ellipse du second « élément corrélatif d’une expression alternative (comme les uns... les autres, tantôt... tantôt, soit que... soit que) » s’appelle anantapodoton (Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Henri Morier).

Véronique KLAUBER

ANAGRAMME, littérature

Les avatars de l’anagramme fournissent le paradigme des changements de fonction de nombreux artifices linguistiques : désacralisée par les auteurs antiques, elle devient plus tard un jeu littéraire, recouvre sa nature ésotérique, puis recommence une nouvelle carrière littéraire. La transposition des éléments constitutifs d’un segment de la langue doué de sens en vue de la production d’un autre segment, également significatif mais sans aucune relation sémantique avec le précédent, permet de soutenir la thèse de l’« arbitraire du signe », tandis que l’inversion de lettres en un propre nom, qui porte quelque devise convenable à la personne (comme en « Francoys de Valois, De facon suys royal, Henry de Valoys, Roys es de nul hay »), est un procédé cratylien. Aussi n’est-il pas étonnant que l’histoire de l’anagramme (et de l’acrostiche), remontant jusqu’à Lycophron, soit retracée dans le manifeste de la Pléiade par Du Bellay, et que l’anagramme de Rose de Pindare (pour Pierre de Ronsard) soit trouvée par Jean Dorat, l’autre témoin de la « justesse des noms ». Symétrique à cette démarche cabalistique de décryptage est la fabrication de pseudonyme ou de texte étendu (cachant par exemple la composition de la poudre à canon, anagrammatisée par Roger Bacon).

Le procédé, sorti de son purgatoire où les époques plus « rationnelles » l’ont relégué, retrouve son éclat d’antan, grâce à la lecture passionnée des vers saturniens par Saussure, qui y recherche un texte sous-jacent inscrit, non pas par des lettres, mais dans des combinaisons de phonèmes disséminés dans les poèmes latins. « Il s’agira de reconnaître et de rassembler les syllabes directrices, comme Isis réunissait le corps dépecé d’Osiris », commente Starobinski dans une formule où sont mêlées réserve et admiration. L’anagramme, réhabilitée par les surréalistes puis par l’Oulipo, perd de sa faveur qu’elle cède au palindrome.

Véronique KLAUBER

ANAPHORE, linguistique

Dans la rhétorique traditionnelle, figure de style qui consiste à répéter le même mot ou le même tour en tête de plusieurs membres de phrase, pour obtenir une symétrie ou pour donner plus de force à l’énoncé ; ainsi : Rome, l’unique objet de mon ressentiment, / Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant, / Rome qui t’a vu naître et que ton cœur adore, / Rome enfin, ... (Corneille).

La linguistique moderne a étendu le terme à un composant syntaxique de l’énoncé qui fonctionne comme annonce ou reprise contextuelle d’un groupe dont il est la « pro-forme ». Comme la langue se sert d’un démonstratif en guise de pronom personnel remplaçant un syntagme nominal, il n’y a pas de différence de nature entre l’article dit défini et l’anaphorique de la troisième personne, comme on peut le voir d’après de nombreux exemples de fonctionnement parallèle : un homme est venu me voir ; cet homme portait un chapeau devient l’homme qui est venu me voir portait un chapeau ; de même un homme est venu me voir ; j’ai vu cet homme devient un homme est venu me voir ; je l’ai vu.

Nicole QUENTIN-MAURER

ANCIENS ET DES MODERNES QUERELLE DES

Nom donné à l’ensemble des controverses qui, ravivant un débat fort ancien (que l’on se rappelle la Deffence et illustration... de Du Bellay et les Recherches de la France de Pasquier), ont divisé, à la fin du XVIIe siècle, le monde des lettres en deux clans : les partisans — admirateurs et imitateurs — des Anciens, et les novateurs qui prônaient une littérature indépendante des modèles antiques. D’un côté, Boileau, Racine, Bossuet, La Bruyère ; de l’autre, Perrault, Quinault, Saint-Évremond, Fontenelle, Houdar de La Motte. Déjà Descartes affirmait : « Il n’y a pas lieu de s’incliner devant les Anciens à cause de leur antiquité, c’est nous plutôt qui devons être appelés les Anciens. Le monde est plus vieux maintenant qu’autrefois et nous avons une plus grande expérience des choses » ; et Pascal, développant la même argumentation, écrivait : « Ceux que nous appelons Anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses... » On retrouve là l’image traditionnelle du nain juché sur les épaules d’un géant. Invoquant le progrès des sciences et des techniques, opposant au principe d’autorité le recours au « bon sens », et à l’admiration aveugle l’esprit critique, les Modernes fondent leur argumentation à la fois sur la permanence des lois de la nature et sur la loi générale du progrès humain, pour proclamer la prééminence de leurs contemporains sur les Anciens : « La nature, écrit Perrault, est toujours la même en général dans toutes ses productions ; mais les siècles ne sont pas toujours les mêmes ; et, toutes choses pareilles, c’est un avantage à un siècle d’être venu après les autres » : de l’avantage, on conclut, un peu vite, à la supériorité.

L’histoire de la querelle comporte trois moments principaux. La première polémique met aux prises les partisans d’une épopée nationale et d’un merveilleux chrétien, et les tenants du merveilleux païen traditionnel, en particulier Boileau qui, dans son Art poétique (1674), condamne les tentatives de Desmarets de Saint-Sorlin, auteur d’un Clovis (1657) et d’une Défense du poème héroïque (1674). La controverse se poursuit au sein de l’Académie où domine le parti des Modernes. Après quelques escarmouches qui opposent, à propos de l’emploi du français dans les inscriptions des tableaux et des monuments, les poètes néo-latins aux Modernes et provoquent de nouveaux clivages (Boileau est partisan du français), c’est à l’Académie que prend naissance, treize ans plus tard, la seconde phase de la Querelle, la plus importante : le 27 janvier 1687, on y récite un poème de Charles Perrault, Le Siècle de Louis le Grand. L’auteur ose comparer, pour le lui préférer, « le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste ». Boileau manifeste sa réprobation et répond par des épigrammes injurieuses à l’affront ainsi fait aux Anciens, tandis que La Fontaine adopte une position plus nuancée dans l’Épître à Huet. Fontenelle poursuit l’offensive (que soutiennent la majorité des membres de l’Académie, Le Mercure galant et le public féminin) avec sa Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), tandis que Perrault entreprend la rédaction de ses Parallèles des Anciens et des Modernes. À l’Académie, les Modernes obtiennent l’élection de Fontenelle en 1691, les Anciens celle de La Bruyère (qui a pris leur parti dans son Discours sur Théophraste) en 1693 ; Boileau écrit une Satire contre les femmes, Perrault une Apologie des femmes. La polémique entre Perrault et Boileau ne s’apaise qu’en 1693, grâce à l’intervention du Grand Arnauld qui, par une lettre à Perrault (qui ne parviendra d’ailleurs jamais à son destinataire), obtient, quelques jours avant de mourir, une réconciliation publique entre les deux adversaires. La querelle rebondira après leur mort, vingt ans plus tard, à propos d’Homère : en 1713, Houdar de La Motte tire de la traduction en prose que Mme Dacier avait donnée de l’Iliade (1699) une adaptation en vers dans laquelle, supprimant les longueurs et les passages ennuyeux ou vieillis, il ampute le poème de moitié. Mme Dacier proteste contre ce sacrilège dans un volume sur les Causes de la corruption du goût ; Houdar réplique. C’est cette fois Fénelon qui apaise les esprits : dans sa Lettre à l’Académie française (1714-1716), il fait des Anciens un éloge chaleureux mais nuancé, tout en invitant les Modernes à les dépasser.

La portée et le sens de l’ensemble de la querelle risquent d’être masqués par les excès des uns (Perrault), par l’incompréhension des autres (Boileau). Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement un problème de supériorité, qui n’est après tout qu’un faux problème — surtout si l’on songe que les meilleurs écrivains du temps, ceux donc qui pourraient justifier la thèse des Modernes, sont justement les champions de l’Antiquité. « L’opposition des deux camps ne portait pas sur la valeur proprement littéraire des œuvres antiques, mais sur la réalité d’un progrès de l’intelligence et de la moralité générale » (A. Adam). Les Anciens regrettent l’innocence et la simplicité originelles et restent attachés à une « nature » dont ils trouvent dans les œuvres antiques à la fois l’image encore pure et le modèle définitif et, en politique, par fidélité à la tradition, ils sont partisans de l’absolutisme ; leurs adversaires adhèrent à l’ordre nouveau, croient aux bienfaits de la civilisation qui, selon eux, a affiné les mœurs et les esprits, et à une libération prochaine de l’homme dans tous les domaines. Les plus lucides d’entre ces derniers — Saint-Évremond en particulier, auteur d’opuscules sur La Tragédie ancienne et moderne (1672) et Sur les poèmes des Anciens (1685) — prennent conscience de la nature irréductiblement historique de l’œuvre d’art, découvrent la relativité du beau, et réclament « comme un nouvel art, pour entrer dans le goût et dans le génie du siècle où nous sommes ».

Bernard CROQUETTE

ANTANACLASE, rhétorique

La forme pure de cette figure consiste à employer le même mot que l’orateur adverse vient de prononcer, mais en lui donnant un sens contraire. La difficulté est telle que les traités de rhétorique sont réduits, depuis Quintilien, à reprendre toujours ce même exemple : « Proculeius reprochait à son fils d’attendre sa mort et celui-ci répondait qu’il ne l’attendait pas. Eh bien, reprit-il, je te prie d’attendre. » Il est plus facile d’utiliser des paronymes : « Claire : Écartez-vous, frôleuse ! Solange : Voleuse, moi ? » (Genet, Les Bonnes), ou de ne rechercher que la polysémie et non pas l’opposition de sens, pour obtenir un effet comique ou un paradoxe. Cette variante, appelée diaphore, est fréquente chez les classiques (cf. La Mouche et la Fourmi de La Fontaine ou la phrase de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas »). L’antanaclase enrobe souvent une injure : « La plus grosse beste qui soyt, / Monsieur, comme est ce qu’on l’appelle ? / —Ung elephant, madamoyselle ; / Me semble qu’on la nomme ainsi. / — Pour Dieu, Elephant (ce dit elle), / Va t’en donc et me laisse icy » (Marot, D’ung importun).

Véronique KLAUBER

ANTINOMIE, rhétorique

Le poète crée « un écart par rapport à la norme » (Jean Cohen) en utilisant des figures antinomiques rapprochant des idées plus ou moins contrastées, portées par des antonymes plus ou moins polaires : il heurte ou effleure le sens commun de la logique et produit ainsi un effet poétique. Cependant, ce genre de mise en relation, comme le remarque Kibedi-Varga dans Les Constantes du poème, n’est pas toujours possible : « fromage » n’a pas de « terme antithétique » et lorsque « l’élément commun » fait défaut, on obtient plutôt un effet comique : « Les prix montent, les voyageurs descendent. »

Selon Fontanier, l’antithèse est l’« une des plus brillantes » parmi les figures, elle est aussi le plus facilement décodable parmi les procédés antinomiques, car l’opposition ou la contradiction est déclarée par le prédicat. Aussi Cicéron ne se contente-t-il pas de rapprocher des antonymes, il constitue sa période d’isocolons rehaussés par l’homéotéleute : « Vicit pudorem libido, timorem audacia, rationem amentia » (« La passion a triomphé de l’honneur, l’audace de la crainte, l’égarement de la raison », Pro Cluentio, VI, 15).

L’énantiose réunit des concepts tels que le Bien et le Mal en une « opposition essentielle » (Dupriez).

La contradiction apparente du paradoxe demande un effort intellectuel plus soutenu que la vraie contradiction, appelée aussi antilogie, car la fausseté de celle-ci est visible, tandis que la vérité de celle-là est cachée. L’antilogie est une forme de non-sens : « Ce vieillard se bouchait les oreilles pour ne pas entendre un clochard qui se refusait à dire [...] » (Queneau).

La contradiction irréductible de l’« obscure clarté » est pleinement assumée par le poète qui affirme ainsi sa toute-puissance. Il heurte si violemment la logique des grammairiens que ceux-ci, par un mouvement d’autodéfense, donnent à la figure le nom grec d’oxymoron (du grec oxus, pointu, piquant, et môros, sot, fou). L’oxymoron signifie, pour Léon Cellier, « la présence d’un élément mystérieux [...] le sacré » (D’une rhétorique profonde : Baudelaire et l’oxymoron).

Le bœuf danse et l’âne joue de la lyre dans un monde où rien n’est impossible : le procédé de l’adynata (ou adunata) réalise « l’association des choses incompatibles » (Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin). Le scandale est le même, qu’il s’agisse des êtres vivants, des mots, des propositions ou encore des « contre-vérités » réunies par Villon dans une ballade. Ajoutons que la poésie amoureuse aux accents mystiques est le lieu d’élection du paradoxe et de l’oxymoron, que l’antithèse est affectionnée par les classiques et que l’adynata est pratiquée par Virgile au plus haut niveau. C’est peut-être dans Délie de Maurice Scève que l’on rencontre en plus grand nombre les figures antinomiques qui, par surcroît, se transforment les unes dans les autres.

Véronique KLAUBER

ANTONOMASE, rhétorique

Figure de style qui consiste à remplacer un nom commun par un nom propre (une Pénélope pour une épouse vertueuse ; une Mégère pour une femme violente, etc.) ou réciproquement (une Amazone ; une Harpie ; le Philosophe pour Aristote, etc.) ; c’est une synecdoque d’individu. L’antonomase comporte le plus souvent une métaphore allusive.

Nicole QUENTIN-MAURER

APHORISME, genre littéraire

L’aphorisme est un genre spéculaire par excellence : sa brièveté, la précision du geste vers laquelle tend l’auteur attirent son regard sur le mouvement de sa propre pensée, comme l’éclair s’insinue dans l’œil. Spéculaire, l’aphorisme l’est aussi par sa situation ambiguë qui fait « réfléchir » (au sens optique et au sens intellectuel du mot). Musil, lui-même aphoriste, cite Nietzsche : « De beaux aphorismes du début de la maladie : « Je cherchais mon plus lourd fardeau/C’est moi que j’ai trouvé », etc., frappent par leur tendance au poème » (Journaux). De même, l’interrogation sur les « possibles », comme le couteau sans lame auquel il manque le manche ou la « potence pourvue de paratonnerre » de Lichtenberg, portent à la fois sur la chose et sur le mot. Le critère de la « spécularité » pourrait permettre de distinguer l’aphorisme des autres « formes simples », plus normatives ou davantage orientées vers un but mnémotechnique, comme les préceptes, les maximes, les adages ou les brocards. Le caractère réflexif de l’aphorisme est lié à l’introspection, tandis que la visée universelle de la maxime provient de l’observation des autres. Les moralistes français ne s’expriment que rarement en aphorismes. Celui-là en est-il un : « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples » (La Rochefoucauld) ?

L’« expansion » et l’« inflation » du verbe (Cioran) peuvent être jugulées par la concision, mais, contrairement à la maxime qui recherche le vrai, « l’aphorisme ne coïncide jamais avec la vérité ; il est une demi-vérité ou une vérité et demie » (Karl Kraus). Le souci de concision qui rapproche maxime et aphorisme emprunte souvent les mêmes voies rhétoriques, tellement visibles que l’Oulipo en a fait un jeu combinatoire. Mais tandis que la maxime épingle les phénomènes en les isolant, l’« aphorisme [est] le plus petit tout possible » (Musil).

Véronique KLAUBER

APOLOGUE, genre littéraire

La narration d’une anecdote à personnages animaux, ou parfois végétaux, agissant et parlant comme les humains et, le cas échéant, en leur compagnie, a toujours servi à illustrer des leçons de prudence ou de morale pour les hommes. Le genre, préexistant à la notion de genre, plonge ses racines à la fois dans la nuit des temps et dans l’infralittérature. Tout éternel qu’il paraisse, il présente en outre — et paradoxalement — la singularité de s’être incarné tardivement aux yeux des lecteurs de nombreux pays, en un écrivain génial, La Fontaine. Le second recueil de ses Fables marie d’ailleurs les deux grandes traditions antérieures : celle de l’Occident, représentée par les fables grecques attribuées à Ésope et rassemblées pour la première fois, semble-t-il, en Ionie au VIe siècle, par Phèdre à Rome et par de nombreux traducteurs, adaptateurs ou même inventeurs de l’Antiquité et de la Renaissance ; celle de l’Orient, qui a pour origine connue le Pañchatantra sanskrit et pour maillons principaux Bidpaï en Inde et le livre de Kalila et Dimna en Perse et dans les pays arabes. Plusieurs interférences compliquent cette division. Les fables ésopiques peuvent même dériver de l’araméenne Histoire d’Ahiqar