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Idées & Notions : joli titre pour une collection consacrée au savoir. Mais comment se relient les deux faces de ce diptyque ? Il est possible de le dire en peu de mots. Le volet « idées » traite des courants de pensée. Il passe en revue les théories, manifestes, écoles, doctrines. Mais toutes ces constructions s’élaborent à partir de « notions » qui les alimentent. Les notions sont les briques, les outils de base de la pensée, de la recherche, de la vie intellectuelle. Éclairons la distinction par un exemple : l’inconscient est une notion, le freudisme une idée. Les droits de l’homme, la concurrence ou l’évolution sont des notions. La théologie de la libération, la théorie néo-classique ou le darwinisme sont des idées. Notions et idées sont complémentaires. Les unes ne vont pas sans les autres. Notions et idées s’articulent, s’entrechoquent, s’engendrent mutuellement. Leur confrontation, qui remonte parfois à un lointain passé, tient la première place dans les débats d’aujourd’hui. La force de cette collection, c’est de les réunir et de les faire dialoguer. Le présent volume sélectionne idées et notions autour d’un thème commun : Dictionnaire des Idées & Notions en Arts et en Architecture.
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Seitenzahl: 728
Veröffentlichungsjahr: 2015
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L’abstraction est un concept philosophique qui a connu un grand développement dans la pensée de la seconde moitié du XIXe siècle, à travers différents domaines (épistémologie, psychologie, esthétique). Au début du XXe siècle, il a été associé étroitement aux changements radicaux qui se sont produits dans les arts, et dans la peinture en particulier, et a fini par désigner un art « qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit ou ne soit pas le point de départ de l’artiste », ainsi que l’a défini Michel Seuphor, principal animateur de la revue Cercle et carré, en 1931, dans son importante histoire de l’art abstrait (1949). À ce titre, on emploie souvent les expressions « art abstrait », « abstraction », « art non figuratif », « art non objectif » comme synonymes, bien que leurs acceptions ne se recouvrent qu’en partie.
Le concept d’abstraction traverse presque toute l’histoire de la philosophie occidentale, d’Aristote (IVe siècle av. J.-C.) au Wiener Kreis (cercle formé à Vienne autour du physicien Moritz Schlick en 1923), en passant par le Moyen Âge (avec la querelle des universaux), et l’époque moderne (avec la réflexion sur les idées générales). À partir de la fin du XIXe siècle, l’idée d’abstraction devient très importante pour rendre compte du fonctionnement de l’esprit humain dans la pensée scientifique et dans l’approche psychologique de la pensée en général. La fortune qu’a connue la notion d’abstraction en art, à partir du début du XXe siècle, est inséparable de son essor dans les domaines qui viennent d’être évoqués, mais elle est aussi due à ses acceptions esthétiques et artistiques, acquises au XIXe siècle.
En effet, comme notion esthétique, « abstraction » figure dès 1843 dans le premier volume du Dictionnaire encyclopédique des beaux-arts (Conversationslexicon für bildende Kunst, 1843-1857) de l’architecte et critique Johannes Andreas Romberg, pour désigner « l’activité mentale par laquelle on ne retient dans la formation des œuvres d’art que ce qui correspond au but artistique déterminé, en laissant le reste hors de considération ». Sur le plan artistique, le terme faisait partie vers 1880 du vocabulaire tant des peintres que des historiens et des critiques d’art, avec des acceptions variées. Depuis la fin du XVIIIe siècle, il était en effet associé au beau idéal, parfois en étroite liaison (comme chez le peintre allemand Anton Raphael Mengs, 1728-1779) avec la formation des idées abstraites dans le langage. Aussi en est-il venu à désigner par analogie l’idéalisme en art : de même que le concept abstrait fait littéralement abstraction des détails et des accidents pour désigner l’idée générale (le concept de blancheur et non des objets blancs), de même, l’œuvre d’art devrait avoir pour but de s’élever au-dessus des accidents de la nature, pour viser directement à l’essence. Cet idéalisme constitue l’une des sources de la conception essentialiste de l’art abstrait que développeront certains artistes au XXe siècle. Cependant, « abstrait » et « abstraction » étaient également des termes d’atelier utilisés par certains peintres pour qualifier leur pratique ou les idées qui la sous-tendent. Ainsi, pour Gauguin par exemple, l’abstraction désignait notamment une œuvre faite de mémoire, et non plus devant le motif.
Il apparaît donc important de prendre en compte la protohistoire de l’abstraction en art, si l’on veut comprendre les enjeux de l’art abstrait sans s’en tenir à l’idée suivant laquelle il aurait surgi d’un seul coup. À cet égard, la fameuse anecdote racontée par Wassily Kandinsky – le peintre aurait découvert que « l’objet nuisait » à ses œuvres en contemplant dans son atelier un tableau d’une « beauté indescriptible [...] dont le sujet était incompréhensible », et qui s’avéra être une de ses propres toiles posée de côté contre un mur –, cette anecdote, donc, livrée dès 1913 dans ses Regards sur le passé (trad. franç., 1974), a fait beaucoup de tort en laissant entendre que l’« origine » de l’art abstrait serait accidentelle.
À cette découverte due au hasard, on associe généralement une autre « source » de l’art abstrait dans les réflexions théoriques de l’historien de l’art allemand Wilhelm Worringer (1881-1965), qui voyait dans l’abstraction une des deux principales tendances de l’art, l’autre étant l’Einfühlung – terme dont la traduction approximative est « empathie » (Abstraction et Einfühlung : contribution à la psychologie du style, 1908, trad. franç., 1978). Or cet ouvrage, publié quelques années avant que n’apparaissent les premières toiles abstraites, n’a cependant eu qu’une influence très limitée, voire nulle, sur les pionniers de l’art abstrait.
Dès le XIXe siècle, la notion d’abstraction était utilisée en art avec des connotations parfois radicalement opposées, comme lorsque le terme servait simultanément à qualifier, et pour le revendiquer, et pour le critiquer, l’idéalisme en art. De plus, si en Allemagne la notion, dans ses différentes acceptions, avait une connotation favorable, en revanche, l’acception péjorative finit par l’emporter en France, au point que certains critiques favorables à l’art moderne (comme Apollinaire) éviteront de l’utiliser. L’ambiguïté sémantique du terme tient en partie au fait que, si abstraire signifie en ce sens retenir certains aspects (par exemple du motif) en faisant littéralement abstraction du reste, cette opération d’abstraction peut être considérée comme positive ou négative suivant le point de vue adopté.
Une autre source d’ambiguïté est que, depuis toujours, « abstrait » a été opposé à « concret », ce qui a donné lieu à de durables malentendus. Dans une « Lettre à un groupe de jeunes artistes de Paris », publiée par Le Courrier du dimanche le 25 décembre 1861, Gustave Courbet vilipendait l’abstraction assimilée à l’idéalisme, et revendiquait pour la peinture une approche matérialiste du concret. En ce sens, il anticipait largement sur les vifs débats qui auront lieu dans les années 1930 autour du terme « abstrait », avec la proposition corollaire de lui substituer l’expression « art concret », comme le fit le peintre et théoricien de l’art Theo Van Doesburg dans son manifeste de 1930, « Base de la peinture concrète ».
L’année suivante, dans les Cahiers d’art, Jean Arp récidivait, « À propos d’art abstrait », en une déclaration devenue célèbre : « L’homme appelle abstrait ce qui est concret. [...] Je comprends qu’on nomme abstrait un tableau cubiste, car des parties ont été soustraites à l’objet qui a servi de modèle à ce tableau. Mais je trouve qu’un tableau ou une sculpture qui n’ont pas eu d’objet pour modèle sont tout aussi concrets et sensuels qu’une feuille ou une pierre. » L’argument, assez frappant, est en fait double. D’une part, il vise à insister sur le caractère concret de l’art dit « abstrait », et ce à juste titre. Car de nombreux peintres reprochaient à l’art abstrait d’être desséché ou cérébral, et de produire des formes coupées des sens et de l’émotion. Parler plutôt d’art concret – Kandinsky adoptera lui-même un temps l’expression « peinture concrète » – avait notamment pour avantage de contrecarrer l’opinion souvent négative attachée à l’art abstrait, dont le terme était en partie responsable.
D’autre part, l’ambiguïté de la notion tient aussi à la définition de l’abstraction suivant laquelle, comme le notait Arp dans le paragraphe cité, « des parties ont été soustraites à l’objet qui a servi de modèle » au tableau. En ce sens, toute œuvre figurative constitue une abstraction, puisque l’on abstrait littéralement des détails de l’objet ou de la scène représentée. Or si l’argument a été utilisé fréquemment dans les nombreuses tentatives effectuées pour donner à l’art abstrait ses lettres de noblesse, en annexant un vaste pan de l’art universel, de la préhistoire aux arts primitifs, il a aussi été retourné contre les partisans de l’art abstrait. Car si, à la limite, toute œuvre d’art est le résultat d’un processus d’abstraction, l’art abstrait perd alors toute spécificité. Comme le déclarait Matisse à André Verdet en 1952 : « Il n’y a pas un art abstrait. Tout art est abstrait en soi quand il est l’expression essentielle dépouillée de toute anecdote. Mais ne jouons pas sur les mots. » Il est cependant difficile de se rendre à cette injonction, tant la notion, en raison de ses nombreuses connotations, s’y prête.
Une dernière raison des multiples querelles terminologiques qui ont fait rage autour de l’idée d’abstraction en art tient au fait qu’il s’agit d’un terme général, certes indispensable pour qualifier l’ensemble des tendances de l’art abstrait, mais insuffisant pour la même raison, la plupart des peintres concernés ne pouvant y reconnaître la spécificité de leur pratique. De plus, dès que l’art abstrait deviendra une mode, les principaux pionniers et les artistes les plus novateurs auront à cœur de s’en démarquer. Le fait explique ce qui, sinon, ne laisserait pas de surprendre : en effet, nombre de peintres ont refusé le label « art abstrait » pour en forger un autre, afin de rendre mieux compte de leur idiosyncrasie. Pour Kasimir Malévitch, ce sera « suprématisme » (1916) ; pour Piet Mondrian, « néo-plasticisme » (1921) ; et à la fin des années 1930, Robert Delaunay qualifiera son art d’« inobjectif »...
L’élaboration de la notion d’abstraction en art s’est faite peu à peu et a connu bien des péripéties. En témoigne le cas de Kandinsky, qui a rédigé Du spirituel dans l’art (1912, trad. franç., 1949) avant de commencer à peindre des toiles non figuratives. C’est la raison pour laquelle « art abstrait » désigne d’abord pour lui un art dans lequel dominent les éléments plastiques, sans que la représentation de l’objet soit pour autant éliminée – comme dans La Musique (1909) de Matisse. Cela explique également pourquoi, lorsqu’il voudra par la suite se référer à l’art non figuratif, Kandinsky parlera d’art « purement abstrait », afin de le distinguer de l’acception qui vient d’être indiquée. Après l’avènement de l’art non figuratif, Kandinsky continuera de s’en faire le porte-parole à travers de nombreuses publications.
La réflexion théorique de Mondrian a connu moins d’hésitations, car il a commencé à écrire sur l’art en 1917, à un moment où l’art abstrait existait déjà et où il commençait lui-même à en produire. Un des principaux apports de ses premiers textes a été d’opérer une distinction entre « abstrait » et « abstraction », jusqu’alors souvent confondus. « Abstraction », à ses yeux, garde son vieux sens de « ce qui a été abstrait » de la nature, à laquelle il continue donc de renvoyer. Le terme désigne aussi les premiers efforts de Mondrian lui-même pour atteindre l’art abstrait, par schématisation et géométrisation. Mais une fois ce résultat obtenu, les œuvres suivantes ne renvoient plus à la nature et deviennent autonomes. D’où la nécessité d’un autre terme pour les qualifier : ce sera « abstrait », l’adjectif ne faisant plus référence, contrairement au substantif, au fait d’avoir été « tiré de ». D’où également sa conception du néo-plasticisme comme d’un art purement abstrait, au sens où la « Beauté purement abstraite [...] devra s’exprimer exclusivement par des lignes, des plans, des volumes et des couleurs qui se manifesteront par leurs qualités intrinsèques et non par leurs capacités d’imitation représentative » (« Art/Pureté + Abstraction, dans Vouloir, no 19, mars 1926). Il est à noter que Mondrian s’opposera très tôt à l’idée de l’art abstrait comme activité cérébrale coupée de toute réalité : à ses yeux, le néo-plasticisme est « abstrait-réel », au sens où il s’agit d’atteindre l’essence des choses et où la peinture abstraite constitue une nouvelle réalité, celle des rapports purs.
Malévitch, quant à lui, est resté à l’écart de ces querelles terminologiques, pour des raisons linguistiques. S’exprimant en russe, il a fait usage d’un terme sans équivoque, bespredmetnyi, qui signifie littéralement « qui n’a pas d’objet » et qualifie fort bien son fameux Carré noir (1915). La publication en allemand de son livre Die gegenstandlose Welt (Le Monde non objectif, 1927) a fait beaucoup pour répandre dans le vocabulaire artistique l’adjectif gegenstandlos, qui a la même extension sémantique que son équivalent russe. Dans les langues ne disposant pas d’un suffixe privatif, l’adjectif a été traduit par le néologisme « non objectif ». Malévitch a souvent décrit le suprématisme en référence à la toile emblématique de la rupture radicale qu’il a introduite : « Le suprématisme presse toute la peinture dans un carré noir sur une toile blanche » (dans Les Ismes de l’art, édité par E. Lissitzky et J. Arp, 1925).
Après l’œuvre théorique et pratique des pionniers, la notion d’abstraction en art a connu de nombreux développements, surtout dans la période 1945-1955, tant en Europe qu’à New York. De nombreux débats se focalisent autour de l’opposition figuration/non-figuration. Ainsi s’affrontent longtemps les partisans d’une conception radicalement non objective de l’art abstrait, et ceux qui, rejetant cette position jugée dogmatique, récusent l’opposition entre figuration et non-figuration. Ces querelles, dans lesquelles le débat s’est souvent enlisé, ne doivent pas nous faire perdre de vue l’importance de l’idée d’abstraction en art.
Car si l’art abstrait a perdu la légitimation que lui donnaient l’attrait du nouveau et l’appartenance aux avant-gardes historiques, il n’en a pas moins bouleversé en profondeur et la peinture, et la théorie de l’art. La première en introduisant cette rupture par laquelle il ne s’agit plus d’imiter le monde extérieur, mais d’engendrer des rapports de lignes et de couleurs qui soient à eux-mêmes leur propre fin, et constituent des signes à part entière (ce qui implique aussi une dimension sémantique). La seconde, car il a modifié de façon durable jusqu’à la façon de penser de ses adversaires, comme le notait avec pénétration Meyer Schapiro dès 1937 dans « La Nature de l’art abstrait » (trad. franç. dans L’Art abstrait, 1996). Il nous a appris à regarder autrement l’art figuratif, comme constitué également de lignes et de couleurs, et a libéré ainsi l’art tout entier, mettant en avant ses composantes plastiques, occultées jusqu’alors derrière la mise en avant de ses aspects iconiques. D’où l’effet libératoire pour les pratiques visant à « l’exclusion de tout signifié extra-pictural », comme le note le peintre Albert Ayme dans le catalogue de sa rétrospective à l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris, en 1992.
De nos jours, si l’art abstrait a perdu l’importance qu’il a eue en tant qu’avant-garde historique, il n’en est pas moins toujours vivant et lorsqu’il n’est pas réduit à une citation stylistique, il continue de s’enrichir de nouveaux apports. On a pu suggérer à ce propos de parler plutôt de « post-abstraction » (comme le fait Christine Buci-Glucksmann dans Rue Descartes, no 16, Pratiques abstraites, en 1997) pour qualifier les pratiques abstraites de la fin du XXe siècle. Cependant, bien que l’abstraction ait été étroitement associée au modernisme, elle ne s’y réduit pas, de sorte que la notion d’abstraction – comme terme générique, et non pas évaluatif – garde toute sa pertinence pour qualifier des pratiques non figuratives ou non objectives.
Georges ROQUE
Le terme académisme n’est apparu en France que dans le dernier quart du XIXe siècle (en 1876, selon le dictionnaire), pour désigner une « observation étroite des traditions académiques », un « classicisme étroit ». Il vient ainsi rejoindre l’adjectif « académique », entendu en un sens tardif, péjoratif et non plus simplement descriptif, comme il l’était à l’origine, lorsqu’il marquait la relation à une académie. Apparu en 1839, ce sens renvoie à ce qui « suit étroitement les règles conventionnelles, avec froideur ou prétention » – synonyme en cela de « compassé », « conventionnel ».
Cette approche sémantique permet de constater, d’une part, que le terme possède d’emblée une connotation nettement négative ; d’autre part, qu’il est largement postérieur à la création des académies – dès le XVIe siècle en Italie, et dans le courant du XVIIe en France (1635 pour l’Académie française, 1661 pour l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1666 pour l’Académie des sciences). C’est dire qu’il signale plutôt le déclin du système académique, ou du moins le moment où son crédit, au mieux, se relativise, au pire, s’effondre.
Le mouvement académique, si puissant à la Renaissance et à l’âge classique, ne laissait nullement présager une si funeste inflexion. Créées à l’origine sur le modèle de l’akademia de Platon, les académies permirent à des lettrés, à des savants et à des artistes de mettre en commun leurs connaissances et de donner un minimum d’institutionnalisation à leurs activités, sans être soumis aux contraintes de l’université ni à la superficialité des salons mondains. Elles aidèrent également des arts considérés traditionnellement comme « mécaniques », donc inférieurs, à revendiquer un niveau « libéral », digne de l’attention des meilleurs esprits. Certaines d’entre elles purent même se ménager un soutien du pouvoir politique, auquel elles conféraient en retour un supplément de prestige – et rendaient, accessoirement, quelques services.
Cette « académisation » des activités intellectuelles et artistiques s’accompagna d’un double mouvement de professionnalisation. Pour les sciences et les lettres, traditionnellement « libérales », elle marqua une sortie de l’amateurisme, vers un mode d’activité plus spécialisé et rémunéré. Pour la peinture, la sculpture, l’architecture, réputées « mécaniques », elle permit le basculement du régime artisanal – celui du métier – au régime professionnel – celui des professions libérales. Désormais, les arts du dessin s’exercèrent, dans le cadre académique, sur le modèle de la médecine ou du droit, en tant que compétences intellectuelles (et non plus manuelles), rémunérées comme des services (et non plus comme des biens), faisant l’objet d’un enseignement collectif et théorique (plutôt que d’un apprentissage de personne à personne) sanctionné par un diplôme d’État (et non plus par la production d’un « chef-d’œuvre »), dans le cadre d’associations spécifiques dotées de règles déontologiques (et non plus de corporations) et selon une inversion des rapports de pouvoir permettant au praticien d’avoir autorité sur son client.
Or en France, l’apogée de ce système alla de pair avec sa perte. Supprimées après la Révolution en tant que vestiges de l’Ancien Régime, les académies furent très vite reconstituées, au tout début du XIXe siècle, sous la forme de l’Institut, divisé en plusieurs classes d’activités. Mais le numerus clausus imposé pour maintenir son prestige, corrélé à l’élévation de l’âge d’entrée de ses membres, contribua à accentuer les tendances de toute institution à la rigidification des codes, à l’orthodoxie doctrinale, à la transmission des traditions héritées du passé plutôt qu’à l’innovation. Et paradoxalement, c’est le prestige de l’institution qui, peu à peu, causa son déclin. En matière littéraire, l’Académie française fut de plus en plus convoitée, et rejointe par des personnalités n’ayant qu’un lointain rapport avec l’activité d’écrivain, mais qu’attiraient ce statut devenu honorifique. En matière artistique, le souci d’observer la hiérarchie traditionnelle des genres, et les codes picturaux associés au « grand genre » de la peinture d’histoire, firent dériver la production institutionnelle vers les « grandes machines » (ce qu’on appellera plus tard la peinture « pompier »), tandis que se développaient à la marge les nouveaux courants de la modernité.
Ce que l’on nomme alors, péjorativement, « académisme », consiste donc à la fois en un genre et en une certaine conception de l’art. Le genre, c’est la peinture d’« histoire », c’est-à-dire toute représentation d’un récit – historique au sens propre, ou encore mythologique, biblique, romanesque –, inscrivant les images dans un cadre fortement imprégné de littérature et, plus généralement, de discours, comme en témoignent les titres à rallonge et les gloses accompagnant inévitablement les notices dans les livrets des Salons. La conception est celle qui privilégie à la fois la reproduction des canons ou la tradition collective, plutôt que l’invention individuelle, l’idéalisation des formes plutôt que le rendu du réel, ainsi que le dessin et la composition plutôt que la couleur. En ce sens, la peinture « académique » – celle que taxeront d’« académisme » tous ceux qui ne se reconnaîtront plus dans ce paradigme classique – est tout sauf un respect mimétique de la nature. C’est, au contraire, le mépris de l’« effet de réel » propre aux genres mineurs – portrait, paysage et, surtout, scène de genre et nature morte –, au profit de l’exaltation des grands sentiments, des nobles attitudes, des drapés à l’antique et des décors théâtralisés.
L’impressionnisme balaiera cette conception en même temps qu’il abandonnera définitivement la peinture d’histoire – et ce n’est pas un hasard si l’apparition du dépréciatif « académisme » est exactement contemporaine de l’apparition de ce mouvement. Désormais, se verront privilégiés les sujets les plus propices à la recherche d’un effet de réel plutôt que d’une restitution des codes représentatifs, à l’invention de nouvelles formes de figuration plutôt que d’une transmission de la tradition, à l’exploration des possibilités plastiques plutôt qu’à la mise en forme de scènes idéales, à l’expression de la vision intérieure de l’artiste plutôt qu’à son habileté à se couler dans les canons. L’originalité deviendra un atout et non plus une déviance, la singularité sera désormais synonyme de qualité suprême et non plus de bizarrerie inqualifiable. Ce sera, en un mot, le triomphe du « régime de singularité », qui gouverne encore aujourd’hui notre appréciation de l’art, périmant définitivement le « régime de communauté » dont relevait la tradition académique.
La notion d’académisme renvoie donc moins à des propriétés objectives – puisque les mêmes caractéristiques peuvent être perçues, selon les cas, comme une qualité ou comme un défaut – qu’au regard porté sur les œuvres. Cependant ce regard n’a rien de subjectif, d’individuel. Il est fonction de l’état d’une culture collective, d’un horizon d’attente, du paradigme artistique propre à l’époque où se forme le jugement – et non pas à l’époque de la création. Est-ce à dire qu’il peut y avoir académisme en dehors du système académique ?
La question se décline de deux façons : avant et après les académies. Avant la Renaissance, lorsque l’art s’exerçait en corporations (ou, exceptionnellement, en vertu de privilèges de cour), il existait bien en effet des conventions transmises de génération en génération, une suprématie de la peinture religieuse, une tendance à l’idéalisation des formes et des sujets, ainsi qu’un privilège accordé à la culture commune, tant iconographique que plastique. En témoigne, par exemple, la multiplication des Vierges à l’enfant ou des Annonciations, obéissant à un programme précis. Toutefois, le nombre et la variété des commanditaires ou des acquéreurs, ainsi que la dispersion géographique des artistes, autorisaient probablement de larges variations, des innovations personnelles – ce qui ne sera plus le cas au XIXe siècle, lorsque les chances de reconnaissance officielle (et notamment l’accès aux Salons de peinture parisiens) dépendront d’un tout petit nombre de pairs, contrôlant étroitement la conformité des productions à la norme académique.
Qu’en est-il enfin aujourd’hui, où l’Institut n’exerce plus aucun magistère, et où même la vénérable Académie de France à Rome, fondée en 1666, s’est convertie à l’art contemporain ? Les détracteurs de ce dernier l’accusent parfois de n’être – insulte suprême – qu’un « académisme », un nouvel avatar de l’art « officiel » ayant fait autrefois de Gérôme ou Bouguereau les grands artistes de leur temps, alors qu’ils incarnent aujourd’hui l’art « pompier ». C’est là un paradoxe, car rien n’est bien sûr plus opposé à la convention académique que la singularité triomphante, l’invention constante de nouvelles formes d’expression, la subversion des codes, l’exploration des expériences subjectives propres au monde de l’art contemporain. Toutefois, pour peu que l’on se place non plus à l’intérieur mais à l’extérieur de ce monde, alors le nouveau peut apparaître comme relevant d’une « tradition du nouveau », selon l’expression du critique américain Harold Rosenberg, et l’impératif de transgression comme une forme de convention, étayée par une intense production discursive et largement soutenue par les institutions d’État – exactement comme l’était la peinture d’histoire du temps des Salons. Là encore, c’est affaire de point de vue, c’est-à-dire de contexte de perception et d’énonciation.
Mais l’on n’est déjà plus là dans le domaine de l’analyse historique. S’il s’agit de demeurer sur le plan de la connaissance, il faut alors abandonner la dénomination d’« académisme », pour la réserver aux débats d’opinion.
Nathalie HEINICH
Le différend entre les Anciens et les Modernes semble à première vue un topos de l’histoire de l’art, repérable depuis l’Antiquité. À y regarder de plus près, il apparaît cependant que les diverses disputes entre Anciens et Modernes, telles qu’elles se sont manifestées dans l’histoire autour des principes de la création artistique, n’ont pas partout présenté le même visage, alors que les concepts qui s’y exprimaient n’étaient pas toujours identiques. L’acception de l’adjectif « moderne » varie tout au long de l’histoire, et son sens, en tant que catégorie esthétique, est flou. L’idéologie dictatoriale de la nouveauté comme critère privilégié et objectif d’appréciation de la valeur d’une œuvre d’art, issue de la croyance en un progrès irrésistible du genre humain, a fini par vider le mot de son potentiel critique, formateur d’un goût collectivement partageable.
La désignation d’« ancien » porte aussi sur ce qui est immédiatement passé, et ne se réfère donc pas nécessairement à une Antiquité lointaine constituée en norme absolue – d’où une logique fatale condamnant le moderne d’aujourd’hui à être l’ancien de demain. C’est la vision désabusée du « rien de nouveau sous le soleil » exprimée dans l’Ecclésiaste, qui hante l’artiste dans le chant XI du Purgatoire de Dante : « Cimabue a cru, dans la peinture,/ Tenir le champ ; or voilà Giotto célèbre,/ Si bien que le renom de l’autre est dans l’ombre. » Pour échapper à cet éternel retour du nouveau sous son aspect le moins attrayant, celui des modes éphémères, rien de tel que d’édifier une Antiquité exemplaire dans son immuable perfection, et devant donc être imitée.
Horace déjà, au Ier siècle av. J.-C., dont les écrits (Art poétique), après ceux de Cicéron (De l’orateur) et avant ceux de Quintilien (Sur la formation de l’orateur) au Ier siècle apr. J.-C., ont été déterminants pour la pensée de l’art jusqu’à la Renaissance, et même au-delà, oppose ancien et nouveau dans son épître À Auguste, pour affronter un courant archaïsant de son temps qui combat la poésie nouvelle : « Si, parce que les plus antiques écrits des Grecs sont les meilleurs, les écrivains romains sont pesés dans la même balance, nous n’avons plus rien à dire. [...] Peintres, chanteurs, lutteurs, nous en savons plus que les Achéens frottés d’huile. » On retiendra de ce passage l’assertion selon laquelle des époques différentes ne sauraient être jugées selon les mêmes mesures, et aussi que les Temps modernes voient plus loin que les temps passés.
L’avènement du christianisme sera marqué par une rupture fondamentale entre la conception cyclique de l’histoire qui caractérisait l’Antiquité et celle, typologique et téléologique, du christianisme. Cette distinction ressortira pleinement avec les moderni du haut Moyen Âge, puis avec ceux du XIIe siècle. Conscients de se situer à l’aube d’une ère nouvelle, ces Modernes ne trouvent pas le sens de l’histoire dans l’imitation ni dans la restauration de l’antiquitas. Ils le cherchent dans l’évolution de l’histoire et son accomplissement. Selon cette conception, il ne saurait y avoir de vrai débat entre les Anciens et les Modernes, puisque c’est seulement du point de vue universel du salut que les figures du passé recouvrent une valeur.
À la Renaissance, la pensée des rapports entre Anciens et Modernes joue un rôle de premier plan, et elle continuera de le jouer, à travers diverses phases et orientations des réflexions, pendant plus de deux siècles. À partir du XIVe siècle, la découverte de textes antiques fait émerger, après un long oubli, l’idée de la renaissance d’une culture et d’une civilisation à laquelle le présent peut et doit être mesuré. Avec les humanistes philo-antiques du XVe siècle, la mise en parallèle, le paragone des Anciens et des Modernes, est ainsi élevé au rang d’antithèse primordiale dans l’histoire universelle. Cependant, si la culture humaniste impose la tradition poétique et rhétorique classique comme fondement de la réflexion sur la perfection de l’art en général, les artistes, quand ils n’érigent pas les Anciens en modèles absolus (surtout dans la seconde moitié du Quattrocento), ont le sentiment de se mesurer à des fantômes insaisissables, d’autant plus insurpassables que les exemples accessibles demeurent rares et fragmentaires, quand ils ne sont pas inexistants, comme dans le cas de la peinture. Une attitude nuancée n’est donc pas rare, ainsi chez Leon Battista Alberti, qui, dans le Traité de la peinture (1435, trad. franç., 1992), conseille de suivre la nature, pas les prédécesseurs (Léonard de Vinci ne dira pas autre chose), et affirme que les Anciens n’auraient pas su composer correctement une storia.
Un document capital de la Renaissance arrivée à sa maturité montre toute l’étendue des enjeux : la célèbre lettre au pape Léon X sur les antiquités romaines, transmise par Baldassare Castiglione et attribuée à Raphaël, en 1519. Après un rapide survol de l’histoire de l’architecture, depuis l’époque romaine jusqu’aux temps présents, l’auteur, déterminé à opposer la perfection de l’art antique aux siècles d’oubli et de déchéance du Moyen Âge, plaide pour une attitude de restauration et de conservation, d’imitation et d’étude des œuvres anciennes, avec pour but de retrouver les principes de création des Anciens et de les faire revivre.
Pourtant, l’assimilation du modèle antique comme forme et comme règle, qui est l’un des fondements de la pensée renaissante, n’excluait pas une certaine idée du progrès, voire celle d’un dépassement possible des modèles, au point que même ceux qui ne doutaient pas de la prééminence des artistes antiques n’accordèrent que rarement à ceux-ci la supériorité sur tous les points. Ludovico Dolce par exemple, auteur d’un important Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin (1557, trad. franç., 1996), affirme que son contemporain Titien est le seul à posséder le secret de la coloration parfaite, alors que celui-ci était inconnu des Anciens.
L’ambiguïté de la pensée qui consiste à maintenir l’idée d’un progrès, tout en affirmant la perfection atemporelle de l’antique, n’a pas manqué de susciter de nombreux rebondissements dans les querelles entre Anciens et Modernes. Leurs débats se révèlent particulièrement vivaces à partir de la fin du XVIe siècle, quand les remises en question radicales de l’exemplarité de l’Antiquité commencent à se multiplier, surtout dans le domaine où les progrès paraissent alors de plus en plus évidents : celui des sciences et des techniques. « Il n’y a pas lieu de s’incliner devant les Anciens à cause de leur antiquité, s’exclame ainsi Descartes. Le monde est plus vieux maintenant qu’autrefois et nous avons une plus grande expérience des choses. » Autrement dit, les vrais Anciens sont les Modernes.
Cette théorie trouvera des échos jusque dans les écrits de théoriciens de l’art partisans des antiques, tel Roland Fréart de Chambray, dont l’Idée de la perfection de la peinture (1662) constitue le premier jalon important de la doctrine classique en France. Elle aura également des conséquences sur l’enseignement dispensé au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture (fondée officiellement en 1648), qui, tout en affirmant la supériorité des Anciens quant aux aspects intellectuels et spirituels de la peinture, leur dénie tout avantage du point de vue technique – quant au coloris, à la régularité de la perspective, aux proportions –, et pour « tout le reste du mécanique de l’art » (dont fait aussi partie la gravure).
Au moment où paraît l’Idée de Chambray, on peut lire sous la plume du théoricien et écrivain d’art André Félibien, dans ses écrits pour Fouquet, que Le Brun a surpassé les peintres antiques. Ce n’étaient là que les premières escarmouches de la Querelle des Anciens et des Modernes qui éclata ensuite, après la lecture par Charles Perrault, en pleine Académie, de son poème Le Siècle de Louis le Grand (1687), où tous les arts, et non seulement les lettres, se trouvaient soumis à la loi du progrès : « Tout art n’est composé que des secrets divers/ Qu’aux hommes curieux l’usage a découverts,/ Et cet utile amas des choses qu’on invente,/ Sans cesse chaque jour ou s’épure ou s’augmente. »
La dispute ne fut pas dépourvue d’implications politiques. Les Modernes pouvaient en effet s’appuyer sur l’orgueil d’une monarchie qui prétendait avoir égalé, sinon surpassé la grandeur de la Rome impériale. Ainsi, dans ses Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1697), Perrault, comme il l’avait fait déjà dans son poème, trouve-t-il pour aboutissement de son plaidoyer en faveur des Modernes l’exposé de la perfection de Versailles et des arts réunis dans les fêtes du Roi-Soleil
Dans le même temps, un argument capital pour la suite se dégage avec toujours plus de netteté. La beauté dans l’art échapperait aux lois générales du progrès, et il existerait un « beau relatif », incompatible avec l’idée d’une beauté universelle, parce que chaque époque a ses propres mœurs, et, partant, ses propres goûts et conceptions du beau. De là aux « génies des nations » défendus par Montesquieu au siècle suivant, il n’y avait qu’un pas, et la Querelle, finalement apaisée par Fénelon avec sa Lettre à l’Académie (écrite en 1714, publiée en 1716), se trouve dépassée par cette idée d’une relative autonomie du monde de l’art, caractéristique de la pensée de l’art des Temps modernes.
La Querelle des Anciens et des Modernes a connu des prolongements en Angleterre et en Allemagne, mais les jalons posés par les débats en France ne seront pas dépassés de manière décisive au Siècle des Lumières. Ni par les chantres d’un « retour à l’Antique » tels que Mengs (1728-1779), et Winckelmann (1717-1768) à Rome, ce dernier liant étroitement la supériorité de l’art grec à la supériorité morale des institutions politiques dans les cités antiques (parallèlement à tout un courant de la critique sociale prérévolutionnaire, chez Rousseau par exemple), ni par ceux qui, de plus en plus nombreux à partir de la fin du XVIIIe siècle, soupirent qu’on les « délivre des Grecs et des Romains ». On retrouvera des éléments des positions des Modernes, pas nécessairement insensibles à l’esthétique de l’Antiquité, mais résolument hostiles à la normativité des règles qu’on en fait découler, chez les historiens de l’art de la fin du XIXe siècle, tel le Viennois Aloïs Riegl.
Dans plusieurs de ses essais critiques, Baudelaire, se référant explicitement à la persistance de la Querelle, a tenté de donner une nouvelle définition de la modernité qui ne trahirait pas la beauté des œuvres antiques. Il cherche une voie commune à sa conviction « que l’absence du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence de l’art », comme à son dévouement aux expressions de l’art et aux modes les plus actuelles en son temps. Il trouvera la solution dans l’affirmation paradoxale du fait que « la modernité, c’est le fugitif, le contingent dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Le Peintre de la vie moderne, 1863). En effet, si « le beau est fait d’un élément éternel invariable [...] et d’un élément relatif, circonstanciel », et si être moderne signifie « tirer l’éternel du transitoire », alors tout débat entre les Anciens et les Modernes passe à côté de l’essentiel, qui réside dans la sensibilité de celui qui, artiste ou non, sait appréhender le beau à ce moment précis où le temporel et l’intemporel interfèrent – sensibilité qui peut être de toutes les époques.
« Il faut être absolument moderne » : le mot d’ordre célèbre de Rimbaud (Une Saison en enfer, 1873) ne veut dire rien dire d’autre. Ici, l’adverbe « absolument » exprime l’exigence d’une inconditionnalité de l’art qui se fait, indépendamment des styles et des périodes, et sans égard ni souci pour un art passé. L’artiste « absolument moderne » est donc celui dont la création n’a pas besoin d’un quelconque paragone.
Milovan STANIC
Pour le grand public, le terme « architecture » renvoie immédiatement à une vaste collection d’édifices, pyramides d’Égypte, temples grecs, cathédrales gothiques, gratte-ciel, mais aussi fermes et maisons de ville traditionnelles, qui semblent tous avoir en commun une qualité que l’on ne retrouve pas dans d’autres constructions. Mais à quoi celle-ci tient-elle ? Toute une série de problèmes surgissent sitôt que l’on cherche à préciser le contenu de la notion d’architecture.
On peut tout d’abord se demander si la qualité architecturale tient seulement à l’objet envisagé, ou si elle réside aussi dans les liens qui l’unissent à un ensemble urbain ou à un paysage. De nombreux palais vénitiens n’ont rien de très remarquable, si on les considère isolément. Il en va de même des immeubles haussmanniens ou des gratte-ciel new-yorkais.
Si l’on se limite à l’édifice, il faut ensuite s’interroger sur les ressorts de l’émotion qu’il procure. Est-ce l’harmonie de ses proportions, la finesse de sa décoration, ou la qualité de ses matériaux qui frappe le regard ? Cette beauté est-elle à chaque fois de même nature ? Une rapide comparaison entre les sentiments respectivement éprouvés face à une construction traditionnelle et à un monument de l’architecture moderne peut en faire douter, tout comme l’impression d’étrangeté que l’on ressent parfois devant des constructions très éloignées de celles de notre culture.
En fait, le champ de l’architecture, au sens courant du terme, s’étend de tous côtés, autour d’une sorte de noyau formé par la discipline architecturale telle que l’envisagent et la pratiquent les architectes depuis la Renaissance. Bien sûr, le goût du public et celui des professionnels divergent fréquemment. Malgré cela, la discipline architecturale a réussi à imposer un certain nombre de critères d’évaluation de la qualité des édifices, et ce par toute une série de moyens – gravures, photographies, guides de voyage, débats publics.
En Europe tout d’abord, puis progressivement dans le reste du monde, la discipline architecturale s’est définie comme la recherche d’une synthèse de nature expressive entre les différents impératifs auxquels doit satisfaire la construction des édifices. Redécouvert par les architectes de la Renaissance et devenu référence théorique majeure, l’ingénieur et architecte romain Vitruve (Ier siècle avant J.-C.) avait classé ces impératifs, dans les dix livres du traité De l’architecture (trad. franç., 1673), sous trois grandes rubriques. Il y distinguait la beauté, ou tout ce qui touche à l’esthétique des édifices, la commodité, ou la façon dont le bâtiment est adapté à son usage, la solidité enfin, qui tient à la qualité des matériaux et des techniques de construction employées. En dépit de toutes les transformations qui ont affecté la théorie et la pratique de l’architecture depuis la Renaissance, cette triade s’est révélée remarquablement résistante. Aujourd’hui encore, l’architecture se définit idéalement à l’intersection de critères d’expressivité esthétique, d’efficacité fonctionnelle et de qualité technique de la réalisation.
En pratique, ces impératifs se sont traduits de manière assez différente selon les époques. Dans le droit fil des principes exposés par Vitruve, l’esthétique architecturale a longtemps reposé sur l’usage de proportions et d’ordonnances inspirées de l’Antiquité. Toutes sortes de constructions se trouvaient du même coup exclues du domaine de l’architecture : l’habitat rural comme les monuments des civilisations non européennes – égyptienne, arabe ou chinoise par exemple. Les édifices gothiques étaient considérés comme grossiers, à cause de leurs proportions trop élancées et de leur décoration si différente des ornements antiques.
Un double mouvement d’ouverture et de redéfinition des principes de l’architecture s’opère à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il conduit à s’intéresser aussi bien aux constructions rurales qu’au gothique, ou aux monuments des civilisations non européennes, tandis que de nouveaux fondements sont recherchés pour la théorie et la pratique architecturales. Empruntée à la peinture, la notion de style s’applique progressivement à l’architecture. Elle permet de regrouper sous une même rubrique les caractéristiques communes aux édifices construits à une époque et dans une société données. En contrepoint de la diversité historique et géographique des styles, la composition apparaît comme une catégorie universelle, permettant de rapporter tous les édifices à une même série de principes d’agencement. Au XIXe siècle, l’apprentissage de la composition devient le fil conducteur de l’enseignement de l’École des beaux-arts à Paris, dont le modèle pédagogique va dominer durablement le monde de l’architecture.
Au cours des deux derniers siècles, la discipline architecturale s’est enrichie de toute une série d’autres notions. Certaines, comme celle de structure, se sont développées en liaison étroite avec l’évolution des matériaux et des techniques. À côté de l’accent mis sur l’adéquation entre forme, fonction et structure, l’architecture moderne a mis au premier plan de ses préoccupations l’espace architectural, conçu à l’intersection de la définition géométrique des volumes et des sensations provoquées à la fois par les matériaux et par la lumière qui les baigne. C’est dans cette perspective que doit être replacée la fameuse formule de Le Corbusier, définissant l’architecture comme « le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » (Vers une architecture, 1923).
À côté de ce travail d’investigation sur les propriétés de l’objet architectural, l’architecture des XIXe et XXe siècles a également réfléchi aux relations qui l’unissent à la ville et au territoire. Urbanisme et architecture ont ainsi durablement lié leur destin, à travers des écrits aussi différents que la Charte d’Athènes (rédigée en 1933 et publiée en 1941) de Le Corbusier, L’Enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale (1972, trad. franç. 1978) de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, ou encore New York Délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan (1978) de Rem Koolhaas.
Des différences importantes séparent la beauté architecturale telle que pouvait l’appréhender un architecte de la Renaissance comme Filippo Brunelleschi (1377-1446) et celle dont se réclament aujourd’hui des créateurs comme Frank O. Gehry (né en 1929) ou Jean Nouvel (né en 1945), auteurs respectivement du Guggenheim Museum de Bilbao et de l’Institut du monde arabe à Paris. De façon similaire, l’impératif de commodité ne se traduit pas de la même manière dans l’architecture classique ou baroque (à Versailles, par exemple) et dans le logement social contemporain. Il en va de même de la conception de la solidité, qui s’est trouvée profondément bouleversée par la diffusion de matériaux de construction comme le métal, le verre ou le plastique. L’architecture a beaucoup varié, on l’a dit, dans sa façon de concevoir beauté, commodité et solidité. Mais les relations entre ces trois termes se sont révélées tout aussi changeantes. À cause de l’importance accordée à l’ornementation des façades, l’architecture renaissante et baroque tendait à envisager séparément beauté et solidité. En remettant en cause le décor des façades, l’architecture moderne les a, au contraire, rapprochées.
Ces variations peuvent conduire à s’interroger sur les éléments de permanence qui permettent de parler de l’architecture comme d’une discipline unitaire. Comment se fait-il, par exemple, que l’on puisse encore apprécier les qualités d’une église baroque, alors que celles-ci relèvent de catégories sensiblement différentes de celles qui régissent aujourd’hui la production architecturale ? La réponse pourrait bien résider dans le fait que l’architecture ne se définit pas seulement comme une discipline. Elle correspond également à une tradition, qui conserve et réactualise constamment des éléments empruntés au passé. L’importance qu’a toujours revêtue l’histoire dans l’enseignement de l’architecture témoigne de ce caractère traditionnel. On comprend mieux, du même coup, ce qui sépare le goût du grand public de celui des architectes. Comme en musique ou en peinture, c’est l’appréciation de la création contemporaine qui pose problème au non-spécialiste, tandis que la tradition sur laquelle elle repose apparaît plus facile à assimiler.
Une autre dimension distingue l’architecture au sens courant de celle que pratiquent les architectes. La première ne considère généralement que les édifices achevés. La seconde accorde en revanche une importance cruciale à la façon dont ils sont conçus par leurs auteurs, que ceux-ci soient architectes, maçons ou simples paysans, dans le cas de l’habitat rural traditionnel.
L’intérêt porté à la conception renvoie au rôle central joué par la notion de projet depuis la Renaissance. C’est à cette époque qu’émerge en effet le projet au sens moderne du terme. Appelé disegno en italien, il est à la fois « dessein » et « dessin », une intention expressive et l’anticipation d’une réalité bâtie au moyen d’outils graphiques comme le plan, la coupe et l’élévation. Le projet conduit à une séparation radicale entre l’architecte et les corps de métiers chargés de la réalisation du bâtiment. Une telle distinction n’existait pas au Moyen Âge. Elle s’impose en même temps que se fait jour l’ambition de rattacher la conception des édifices à la culture humaniste. Cette ambition trouve son expression la plus accomplie chez Leon Battista Alberti (1404-1472), qui est à la fois un intellectuel s’intéressant à des sujets aussi divers que le droit, les mathématiques ou la peinture, et un architecte théoricien et praticien.
Depuis Alberti, la discipline architecturale n’a cessé de se réclamer de la culture au sens le plus général. Par-delà la synthèse expressive de la beauté, de la commodité et de la solidité, l’architecture entend en effet contribuer à la production de sens et de symboles, aux côtés de la philosophie ou des sciences, quoique de manière différente. Production culturelle, le projet possède aussi une portée politique que l’architecture moderne de la première moitié du XXe siècle a poussée à son paroxysme, en prétendant changer le monde. Ce vœu subsiste toujours en filigrane de nombreuses productions architecturales contemporaines.
Au cœur de la discipline architecturale se trouve donc une capacité imageante qui se déploie dans deux directions : celle d’une méditation sur la production de sens, qui emprunte une forme graphique, et celle d’une anticipation de l’édifice à réaliser, susceptible de revêtir un caractère politique. La grandeur de l’architecture mais aussi son ambiguïté résident dans la coexistence de ces deux visées.
Antoine PICON
Largement utilisée depuis les années 1980, l’expression « art contemporain » est ambiguë. Elle peut difficilement servir à qualifier tout l’art actuel – certains pourraient en effet contester que les peintres Pierre Soulages ou David Hockney « font de l’art contemporain », au même titre que les artistes Bruce Nauman ou Annette Messager. Ne doit-elle pas être simplement considérée, ainsi que le propose l’historien de l’art Jean-Marc Poinsot, comme une catégorie administrative désignant l’art que soutiennent les institutions ou les musées dits justement « d’art contemporain » ? N’a-t-elle valeur que de symptôme sociologique, enregistrant les rejets d’un certain art en train de se faire, sur la base de conventions encore mal assises dans le grand public, ou peu admises par les clercs (voir ce que l’on a appelé en France la « querelle de l’art contemporain », dans les années 1990) ? Ne concernerait-elle, comme l’a proposé la sociologue Nathalie Heinich, qu’un « genre » d’art, celui qu’on voit dans le « cube blanc » (White Cube) qui symbolise la galerie ou le musée d’art contemporain, comme il y a un art de salon, un art pour les grandes surfaces ? Ou faudrait-il y ranger l’ensemble disparate d’œuvres qui posent problème aux conservateurs de musée, parce qu’elles ont besoin de place, parce qu’il faut les brancher (néons, installations cinético-programmées), ou même les nourrir, comme la Structure qui mange (1968) de Giovanni Anselmo ? Ou à l’inverse, s’agit-il de celles qui sont le mieux adaptées à ces lieux ?
Une grande partie des difficultés liées à cette notion tient à ses acceptions multiples : il convient donc de la replacer dans l’histoire et d’analyser l’évolution de son caractère opératoire au sein de la société.
Transposant la boutade de Willem Sandberg, premier directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, qui proposait une exposition sur « 40 000 Ans d’art moderne » (incluant Lascaux), Thierry de Duve, commissaire de l’exposition Voici, organisée à Bruxelles en 2000, lui donne pour sous-titre « Cent Ans d’art contemporain ». À l’instar de nombre d’historiens, et par choix, il ne fait pas de distinction entre moderne et contemporain. Il n’en reste pas moins que, au cours des années 1980, l’usage de l’expression « art contemporain », en pleine période d’euphorie du marché et de structuration institutionnelle de l’aide à la création, répondait à un besoin précis.
Comme l’a bien montré la critique Catherine Millet (L’Art contemporain en France, 1987, nouvelle éd., 1994), il s’agissait de rendre compte d’une tendance de fond dans l’art qui, au cours des années 1960, se rapprochait de l’expérience quotidienne de son public. C’est là son acception historique, telle qu’elle se constitue face à l’art dit « moderne ». L’expression fut préférée à celle d’« art vivant » parce que mieux-disante. Elle insistait sur le fait que, depuis les années 1960, l’artiste avait choisi de partager la temporalité du spectateur. Le pop art avait fait œuvre à partir des images des mass media et le Nouveau Réalisme s’était emparé des objets de la société de consommation. Le mythe moderniste de l’avant-garde et de l’artiste éclaireur était mis à mal. Fallait-il dès lors parler, comme le philosophe et critique d’art américain Arthur Danto, devant les Brillo Boxes (1964) de Warhol, de « fin de l’art » ? Ce qui est sûr, c’est que deux paradigmes de l’art moderne s’effondraient : l’idée de l’autonomie de l’art, et celle de la progression de chaque art vers la révélation de son essence.
Si l’abstraction triomphante des années 1950 se prêtait aux schémas du modernisme, la création contemporaine des années 1960-1970 se situe, selon la riche expression de l’artiste américain Robert Rauschenberg, au moment de la création de ses Combine Paintings (1954), dans « l’intervalle entre l’art et la vie ». Le point de départ en est l’artiste dans son environnement social, qu’il adhère au monde des images colorées de la publicité et des objets (mais cette adhérence au présent ne signifie pas forcément adhésion au modèle social), ou qu’au contraire, tournant le dos à ce monde, mais aussi à l’image, il s’intéresse à l’expérience de l’espace dans des installations, à l’action éphémère avec les happenings, à l’idée immatérielle, au mot sur le tableau noir ou à la photographie documentaire. Si l’on peut apprécier Picasso, Bacon ou Giacometti dans les cadres de l’art moderne, il faut, comme l’affirme l’historien de l’art américain Leo Steinberg, d’« autres critères » (Other Criteria : Confrontations with Twentieth Century Art, 1972, a été traduit en français sous le titre Le Retour de Rodin, 1991) pour accéder au land art, au body art, à l’art conceptuel, ou encore pour considérer comme de la « sculpture sociale » la performance Coyote réalisée en 1974 par Joseph Beuys.
Pendant cette période, l’art moderne n’est pas hors jeu, mais constitue une référence sous réserve d’inventaire. La redécouverte de Duchamp, de Brancusi, du dadaïsme et du constructivisme russe s’inscrit dans ce contexte. On a souvent noté les parentés entre, d’une part, le collage et le photomontage cubiste ou dada, le ready-made ainsi que l’action dada et surréaliste, et, d’autre part, les Combine Paintings de Rauschenberg, les Accumulations d’Arman et les performances, voire l’attitude Fluxus, dans les années 1960. Les artistes contemporains partagent souvent avec leurs prédécesseurs des valeurs comme l’utopie sociale de l’art ou la recherche d’un art total. Mais, selon la formule de Wölfflin, qui remarquait, dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne (1915, trad. franç., 1952), qu’en art tout n’est pas possible à toute époque, ils peuvent préférer aux objets trouvés de leurs aînés la maîtrise de la science et des technologies qui ont fait naître ces artefacts, l’implication dans la fabrique des images, ou encore l’expérimentation de pratiques sociales élargies, souvent pluridisciplinaires. Depuis les expériences menées dans des lieux alternatifs ou en plein désert, jusqu’à la conquête de l’espace public via de grandes manifestations comme la biennale de Venise ou le Documenta de Kassel, la « néo-avant-garde internationalisée », selon le mot de l’historien de l’art américain Benjamin Buchloh, dans les années 1990, fit passer jusque dans la sphère politique l’idée de l’art comme vecteur social majeur.
La (bonne) fortune de l’expression « art contemporain » a fait qu’elle dure et qu’elle en est venue à désigner également, par glissement sémantique, l’art qui se fait « dans l’esprit du temps », comme l’a montré l’exposition Zeitgeist à Berlin en 1982, dévoilant les trans-avant-gardes qui, en renouant avec le mythe, la peinture et l’expressionnisme, tournaient le dos à l’art des décennies 1960 et 1970. Conviendrait-il alors de préférer l’adjectif « postmoderne » ? Et faudrait-il restituer l’usage de techniques nouvelles, comme la généralisation de la photographie ou de la vidéo, depuis la fin des années 1960, à une continuité d’avant le mouvement moderne, quand, par exemple, Christian Boltanski, qui utilise la photographie, se dit peintre, ou quand la vidéo-projection rétablit l’image dans le grand format pictural ? Y aurait-il une phase de l’art contemporain qui se situe dans le dialogue avec l’art moderne du premier XXe siècle, quand une seconde phase serait ensuite volontairement déconnectée d’avec lui ?
Par ailleurs, si l’on compare l’exposition Quand les attitudes deviennent forme, organisée par Harald Szeemann à Berne, en 1969, et qui fit connaître un art conceptuel fait de simples propositions et de gestes radicaux, avec une exposition de la fin des années 1980 où triomphait la monumentalité des sculptures de Richard Serra, des photographies de Jeff Wall, de Thomas Ruff ou de Gilbert & George, le constat est celui d’une évolution sensible du contenu même de ce que l’on nomme art contemporain. On hésite alors entre deux attitudes. D’une part, il est possible de relativiser l’histoire de l’art contemporain en y voyant une succession de mouvements et de formes durant ce qui pourrait être appelé « l’époque de l’art contemporain », suivant différentes tendances. Ainsi, la décennie 1980 a marqué à la fois le succès du contemporain dans l’art public – exemple Les Deux Plateaux (1985-1986) de Buren au Palais-Royal – la déconstruction désenchantée de ce que les décennies précédentes avaient conservé de l’art moderne, et l’entrée en scène problématique du kitsch avec Jeff Koons. Les années 1990 ont été ensuite celles de la « critique institutionnelle » menée par les artistes, sur fond de crise du marché de l’art, les formes alors créées participant toutes d’une nouvelle culture artistique née dans les années 1960. Celle-ci s’étend aujourd’hui avec la mondialisation et l’augmentation du nombre de biennales d’art contemporain, et jusque dans une supposée « esthétique de l’Est » du postcommunisme. À moins que, d’autre part, la notion d’art contemporain ne soit destinée à être rangée sous peu, à l’instar de celles d’« art moderne » ou, avant elle, de « romanticisme » (Stendhal), au magasin des accessoires d’une nature de l’œuvre d’art à jamais immanente et transcendante.
Thierry DUFRÊNE
Masques, silhouettes, théâtre d’ombres, chambre noire, univers de la perspective, illusions des jardins maniéristes, lanternes magiques, projections, anamorphoses sont, à des titres divers, les précurseurs du virtuel. Collages, photomontages ou encore Combine Paintings (à partir de 1954) selon Robert Rauschenberg, qui font coexister des objets renvoyant à des mondes différents, sculpture cinétique, miroirs, environnements et installations vidéo interactives, œuvres idéales de l’art conceptuel, hologrammes et art systématique, lui ont donné une légitimité dans l’art contemporain, confirmée par les œuvres de Vera Molnar, Wolf Vostell ou Name June Paik, dès les années 1970. L’art virtuel a donc droit de cité depuis plus de trois décennies dans des festivals comme Ars Electronica à Linz en Autriche à partir de 1979, ou à partir de 1981 Imagina à Monaco, dans des expositions comme Les Immatériaux, au Centre Georges-Pompidou à Paris, en 1985, et dans des publications comme la Revue virtuelle de 1992 à 1996.
L’avènement du virtuel dans l’art contemporain s’opère par étapes. À partir de 1970, Bruce Nauman, par l’expérience de ses Corridors, amène le spectateur à percevoir la dissociation entre son action dans l’espace et l’image qui lui en est renvoyée sur écran. Au même moment, dans les Champs d’interaction de Piotr Kowalski, l’environnement spatial lumineux peut être modifié suivant les déplacements aléatoires des spectateurs. Grâce à l’ordinateur, il devint possible, à partir de la fin des années 1970, de manipuler les images en temps réel. En 1977, Duo virtuel de Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz fait danser virtuellement ensemble deux artistes évoluant sur des scènes différentes. Quant aux Time Machines