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Disciole reprenait conscience, allongée sur une chaise longue, au côté d'une soeur en habit noir : " Vous allez mieux ? Dès que vous serez un peu reposée, nous vous monterons votre chambre..." Les jours passaient tranquillement, la jeune femme se sentait heureuse dans l'atmosphère paisible et fraternelle du couvent. Elle reprenait confiance en elle et en la vie. Une convocation chez la mère supérieure allait bouleverser cet équilibre... "Votre mari vous a retrouvée, il a fait des esclandres à l'accueil et menacé la soeur hôtellière, nous ne pouvons plus vous garder parmi nous." Disciole avait blêmi aux paroles de la religieuse, elle restait mutique, envahie par une sensation de vide qui s'ouvrait sous ses pieds. Qu'allait-elle devenir ?
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Seitenzahl: 531
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Merci à Marie-Simone, à Thérèse, à Marcelle, à Julie, Alain et Sophie, pour leur relecture bienveillante.
Merci à la Vie et à tous mes amis fidèlement présents au quotidien sur mon chemin.
Merci aussi à sainte Disciole d’avoir éclairé mes premiers pas en écriture.
____
Au monastère
Le transfert
Toulouse
Nouvelle vie
Débuts à l’IPC
Groupe « le Rameau »
La Bergerie
Surveillante
L’office de shabbat
La soutenance
Rome
A venir
Toulouse ô moun païs
Nounou
Habituation
Lessargenlez
Retour à Ramonville
Quand le doute s’insinue
Le centre spirituel St Ignace
Retour en France
Et maintenant…
Glossaire
A Thérèse mon "grand aigle noir" partie trop brusquement rejoindre le soleil éternel.
Disciole reprenait conscience, allongée sur une chaise longue, au côté d'une sœur en habit noir : « Vous allez mieux ? Vous nous avez un peu inquiétées. Respirez profondément, calmement. Dès que vous serez un peu reposée nous vous montrerons votre chambre. Ah ! Voici mère Marie-Cécile qui revient avec un bon chocolat chaud ! Tenez, prenez-le et buvez lentement, pour vous redonner des forces. Je me présente : je suis sœur Marie-Danièle, la sœur infirmière de cette communauté. C'est à moi que vous aurez à faire la plupart du temps. Et celle qui vous a apporté ce chocolat réconfortant, c'est Mère Marie-Cécile, notre abbesse ».
Disciole les fixait, en sirotant la boisson agréablement chaude et sucrée, un peu perdue, ne se souvenant pas de ce qui avait provoqué son malaise. « Vous sentez-vous un peu revigorée ? La questionna à nouveau sœur Marie-Danièle, lorsqu'elle eut fini sa tasse. Pouvez-vous marcher jusqu'à l'infirmerie ? Nous vous aiderons, rassurez-vous ». « Oui, je crois pouvoir y arriver ».
Les deux religieuses l'aidèrent à se relever et l’entraînèrent doucement vers la bâtisse qui semblait s'agrandir à chaque pas qui les rapprochait du perron. Par une grande porte double, elles firent entrer Disciole dans l'aile réservée à l'infirmerie et l’installèrent dans une chambre vaste et claire. De larges fenêtres, au sommet arrondi à la romane, laissaient pénétrer le soleil. Des rideaux blancs de dentelle finement travaillée protégeaient l’intimité du lieu alors que de larges rideaux épais de velours jaune d’or, pouvaient se déployer pour assombrir la pièce. Un lit-bateau de quatre-vingt-dix de large était entouré d’une table de chevet en bois d’un côté et d’une table de malade de l’autre, permettant d'y manger s’il n’était pas possible de se lever. Une vaste armoire en bois sculpté de motifs bucoliques permettait de ranger les affaires personnelles. Un bureau de style Empire sur lequel était posé une Bible1, offrait la possibilité de lire ou d’écrire. Un large tiroir central décoré d’une fermeture en laiton constituait le lieu idéal de dépose des papiers et courriers personnels. Disciole sourit pensant qu’elle aurait peu de lettres à ranger, mais le meuble la séduisait par son élégance. Un large et haut paravent double masquait le coin lavabo et bidet de la pièce. « Les WC sont à l’extérieur sur la gauche, dans le couloir » lui précisa sœur Marie-Danièle. « J’espère que vous vous sentirez bien en ce lieu, c’est la chambre la plus agréable du monastère. Elle est vaste et lumineuse, idéale, je pense, pour un long séjour. Reposez-vous maintenant et installez-vous à votre rythme, rien ne presse. Dans un moment, je viendrai prendre vos constantes et vous apporter une collation pour le goûter. Qu'aimeriez-vous ? Du thé, du café, du chocolat, de la tisane ou bien un jus de fruits ? » Médusée par un tel accueil, si peu habituée ces derniers temps de mariage que l’on s’occupe d’elle, la jeune femme ne savait que répondre. La religieuse lui sourit : « Nous verrons cela tout à l’heure, reposez-vous ». La supérieure n’avait presque pas parlé, mais avait fait montre d’une attention bienveillante à tout ce qui se disait. Son sourire était franc et plein de bonhomie. Disciole pensait qu’elle pourrait sûrement lui faire confiance car elle lui semblait très ferme et très chaleureuse en même temps. Elle faisait partie de ces personnes à qui l'on sait que l’on peut se fier, dès la première entrevue. S’étant allongée sur son lit, après avoir enlevé ses chaussures et tiré le grand édredon satiné rouge tirant sur le violet, la jeune femme s’endormit comme une masse. Elle n’entendit pas la sœur infirmière qui venait pour prendre sa tension. Celle-ci ne la réveilla qu'à l'heure du repas du soir, lui offrant un repos qui ne pouvait que lui faire du bien.
Disciole s’excusa de son long sommeil, la sœur éclata d’un rire léger et joyeux, lui expliquant : « Mais vous êtes là pour vous reposer et reprendre des forces, dormir est un des éléments de cette remise en forme. Vous pouvez sommeiller toute la journée si vous en avez besoin. Je viens prendre votre tension et vous proposer le menu du dîner. Si vous n’aimez pas un plat n’hésitez pas à le dire, je trouverai toujours quelque chose qui vous plaira dans le réfrigérateur. 13/8, très bien, c’est parfait. Ce soir, nous vous proposons une soupe de légumes, du hachis Parmentier, du fromage - c’est du Brie je crois - et une crème au chocolat. Qu’en dites-vous ? » « C’est parfait, vraiment. Merci beaucoup pour tout ». « De rien, après le repas, je me propose de vous aider à ranger vos affaires dans l’armoire. Vous me direz si quelque chose vous manque, je vous trouverai bien ce qu’il vous faudra ». Disciole lui sourit et se dirigea vers le bureau pour prendre son repas. Le contenu du plateau imprégnait la pièce d'une agréable odeur d’effluves bienfaisantes autant qu’apaisantes. Elle s’assit à table devant la grande fenêtre. En entrant, elle n’avait pas remarqué l'emplacement du bureau devant la vitre, ce qui permettait d’admirer un immense parc boisé à souhait, même s’il manquait de verdure à cette période de l’année. Elle dégusta un velouté de carottes crémeux et muscadé juste ce qu’il faut, tout en observant deux petits écureuils roux qui grimpaient d’un arbre à l’autre, faisant, de temps en temps, un sprint dans l’herbe entre les énormes troncs. Les chênes et les hêtres étant dénudés par le froid de l’hiver, les acrobaties des petites bêtes étaient bien visibles, dignes d’un vrai spectacle de cirque. Elle se surprit à sourire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Le hachis était goûteux, tout comme le fromage et la crème que l’on devinait maison, à sa texture souple, onctueuse et au fondant qu’elle développait en bouche. Tout était excellent et cela la changeait des menus fades de l’hôpital.
Lorsque sœur Marie-Danièle revint pour desservir le repas, elle trouva la jeune femme en train de ranger les quelques vêtements qu’elle avait récupérés grâce à sa voisine. « Quelle taille faites-vous ? » lui demanda la religieuse. A sa réponse, elle sourit : « J’ai pas mal de choses qui pourraient vous aller. Ça vous intéresse ? » « Bien sûr » lui répondit Disciole. Instinctivement, la sœur se mit à plier avec elle, pulls, tee-shirts et culottes. Les deux femmes rangèrent soigneusement l’armoire en silence, goûtant la plénitude qui émanait de cette activité aussi banale que simple. Elles n’avaient pas besoin de parler pour être sur la même longueur d’ondes. « Merci » lui dit simplement la jeune femme à la fin de la mise en place de ses vêtements dans l’armoire. « De rien » lui répondit sœur Marie-Danièle « Vous pouvez dormir tout votre saoul, il n’y a pas d’heures de lever ici. Une fois réveillée, vous sonnez et je vous apporterai le petit déjeuner. Reposez-vous bien. Demain, je chercherai un ou deux livres dans la bibliothèque pour vous distraire. Quel genre de lecture appréciez-vous ? Les romans, les récits historiques, policiers, philosophiques ? » « Un peu de tout. Je m’intéresse à beaucoup de choses ». « Très bien. Alors demain, je mettrai à votre disposition divers ouvrages et vous n’aurez plus qu’à choisir ceux qui vous conviennent. Bonne nuit ». « Merci, à vous aussi » Lorsque Disciole enfila son pyjama, elle se sentit détendue et paisible. Elle serait bien ici, entourée de sœurs charmantes et prévenantes. Ce lieu serait idéal pour faire le point et envisager l’avenir. Demain, elle demanderait à la sœur infirmière si elle connaissait un bon avocat car elle avait l'intention de lancer sa procédure de divorce.
La première semaine, Disciole sortit peu. Elle se reposait beaucoup, lisait et tricotait, sœur Marie-Danièle lui ayant apporté de quoi se faire un pull. La laine était blanche, agrémentée de petites boules plus épaisses vert canard. Son originalité et sa beauté avaient séduit la jeune femme. Les repas étaient simples mais toujours excellents, comme lorsqu’elle habitait chez ses parents et que sa mère cuisinait. Elle ne s’ennuyait pas : entre lectures, mots croisés, tricot et repos, ses journées se déroulaient paisiblement.
Le médecin chef vint la voir et la trouva bien mieux. « Vous reprenez des forces, c’est très bien ! Encore au moins quinze jours de repos total. J’ai appris que vous aviez demandé à consulter un avocat, j’en connais une excellente, c’est une amie. Je vais vous indiquer ses coordonnées pour qu’une sœur puisse vous emmener au rendez-vous que vous allez prendre. Continuez de bien vous remettre, vous verrez, dans deux mois, les choses vous apparaîtront différemment et tout se fera plus clair dans votre vie. Je repasserai vous voir dans une quinzaine. N’hésitez pas à sortir vous promener dans le parc en étant bien couverte. De marcher chaque jour ne vous fera que du bien ». Disciole la remercia de toutes ses attentions. Sœur Marie-Danièle, après avoir pris le temps de discuter avec la doctoresse, revint la voir, lui apportant un chocolat chaud et un morceau de cake sur un plateau pour son goûter. La jeune femme lui demanda si elle pouvait lui trouver un gilet, des gants et un gros manteau pour sortir. L’infirmière acquiesça tout en lui précisant qu’après la mi-mars, il ne faisait pas très froid. Disciole lui répondit en souriant doucement qu’après ce qui lui était arrivé, sa pneumonie, elle avait peur de l’air glacé qui pouvait entourer son corps, si elle sortait non couverte. La sœur lui demanda si cela la rassurerait qu’elle l’accompagne pour sa première promenade, ce que la jeune femme accepta avec joie. La soirée se déroula paisiblement et Disciole prit la Bible1 qui était posée sur le bureau. Elle l’ouvrit au hasard en faisant glisser les pages rapidement et le mouvement s’arrêta sur le livre de l’Apocalypse2. La jeune femme décida de commencer ce texte au tout début et ne put s’arrêter de lire que lorsqu'elle fut arrivée à la fin du récit. Elle se coucha la tête emplie des images de l’histoire : la femme à la couronne d’étoiles avec la lune sous ses pieds, la bête rouge feu à sept têtes et dix cornes, les anges du Jugement Dernier. Ses rêves de la nuit furent peuplés de créatures fantastiques qui ne l’effrayèrent même pas. Elle reposait calmement, bercée par le récit découvert.
Le lendemain après-midi, lors de la promenade avec sœur Marie-Danièle, Disciole lui parla de sa lecture de la veille. La religieuse lui conseilla de lire, dans la Bible1, le livre de Judith3, de Ruth4, l’histoire d’Esther5 ou de Tobie6 et même le Cantique des cantiques7, livres de l’Ancien testament8. Elle lui expliqua que, dans ce livre sacré, toutes sortes de récits, écrits à des périodes différentes se côtoyaient. Qu'il était possible de trouver réunis : du fantastique (avec les différents récits apocalyptiques), de l’historique, du policier, et de l’aventure, dans cet ouvrage qui avait traversé les siècles sans perdre de son actualité. La passion pour ce livre, dont faisait preuve la sœur enthousiasma tellement Disciole qu’elle se laissa aller à rêver de ces récits qui lui avaient été présentés avec un tel dynamisme. De retour dans sa chambre, elle ôta le gros manteau de laine prêté par la religieuse et le petit gilet léger qu’elle avait soigneusement attaché en dessous, les rangea dans l’armoire et s’assit sur le lit, la Bible1 entre les mains pour partir à la découverte des textes dont sœur Marie-Danièle lui avait parlé.
La jeune femme ne lâchait plus la Bible1 trouvée dans la chambre. Elle avait commencé à lire le livre de Judith3 qui l'avait passionnée. Ce récit de femme forte, qui trompe l'ennemi et exerce sa vengeance était digne d'un roman policier. Ensuite, elle découvrit le livre de Tobie6 : C'est l'épopée d'un jeune homme qui, en traversant des pays qu'il ne connaît pas, rapporte à son père un bien qui lui est dû. C'est le récit des épreuves qu'il doit affronter avec les démons, les dépasser en gagnant le combat avec le soutien d'un inconnu qui se révélera être un ange. Elle commençait à entrer dans l'histoire de Ruth4, lorsqu'on toqua à sa porte.
La sœur infirmière pénétra dans la chambre pour vérifier les constantes. Elle lui sourit en observant le livre que Disciole tenait en mains : « Notre mère aimerait bien vous voir pour vous entretenir des semaines à venir. Il pourrait être bon de reprendre petit à petit une activité puisque vous allez bien mieux. Elle compte voir ce qui vous conviendrait au niveau de vos goûts mais aussi, pourquoi-pas, envisager de vous faire découvrir des activités que vous ne connaissez pas. Est-ce que demain matin vous irait pour en parler ? » « Bien sûr, sans problème, même si elle ne me demande pas ce que je veux faire, c'est normal que je participe à la charge de mon hébergement ». « Ne vous faites pas d'illusion, vous n'allez pas être mise au travail comme cela. Les premières semaines vous ne participerez que deux heures et demie par jour, votre état de santé nécessitant encore beaucoup de repos. Médicalement parlant, cela ne pourra que vous faire du bien de reprendre une activité. Mère Marie-Cécile propose de vous recevoir demain matin à dix heures trente, cela vous convient-il ? » « Tout à fait, vous savez ma sœur, je me demande pourquoi dans un livre comme la Bible1, qui est la base d'une religion, il y a tant de récits divers et qui, à première vue, ne semblent avoir aucune résonance religieuse ? » « Disciole, de tous temps, les hommes ont éprouvé le besoin d'images pour expliquer leur vécu, il est possible d'en retrouver des vestiges dès la préhistoire dans les grottes décorées de fresques comme Lascaux. Une histoire parle souvent mieux d'une réalité que les faits eux-mêmes. Vous avez lu Tobie6 ? » « Oui ». « Vous pouvez comprendre, que dans cette pérégrination remplie d'épreuves, le narrateur montre comment l'action du Seigneur influence dans les faits décrits. Dieu intervient sous une forme que l'on n'attendait pas. Si nous reportons cette vision de l'intervention divine, incognito, à notre vie d'aujourd'hui, nous pouvons alors rechercher dans notre quotidien, à quel moment, durant quel événement, Dieu était présent et intervenait en toute discrétion. Et, dans cette contemplation du texte en reflet avec notre vécu, il est possible alors de décrypter comment faire écho à l’action discrète du Seigneur. C'est ce que nous faisons chaque jour, ici au monastère, et, pour vivre une union profonde et continuelle avec Dieu, nous lui consacrons notre vie dans le silence et la prière ». « N'est-ce pas un peu égoïste de s'enfermer loin du monde en se coupant de toute la réalité de l’existence des hommes, pour rechercher la place de Dieu dans notre vie ? Vous ne seriez pas plus utile au monde en participant au quotidien des gens ? » « Voyez-vous, nous sommes un peu comme des sages-femmes : en portant le monde dans nos prières, nous aidons Dieu à agir dans les vies de tous les hommes. Nous portons leurs souffrances et leurs joies devant le Seigneur et à travers notre intercession, nous avons confiance qu'Il réponde aux besoins de tout homme. Une sage-femme ne partage pas la vie des femmes qu'elle accouche, mais elle est là pour faciliter la naissance et donner le maximum de chances au bébé qu'elle met au monde. Une fois l'enfant dans les bras de sa mère, elle se retire, tout en gardant un œil sur eux. Par notre vie consacrée et notre prière, nous sommes les sages-femmes du monde. Nous l'aidons à accoucher de vies heureuses et à faire rayonner la paix et le bonheur ». « Je ne voudrais pas vous blesser, mais vos prières souvent semblent ne pas être efficaces. Il suffit d'ouvrir un journal pour constater que le monde ne roule pas forcément droit ». « Oui, vous avez raison d'un certain côté, peut-être que si nous étions plus de consacrés, notre prière serait plus efficace. Mais, à contrario, si nous n'existions pas et ne portions pas le monde dans nos invocations, imaginez-vous comment il serait ? » Disciole n'osa pas formuler sa réponse qui ne lui semblait pas respectueuse de la bonne foi de la religieuse, mais au fond d'elle, elle ne pouvait s'empêcher de penser : « Ce ne serait peut-être pas pire ! »
Le lendemain matin, vers dix heures trente, sœur Marie-Danièle vint chercher Disciole pour la conduire dans le bureau de la mère abbesse. Elle lui fit quitter l'aile de l'infirmerie et la guida dans des couloirs sombres, parcimonieusement éclairés par de toutes petites ouvertures carrées. Les portes des pièces étaient de bois brut, noirci par le temps. Elles montèrent au premier étage par un grand escalier de pierres taillées, d'une grande largeur : trois personnes pouvaient s'y croiser à même hauteur sans risquer de se gêner. Les marches étaient tellement usées par endroits qu'elles paraissaient légèrement gondolées. De grandes fenêtres hautes et étroites éclairaient la montée. La lumière qui jaillissait à travers ces croisées accentuait l'effet d'élancement que provoquait la vision de l'escalier agrémenté d'une rampe de bois ciré, habilement sculptée. La finesse et la précision des ciselures allégeaient l'aspect massif des degrés. De fines fleurs de liserons couraient, se mêlant avec harmonie aux veines du bois, jouant des reflets naturels du chêne, donnant une folle impression de course effrénée pour arriver à l'extrémité aboutissant à l'étage supérieur. La jeune femme ne pouvait détacher ses yeux de cette merveilleuse création et caressait doucement les sculptures, ralentissant sa marche, sans en avoir conscience, pour les contempler. La religieuse qui se retourna instinctivement pour vérifier que sa compagne suivait bien, sourit au spectacle offert en précisant :
« Cette rampe fait le même effet à toutes les personnes qui empruntent l’escalier pour la première fois. Je n'arrivais pas à détacher mon regard des sculptures lors de mes débuts de vie monastique. Le travail réalisé par le sculpteur sur cette main courante reste fascinant de précision et de minutie. L'artiste a réussi à créer toute une flore luxuriante sur cette simple branche de bois droit. Mais, nous traînons trop, notre mère doit nous attendre, dépêchons-nous un peu ». Arrivées à l'étage, les deux femmes prirent le couloir et arrivées à la troisième porte sur la droite, elles toquèrent avant d'entrer. Sur la porte, un petit morceau de bois rectangulaire portait l'inscription « mère abbesse » gravée et colorée de marron. Une voix calme les accueillit. Elles passèrent le seuil de la porte et se retrouvèrent dans une grande pièce, seulement agrémentée du matériel nécessaire à la gestion de la communauté. Stupéfaite par le dénuement du lieu, la simplicité brute du mobilier, les fenêtres sans rideaux, la jeune femme resta sans voix. Cette pièce était tellement différente de la chambre dans laquelle elle séjournait! Pour bureau, une table de bois brut, une chaise de bois peinte en gris, des colonnes de tri de documents en fer, tout dans le lieu dénotait une grande sobriété. Disciole se demandait si toutes les chambres des sœurs de ce couvent étaient autant dépouillées.
La voix posée de la supérieure la tira de sa stupeur : « Bonjour, comment allez-vous ? » Avant toute réponse, elle s'adressa à la sœur infirmière : « Merci, sœur Marie-Danièle, vous pouvez nous laisser, je la raccompagnerai ». précisa-t-elle en souriant à la jeune femme. « Asseyez-vous, je vous en prie ». Elle s’enquit alors de son état de santé, de son moral, de savoir si son hébergement et la nourriture proposés lui convenaient. Tout en l'écoutant, Disciole l'observait attentivement. Le jour de son arrivée, elle n'avait pas trop prêté attention à son physique. C'était une religieuse d'un âge avancé, la jeune femme lui donnait « à vue de nez » plus de soixantequinze ans. Sûrement rondelette, car si la robe dissimulait les formes, elle ne dissimulait pas trop la circonférence de la personne, même si le noir avait la propriété d'affiner naturellement. Un visage rond et replet, de grands yeux marron, brillant de malice et de bonté, un petit nez au bout arrondi et large, de bonnes joues bien colorées, tout dans la supérieure dénotait une générosité et une grande gentillesse.
« Si nous faisions un premier petit bilan de votre séjour parmi nous ? Comment vous sentez-vous, ne vous manque-t-il rien ? Être coupée du monde peut être très difficile à vivre parfois. Être privée de votre famille et de vos amis, n'est-ce pas trop dur à supporter ? » « Non, ça va bien. C'est bizarre mais cette coupure totale du monde extérieur me fait beaucoup de bien. J'avais vraiment besoin de prendre du recul face à tous mes choix de vie et votre accueil me le permet. De plus, je me sens en sécurité et recommence à bien dormir sans plus être sur le qui-vive ou la défensive, comme cela était le cas auparavant. Je récupère des forces et grâce aux soins apportés par sœur Marie-Danièle, je reprends du poil de la bête. D'ailleurs, j'aimerais bien participer aux travaux de la communauté, si vous étiez d'accord, car, aujourd'hui, je me sens capable de me réengager dans une activité ». « C'est parfait, je suis très heureuse de voir que vous vous sentez bien parmi nous. Bien sûr que vous allez pouvoir reprendre un emploi, mais, au début, à mi-temps seulement. Vous préférez travailler le matin? Ce qui vous obligerait à vous lever un peu plus tôt que vous ne faites actuellement ou bien l'après-midi? Ce qui vous laisserait la matinée pour vous reposer ? » « Si c'était possible, j'aimerais mieux le matin ; comme cela j'aurai l'après-midi pour m'occuper ». « Très bien, de huit heures trente à onze heures trente, est-ce que cela va? » « Oui, sans problème ». « Je vous propose donc de commencer par une semaine en cuisine, ensuite vous passerez une autre huitaine à l'imprimerie : c'est le travail qui nous permet de subvenir à nos besoins. Puis, ensuite, un petit séjour à la buanderie, est-ce que cela vous convient ? »
Disciole fixait la religieuse avec attention et constatait avec stupeur que petit à petit, elle se métamorphosait. Sa longue robe noire se parait de plumes, les manches se transformaient en de longues ailes déployées. Le nez devenait un bec proéminent la métamorphosant en une majestueuse cigogne. Sa vision l'étonnait et la rassurait car c'était la preuve de sa confiance en l’abbesse. Tous les animaux qui lui étaient apparus dans sa vie, à part les serpents, l'avaient aidée et réconfortée. Par cette certitude, elle savait qu'elle pourrait compter sur elle pour continuer sa vie. Mais pourquoi une cigogne ? C'est alors que les mots de sœur Marie-Danièle lui revinrent en tête : « Nous sommes les sages-femmes du monde ». Dans les contes, ce sont ces oiseaux qui apportent les bébés! La jeune femme ne put s'empêcher de sourire à la fantaisie de l'apparition et à l'humour de l'association d'idées qu'elle en avait faite. La supérieure prit son sourire pour un acquiescement puis aborda les possibilités de détente qu'elle pouvait avoir au monastère.
« La sœur infirmière m'a dit que vous tricotiez, mais aussi que vous aimiez vous plonger dans la lecture de la Bible1. Y-a-il d'autres activités auxquelles il vous plairait de vous adonner? Bien sûr, la bibliothèque est à votre disposition, mais, sans doute, n'est-ce pas suffisant. Si nous pouvons vous accorder d'autres détentes, nous le ferons sans problème ». « Éventuellement, si vous pouviez me trouver des couleurs et du papier, j'aime beaucoup dessiner, puis, je ne sais pas trop s'il existerait encore une autre possibilité, mais la musique me manque beaucoup. Je joue de l'alto et j'aimerais pouvoir pratiquer de temps en temps ». « Ne connaissez-vous personne qui pourrait récupérer votre instrument ? » « Peut-être Dolores, ma maman, si vous pouviez la contacter, mais il ne faudrait pas que mon mari la suive ». « Nous allons trouver une solution, pouvez-vous me donner ses coordonnées ? » « Bien sûr ». « Sœur Marie-Danièle vous apportera du papier, des crayons de couleur et de la peinture, moi je vais m'occuper de récupérer votre alto. En attendant nous pouvons vous prêter une guitare ». « Je ne sais pas en jouer ». « Il suffit d'essayer et d'apprendre. Si vous êtes musicienne, cela ne devrait pas être trop difficile pour vous et puis, nous avons une méthode dans un placard, je pense. Venez, je vais vous présenter à notre sœur cuisinière. Dès demain, vous commencerez votre activité avec elle. Je vais aussi vous aider à vous repérer dans notre grande bâtisse. Elle est fort belle, mais demande beaucoup d'entretien et de soin. Suivez-moi ».
Alors qu'elle se levait de sa chaise, le plumage de sœur Marie-Cécile fit un bruit de papier froissé qui provoqua un sursaut chez Disciole. La religieuse remarqua le mouvement involontaire de la jeune femme et s'inquiéta de savoir si tout allait bien. Celle-ci la rassura lui expliquant qu'elle avait entendu un bruit qui l'avait surprise. « Je dois vieillir en ce moment, car je n'ai rien entendu » répliqua la religieuse avec un petit sourire en coin. Une des grandes ailes de la cigogne entourait l'épaule de Disciole alors qu'elles se dirigeaient vers l'office.
Les deux femmes descendirent le grand escalier. La main droite de la plus jeune caressait doucement la rampe, laissant ses doigts jouer avec chaque entaille, gravure et reproduction de liseron. Le contact des creux et des bosses du bois sculpté et abondamment ciré, provoquait chez elle des picotements à la fois agréables et stimulants. Mère Marie-Cécile ne semblait pas faire attention au geste de Disciole sur la main courante. Elle la guida dans un couloir au rez-de-chaussée, à gauche de l'escalier. Elles croisèrent deux sœurs qui répondirent par un léger sourire à la salutation de la jeune femme. La mère abbesse intervint : « Nous vivons dans le silence. Durant la journée, nous ne nous adressons pas la parole, sauf à certains moments de vie communautaire que nous appelons récréation. Si nous avons à parler pour la bonne marche de l'activité, nous le faisons succinctement, n'abordant que le problème en question et omettant toute dérivation verbale quelque autre type de sujet. Le matin, chaque sœur, en prenant son poste, reçoit ou donne les explications nécessaires au bon déroulement du travail. Si elles sont trop nombreuses ou compliquées, il est bon de les écrire et le temps de labeur se déroule dans le grand silence. Bien sûr, si un problème survient, il est alors possible d'interrompre celui-ci. Mais il est demandé de le faire par écris si possible. Vous verrez souvent les sœurs se passer des petits bouts de papiers, ce sont des consignes de travail. Cette pratique permet de ne pas interrompre le silence entre les membres de la communauté. Après le travail, nous nous rendons aux offices9, ces temps de prière rythment notre vie et en sont le cœur. Nous avons : laudes10 le matin, tierces11 et sextes12 dans la matinée, la messe, none13 et vêpres14 dans l'après-midi, vigiles15 le soir au coucher et l'office de nuit les matines16 vers cinq heures. En plus de ces offices, les sœurs prennent au moins une heure de prière silencieuse personnelle. Je vous ai vue assister à certaines de nos célébrations, vous comprenez de quoi je parle ». « Oui, bien sûr, mais leur nom : tierces11, sextes12, none13 etc., pourquoi ? » « Aux premiers temps de la vie monastique, les pendules n'existaient pas, et les religieux se fiaient au lever du soleil. Laudes10 correspondait à l'aube, tierces11 à la troisième heure du jour, sextes12 à la sixième, none13 à la neuvième, vêpres14 à la tombée du soir, vigiles15 à la prière de veille avant de se coucher. Nous avons gardé les termes de l'époque, de la même façon que nous avons gardé les offices en latin avec le chant grégorien. Bon, nous arrivons, je vais vous présenter la sœur cuisinière ».
Disciole s'arrêta net et retint familièrement la mère abbesse par le bras : « Excusez-moi, mais cela veut dire que moi aussi, je vais devoir garder le silence dans mon emploi. Mais si je ne sais pas ou ne comprends pas quelque chose ? » « Ne vous inquiétez pas. Vous n'êtes pas religieuse et donc pas tenue aux mêmes règles que nous. Par contre, je vous demande de respecter un maximum le silence des sœurs avec lesquelles vous travaillerez. Si vous avez besoin, n'hésitez pas à demander des précisions, mais à voix basse pour ne pas déranger les autres. Vous verrez, c'est très facile de vivre cela, dans cette ambiance de calme et de silence ».
Elles entrèrent dans une immense pièce aux murs de pierre épais et aux petites ouvertures. Les fenêtres ne devaient pas, en effet, mesurer plus de quarante centimètres de côté, ce qui donnait une impression d'enfermement malgré leur nombre conséquent. Une grande sœur se retourna. Haute de taille et bien charpentée, elle ne se différenciait des autres que par sa carrure et ses grands yeux verts. Disciole l'avait déjà remarquée lors des offices car elle dépassait ses sœurs de plus d'une tête. Ses yeux pétillaient de malice et de gaîté. Elle s'approcha en silence et inclina légèrement la tête devant sa supérieure. Les trois femmes quittèrent les lieux à l'instant même où la jeune femme remarquait une sœur âgée assise devant une table en train d'éplucher les légumes. Une fois dans le couloir, lieu où elles pourraient discuter sans rompre le silence demandé en cuisine, la supérieure prit la parole : « Sœur Bénédicte, je vous présente Disciole qui viendra, durant une semaine, aider à la cuisine. Elle se remet d'une grosse maladie, donc aucun travail fatigant, mais je pense qu'elle vous sera d'une aide efficace. Je compte sur vous pour l'encadrer dans son activité ». « Bien sûr, ma mère » répondit en souriant la sœur cuisinière. En la détaillant mieux, la jeune femme remarqua qu'elle ne portait pas le grand scapulaire17 gris, que le bas de sa robe était relevé et accroché (sans doute à des boutons, pensa Disciole) et qu'un grand tablier de toile bleue grossière protégeait son habit. De plus, le long et large voile noir était remplacé par un gris, plus petit et sans doute moins gênant pour accomplir son office et ne pas répandre des odeurs de friture partout dans le monastère. N'ayant vu que la sœur infirmière, la mère supérieure ou les religieuses lors de l'office, la jeune femme ne s'attendait pas à ce changement de tenue, mais le trouvait très pratique et logique. Le regard joyeux de la cuisinière se posa sur elle avec bonté. La jeune femme constata alors que ses yeux étaient en forme d'amandes, d'un vert émeraude, magnifique, rehaussés de cils tellement longs et recourbés qu'il aurait été possible de les croire recouverts de mascara. Son visage avait l'ovale parfait d'une olive, sa mâchoire était peu marquée. Sœur Bénédicte faisait penser à une héroïne de manga, jusqu'à sa poitrine que l'on devinait généreuse sous la toile de son vêtement de protection. Dans la vie courante, elle aurait été une femme magnifique et dire qu'elle s'était enfermée dans un couvent…pourquoi?
Disciole fut tirée de ses pensées par la voix de Mère Marie-Cécile : « Nous allons laisser notre sœur à son emploi, j'espère que vous retrouverez sans peine le chemin de la cuisine. Je demanderai quand même à sœur Marie-Danièle de vous y accompagner demain matin, pour que vous puissiez bien repérer le trajet à suivre ». « Merci, ma mère. Si vous le permettez, je ne rentre pas de suite à l'infirmerie, j'aimerais beaucoup profiter un peu du parc ». « Bien sûr, une promenade au bon air vous fera le plus grand bien ». La supérieure s’éloigna d'une démarche légèrement cahotante, due sans doute à quelques douleurs inhérentes à son âge. Disciole ressentait une affection grandissante pour les sœurs du monastère, cependant en elle, émergeaient des questions qu'elle n'osait leur poser. Pourquoi avoir choisi de se couper du monde ? Pourquoi laisser sa beauté cachée sous un simple habit noir ? Pourquoi avoir quitté études ou métiers mais aussi, pourquoi avoir renoncé à une vie d'amour et de famille ? La jeune femme sentait au plus profond de son cœur que ces questions résonnaient en elle par rapport à sa vision actuelle du monde. Elles avaient renoncé à plein de choses et pourtant, elles paraissaient toujours heureuses, souriantes. A croire qu'elles étaient protégées des malheurs et souffrances personnelles par le lieu. Incapable de trouver réponse à ses questions, Disciole se promit d'avoir le courage de les poser à la sœur infirmière. Satisfaite de sa décision, elle rentra dans l'aile du château qui abritait l'infirmerie, pénétra dans sa chambre et s'arrêta muette de surprise. Sur son bureau, des tubes de gouaches, deux fusains, un crayon de bois, une gomme, de grandes feuilles de papier à dessin, un petit cahier d'esquisses, des pinceaux, des pots de yaourt vides (sans doute pour mettre de l'eau) l’attendaient. Elle contemplait les trésors fournis par les sœurs avec stupéfaction. En allant déposer son gilet dans l'armoire, son regard se posa machinalement sur le lit. Nouvelle stupeur : une magnifique guitare aux reflets rougeâtres y trônait aux côtés d'un gros recueil de partitions (sans doute la méthode dont avait parlé la mère abbesse). S'asseyant aux côtés de l’instrument, le gilet jeté négligemment sur le lit, la jeune femme se mit à caresser l'instrument d'un geste léger, hésitant à le prendre pour en jouer. Un coup, tapé à la porte, la tira de sa contemplation. Elle répondit un « entrez » machinal sans réussir à quitter des yeux la guitare aux cordes luisantes qui semblait n'attendre que son bon vouloir pour révéler toute la beauté des sons qui l'habitaient.
Sœur Marie-Danièle pointa le bout de son nez, un franc sourire aux lèvres. « Notre mère m'a appelé après votre entrevue pour me demander de vous trouver ce dont vous aviez besoin. La guitare n'est pas neuve, elle appartenait à sœur Marie-Antoine, avant son entrée chez nous. Il vous faudra sûrement la raccorder, elle doit être fausse comme une casserole. Est-ce que le matériel de dessin vous convient ? Que vous manque-t-il ? » « Oh, rien, il ne me manque rien. Je ne sais pas quoi dire : je ne suis pas habituée à être aussi gâtée depuis quelque temps. Même si, à la maison avec mes parents, je ne manquais de rien, mais cela me semble si loin aujourd'hui ! C'est fou de ne se rendre compte, qu'à partir du moment où nous le perdons, du bonheur qui était le nôtre auparavant. Vous ne croyez pas ? » « Et oui, c'est un peu l'ironie de la vie, il faut vivre l'absence pour saisir le positif de la présence. L'important, Disciole, n'est pas le manque ressenti mais ce qu'il est possible d'en faire. Soit se complaire dans ce sentiment de perte, soit se servir de celui-ci pour avancer, semblable à la force d'élan que donne un tremplin à un sportif. Et ainsi, cette émotion de tristesse peut devenir créatrice, source de vie, de joie et d'épanouissement. Lors d'une promenade à vélo, il faut sortir le nez du guidon pour voir la route et ce qu'il y a devant soi. Dans la vie, c'est la même chose, ne pas rester replié sur soi, mais regarder et envisager son avenir comme un futur rayonnant. Je sais, je sais, c'est bien plus facile à dire qu'à faire. Mais il faut toujours tendre vers cette façon d'envisager son existence ». La jeune femme la fixait avec surprise. Alors qu'elle parlait, la religieuse se transformait elle aussi en une grande cigogne dont l'aile venait l'entourer avec protection. Son long bec était accompagné de mouvements de tête à chacune de ses paroles. Sœur Marie-Danièle se méprit sur l'origine de la surprise de sa patiente et continua son explication : « Aussi surprenant que cela paraisse, c'est une réalité. Tout voir sous un angle positif, est la seule solution. Bon, ce n'est pas tout et je m'égare. Je venais juste vous demander si vous désiriez que demain matin je vous réveille pour vous permettre d'arriver à l’heure à votre travail ? » « Bien sûr. Sinon, j'aurais trop peur de ne pas y parvenir. Vous remercierez bien notre mère de toutes ses bontés et, merci aussi à vous d'avoir pris la peine de me chercher tout cela ». « Ce n'est rien, profitez bien de tout ce qui est à votre disposition. A tout à l’heure pour le repas ».
Disciole prit la guitare en main et fit glisser ses doigts sur les cordes. La fausseté du son fit apparaître une grimace sur son visage. Elle consulta le manuel pour accorder l'instrument et découvrit sous le livre, un petit diapason qui se révéla fort pratique. Elle suivit la méthode pas à pas et réussit à enchaîner deux accords. Une joie folle l'envahie, elle retrouvait enfin la musique ! Un nœud enfoui au tréfonds de son corps venait de se dénouer, elle ressentit alors une liberté et une joie inexplicable. Elle se laissa aller à ce sentiment de bien-être, des larmes apaisantes coulèrent alors doucement le long de ses joues pour aller mourir au coin de sa bouche.
Disciole se réveilla très tôt le lendemain matin. Elle n'eut pas besoin de l'intervention de sœur Marie-Danièle pour se lever. Lorsque celle-ci arriva, la jeune femme était déjà lavée et habillée, assise à sa table, en train de dessiner au fusain. La sœur lui servit son petit-déjeuner avant de partir pour l'office de Laudes. A son retour, elle la guida dans les couloirs du château jusqu’à la cuisine. Sœur Bénédicte était déjà à son poste lorsque les deux femmes arrivèrent. Avec un grand sourire, elle les entraîna dans le cellier pour ne pas rompre le silence des lieux. Elle présenta un grand tablier bleu à Disciole, le lui mit et lui montra comment faire, avec les liens, deux tours de taille. Elle lui demanda ensuite si ça lui plairait de faire une tarte aux pommes. Surprise de se voir confier une telle tâche, la jeune femme qui s'attendait à des besognes moins valorisantes, accepta avec joie. Puis la cuisinière lui proposa de rejoindre sœur Marie-Bernard qui épluchait les fruits pour les couper en tranches fines. Elle n'aurait qu'à pétrir la pâte et réaliser le dessert en utilisant les pommes préparées par la sœur. L'infirmière se retira, les laissant à leurs occupations. Disciole revint dans la cuisine et salua la vieille religieuse qui lui répondit en silence, accompagnant sa mimique d'un mouvement de tête. Elle remarqua que les manches de sa robe étaient recouvertes d'une sorte de tuyau de tissu blanc, épais, resserré au poignet, sans doute pour la protéger des taches ou projections possibles dans son emploi. La jeune femme observa mieux les lieux et admira, au centre de la pièce, une immense table recouverte de formica jaune qui devait faire, à vue d’œil, près de trois mètres sur cent cinquante centimètres. Celle-ci était encombrée, à un bout, d'immenses seaux en plastique et d'une énorme cocotte-minute en aluminium. Sœur Bénédicte lui montra les fourneaux, lui en expliqua l’utilisation à voix basse, sous le regard bienveillant de la sœur âgée, tout accaparée par son épluchage : « En cuisine, les feux de cuisson s'appellent un « piano ». Nous avons deux immenses cuisinières à gaz de six feux chacune, quatre plaques électriques ainsi que trois grands fours ». Les appareils de cuisson étaient en métal émaillés, d'un blanc immaculé, comme s'ils n'avaient jamais servi. La propreté du lieu la surprenait. Au-dessus des fourneaux, une immense baie vitrée recouvrait le tout. Constituée de huit armatures de métal blanc, de la taille d'une fenêtre standard, les plaques de verre cathédrale abritaient d'énormes hottes, permettant une absorption optimale des odeurs. Les murs étaient tapissés jusqu'à « hauteur d'homme », de longues étagères garnies de plats, casseroles, cocottes et saladiers en tous genres. Des bacs en plastique de couleur jaune fané contenaient des couverts de tailles différentes. Sur un des pans de murs, une immense planche de bois peinte retenait grâce à de gros clous, d'immenses louches, cuillères, fourchettes et couteaux de cuisine variés.
« Nous cuisinons pour plus de quarante personnes et avec les groupes que nous accueillons parfois, le nombre de convives peut monter jusqu'à soixante, d'où la nécessité de récipients et casseroles adaptés. Nous faisons une cuisine de collectivité mais nous veillons à la qualité et à la saveur des repas. Quand je t'ai proposé de préparer une tarte aux pommes, je ne t'ai pas précisé que tu allais en faire six. Allez, au travail ! Je t'ai sorti la farine, le sucre, le beurre et la recette si tu en as besoin. Tu as le pétrin pour la réaliser, c'est plus facile et rapide ; mais, si tu veux la faire à la main, libre à toi ». Sœur Bénédicte accompagna ses paroles d'un geste précis désignant un gros appareil que Disciole, toute à ses découvertes, n'avait pas remarqué. Il était composé d'un large bol en acier inox pouvant contenir plusieurs kilos de farine. Un lourd bras articulé muni à son extrémité d'un large fouet descendait à l'intérieur de la jatte. Sur la base de l'appareil, un bouton de réglage de vitesse permettait une utilisation du pétrin adaptée. Sur l'étagère suivante, dans une caisse en bois, peinte en gris, une tige de pétrissage, un fouet à sauces pouvaient remplacer celui qui était monté actuellement. Sans un mot, la sœur cuisinière lui montra comment lever le bras du robot ainsi que la méthode pour changer le fouet. Ensuite, elle inséra la tige de fer, puis guida Disciole vers la table où une balance de cuisine trônait avec les ingrédients disposés autour, dans des seaux en plastique blanc. La jeune femme se mit à préparer la pâte à tarte avec soin. Elle était tellement plongée dans sa tâche qu'elle n'entendit pas la cloche sonner l'office de Tierces11. La sœur cuisinière lui précisa qu'elle se rendait à la chapelle pour prier et qu'elle reviendrait reprendre son travail après. « Mais la préparation du repas ? » demanda Disciole. « Tout est calculé pour, j'ai arrêté le feu sous les casseroles, le temps de la prière, la cuisson reprendra après. Ne t'inquiète pas, je reviendrai vite ». La jeune femme lui sourit et regarda les deux sœurs partir. Elles lui faisaient confiance, la laissant seule dans le lieu. Cette attitude des religieuses la touchait beaucoup. Elle se mit au travail avec plaisir et sa matinée passa très vite. Après une semaine d’aide à la cuisine, il lui fut proposé de connaître le travail de la buanderie, puis de la basse-cour, du jardin et aussi de la sacristie dont sœur Théophane avait la responsabilité.
Dès son entrée dans la chapelle, Disciole fut saisie par l’atmosphère paisible et « habitée » du lieu. Le terme « habitée » pourrait sembler inexact car l’endroit était à ce moment précis, vide de toute présence humaine, mais une énergie de vie presque tangible flottait dans l’espace. Un sentiment de plénitude régnait dans l’air, provoquant un abandon de toute tension interne. Sœur Théophane qui arrivait sur les pas de la jeune femme ne put s’empêcher de sourire devant son immobilité et l’expression de surprise heureuse qui se lisait sur son visage. Elle se mit à préparer les livres de messe discrètement pour éviter de tirer Disciole de sa bienheureuse torpeur. Une dizaine de minutes passèrent avant que celle-ci ne se rende compte de la présence active et silencieuse de la religieuse. Ses premiers mots furent des excuses très vite interrompues par le sourire bienveillant de la sacristine, qui l’invita à découvrir les livres d’heures des sœurs : « Vous êtes musicienne, je crois ? » Sans attendre une réponse aussi évidente qu’inutile, sœur Théophane continua : « Nous chantons du Grégorien18, tous nos cantiques ont traversé des siècles et des générations de prières. Les mélodies qui portent nos louanges datent des premiers temps de la vie monastique. Bien sûr, elles se sont améliorées et développées, mais l’esprit et l’harmonie d'origine sont conservés. Regardez l’écriture, les notes sont carrées et seule la clé d’ut19 est utilisée. Nos chants s’élancent à l’unisson vers le ciel, aidant notre communauté à vivre l’unité et l’accueil fraternel tout en portant le monde et ses douleurs dans notre intercession ». Disciole souriait intérieurement devant le lyrisme des mots utilisés par la religieuse. Tout en prêtant attention à ses dires, la jeune femme la contemplait avec attention. La sacristine était loin d’être belle, son visage était anguleux, son menton carré et saillant, ses pommettes osseuses formaient deux protubérances qui donnaient l’impression que ses deux petits yeux marron étaient enfouis au creux d’un vallon escarpé. Mais la vie, l’enthousiasme et la poésie qui habitaient ses propos, transformaient son visage ingrat en l’habillant de bonté et de douceur. « Allez, si nous nous mettions au travail, qu’en pensez-vous ? » Disciole acquiesça de la tête en silence et aida à préparer, la patène20, les hosties21, le calice22, les purificatoires23. En apportant deux petits flacons de cristal, sœur Théophane précisa : « Ce sont les saintes burettes24, il faut les manier avec précaution, elles sont fragiles ». La jeune femme eut beaucoup de peine à réprimer le fou rire qui éclatait en elle. Mais le regard pur et innocent de la religieuse ne permettait pas de rire aux dépens de réalités auxquelles elle attribuait un rôle sacré, sans voir aucunement le double sens érotique qui avait envahi l’esprit de Disciole.
Une fois revenue dans sa chambre, la jeune femme s’allongea, se demandant si elle pourrait, de temps en temps, participer aux offices. Sûre que les sœurs seraient partantes, elle hésitait pourtant à se retrouver dans une atmosphère religieuse qui pourrait éventuellement l’étouffer. Entendant la fin de l’office sonner, elle se dirigea vers le réfectoire des sœurs. Cela faisait huit jours qu’elle partageait leurs repas. Sa présence, au cœur de cette communauté pourtant silencieuse, l’aidait à ne pas sentir trop seule, ni abandonnée, car les sourires ainsi que les petits gestes discrets et prévenants, tels que tendre une salière ou proposer de l’eau avec un regard bienveillant, la réconfortaient vivement. Par contre, la lecture faite d’une voix tant monotone que monocorde la « gavait » vite. Surtout que le choix des lectures ne convenait pas à ses goûts de fantastique et de fiction. Le repas commençait toujours par quelques titres ou articles savamment raccourcis du journal « la Croix » suivis d’un ouvrage spirituel. Celui qui était lu actuellement, parlait de la vie de saint Hubert, décrivant de façon, parfois déroutante, les faits miraculeux qui avaient jonché son parcours de croyant.
De retour dans sa chambre, elle se mit à crayonner sans réfléchir, mêlant les couleurs au hasard, les yeux rivés sur le parc, tout en débordant souvent de la feuille. Elle se rendait compte de ces écarts lorsqu'une fois le crayon sorti de la feuille, ayant dérivé sur le bois de la table, il retrouvait le contact mœlleux du papier. Instinctivement, sa main se repositionnait au bon endroit qui accueillait les couleurs choisies avec une douceur déconcertante. Cette activité dura longtemps et la cloche annonçant l’office de None13 brisa net son élan. Elle contempla alors le gribouillis qu’elle pensait avoir dessiné et resta bouche bée devant le résultat fascinant qui apparaissait sur le papier douloureusement crayonné. Une croix s’élançait vers le haut de la feuille, ses bras souplement tendus dans une forme d’arc bandé. Elle semblait s’élever vers une lumière éblouissante qui se répandait à partir du haut droit de la feuille jusqu’à la moitié inférieure de la page. Le résultat du dessin était de toute beauté, surprenant de grâce et de légèreté. Disciole contemplait silencieusement ce motif qu’elle n’avait pas cherché à dessiner. Tout en se demandant ce que cela signifiait, elle se détendait en s’appuyant avec nonchalance sur le dossier de sa chaise, les jambes détendues et légèrement pliées. Elle cacha son dessin sous d’autres feuilles posées sur le bureau et sortit se promener dans le parc. C’est lors de cette promenade qu’une certitude jaillit en elle : « Il fallait qu’elle participe à la prière des sœurs, c’est cela que signifiait l’apparition de la croix sur son papier ». Elle demanderait donc à sœur Marie-Danièle de pouvoir assister de temps à autre aux offices.
Les sœurs accordèrent à Disciole la possibilité de participer à certains temps liturgiques. Les religieuses réfléchirent simplement à la question de savoir dans quel endroit de la chapelle la jeune femme pourrait se mettre, car il était nécessaire de garder son anonymat pour la protéger tant que son divorce n’était pas prononcé. Mais le fait qu’elle ne soit pas bénédictine ne permettait pas sa présence parmi les sœurs portant l’habit, ce qui pourtant aurait été la meilleure des protections. C’est la sœur infirmière qui trouva la solution : la jeune femme se mettrait dans un des renfoncements du côté de la sacristie. C’est dans ce lieu que se tenaient les sœurs trop malades pour suivre le déroulement des offices debout. Cette alcôve était dérobée au regard des personnes qui pourraient venir prier avec les religieuses. Il fallait vraiment scruter tous les recoins de la chapelle pour remarquer ce lieu et rares sont les gens qui viennent pour inspecter une église plutôt que pour prier. Le problème du placement étant résolu, Disciole sut qu’elle pourrait participer aux offices selon son désir. Seule restriction : sœur Marie-Danièle refusait de la voir à la prière de nuit et à celle du matin, arguant que son état de santé nécessitait encore beaucoup de repos. La jeune femme se mit à vivre dans la journée le même rythme d’offices que les sœurs, tout en continuant de participer aux travaux quotidiens dans le monastère. Lors d’une messe, Disciole se laissait porter par les envolées des airs grégoriens. Cette musique a une spécificité de développements mélodiques particulièrement incantatoires et répétitifs, malgré de légères variations dans les arias chantés. Le côté abrupt et pourtant lancinant de ces mélodies enveloppées de réitérations vocales, vous pénètrent profondément. Ce phénomène se rapprochait un peu de « l’effet d’envoûtement » provoqué par les mantras25 des moines tibétains. En se laissant prendre par la musique grégorienne, la jeune femme se laissait porter par une puissance d’énergie qui la dépassait. Ses yeux se voilèrent très légèrement. Elle commença à être entourée de volutes vertes auxquelles vinrent se joindre d’autres torsades jaune-orangé. Disciole se retrouva entourée d’un cocon aussi épais que chatoyant au sein duquel elle se laissa aller, rapidement envahie d’un sentiment de bien-être profond. Aucune crainte ne l’habitait. Elle s’était depuis longtemps habituée à ces bandeaux qui, sans jamais prévenir, débarquaient dans sa vie, comme pour lui faire passer un message particulier. Cela faisait longtemps que de telles couleurs vives et chatoyantes ne l’avaient enserrée. Elle essaya de se rappeler les fois où de telles teintes s’étaient révélées à elle et le souvenir de ses vacances en Bretagne, avec sa marraine, lorsqu’elle était enfant, lui revint. La jeune femme se trouvait plongée dans ses souvenirs lorsqu’un léger bruissement de l’air, la ramena au cœur de la cérémonie. La scène qui se déroula alors sous ses yeux, la laissa bouche bée. Les sœurs, toutes à leur prière se développant en envolées lyriques, commençaient à devenir de majestueuses cigognes. Leur habit noir et blanc se transformait en plumes, leur voile s’affinait pour former un long cou élégant, leur tête diminuait tandis que leur nez se transformait en un long bec pointant vers le plafond de la chapelle au-dessus de l’autel. Leurs bras devenus des ailes se déployaient, se rejoignant, s’emboîtant entre eux pour former un immense cône ouvert à sa base, canalisant ainsi les mélodies, les propulsant vers la sainte table. Les volutes se resserraient sur Disciole provoquant une sensation de bien-être libérateur. Elle restait figée, contemplant la beauté des oiseaux, toute enivrée de chants grégoriens, caressée par les rubans nacrés. Le souffle commença à lui manquer, elle se laissa alors aller dans un état second, de torpeur bienheureuse et libératrice. La jeune femme se sentait légère et apaisée, protégée par l’ombre des ailes des cigognes de la paix.
Un murmure la tira de cette situation agréable : « Disciole, Disciole revenez à vous. Répondez-moi ». Elle ouvrit les yeux, réalisant qu’elle se trouvait allongée sur le sol froid et dur et que sœur Marie-Danièle posait sur elle un regard angoissé. « C’est bien, respirez doucement, calmement. Voilà, vous reprenez votre souffle. Vous avez perdu connaissance et chuté, j’ai eu si peur. Allez, relevez-vous, je vais vous raccompagner dans votre chambre et j’appellerai le médecin pour qu’il vous ausculte ». « Mais non, je vais bien. Les cigognes, est-ce qu’elles sont toujours là ? » « De quoi parlez-vous ? Venez-vous coucher, vous vous êtes sans doute trop fatiguée ces derniers temps ». La religieuse l’aida à se relever, la guidant vers la partie de l’infirmerie où elle avait été installée à son arrivée au monastère. Elle l’aida à ôter son gilet, ses chaussures et ouvrit le lit, pour qu’elle puisse s’allonger. La tête à peine posée sur l’oreiller mœlleux, Disciole sombra dans un profond sommeil peuplé d’oiseaux et de chants mélodieux. A cause de cet incident, la jeune femme fut dispensée de travaux communautaires et se retrouva malgré elle, désœuvrée dans sa chambre avec pour seules activités les promenades dans le parc ou la musique. Elle se réfugiait souvent à la chapelle pour réfléchir à sa vie, mais elle ne voyait plus de volutes colorées. Elle pouvait encore, dans la journée, participer aux offices, ce qu’elle appréciait beaucoup. Ceux-ci lui apportaient un sentiment de paix et de bien-être qu’elle avait rarement ressenti dans sa vie antérieure.
Une convocation chez la mère supérieure allait soudain bouleverser sa vie. Mère Marie-Cécile l’accueillit dans son bureau avec bonté. Une fois Disciole assise en face d’elle, la religieuse prit la parole. Sa voix était empreinte de gravité et la jeune femme eut un mauvais pressentiment. « Vous n’ignorez pas que notre souci premier est votre sécurité. Nous ne savons pas comment il a pu le faire, mais votre ex-mari a retrouvé votre trace et découvert votre cachette chez nous. Vous a t-il aperçue à la chapelle ? Son avocat a t-il appris votre lieu de résidence et le lui a t-il révélé ? Nous n’en savons rien. Mais il a plusieurs fois fait des esclandres à l’accueil et menacé la sœur hôtelière, réclamant votre retour au domicile conjugal. Ce n’est donc plus possible pour nous de vous garder parmi nous, autant pour votre tranquillité que pour la paix de cette maison ». Disciole avait blêmi aux paroles de la religieuse. Elle avait l’impression qu’un grand vide s’ouvrait sous elle, prêt à l’engloutir. La supérieure qui avait conscience de l’impact que pouvaient avoir ses paroles sur la jeune femme continua avec beaucoup de douceur dans la voix. « Avec sœur Marie-Danièle, nous avons réfléchi à une solution positive pour vous. Nous sommes en lien avec d’autres religieuses d’une congrégation différente et surtout qui ont leur couvent dans un département plus éloigné de votre ancien lieu de résidence. Si vous êtes d’accord, nous pouvons leur demander de vous accueillir, dans des conditions identiques à celles que vous avez aujourd’hui, c’est-à-dire, un accueil au pair. Je crois que c’est la meilleure solution, autant pour vous que pour notre communauté religieuse. Qu’en pensez-vous ? » La jeune femme hocha la tête silencieusement. Elle ne pouvait parler. Le moindre mot risquait de provoquer un torrent de larmes, qu’elle ne voulait pas imposer à la mère supérieure. « Vous pouvez retourner dans votre chambre et préparer vos affaires. Gardez la guitare, les crayons de couleur ainsi que tout ce que nous avons partagé. Tout cela est à vous maintenant. Vous partirez en voiture de nuit avec Sœur Marie-Danièle et sœur Bénédicte qui vous conduiront chez les sœurs du Sauveur. L’obscurité favorisera la discrétion du transport et votre sécurité ainsi que celle de mes sœurs. Le trajet durera à peu près deux heures. Au départ du monastère, nous devrons vous dissimuler dans le véhicule. Qu’en pensez-vous ? » Mutique, Disciole acquiesça d’une simple mimique. « Vous comprenez qu’il n’y a pas d’autre choix actuellement ? »
La jeune femme, sentant de l’inquiétude dans la voix de la religieuse, se força à répondre, tout en essayant de maîtriser les sanglots qu’elle sentait monter en elle : « Oui, bien sûr, c’est évident. Merci beaucoup de tout ce que vous avez fait pour moi et de tout ce que vous m’avez offert. Je ne sais pas si je pourrai vous remercier un jour à la hauteur de vos bontés à mon égard ». La réponse de la mère supérieure la surprit : « Nous n’avons fait que partager avec vous, ce que nous avons reçu gratuitement. Le seul remerciement à faire, revient à Dieu. Une façon de montrer votre reconnaissance serait de façonner votre vie en un champ de bonheur et de joie que vous pourriez partager à votre tour et offrir à tous ceux que vous rencontrerez. L’amour est la seule chose en ce monde qui se répande sans limite de lieu ni de personnes. Soyez un témoin de la bonté dont le Seigneur vous a comblée. Soyez en paix et sachez que nous ne cesserons de vous porter dans notre prière ». Elle se leva et vint embrasser Disciole sur la joue, tout en traçant de son pouce une croix sur son front. La jeune femme articula un faible merci et alla se réfugier dans sa chambre. A peine arrivée, elle se jeta sur son lit, pleurant à gros sanglots jusqu’à ce qu’un sommeil profond l’envahisse.
C’est la main ferme de sœur Marie-Danièle, la secouant doucement qui la réveilla. Disciole se redressa pendant que la religieuse ouvrait une petite valise qu’elle avait apportée avec elle. « Je vais vous aider à ranger vos affaires, nous partirons après le repas du soir. Ne vous inquiétez pas, vous verrez que les sœurs du Sauveur sont très accueillantes ». « Je vous crois » répondit la jeune femme, mais le son de sa voix prouvait qu’elle prononçait ces mots sans conviction. Le dîner lui parut lugubre malgré les regards bienveillants que les sœurs posaient sur elle. Ensuite, elle partit chercher le reste de ses affaires dans sa chambre, l’infirmière ayant déjà chargé la valise dans la voiture communautaire. Du pas de la porte, elle contempla la pièce avec nostalgie, son regard s’arrêtait sur chaque meuble avec attention comme pour en graver dans son esprit le souvenir d'une encre indélébile. Fermant la porte avec tristesse, elle se dirigea vers le parking du monastère. Sœur Bénédicte et sœur Marie-Danièle l’attendaient près d’une « 4 L » peinte en orange fané. La couleur du véhicule contrastait avec le noir et blanc de l’habit monacal. « Pas très discret la bagnole » pensa intérieurement la jeune femme. C’est la sœur cuisinière qui prit la parole : « Disciole, pour la première partie du voyage, vous allez vous allonger sur la banquette arrière. Nous vous cacherons avec un plaid, ainsi, si votre mari ou un de ses amis surveille les va-et-vient, il ne pourra pas vous remarquer ». Devant le regard ahuri de l’intéressée, la sœur infirmière compléta : « C’est peut-être une précaution inutile, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Vous en profiterez pour somnoler et vous reposer, à défaut de dormir vraiment ». Sans répondre, Disciole pénétra dans l’habitacle, essayant de trouver comment s’allonger de manière confortable. Ses jambes dépassaient de la banquette et retombaient lourdement sur le tapis de sol. Les armatures en fer du siège lui coupaient la circulation sanguine, provoquant des « fourmis » dans ses mollets. Elle tenta de se recroqueviller mais dans cette position, c’étaient ses genoux et la moitié de ses cuisses qui se trouvaient dans le vide et la barre de fer du siège lui faisait mal. Disciole se décida pour la première posture et se coucha sur la banquette. Sœur Marie-Danièle, la recouvrit d’un tissu de toile grossière, épais et rugueux puis claqua la porte arrière de l’automobile. La jeune femme sentit le véhicule s’abaisser sous le poids des deux religieuses et le claquement violent des portières lui résonna douloureusement dans les tympans. La petite voiture démarra en hoquetant. Les sœurs se mirent à réciter un chapelet26 qui barba tellement Disciole qu’elle s’endormit rapidement.