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Au fil des pages de ce recueil de nouvelles, les personnages ne succombent pas à la mort : ils disparaissent, laissant derrière eux l’empreinte d’un secret indicible. Une mère s’évanouit après avoir confié à un proche le calvaire de sa fille assassinée par les fascistes espagnols. Mamie s’efface, son existence léguée à une femme incapable d’en saisir toute la profondeur. Dans un hôpital, un homme consacre cinquante années à regarder la télévision, observant les morts médiatiques comme des spectres errants, jusqu’à comprendre l’inanité de la vie et s’effacer à son tour. Enfin, dans un monde assourdissant de vacarme et d’absurdité, d’autres personnages se dissolvent dans l’insignifiance, incapables de percer le mystère de leur propre existence. Chaque page interroge : est-ce là l’inéluctable destinée des êtres, qu’ils soient réels ou figés dans une image ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour
Farid Paya, l’écriture est un moment unique, une véritable passerelle entre lui et le monde. Auteur de onze œuvres, il en a consacré six au théâtre, publiés chez L’Entretemps et L’Harmattan, et cinq à la fiction, dont quatre chez Le Lys Bleu Éditions. Il a également contribué à cinq ouvrages collectifs sur le théâtre, édités par Actes Sud et L’Entretemps.
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Seitenzahl: 187
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Farid Paya
Disparitions
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Farid Paya
ISBN : 979-10-422-5819-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les nouvelles qui suivent explorent des mondes très variés où il est possible de disparaître après avoir livré une vérité qui soulage une vie en partance.Pourrait-il y avoir une relation entre notre disparition, et une parole essentielle qui nous résume, après laquelle il nous est possible de disparaître en paix ? La vie nous donne-t-elle possiblement l’occasion d’associer notre finitude à une dernière parole ?
La fiction m’a permis de situer des personnages dans ce rapport. La mère dans « L’arbre écarlate » choisit de se dire, à un homme de rien qu’elle méprise. Le récit s’achève avec une dernière parole secrète si longtemps retenue.
Mamie, fatiguée, va se raconter à un ange, peut-être inconnu, qui ne la comprend que trop bien. Ce sera la délivrance et la disparition. Évariste Galois meurt après avoir légué en une seule nuit, son ultime découverte à la postérité. Avoir dit l’essentiel mérite peut-être la mort.
Le fantastique, si fantastique il y a, provient de l’énormité du réel. Dans « Zina, Zina », la réalité s’achemine vers l’incroyable. Dire la guerre atteint la fiction dès lors que surgissent des événements inqualifiables.Une fois que Zina aura parlé, livrant son secret, Pavel pourra la tuer. À son tour, Pavel sera tué, une fois son récit énoncé. L’inadmissible sera tu. Ils disparaissent. Faut-il viser la parole juste, au risque d’en mourir ?
Une narration insensée guide un grabataire qui se nourrit d’images guerrières télévisuelles dans « Les morts du Golfe ». Quel est le rapport entre l’image et la réalité ? Comment les deux termes paraissent et disparaissent, s’enchevêtrent, s’amalgament ?
Quelle est la réalité de cet écrivain médiocre qui se voit disparaître dans sa vie, comme dans la fiction romanesque, « Sally », qu’il écrit ? Fiction et réalité changent d’emplacement. Vivants ou morts, les personnages deviennent de temps à autre des restes d’un imaginaire romanesque défaillant.
Au fil des récits, la réversibilité entre ce qui existe et ce qui disparaît devient incernable. Cela est figuré dans « La conquête de l’ombre » qui s’achève dans le fantastique.
Le discernable et l’indiscernable se jouent l’un de l’autre dans les trois derniers récits.
R., le personnage principal, n’existe pas, ou bien ne fait que devenir à être pour disparaître, à tout instant, comme un fantôme, comme un rêve le long des trois journées qui lui sont consacrées.
On le trouva mort parmi un amas de pierres aux abords du Temple expiatoire, la Sagrada Familia. C’était l’aube. Un chien léchait les traces de vomissure qu’il portait sur le visage. On inspecta sa demeure. Face à une fenêtre grand ouverte, quatre feuillets dactylographiés cloués sur une table luttaient avec le vent.
Je m’appelle Pedro Antonio Valdes. Je suis né à Barcelone. Par paresse, j’ai rarement quitté cette ville. J’y ai vécu fasciné par le ventre déchiqueté de l’immense Sagrada Familia. J’ai souvent approché la cathédrale inachevée pour observer son unique façade déliquescente dédiée à la nativité, et cet arbre pétrifié rendu à la mort, très haut placé entre quatre tours. Antonio Gaudi y Cornet a consacré quarante-trois années de sa vie à concevoir ce sanctuaire, et outre le doute, son esprit a dû percevoir les infinies facettes de l’œuvre parfaite. Mais son regard de mortel n’a vu que des fragments tourmentés. Le temple inachevé ressemble à une ruine. Cette imperfection me convient. J’ai soigneusement compté les blocs de pierres taillées qui reposent, à même le sol, contre les flancs de l’œuvre à venir. Ces pierres ne sont jamais tombées. Elles sont encore neuves et attendent leur ascension vers une hypothétique voûte à venir. Il m’importe peu que cela se fasse ni que la Sagrada Familia s’achève. Sur ses pierres inertes, j’ai guetté au fil des ans la trace des intempéries, la brisure insidieuse et les signes de la corrosion, cette autre face de l’absolu. Cette occupation stérile m’a maintenu en vie. Elle en valait bien une autre. Avec les hommes, j’ai agi pareillement.
J’ai peu de souvenirs d’enfance. Mon adolescence fut inutile. J’ai consacré l’autre part de mon existence à la rubrique des faits divers d’un journal qu’il importe peu de nommer. J’ai vécu par procuration, nourri par les passions des autres, relatant leurs crimes insignifiants, ayant soin d’ornementer chaque fait de superlatifs convenus destinés à captiver l’attention du lecteur indécis. J’ai employé jusqu’à l’usure les mots « horrible », ou « ignoble », à propos d’un vol banal, ou d’un viol présumé. L’épopée franquiste fut une époque trouble. J’en garde un souvenir faste. Le souci de l’ordre établi accorde toujours une place convenable aux menus délits d’une société. Je puisais mes sujets parmi les racontars circulant dans les ramblas ou dans les quartiers pauvres du bord de mer, là où le sable est bien terne. Cela emplissait un vide en moi. Avec l’âge, mon indifférence n’a fait que croître. Je ne crois pas en la grandeur de l’homme. Les meilleures destinées sont les plus secrètes. Si je révèle à présent celle de la mère, c’est que ma mort est probablement proche et que brutalement le silence m’effraye.
J’ai peu voyagé, je l’ai déjà dit. Mes voyages étaient toujours ennuyeux et d’ordre professionnel, sauf ceux qui ont eu trait à cette vieille paysanne des Asturies, celle que je nomme la mère. Je l’avais rencontrée dans le pays minier tandis que j’enquêtais de façon désinvolte sur une affaire qui se révéla politiquement suspecte. Il me fallut abandonner et errer dans des villages inconnus et muets, car, en ces temps, les trains étaient rares et incertains. La tranquillité de cet égarement me convenait. Je somnolais aux terrasses des cafés. La nuit, je dormais dans un hôtel Calle Burgos.
Je ne crois pas au hasard. J’étais là pour rencontrer la mère. De fait, ceci advint. Elle me regarda comme un prédateur regarderait sa proie. Son visage était clos. Rien en elle n’incitait au dialogue. Mais j’avais décelé dans son œil une indubitable invitation. Je suivis sa silhouette noire sous le soleil. Je la retrouvai sur le pas de sa porte. Indifférente, elle me laissa entrer. Dans son jardin, un arbre d’une espèce inconnue figurait parmi les pierres. Je sus plus tard qu’il n’avait pas son pareil dans la région. J’interrogeais la mère sur l’arbre, mais aussi sur la guerre civile. Certaines violences étaient encore à portée de la main. Faut-il encore le dire ? La mort des autres m’a toujours fasciné. Je voulais savoir. Elle resta muette. Le temps de la parole n’était pas encore venu. Il me fallait revenir.
Pour revoir la mère, je fis d’interminables voyages dans l’odeur rance des trains où braillent des enfants que les femmes giflent puis embrassent pour un rien. Puis j’ai marché des heures entières sur une terre violette jusqu’au village. La dureté de cette paysanne était sans limites. Elle travaillait la terre de façon arrogante. Son silence m’imposait une patience intolérable. Au printemps, l’arbre se couvrait de fleurs rouges que le vent disséminait au loin.
Avec elle, j’ai partagé le pain et l’huile et ma présence semblait lui convenir. Je devenais une pierre sur son chemin. Une obsession grandissait en moi. Tout être contient un secret qui lui donne consistance. Je voulais posséder celui de la mère. Cela, elle le savait, mais le temps n’était pas encore venu et je la regardais traire les chèvres.
J’avais su grâce à quelques voisines bavardes qu’elle avait eu deux enfants. L’aîné dont elle taisait le nom portait encore l’insigne du milicien, et la plus jeune s’était nommée Maria. Il était difficile d’en savoir plus. Je recourus à la patience et à la ruse, à cette présence insignifiante qui m’est coutumière. Par bribes, au gré des conversations, je parvins à saisir des fragments du passé, que j’ordonnais dans ma mémoire. Le père était mort dans une ravine, au cours du neuvième et dernier jour de la brève révolte des mineurs des Asturies. Tandis que les drapeaux rouges et noirs sombraient dans les feuillages de l’automne, quelques atrocités avaient été commises. C’était en octobre 1941. Pour la mère, tout cela n’avait duré qu’un instant. Le reste se confondait avec l’absence. Celle de Maria avait duré deux ans.
En cette journée d’octobre, la jeune fille silencieuse avait regardé le corps du père criblé de balles. Puis elle s’en était allée vers le sud, à Madrid peut-être, en quête d’une possible vengeance. Je n’ai rien pu savoir de plus. Les femmes se signaient en silence.
J’attendis quatre années, entre les pierres du village et celles de la Sagrada Familia. Puis je reçus une lettre rudimentaire. Le temps était venu. Je refis le voyage. C’était l’hiver. Sur le pas de sa porte, la mère m’attendait. Elle désigna ma place habituelle face à l’arbre. Je m’assis sans la regarder, mais son corps était proche du mien et nous étions comme deux pierres. Sa parole fut aussi massive que ses silences.
« Maria, je l’ai revue. C’était son corps qu’on m’apportait. Je n’aimais pas ces trois soldats qui touchaient son visage exsangue. Le plus âgé, craignant le silence, ne cessait de parler, et sa bouche puait comme une tombe. Le plus jeune, bien trop jeune, semblait s’excuser. Il m’inspirait encore plus de haine. Je méprise la maladresse. Ils voulaient que je reconnaisse le corps, mais je me suis tue. Ils ont hurlé, craché sur ma fille, et je me suis tue. Ils m’ont raconté sa mort, et sa fuite dans le dédale d’une ville inconnue. Je n’ai pas tremblé. Ils m’ont dit son agonie. J’ai pu tout imaginer jusqu’à l’odeur des égouts, la fadeur du crépuscule et les aboiements des chiens. Elle courait, eux, la poursuivaient. J’ai entendu la première balle, la seconde, les râles et les rires. J’ai vu l’instant impalpable où la vie s’en va, transformant un être en objet inerte. Ils m’ont suggéré toutes sortes de détails. J’ai vu un homme uriner et un autre couché sur elle, ou plutôt sur ce qu’elle fut. J’ai vu le sang sur leurs chemises et un sexe s’enfoncer dans la plus vaste plaie produite sur cette blanche chair. Vérité ou mensonge, j’ai entendu tout cela. Je l’ai lu sur la bouche des soldats et je me suis tue. Je les ai laissé parler. J’attendais la nuit. Ils allaient s’épuiser. Cela, je le savais.
« Le soleil approchait l’horizon. Le ciel devenait limpide comme les paupières de la morte. Ils s’étaient enfin tus. Je les ai regardés partir, eux et leurs ombres exagérées. Puis j’ai passé la nuit entière à hurler dans les mines et la terre n’a pas tremblé. À l’aube, sous un ciel intact, Maria était toujours là, posée sur la terrasse, le ventre moite de rosée. Moi, et les miens, nous n’avions pas droit à l’église ni à son cimetière. Je l’ai enterrée face à la maison. Depuis, un arbre a poussé sur son corps. Chaque printemps, il fleurit. Le vent porte au loin les pétales. Ils sont d’un rouge écarlate. Ce sont les lèvres de ma fille. Elle aimait cette terre. Je dis qu’à chaque printemps, ses lèvres vont se poser encore plus loin sur les collines. Voilà ce en quoi je crois. Cet arbre est encore jeune et vigoureux. Il vivra vieux. »
Elle se retourna vers moi pour la première fois : « Pars, et surtout tais-toi. Ta lâcheté t’y aidera. » Et je perdis son visage.
Elle rentra dans la maison. C’était l’hiver. Je passai la nuit dans l’enclos de pierre, ramassé sous l’arbre nu, moi-même brisé, telle une pierre fendue par le gel. À l’aube, je m’en allais. Peu de temps après, j’appris la mort de la mère. Cela ne m’étonna guère. À présent, elle peut être la clef de voûte d’un ciel impalpable ou d’une abominable église gigantesque, temple de toutes les expiations. Je ne peux lui pardonner. Me sachant inerte comme les pierres de son jardin ou celles de la Sagrada Familia, elle m’avait choisi pour me parler. Par ignorance, j’avais cédé au jeu, écouté son histoire. Je reste imprégné de la terrible présence de cette femme. J’ai perdu le sens de la banalité, sans qu’autre chose vienne combler ce vide en moi.
Je suis un homme fatigué. Les pierres de la Sagrada Familia sont restées dures. Une vaste douleur ronge la partie gauche de ma poitrine. Je manque d’air. Mon secret est le silence. J’aimerais tant que le premier humain qui me lira meure de tristesse.
Nota : Dans son récit, Pedro Antonio Valdes peut être comparé aux pierres patientes qui figurent dans certaines légendes d’Orient. Ces pierres silencieuses écoutent parler celui ou celle qui souffre. Elles absorbent toutes les peines et toutes les paroles, puis se brisent. Alors l’être qui a souffert retrouve une paix durable. Mais je crois que ni la mère ni Pedro Antonio Valdes n’ont vraiment su ce qui leur arrivait. L’une agissait par mépris, l’autre par lâcheté.
UNE VOIX : « Descends et sauve-la. »
L’ANGE : « Elle a commis deux crimes. »
LA VOIX : « Qu’importe ! »
L’ANGE : « Et ceux qui l’entourent ? »
LA VOIX : « Abandonne-les en plein sommeil ! »
L’ANGE : « Pour toujours ? »
LA VOIX : « Pour toujours ! »
L’ange plongea.
Ce fut une descente en chute libre vers la face obscure de la terre, un frisson de tout le corps à travers le ciel de l’été, suivie d’un bruissement de feuillages, et l’ange pantelant se posa sur un arbre du boulevard, sa face livide zébrée par le clignotement des enseignes pornographiques. Patiemment, il se mit à vous attendre, Mamie. Il scrutait la foule et vous veniez comme une barque à l’abandon portée par cette masse humaine, liquide, coulant le long du trottoir. Vous vous êtes arrêtée en cet endroit où tout allait commencer pour en finir, face au numéro 87, chiffre de votre âge, la coïncidence était voulue et l’ange sautilla sur un réverbère pour être suspendu au-dessus de vous, se félicita d’avoir si bien débuté sa première mission, guider votre ultime parcours vers un banc de la contre-allée du boulevard Rochechouart.
Vacillante et bedonnante sur vos guibolles raccourcies par l’âge, mais autoritaire, vous attendiez sur le bord du trottoir, votre canne tendue vers le flot ininterrompu des voitures. Comme Moïse face à la mer Rouge, vous vouliez traverser. Depuis d’innombrables jours, vous souhaitiez que ce trajet soit le dernier, mais le temps tardait à venir. Une vague inquiétude remuait votre lèvre inférieure. L’ange veillait, mais rien ne pressait, pas même votre hâte d’en finir. Il savourait sa première vision de la planète Terre et vous observait, sachant que vos vœux seraient prochainement exaucés.
Un imperméable gris enserrait votre abondante chair ramollie, et vos démons du moment, Évelyne et Léon, vous encadraient, édentés et hagards. Comprimés par le mouvement irrégulier de la foule, ils imposaient à votre corps une danse grotesque contraire à vos habitudes. En ce soir de juillet, ces deux monstres, pris d’une pitié stupide, mendiaient pour renflouer votre vieillesse à l’abandon, et leur inconséquence provoquait en vous une gêne inutile.
Ils arrivaient dans votre vie comme un blasphème, munis d’une compassion exprimant leur propre désarroi. Utilisant votre chair avilie comme prétexte, ils trafiquaient leur solitude prodigieuse par un subterfuge d’ordre nutritif, vous condamnant à vivre : « Mamie a faim ! ». De fait, vous comptiez peu, ils se servaient de vous pour fuir leurs misères. Cela ne vous dérangeait guère, un abîme vous séparait d’eux malgré la proximité des corps et des odeurs. Vous aviez cessé d’être le refuge des détresses, vous deveniez inutile au monde et cela vous rassurait. En vous ne subsistaient que quelques souvenirs précis prêts à partir vers des espaces inconnus, mais Léon, Evelyne, les voitures et votre douce fatigue devenaient des obstacles insurmontables que vous acceptiez comme un dernier désagrément fugitif. Votre regard restait droit, malgré les simagrées de vos démons déjà relégués dans l’absence. Ils pouvaient mendier tant et plus, votre seul but était de traverser et d’atteindre une dernière fois le banc vert de la contre-allée du boulevard, votre banc.
Évelyne, faussement alerte et trop fardée, prise d’un spasme de bonté, s’agrippait aux passants comme un papillon en manque de pollen : « Une pièce, Monsieur, une pièce pour Mamie si vieille ». Vous deveniez, l’espace d’un instant, les bonnes œuvres d’une femme mal embarquée dans une ménopause précoce.
Léon, terriblement saoul, drapé dans une couverture verte élimée aux replis finissants dans le caniveau, cherchait à vendre un haut-de-forme déformé orné d’une fleur en plastique à un touriste allemand de haute stature. Il se servait de vous pour séduire. Ses larmes d’ivrogne trempaient la chemise couverte de perroquets roses du touriste. Son ongle insidieux caressait le biceps de l’homme, sans que sa concupiscence illimitée parvienne à transgresser les limites de la manche, tant le touriste hilare reculait devant le double assaut du doigt insidieux et de l’haleine excrémentielle du clochard.
L’ange regardait, avec patience, sachant que le temps ne ferait rien à l’affaire. Léon et Évelyne allaient à l’échec. Il riait en voyant votre sourcil se relever dans un acte désapprobateur et vous entendait murmurer : « Qu’est-ce qu’ils peuvent être casse-couilles ceux-là ! » Alors le premier miracle se produisit, sous forme d’une vraie tourmente matérialisée par une horde de touristes japonais en course vers le bal du Moulin-Rouge. La force du flot balaya le trottoir emportant tout, Évelyne, Léon, le touriste allemand, et toute chose inutile à votre destinée. Après cet acte brutal d’assainissement, l’ange, fier de son coup, passa à la suite. Un crissement de pneus annonça l’arrêt des voitures. Feu rouge pour eux, feu vert pour vous. Votre périple commençait. Vous passiez dodelinant sous les feux croisés des voitures, on eut dit une salle de bal, votre voix haut perchée dans l’aigu, marmonnait une chanson : « Hop la ! la petite bergère ! », votre jupe se relevait le temps d’un éclair et l’ange croyait vous voir sur la piste de danse des « Trois Pinsons », le cabaret de vos vingt ans.
Claudicante, vous alliez vers l’autre rive, indifférente aux voitures prêtes à bondir pour vous engloutir. C’eût été dommage, et prématuré. Aussi les feux restaient fixes, tandis que passaient des éternités rugissantes tant les klaxons atteignaient leur paroxysme en faisant hurler hommes et femmes au volant. Mais l’ange veillait. Sourde à cela, vous marchiez à ras des pare-chocs durs comme des dents, innocente comme une enfant.
Sur l’autre rive, appuyée contre une pissotière, envoûtée d’odeurs masculines, Samantha vous attendait. Ceci aussi était prévu :
« Ça va la vieille ?
— Dégage, morue ! » comme un mot de passe, et le travesti frétilla, laissant ses seins de coton hydrophile partir en balade sur sa poitrine à peine velue. Le qualificatif de morue l’emplissait d’une joie subtile que peu d’hommes connaissent. Samantha vous était reconnaissante de la traiter ainsi. Vous saviez aussi être bonne, Mamie. Sans cela, l’ange ne vous aurait jamais aidée. Samantha eut un sourire édenté. L’absence d’incisives chez la blonde Samantha était un élément de charme, un facteur de distinction qu’elle résumait, suave et lapidaire, par un : « C’est pour mieux te sucer mon matou », qui valait à cette affriolante bouche androgyne et sans défense toute une clientèle exigeante et réservée.
Samantha tendit la main pour vous hisser sur le trottoir, se rendant brusquement utile. Mais rien n’étant gratuit, elle vous enveloppa de son corps de liane, croyant devoir vous cajoler en prime. C’était trop donner.
Oui pour la main offerte, non à l’odeur interlope. Quel manque de tact, quel manque d’amour ! Il fallait que l’ange intervienne. Tout naturellement, un client surgit et Samantha disparut, victime de l’appât du gain. Votre route devenait libre. L’ange vous accompagnait, assurant votre sécurité solitaire. Il portait un T-shirt crasseux, son visage bien jeune était mal rasé. Vous avanciez sur la contre-allée, vers ce banc qui vous attendait. Depuis le ciel lointain de l’été, une sorte d’apaisement pleuvait sur la ville. Vous flottiez comme un navire en perdition sur une eau calme en attente d’une aube prochaine. Tout était prévu, vous ne couriez plus aucun risque. L’ange vira de bord et s’en alla vérifier la bonne marche des choses, c’est-à-dire, veiller sur la parfaite déchéance de vos anges de malheur afin d’écarter loin de vous, ces épaves dont la compassion malsaine prolongeait inutilement votre vie finissante.
Dans un Abribus, Léon, étalé sur sa couverture verte, cuvait un sommeil peuplé de vastes mangeoires garnies de choucroute. Dans le ciel de son rêve, des perroquets roses couraient portant dans leurs becs des fleurs en plastique multicolore. Sous sa tête, le haut-de-forme définitivement écrasé formait un oreiller de fortune. Une lueur passait sur son visage, tandis qu’il murmurait avec une tendresse enfantine : « Verstehen Sie Deutsch », et pissait doucement dans son froc.
« Hors d’état de nuire ! » pensa l’ange qui quitta l’Abribus pour voler vers une pâtisserie maghrébine tenue par Ousmann. Là, Evelyne, perchée sur un tabouret de bar avec ses jambes qui enlaçaient les montants rigides, pleurait face à un amoncellement de sucreries orientales trop éclairées par un néon blafard. Entre deux sanglots, entre deux supplications, ses grosses lèvres cramoisies trempaient dans un petit verre de thé à la menthe, et son regard rivé sur Ousmann le priait de bien vouloir revenir. Mais Ousmann magistral, mimant une surdité subite et efficace, portait toute son attention vers ces beignets livides et flasques qu’il faisait cuire dans une huile maladive. Peu à peu, sous les néons, le visage d’Evelyne prenait la consistance de la pâte à beignets trop pétrie et ses jambes variqueuses s’entortillaient comme des lianes autour des longs montants du tabouret de bar.