Dormez en Peilz - Emmanuelle Robert - E-Book

Dormez en Peilz E-Book

Emmanuelle Robert

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Beschreibung

Mai 2021. Après un hiver compliqué, la Suisse romande se rue vers les plans d’eau. Plongeuse expérimentée, Fabienne Corboz s’attaque au record de profondeur dans le Léman. Mais rien ne se passe comme prévu. Alors qu’un notable disparaît mystérieusement de son paddle au large de l’île de Peilz, des secrets remontent à la surface. Et si cette disparition cachait une vengeance ? À qui le tour ?

Dans son deuxième roman, Emmanuelle Robert quitte les sentiers de montagne pour les profondeurs lacustres et celles, insondables, des âmes humaines. Aidés par la police du lac, Antigona Abimi, Max Kander et leurs collègues enquêtent en eaux troubles. Qui sait quelle part d’eux-mêmes ils y laisseront ?

Après Malatraix (mention spéciale du jury du Festival international du Film alpin des Diablerets 2022), Dormez en Peilz plonge au cœur du Léman, ce lac de légende aussi splendide que dangereux.

Une descente en apnée dont vous ressortirez à bout de souffle.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Née en 1975 à La Chaux-de-Fonds, Emmanuelle Robert a grandi à Montreux. Journaliste, elle a travaillé pour diverses organisations non gouvernementales avant de se tourner vers la communication. Passionnée de polars, il lui arrive de plonger en eau douce. Retrouvez-la sur emmanuellerobert.ch

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Couverture

Page de titre

Avertissement

Ce roman est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des évènements ou des individus ayant existé serait le fruit du pur hasard. Les lieux et les paysages, en revanche, existent pour la plupart bel et bien. Les rares personnes réelles sont citées sous leur véritable identité.

À Anne.À Cindy et à Nieves.

« Le soleil est rare et le bonheur aussi. »Serge Gainsbourg, Valse de Melody

« Les records du monde sont devenus rares à mesure que nous nous rapprochons de l’asymptote des limites humaines. »Guillaume Néry, Nature aquatique, Arthaud, 2022

Personnages

Alberto Maggia : retraité, compagnon de Soledad Gimmelfarb

Alexandre Chalabagne : dit le Sanglier, commissaire à la police cantonale vaudoise

Aline Moser : journaliste au chômage, compagne de Max Kander

Amir : apnéiste d’exception

Antigona Abimi : inspectrice à la police cantonale vaudoise

Bernard Corboz : mari de Fabienne Corboz, ex-homme d’affaires, en fuite

Carolina Gavillet : dite Caro, bénévole de la société de Sauvetage de Veytaux-Villeneuve

Delphine : photojournaliste, amie d’Aline Moser

Emilia Pérez : dite Abuela, mère de Patricia Apothéloz, grand-mère de Loriana et d’Eliott, secrétaire

Eliott : fils de Patricia et Kilian Apothéloz, frère de Loriana

Fabienne Corboz : dite Ab Fab, plongeuse et femme de Bernard Corboz

Florence : dite Flo, étudiante, voisine de Soledad Gimmelfarb

Henri : journaliste, compagnon d’Amir

Jean-François Rochat : dit Jeff, garde-chasse, compagnon d’Antigona Abimi

Jeanne Kourouma : avocate de Bernard Corboz

Kilian Apothéloz : entrepreneur et plongeur. Mari de Patricia et père de Loriana et d’Eliott

Louis-Abraham Golay : dit Lazare, inspecteur à la police cantonale vaudoise

Loriana : fille de Patricia et Kilian Apothéloz, sœur d’Eliott

Max Kander : officier de la police Riviera-Chablais. Situation personnelle : compliquée

Ménélik Gébré : inspecteur de la police scientifique et triathlète

Patricia Apothéloz : coiffeuse, femme de Kilian, mère de Loriana et d’Eliott

Patrick Zwerg : avocat, ancien chanteur à succès et adepte du paddle

Pedro Gomes : gendarme à la brigade du lac, collègue d’Yves Bally

Pétole : chat de Soledad Gimmelfarb, en garde partagée avec la famille voisine

Phil Simha, apnéiste, plongeur et photographe

Rime Al-Dahour Müller : dite Rhadamanthe, procureure

Soledad Gimmelfarb : dite Sol, dite El Che, commandante de la police Riviera-Chablais

Stéphanie Rusca : dite la Dame du lac, cheffe de la brigade du lac

Yves Bally : gendarme à la brigade du lac

Prologue

Dahab, octobre 2008

Mourir ici à 17 ans, ce serait facile. Expirer, donner quelques coups de palme, jusqu’au point de bascule, où il n’y a plus d’effort à faire. Couler. Du bleu à l’indigo, puis au noir. Descendre si profond qu’il serait impossible de remonter, même en luttant de tout son instinct de survie.

Elle s’était réjouie comme une folle de ces vacances d’automne au bord de la mer Rouge. D’abord, parce qu’elle rêvait de nager avec les dauphins. Ensuite, parce qu’ils partaient avec le meilleur ami de son père. Elle le connaissait depuis toute petite. Il n’était pas si mal, pour son âge. L’attention qu’il lui montrait la flattait. Marrant, prompt à faire la fête, il avait un look un peu trop soigné, avec ses chemises cintrées et ses jeans impeccables. Son père appelait ça « le charme latin ». L’homme savait la faire rougir avec ses compliments. Il riait de ses gags, voulait tout savoir d’elle. Il avait de magnifiques yeux verts, une lueur dans le regard dont elle aurait peut-être dû se méfier. Mais c’était si agréable d’être traitée en femme et pas comme un bébé.

Dans le complexe balnéaire où tout n’était que luxe, plage et tranquillité, son père s’isolait pour travailler. Il avait emporté son ordinateur. C’était, d’ailleurs, toute une histoire pour se connecter. En rentrant des sessions de planche à voile, il s’éloignait pour téléphoner, envoyer des e-mails et se tenir au courant de l’actualité. Difficile de s’imaginer qu’en Europe, sous la grisaille, c’était la crise. Les rares fois où il ouvrait la bouche, il parlait du tremblement de terre qui secouait la finance mondiale. La plus grande banque de Suisse, l’UBS, était sur le point d’entraîner toute l’économie du pays dans sa dégringolade. Aux États-Unis, la bulle des subprimes éclatait. Ils voyaient à la télé les familles chassées des maisons qu’elles ne pouvaient plus payer. Il était question de « récession », un mot qui n’évoquait rien pour elle, ni le fameux « krach de 1929 », un truc du siècle passé.

Les soucis, c’était ailleurs. Elle, elle était à Dahab, au paradis, parmi les palmiers et les lauriers-roses. Comme posées sur la mer, les montagnes du Sinaï offraient une couronne d’or à l’eau transparente. Il régnait dans la station égyptienne une nonchalance aimable, héritée du temps où les premiers hippies en avaient fait leur camp de base. Il paraissait impossible qu’une bombe ait explosé ici, un soir, dans ce haut lieu des sports aquatiques.

Sur la plage, l’adolescente s’envoyait boisson au karkadé sur boisson au karkadé, en regardant de son transat les rares palmiers se détacher sur la mer azur.

Pendant que son père et son pote jouaient avec leurs planches dans le vent de la baie, elle tuait un peu le temps ; ça lui aurait fait mal de reconnaître qu’elle s’ennuyait. Avant de partir, elle pensait qu’elle rencontrerait d’autres filles de son âge. Peut-être un mec ? Plus timide qu’elle ne voulait l’admettre, elle observait les autres vacanciers s’amuser en famille. Elle essayait de tenir à distance les garçons de plage et les serveurs, fuyant également les touristes solitaires aux mains baladeuses. Pour finir, elle trouva plus simple d’éviter tout le monde. Sage et secrète elle était, sage et secrète elle resterait, vacances ou non. Elle fantasmait sur ses jeux possibles avec l’ami de son père, tout en ayant l’assurance que rien ne se passerait. Le soir, elle changeait dix fois d’avis devant sa glace, avant de s’habiller pour le souper. Quand elle traversait la salle du restaurant, elle se sentait terriblement gênée sous les regards un peu trop insistants de certains convives.

Elle participait de temps en temps à une randonnée marine guidée avec palmes, masque et tuba, découvrant des tombants de corail, slalomant parmi les poissons-perroquets et les rascasses, dont elle avait appris à se méfier. Un après-midi, en snorkelant dans un labyrinthe d’éponges, elle se retrouva au milieu d’un banc d’étranges poissons brillants. Le site s’appelait Eeals Garden, le « jardin des anguilles ».

– C’était quoi, des sardines ? demanda-t-elle à leur guide, en anglais, à leur retour sur le rivage.

Walid était un jeune homme dégingandé dont le visage était en permanence illuminé par un sourire. Même sous l’eau, il semblait se marrer. L’Égyptien éclata de rire :

– C’est des jeunes barracudas ! Tu ne risques rien. Mais si tu en vois des plus gros, palme de toutes tes forces !

Un soir, en se baladant sur la promenade du bord de mer, entourée de son père et du fameux pote, elle aperçut Walid en grande conversation, collé serré, avec un autre gars, un mec superbe, bronzé et taillé comme un mannequin sauf qu’il était sûrement trop petit pour le job. Il portait un t-shirt noir avec l’inscription How Deep Can You Go1. Elle devait les recroiser plusieurs fois et faire la connaissance d’Amir, « un ami de l’autre côté de la frontière », comme le présenta le guide.

– De l’Arabie saoudite, tu veux dire ?

Les deux hommes échangèrent un regard.

– T’entends ça ? rigola Walid en assénant un coup de coude dans les côtes d’Amir.

– Non, l’autre frontière.

À l’époque, elle ne capta pas que Walid et Amir formaient un couple. Elle apprendrait plus tard que là-bas l’homosexualité était punie de mort.

Et puis il y eut ces allusions de la part de l’ami de son père, chaque jour plus bronzé et plus séduisant tandis que son daron paraissait miné par les soucis. Vraiment, il aurait pu décrocher un peu. Merde, c’était les vacances ! Flattée, elle se prêta au jeu de l’homme. Que faire d’autre que suivre, puisque rien n’était sérieux ?

Un soir, son père les envoya manger sans lui, il avait du travail. Le Conseil fédéral était en train de sauver les banques, lui n’était pas sûr de conserver son job à son retour. Alors l’ami proposa un restaurant en ville, sur la promenade.

La soirée s’annonçait grandiose. Les palmiers découpaient leur silhouette noire dans les derniers feux du couchant. Sur le front de mer, les paillotes rivalisaient de lanternes, de coussins et de tapis, créant une ambiance des Mille et Une Nuits.

Il l’emmena dîner dans un restaurant de poissons réputé, sur une terrasse qui bordait la plage. Ce qu’elle était fière de parader à son bras ! Il portait une chemise blanche dont il avait ouvert le col. Elle laissait apparaître une chaînette en or et un pendentif en forme de disque. Ils mangèrent chacun une petite dorade qu’ils accompagnèrent de chardonnay et profitèrent de la douceur de la soirée pour boire encore quelques verres. L’alcool lui tournait la tête. Depuis, elle ne but plus jamais de vin blanc.

Elle était un peu pompette lorsqu’elle le suivit dans sa chambre. À quel moment a-t-il laissé tomber le masque ? Elle a eu peur de mourir. Elle a voulu que ça s’arrête et peut-être qu’elle l’a demandé. Pendant que ça se passait, elle est sortie de ce corps vrillé par la douleur, gelé par la terreur. Dans sa tête, elle nageait dans le labyrinthe d’éponges, parmi les barracudas. Mais elle avait beau flotter très loin, elle percevait cette odeur d’alcool, de sueur, de sang, et un parfum éventé pour homme. Elle ne savait pas que, pendant des années, elle fuirait cette fragrance. Même s’il fallait pour cela descendre du métro ou sortir du cinéma.

La fin des vacances se passa dans une sorte de nausée. Son père était noyé dans ses préoccupations et l’autre, son tortionnaire, faisait sa vie de son côté. Il s’affichait avec une vacancière, une Néerlandaise.

Elle, elle mobilisait ses dernières ressources pour éviter les deux hommes. Elle avait l’impression que tout le monde savait, qu’on la dévisageait, comme si elle portait une marque sur son front. Elle ne se baignait plus qu’en piscine, car la brûlure du sel était un supplice. Elle ne nagea pas avec les dauphins. De toute manière, celle dont c’était le rêve gisait, telle une peau morte, sur le carrelage blanc d’une chambre d’hôtel.

Peu avant son départ, elle croisa par hasard Walid et Amir sur la promenade. Pour son dernier jour, « Barracuda Girl », comme l’avait surnommée le jeune Égyptien, se laissa convaincre de participer à une excursion au Blue Hole, un puits naturel creusé dans le corail, où la mer était d’un bleu particulièrement intense. « Spectaculaire. » On y voyait une faune exceptionnelle, disait-il. « Tu ne peux pas partir d’ici sans avoir vu ça, Barracuda Girl ! Plus de 100 m de fond ! Le plus fantastique blue hole du monde ! »

Pour arriver les premiers sur ce site ultra-couru, ils partirent avant l’aube, assis sur le pont d’une jeep. Près de la mise à l’eau, Walid montra au groupe le mémorial de plaques, de cailloux et de fleurs, où figuraient les noms des plongeurs et des plongeuses qui s’étaient laissés happer par l’ivresse indigo des profondeurs. Cela fit forte impression à l’adolescente. Quant à elle, elle s’armait mentalement pour un autre défi, affronter la morsure de l’eau salée.

Elle entra dans la mer et nagea d’abord quelques dizaines de mètres avec le groupe en serrant les dents. Le soleil était levé et, dans la lumière rose de l’aube, le site était à ce point éblouissant qu’elle en oubliait presque d’avoir mal. Les poissons zigzaguaient sans inquiétude. Ils étaient chez eux. De curieux êtres, mi-humains, mi-dauphins, descendaient en ondulant le long de câbles tendus. Elle les regarda un moment, fascinée.

Sa résolution prise, elle s’éloigna des autres. Au lieu de prendre une dernière inspiration, elle expira, ne gardant qu’un peu d’air pour alléger la pression des tympans, ainsi qu’elle le faisait lorsqu’elle voulait suivre un poisson. Elle éloigna l’embout du tuba de sa bouche et palma pour descendre dans le bleu, plus bas, toujours plus profond.

Soudain, elle sentit un spasme secouer son diaphragme. Elle continua à descendre. Elle ferma les yeux. Elle était dure à la douleur. Ça irait. Ça finirait par aller.

On disait qu’au fond reposaient les cadavres des plongeurs morts dont la famille n’était pas assez riche pour les remonter. On racontait aussi qu’il y avait du sable et des ceintures de plomb. Elle n’avait plus besoin de palmer. Elle chutait. Ou peut-être qu’elle volait. C’était une ivresse.

Brusquement, elle sentit qu’on la saisissait à la hanche pendant qu’une main plaquait sa mâchoire inférieure pour l’empêcher d’ouvrir la bouche. Elle voulut crier mais la main la maintint fermement. Affolée, elle ouvrit les yeux. De l’eau était entrée dans son masque. Les refermant, elle sentit qu’elle remontait vite, très vite, tirée vers le haut par une force inconnue. Elle se tordait de spasmes. Les jambes, les poumons lui brûlaient. Elle fut comme projetée vers la surface et crut qu’elle explosait en aspirant l’air de toutes ses forces.

Amir la maintint hors de l’eau à bout de bras.

– Are you OK, are you OK ?

Elle se rappelle encore la lumière du soleil qui la fit pleurer et les yeux noirs rivés sur les siens, les yeux d’Amir. Penché sur elle, l’homme avait relevé son masque sur son crâne parfaitement lisse. Gainé dans une combinaison argentée, son torse de statue se soulevait et s’abaissait à toute vitesse : il avait l’air hors d’haleine et parlait de l’emmener à l’hôpital pour un contrôle. Elle refusa avec l’énergie du désespoir.

– C’est le protocole ! Tu peux faire une embolie, on ne sait jamais quelles sont les séquelles !

– J’irai pas à l’hôpital. Je veux mourir.

– J’espère que ce ne sera pas pour cette fois.

Sur la rive, elle se rappela le profil d’aigle de Walid qui ne souriait plus, les traits tendus. Ils lui firent répéter son prénom et son nom, quel âge elle avait, quel jour on était. Amir semblait surpris. Plus tard, bien loin des fonds marins de la mer Rouge, il lui raconterait qu’il l’avait vue descendre comme une fusée, dans son petit bikini à fleurs, et passer sous l’arche des 30 m. Ce jour-là, il ne lui demanda pas ce qui lui avait pris.

Est-ce qu’elle avait mal aux oreilles ? Elle fit signe que non, précisa qu’elle n’avait eu mal nulle part sauf là, précisa-t-elle, en montrant la mâchoire qu’il avait tenue fermement. « Ne dis rien à mon père », supplia-t-elle, pendant que Walid commandait à boire pour elle, à l’ombre de la paillote où le groupe avait laissé ses affaires.

Amir demanda du papier et un stylo et griffonna un numéro et une adresse e-mail :

– Ne le perds pas. C’est mon téléphone. Si tu as mal à la tête, envie de vomir ou quoi que ce soit, appelle-moi. Keep in touch2, Barracuda Girl.

Elle serra le bout de papier dans son poing. Longtemps, elle garderait en mémoire l’image de l’apnéiste qui se dirigeait de nouveau vers la mer, dans sa combinaison argentée, sa monopalme dans les bras. Il se retourna, lui fit un salut d’une main, le pouce contre l’index formant un « O ». Elle lui répondit par le même signe. Dans le langage des plongeurs, ça voulait dire que tout allait bien.

La tête lui tournait, elle avait envie de vomir et des flashes passaient devant ses yeux. Elle ne l’appela pas.

Le lendemain, l’avion repartit pour la Suisse. Elle s’arrangea pour ne pas être assise à côté de l’ami de son père.

1  Jusqu’à quelle profondeur peux-tu aller ?

2  « On reste en contact » (note de l’auteure, pour les suivantes aussi).

PREMIÈRE PARTIE ÎLE DE PEILZ

Un peu en arrière, à peu de distance de l’endroit où le Rhône se précipite dans le lac, se trouve un îlot si petit, que de la côte on le prend pour une barque. Ce n’était, il y a cent ans, qu’un rocher. Une belle dame d’alors y fit porter de la terre et planter trois acacias qui aujourd’hui couvrent tout l’îlot de leur feuillage.

Hans Christian Andersen, La Vierge des glaces,traduction Ernest Grégoire et Louis Morand,Bibliothèque numérique romande (BNR)

Riviera lémanique, mai 2021Lendemain d’hier

Tout allait de travers. Alors que ce dimanche matin de mai s’annonçait magnifique et qu’elle aurait dû plonger sur une falaise du lac de Neuchâtel, Fabienne Corboz traînait en peignoir, l’œil chassieux, la tête prise dans le double étau d’un début de sinusite et d’une gueule de bois carabinée. Même ses éclatants cheveux blond platine avaient l’air de faire la gueule.

Quand ses vieilles copines avaient proposé cette revoyure, Ab Fab, surnom hérité de leurs folles années, savait que ce n’était pas raisonnable. Elle aurait dû refuser, expliquer qu’elle s’entraînait pour battre un record de plongée et que ça demandait une préparation de sportive d’élite. Mais voilà une éternité qu’elles ne s’étaient pas revues, entre celles qui avaient peur du virus, celles qui déprimaient, celles qui bossaient trop et celles qui faisaient semblant de s’éclater à garder leurs petits-enfants.

Depuis que les terrasses avaient rouvert, tout le monde avait besoin de se lâcher un peu. Tout compte fait, Ab Fab avait répondu présente à ces retrouvailles, en se promettant de rester sobre.

Comme tout le monde, elle avait mal encaissé l’hiver et ce début du printemps maussade, quand tout avait refermé. Il avait fallu vivre à moitié cloîtré, sans bistrots, sans spectacles ni salles de gym.

S’il n’y avait pas eu la plongée, elle serait devenue folle. C’est peut-être pour cette raison, et parce qu’on ne vit qu’une fois, qu’elle avait décidé de réaliser ce projet qu’elle repoussait sans arrêt : s’attaquer au record féminin de profondeur dans le Léman. Parce qu’elle en était capable et qu’elle approchait de l’âge où son corps lui fixerait d’autres limites. Si elle ne voulait pas regretter, un jour, de n’avoir pas osé tenter l’exploit, c’était maintenant.

La veille, la bande de copines s’était donné rendez-vous à Lausanne, place de l’Ours, sur la terrasse bariolée du Lucha Libre, en fin d’après-midi, au milieu des jeunes. Un peu plus bas, l’Étoile blanche affichait déjà complet. Pour fêter leurs retrouvailles, les joyeuses sexas avaient commandé des piscos sour et des rhums arrangés. Elles avaient l’impression de s’être quittées la veille, et pourtant, elles avaient tellement à se raconter. La tournée des terrasses du centre-ville n’avait pas suffi. Si bien que Tina les avait toutes invitées à boire un dernier verre, chez elle, en haut de la ville vers Épalinges. Le temps passe vite quand on est ensemble ! Trop saoule pour rouler, Ab Fab était rentrée au petit jour, en Uber, telle une adolescente. Faire la bombe ne pardonne pas quand on n’a plus vingt ans.

Après une courte nuit de deux heures, elle s’était réveillée avec des sinus en béton et un étau autour du crâne. Elle qui croyait que les bulles ne faisaient pas mal à la tête, elle avait dû se rendre à l’évidence. L’AlkaSeltzer était resté sans effet. En principe, elle ne prenait pas de café avant de plonger – ça augmentait inutilement le rythme cardiaque et la consommation d’oxygène – mais toute règle a son exception. Pire : chez Tina, elle s’était laissée aller à fumer. Ce matin, elle s’en mordait les doigts.

Même si elle avait de la peine à l’admettre, elle n’était pas en état de chausser les palmes. Ab Fab, déclarer forfait ! Pas très fière, elle écrivit un court message sur les groupes WhatsApp du Club Scuba Lavaux et du projet de record pour annoncer qu’elle renonçait. En retour, elle reçut des vœux de prompt rétablissement. Ça la mit en rogne d’être prise pour une petite chose fragile.

Son portable vibra de nouveau. En le saisissant pour le mettre sur silencieux, elle ne résista pas à y jeter un coup d’œil. Petite, elle arrachait les croûtes de ses blessures. Adulte, elle ne pouvait pas s’empêcher de se précipiter sur une notification, y compris en sachant que le message risquait de la contrarier.

Bonne surprise : au lieu d’un énième « Prends soin de toi », elle découvrit un selfie de son « nain préféré », comme elle appelait son amant. D’ordinaire, elle n’aimait pas les hommes plus petits qu’elle. Mais c’était Patrick. Dans son genre, un parfait salaud. Il avait, pourtant, une qualité essentielle : il aimait la baise. En guise d’invitation, il lui avait envoyé un selfie. Pour une fois, la photo était sage : il était habillé. Derrière lui, elle crut distinguer sa bagnole avec sa planche de paddle sur le toit, un truc de compétition parce que Patrick voulait ce qu’il y avait de mieux.

Le message la réveilla mieux que la caféine. Elle renchérit en lui envoyant en gros plan le décolleté de son peignoir. La réponse ne tarda pas : « Midi chez toi ? » « OK », tapa-t-elle, toute fébrile.

Pour se remettre la tête à l’endroit, Fabienne but un deuxième café sur sa terrasse en se demandant s’il n’était pas plus sage de se recoucher. Elle avait trop mal aux cheveux pour apprécier la vue sur les vignes et le lac que lui offrait sa luxueuse villa surplombant la route de la Corniche, à l’entrée de Chexbres. Pour la première fois de la saison, elle trouvait la température assez agréable pour rester assise dehors. Elle essaya de faire taire la voix intérieure qui lui répétait que c’était bientôt l’été et qu’elle foutait en l’air son dimanche. La journée avait mal commencé et le pire était à venir.

Promenant son regard sur les hordes de motards et de cyclistes à l’assaut du vignoble, Fabienne ne crut pas ses yeux quand elle vit pointer le museau d’un SUV qu’elle connaissait trop bien. Elle eut beau se dire que Bernard n’était pas le seul crétin à conduire une BMW X7 noire, elle sut qu’elle avait vu juste quand, à la hauteur de la maison, la grosse cylindrée mit le clignotant. En cavale, son mari avait le culot de débarquer alors qu’ils s’étaient mis d’accord pour qu’il se terre dans leur chalet de Gstaad et ne remette plus les pieds chez elle. Sans un rond, il frimait dans une des voitures les plus chères du marché, c’était tout lui. Trop facile de se tirer à l’autre bout du monde sans un mot et de revenir, dans les emmerdes jusqu’au cou, demander de l’aide à bobonne. Elle respirerait mieux quand il se serait rendu.

En peignoir et pantoufles, elle descendit cueillir Bernard à la sortie de sa caisse et se planta devant lui, bras croisés, dans une posture de défi :

– Qu’est-ce que tu fous ici ?

– Merde, c’est aussi chez moi ! Et je me fais chier là-haut, tu peux pas savoir !

– C’était chez toi, dit-elle en insistant sur l’imparfait. Ça l’est plus. J’ai racheté ta part, t’as rien à faire ici. Dégage.

– Fabienne, attends.

Bernard suppliait presque, pourtant, ce n’était pas le genre.

Trop fatiguée pour être en colère, elle avait appris à se méfier : il allait vouloir négocier. Charmer, gagner du temps, embobiner, c’était dans l’ADN de Bernard Corboz. Il aurait réussi à vendre sa bagnole d’occase plus cher que si elle avait été neuve. Sauf qu’avec Ab Fab, c’était terminé depuis qu’il avait débarqué à la fin de l’hiver, épuisé par sa cavale.

Visiblement, il avait besoin qu’elle lui rafraîchisse la mémoire :

– On s’était mis d’accord. Je ne te dénonce pas, le temps que tu règles tes dernières affaires, au chalet. Interdiction de remettre les pieds ici. Et il te reste moins d’un mois pour te rendre.

– Tu sais bien que je ne supporte pas la montagne ! T’en fais pas, j’en ai pas pour long, ajouta-t-il sans qu’elle sache s’il parlait de sa reddition ou de son passage à la maison.

Sans un regard, Ab Fab finit par laisser passer son futur ex-mari. Il s’était voûté et son visage s’était creusé. On aurait cru un petit vieux. Dire qu’un temps, elle l’avait admiré. Avant qu’il se fourre dans ce merdier… Deux ans qu’il l’avait plaquée, sans une explication. Un soir, il n’était pas rentré. Inquiète, elle avait alerté sa secrétaire, Patrick, puis la police. Des ennemis ? Il n’en avait que trop. Un suicide ? Pas le genre. Elle n’avait pas su quoi répondre. La fliquette lui avait demandé si elle avait accès à ses comptes. Fabienne était allée sur leur compte joint. Trop tard : il l’avait déjà vidé. « On ne peut pas interdire à un adulte de disparaître », avait asséné la femme. Pendant des semaines, Fabienne avait cru à un malentendu, espéré des nouvelles. Puis elle avait appris qu’il avait monté une société, certains disaient en Thaïlande, d’autres aux Bahamas. En fait, c’était à l’île Maurice. Il voulait, paraît-il, ouvrir un centre de plongée.

Cet escroc avait roulé ses meilleurs potes et tous ses associés. Entre eux deux, il y avait toujours eu un pacte de non-agression et il l’avait brisé. Il allait devoir payer.

Pourtant, quand il l’avait contactée de son île, quelques mois auparavant, pour lui vendre sa part de la villa, elle avait accepté, à condition qu’il lui rembourse en plus ce qu’il lui devait. Il avait commencé par refuser puis, à sa grande surprise, il avait cédé. C’était la première fois. Après ça, elle n’avait plus entendu parler de lui. Jusqu’à ce soir de février où il avait débarqué, pétant de trouille parce que là-bas, des gens voulaient lui faire la peau. D’accord pour la prison. Mais en Suisse.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien magouiller ? Il avait assuré qu’il en avait pour une minute ! Elle n’aurait pas dû le laisser entrer. Sa main à couper qu’il était en train de piquer des objets de valeur. Elle était trop bonne.

– Magne-toi le cul et rapplique, j’ai pas que ça à faire !

Au moment où elle décida d’aller voir, il était de retour, avec à l’épaule un sac de sport Gucci. Le sac était à elle. Bernard lui fit son plus lumineux sourire, ravivant un instant le charme qu’elle avait pu lui trouver. Aussi grande que lui, se sachant imposante, elle lui barra de nouveau l’accès.

– C’est mon sac. Ouvre-le !

– Poussin, quand même…

Pas question de céder.

– Ouvre, je te dis.

Leurs regards se croisèrent. Bernard détourna ses yeux bleus, lui qui savait si parfaitement mentir en les plantant dans les siens. Malgré son mal de crâne, elle le défia.

Il posa le sac, ouvrit la fermeture éclair qui grinça. Elle jeta un coup d’œil méprisant à l’intérieur. Quelques habits de marque. Une manche dessinait la forme d’une bouteille, sûrement un grand cru qu’il essayait de sortir en douce. Qu’il la vende, sa putain de cave ! De toute façon, elle avait déjà écoulé la plupart des flacons les plus cotés. Il devait rester deux Romanée-Conti qu’elle se réservait pour fêter son record de plongée. Au fond, elle s’en fichait : il pouvait prendre ce qu’il voulait du moment qu’il allait finir en taule. Elle ne résista pas à le narguer.

– Tire-toi. Patrick va débarquer d’un moment à l’autre.

Bernard gloussa :

– Zwerg ? Ma pauvre, tu dois vraiment être en manque. Tu crois que je ne vous avais pas vus à l’époque ? Vous allez bien ensemble, tu es aussi tordue que lui.

– Je rêve ou un escroc, recherché par toutes les polices, me donne des leçons ?

– Attention à ce que tu dis. À ce que tu fais. Ou tu tombes avec moi.

La menace hérissa Fabienne. Lui tendant le sac ouvert, elle lui lança :

– Je compte jusqu’à un et tu dégages. Ou j’appelle les flics.

Bernard remonta la fermeture éclair du bagage, l’attrapa et ressortit sans un mot. Le SUV repartit en direction de la jonction autoroutière.

Promenade en paddle

Pour une fois, Patrick s’est levé tôt.

De son triplex, tout en haut de la Tour d’Ivoire, il a une vue imprenable sur la baie de Montreux et au-delà, vers les sommets du Chablais français et le lac qui s’étale à l’ouest comme un miroir liquide. Dans la lumière laiteuse de l’aube, une effilochée de nuages laisse des égratignures roses dans le ciel. Le centreville de Montreux est désert, à part une balayeuse. C’est d’un triste ! Les boîtes et les bars n’ont pas encore eu le droit de rouvrir. La ville a l’air d’un décor abandonné, construit par un artiste fou qui aurait planté, au pied des Alpes, du verre et du béton parmi les moulures des hôtels Belle Époque.

Patrick n’aime pas les petits matins, sauf après une nuit de fête. Or, des excès, il en fait de moins en moins. Malgré les évidences, il a toujours nié, face à son médecin, qu’il touchait à la cocaïne. Question de crédibilité quand on est un adversaire acharné de la dépénalisation des drogues. C’est vrai, on peut être contre la dope mais cela n’empêche pas, quand on est adulte et responsable, d’en prendre de temps à autre, si on sait gérer. C’est pour les gosses que c’est dangereux. Après une pleurésie, deux ans plus tôt, il a compris l’alerte. Fini, le rail récréatif, celui qui accompagnait le café du matin ou la vodka du soir. Avant que tout se déglingue, il s’est repris en main. Sport, coach personnel, rameur à domicile, paddle en extérieur. Il prend de la ritaline aussi, depuis qu’il a lu, sur internet, que ça pouvait être un substitut à la blanche. Avec trois vies en une, les plaidoiries le jour, la politique le soir, les fins de soirées avec les nanas parce qu’il faut bien se détendre, qui peut tenir sans un coup de pouce ?

Ses préparatifs terminés, Patrick vérifie qu’il y a assez de champagne au frais et dépose deux coupes sur la table basse Philippe Starck. Il embarque son sac étanche et entre dans l’ascenseur, direction le garage souterrain. La veille, il a chargé sa splendide Fanatic Ray Bamboo Edition sur le toit de sa Bentley. En sortant du garage, il faut juste attendre que la porte s’ouvre complètement, pour que la planche passe sans dommage. Il accomplit la manœuvre avec succès et s’en félicite. Il a toujours autant de plaisir à conduire sa Flying Spur, nuance fountain blue. Et encore plus s’il n’est pas seul en voiture. Il se parque en double file sur l’avenue du Casino et attend sa nouvelle conquête. En ce matin de mai, il fait encore frais, mais la journée s’annonce belle, pour la première fois de la saison.

Il lui a donné rendez-vous devant chez lui. Il était également prêt à passer la chercher chez elle à Lausanne. Avec un petit sourire, elle a relevé que, de Montreux, ça lui ferait un sacré détour. Huit heures vingt et elle n’est toujours pas là : même en comptant le quart d’heure vaudois de marge, elle est en retard. Il essaie de l’appeler, tombe sur le répondeur, raccroche. Son texto reste aussi sans réponse.

Patrick est contrarié. C’est la première fois depuis longtemps qu’il se met en quatre pour une fille. Pour des prunes. L’ingrate ne viendra pas. Une petite dinde, cette Aline Moser, qui n’a pas compris que si elle veut qu’il la défende vraiment face à cette association d’écolos en sandales, elle doit y mettre du sien.

Avant de prendre la route pour de bon, il se console en se disant qu’il lui reste toujours le plan B, ou plutôt le plan F comme Fabienne. Plus toute jeune, elle est toujours d’accord, à moins d’être en train de plonger. Pour s’en assurer, il se cadre en selfie conquérant et le lui envoie. Elle répond aussitôt. Bonne nouvelle, elle ne plonge pas. Vu l’image qu’elle lui a balancée, elle est déjà chaude. Un petit tour sur le lac et à midi, il va s’en payer une bonne tranche.

Même s’il a pris du retard, la circulation est calme à l’entrée de Territet, puis sur l’avenue de Chillon.

Seule ombre au tableau, cette fille qui lui a posé un lapin. Il a du mal à se la sortir de l’esprit. Une plante, avec ses longs cheveux noirs et ses yeux bleu foncé. Teint de porcelaine. Visage de Madone, corps de démon. Elle finira bien par lui donner son joli cul. Il s’arrangera pour la voir un soir à l’étude, quand tout le monde sera parti. Il la prendra sur la photocopieuse. Il s’est joué la scène mille fois. Elle en redemandera.

Pour un peu, il se tromperait de levier de vitesse. Mère Nature a été généreuse avec lui. Il est monté comme un étalon et franchement bien conservé. Oui, sans fausse modestie, il admet qu’il a ce quelque chose en plus qui séduit, l’intelligence, le charme.

Au volant de sa Bentley, Patrick longe le Léman tout en admirant le panorama.

Sa caisse, c’est son caprice. Il a toujours aimé les belles voitures et c’est également une façon de dire le fond de sa pensée à ces jeunes de la Grève du climat. Qu’est-ce qui a merdé dans l’éducation de ces gosses ? À leur âge, il rêvait de gloire et de succès. Eux voudraient revenir au temps des cavernes.

Il a vécu son rêve. Quand il a fait ce tube, Juste une nuit, il avait 17 ans et ce génie qui n’attend pas le nombre des années. Il a tout eu, tout de suite : le succès, les foules, les filles, le fric. Il avait rendez-vous avec son destin. L’ennui, quand tu es propulsé au sommet tout jeune, c’est que tu commences le repas par le dessert. Le jour où le public imbécile passe à autre chose, adieu la saveur enivrante de la gloire. Impossible de se sevrer, impossible de s’en passer ! C’était tellement le bon temps, ces années 1970 où tout était en vente libre et où on baisait sans capote. Ensuite, les goûts ont changé. Des moins bons, des moins beaux sont venus, et, avec eux, ces insupportables années 1980. Le jour où on a commencé à ne plus le reconnaître dans la rue, il a résolu de faire quelque chose en plus des foutues études de droit qu’il avait commencées, peut-être de la politique. Rester sur les radars. Continuer à exister dans la vie des gens.

Seulement, la politique, c’est pareil que les gonzesses : compliqué et ingrat. On ne peut plus rien dire. C’est le règne des médiocres et du politiquement correct.

– Regarde-moi cette horreur de pont au-dessus des voies, ronchonne-t-il aux abords du château de Chillon. Je ne comprends pas qu’on laisse faire des choses pareilles. L’ancien, le vieux pont couvert, en bois, c’était du patrimoine ! Tout ça pour faire passer des trains à deux étages à moitié vides !

Il a son franc-parler et ça dérange. Exclu de tous les partis, il n’a pas eu d’autre solution que de fonder son propre mouvement, « Les amis de la Patrie ». Ça claque. Des déçus de tous bords l’ont rejoint. Ce qu’il y a de bien, quand tu parles au peuple, c’est qu’on se fout de quel côté tu te situes, tant que tu emmerdes ceux qui sont en place. Ils ont mené une sacrée campagne pour les élections communales au printemps, avec des apéros, au nez et à la barbe des flics. Dans ces conditions, il ne s’explique pas comment il n’a pas été réélu au Conseil communal.

Son autre tube – Serre-moi encore – à fond, Zwerg dépasse la prise d’eau de l’Hongrin et oblique à droite, juste après la piscine de Villeneuve.

Une place de parc en zone bleue semble l’attendre, faite pour lui, devant le complexe des Marines, tout au bord de l’eau. Bien qu’il n’habite plus depuis longtemps cette propriété par étage, il y a gardé ses habitudes. La proximité immédiate du lac lui permet de snober la piscine publique voisine tout en matant, du large et en toute discrétion, d’éventuelles demoiselles en bikini.

Coupant le moteur, le beau Patrick serait le roi du monde s’il n’y avait pas cette équipe de plongeurs qui squatte sa mise à l’eau. La plongée, ça devrait être interdit. Surtout dans ses coins à lui. Contrarié, il s’extrait de sa Bentley et leur lance :

– Faut pas plonger là, vous verrez rien !

– Ha, ha, c’est ça ! Bonne journée ! lui répond une voix féminine.

Merde, il doit avoir la vue qui baisse : il n’avait pas repéré les femelles. Avec leur bouteille, leur cagoule et leur combinaison étanche, si elles n’ont pas un masque ou des palmes roses, elles sont presque indétectables. Il a une pensée pour Fabienne. La plongée, ce n’est pas un sport pour les minettes. Personnellement, il ne comprend pas quel plaisir on peut trouver à se ratatiner la bite de froid pour ne rien voir d’autre qu’une eau verdâtre. Plonger en lac, non merci.

Sans répondre aux amazones sous-marines, il hausse les épaules et retire son t-shirt pour leur permettre d’admirer son torse musclé. Il est fier de son ventre plat et de ses pecs saillants : son coach perso lui coûte assez cher. Voilà, elles emporteront cette vision de rêve avant de descendre dans les glauques abysses. Profitez, mesdames. Déverrouillant les barres de toit, il fait coulisser sa Fanatic Ray Bamboo Edition, aux lignes si pures. Un piège à filles, cette planche. Serrant les dents et maudissant les quelques centimètres qui lui manquent pour réussir l’exercice sans difficulté, il la pose délicatement par terre. Au tour du coffre. Il s’empare de sa merveilleuse pagaie en carbone, qu’il a fait venir d’Australie. Ensuite, il saisit un petit sac étanche orange fluo, dans lequel il met quelques affaires, son téléphone et, une fois le coffre refermé, sa clé de voiture. Les nanas font mine de régler une sangle de palme mais elles le matent. Il le sait et ça lui plaît.

Pour le paddle comme pour la drague, Patrick a ses coins. Il évite les endroits blindés ou les spots de plongeurs. C’est pour ça qu’il est contrarié d’en voir ici, si tôt le matin. Un jour, en passant près d’une grosse bouée au large de Rivaz, il s’est fait prendre à partie par des hommes-grenouilles, soi-disant qu’il aurait dû les éviter. C’est pénible de pagayer quand, en plus des plongeurs, les baigneurs t’engueulent sous prétexte que c’est interdit de franchir les bouées. Et les vapeurs de la CGN actionnent la sirène dès que tu es à moins de cent mètres de leur route. Il y a trop de monde, sur ce foutu lac. Alors il vient un peu plus tôt que les autres, histoire de profiter sans s’énerver. Aujourd’hui, ces plongeuses l’ont pris de vitesse.

Loriana

Trop bien, la photo que papa a postée sur Insta ! Il y a une épave, il fait nuit autour et on voit briller les phares des plongeurs. Papa veut pas qu’on aille sur les réseaux sociaux, mais avec Eliott on a fait des faux profils, avec des images sous-marines qu’on a trouvées, et on s’est abonné à plein de comptes de plongée.

Eliott, c’est mon frère. Il a 12 ans. Quand il sera grand, il plongera comme papa. Sauf que lui, ce sera son métier. Papa dit que c’est pas possible parce que dans la vie, il faut travailler dur. Et il travaille dur, papa. Maman aussi. Peut-être même plus dur que papa parce que lui, des fois, il va plonger et il a l’air bien content, alors que maman, quand elle travaille pas, elle s’occupe de nous et de la maison et des fois, elle crie.

Abuela3 Emilia nous a expliqué, à moi et Eliott, que faire à manger et tout ça, c’est aussi du travail, même si ça rapporte pas de sous. Heureusement qu’il y a la Abuela. Elle est cool. Elle nous laisse jouer avec sa tablette et c’est tellement mieux que le vieux Natel de maman que j’ai récupéré. J’aime bien parler dedans et m’enregistrer, ça fait comme si on discutait. Faut juste pas faire trop de bruit, sinon on l’empêche de regarder ses séries. Maman, elle, elle est trop sévère. Elle compte le temps qu’on passe devant les écrans. Non mais !

Des fois, le soir, j’entends papa et maman qui sont pas d’accord et qui parlent de moi et d’Eliott. Ils causent doucement exprès, mais j’ai mes cachettes et j’arrive à entendre des bouts. La maîtresse, elle a expliqué à maman que j’avais un problème.

– Pourtant elle n’est pas conne, cette gosse.

– C’est peut-être ça, le problème, il répond, papa. Dans la vie, vaut mieux ne pas être trop intelligent.

Quand Eliott, il veut être méchant, il raconte que j’ai été adoptée et que je viens de la famille Addams. Des fois, il fait juste « famille Addams » et ça me fait pleurer, pourtant j’essaie de me retenir.

J’ai appris à être une gentille Loriana. C’est fatigant, d’être une gentille Loriana… en même temps c’est fatigant de se faire crier dessus dès qu’on fait un truc. La première fois que j’ai démonté un vieux réveil et qu’après, je l’ai remonté dans l’ordre, papa il était pas super content. Mon frère, quand il démonte quelque chose, c’est fichu. Mais, ça fait rigoler papa et il lui montre comment il faut faire pour que ça remarche. Bon, ça réussit pas toujours. Moi j’aime bien, ça ressemble à un puzzle. Maintenant, je fais exprès de pas faire tout juste pour que papa puisse me montrer comment on fait.

Quand j’étais petite, je voulais tout le temps jouer avec le train électrique d’Eliott. Lui, ça l’intéresse pas trop. Papa s’est fâché parce que les trains, « c’est pas pour les filles ! ». Du coup, j’ai copié ce que les filles de ma classe aiment. Je suis devenue fan de licornes. Maman elle trouve que ça commence à durer, la période licorne. En fait, elle préfère ça à ouvrir le ventre de mes peluches pour voir ce qu’il y a dedans. Genre il y a même pas de vrais organes, c’est rempli de mousse. C’est nul.

Avec Eliott, le problème, c’est l’école. Papa, il dit qu’il est « un peu vif ». C’est normal pour un garçon. N’empêche qu’il se fait tout le temps punir parce qu’il casse des trucs ou un bras à un copain, sans faire exprès.

Les adultes, ils ont une sorte de mode d’emploi de comment un enfant ça doit être. Et nous, on doit essayer de faire ceux qu’ils croient qu’on est, sinon ça va pas. Le problème, c’est que c’est compliqué et il y a pas de tuto sur YouTube ou sur TikTok. C’est un truc qui existe seulement dans la tête des parents et des profs. J’ai expliqué ça à Eliott, qui m’a regardé de son air de dire « T’es de la famille Addams » et il a fait :

– Un mode d’emploi ? T’es folle ?

Ça m’énerve quand on ne comprend pas ce que je veux dire. Pourtant, pour moi, c’est très clair.

On est chez la Abuela qui dort devant la messe télévisée et les séries où il y a des gens qui s’embrassent en mettant la langue, c’est dég. Moi, je m’enregistre. J’aime pas écouter ma voix, après, parce que c’est pas celle que j’entends quand je parle. Mais j’aime bien m’enregistrer. Et puis je teste des trucs sur l’ordi. Genre les logiciels de protection parentale, Abuela Emilia, elle connaît pas. Eliott, il rigole. Il fait croire que j’apprends Wikipédia par cœur. Lui, il regarde des vidéos qui font des bruits pas normaux et il devient tout rouge quand j’essaie de regarder. Il dit que je suis trop petite.

Moi, j’ai de bonnes notes. Eliott, pas tellement. Sauf que depuis que papa lui a expliqué qu’il fallait faire des maths pour passer le brevet de plongée, ça va mieux. Moi j’adore les maths. Quand je serai grande, je veux être astronaute. Papa trouve que c’est pas un métier pour les filles, regarde-ta-mère-elle-est-coiffeuse. Pour avoir la paix, je raconte que je veux faire maîtresse d’école. Pour de vrai, je veux aller dans la Station spatiale internationale ISS, faire des tas de fois le tour de la Terre et des expériences avec des blobs.

Les clientes disent que je suis jolie comme un cœur. Sauf qu’un cœur, c’est moche et gluant, avec des tas de veines et du sang. Je le sais parce qu’une fois, j’ai chopé le cœur du poulet que Abuela Emilia voulait donner au chat de la voisine. J’ai essayé de le disséquer, le cœur hein, pas le chat, mais j’ai dû faire un truc faux parce que c’est devenu de la bouillie et c’était dég. Bon, qu’est-ce que je disais déjà ? Ah oui, les clientes de maman. Elles sont bizarres. Elles sont vieilles, mais il y en a qui ont des cheveux qui sont très beaux. Ab Fab, par exemple. Son vrai nom c’est Fabienne, mais on l’appelle Ab Fab. Eliott, il se fâche quand je dis qu’il est amoureux d’elle. Il fait « tu as vu comme elle est vieille ? Elle est plus vieille qu’Abuela », mais si on est au salon de maman et qu’Ab Fab est là, il s’asseye vers elle et lui demande des tas de trucs sur la plongée.

Moi, je fais attention à ne pas parler à tort et à travers, maintenant que j’ai compris qu’il faut pas trop poser des questions du genre : « Pourquoi on meurt ? » ou « Est-ce que Dieu existe ? », surtout devant les clientes. Alors je demande à Siri ou je cherche sur le web. J’ai pas encore trouvé la vraie réponse parce qu’on dirait que les grandes personnes, elles sont pas d’accord entre elles.

3  « Grand-mère » en espagnol.

Provoquer l’attente

Voir débarquer Bernard avait mis Fabienne en rogne. Elle aurait donné n’importe quoi pour se changer les idées et pour les clarifier, sortir du brouillard qui avait envahi sa tête. Laissant son regard se perdre dans le paysage, elle contemplait le Haut-Lac criblé d’embarcations. Parmi elles, il y avait la planche de Patrick.

Entre eux, ce n’était pas gagné d’avance. Il mesurait un mètre soixante-cinq au maximum. Ensuite, il se teignait les cheveux et s’habillait comme s’il était resté bloqué dans les seventies, avec des couleurs et des imprimés qui faisaient mal aux yeux : raison de plus, pensait-elle, de le voir à poil plutôt qu’habillé. Il savait s’y prendre, ne faisait pas son dégoûté et, même s’il était un peu tordu, elle ne s’estimait pas en mesure de faire sa difficile.

Pourquoi se mentir ? Plus le temps passait et plus les avances se faisaient rares. Elle mettait tout en œuvre, pourtant, pour préserver son capital séduction. Longtemps, on lui avait répété qu’elle était belle. Et puis, un jour, il y avait eu ce terrible « tu ne fais pas ton âge ». Vieillir, quelle malédiction ! Le corps, lui, voulait encore, pourtant à l’argus du désir, c’était la dégringolade. Bombe blond platine, elle s’était retrouvée du jour au lendemain à ne plus rien valoir. Les mecs veulent de la chair fraîche. Dès que tu as la peau du cou qui donne des signes de faiblesse, ils vont voir ailleurs, songea-t-elle avec un mélange de rage et de mélancolie. Patrick, bien sûr, c’était un petit vicieux, mais il avait de beaux restes.

Rêveusement, elle caressa la peau tendue de ses seins au galbe parfait. Un coup de bistouri vous va si bien. Les mamelons se dressèrent comme un seul homme. En elle, malgré le mal de crâne et son état semi-comateux, elle sentit monter une vague de désir. Le supplice raffiné de l’attente. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’elle avait à peine le temps de dissimuler les dégâts ou, plutôt, de se mettre en valeur.

Fabienne se força à exécuter quelques séries d’abdos. Reprit un Alka-Seltzer. Se doucha. Fit un soin express du visage. S’occupa de ses cheveux. Curieusement, la chaleur du sèche-cheveux, pendant le brushing, soulagea un peu ses douleurs aux tempes, plus efficace qu’un antalgique.

Maquillée, elle choisit une petite robe qui lui allait bien. De quoi flatter ses formes sans, non plus, exagérer. Tout était dans le dosage, elle aurait dû s’en souvenir, hier soir, quand, incapables de départager la caïpirinha de la caïpiroska, Tina et elle en avaient commandé une deuxième de chaque.

Ses pensées s’éclaircissant au fur et à mesure que la matinée avançait, Fabienne s’employa à faire de l’ordre dans son vieux matériel de plongée. Voilà longtemps qu’elle aurait dû mettre de côté quantité d’anciens équipements qui, révisés, pourraient faire le bonheur d’une débutante. Toutes sortes de choses qu’elle pourrait donner à Kilian. Il les mettrait aux enchères sur le web et Fabienne lui dirait d’acheter un cadeau aux gosses avec l’argent de la vente.

Souvent, s’occuper du matériel la calmait. Sauf aujourd’hui où elle n’arrivait pas à faire passer sa colère. Bernard la menait en bateau, elle en était convaincue. Il ne se rendrait jamais. Elle allait devoir prendre les devants, en parler à Patrick. Il serait de bon conseil. C’est peut-être même lui qui ferait le boulot, avec la haine que ces deux anciens amis se vouaient.

Fabienne jeta un œil impatient sur l’écran de son portable. Vérifia que le wifi fonctionnait. Zéro message. Patrick n’allait pas passer tout le jour à pagayer sur le lac, ou bien ? Il était 13 h passées et il n’avait pas fait le moindre signe.

Si elle avait su, elle aurait eu le temps d’aller rechercher sa Mini, en rade au P + R d’Ouchy, à Lausanne, et de revenir.

Elle avait faim. Après les excès de la veille, elle devait se reprendre. Cependant, manger une morce ne serait pas du luxe. Elle inspecta son frigo. Une tomate. Du fromage blanc allégé : ça irait très bien.

Ab Fab s’installa sur sa terrasse et se força à manger lentement, posant la cuillère entre chaque bouchée. Consulta ses messages. Passa de WhatsApp à Telegram, puis aux SMS. Recommença. Néant. 13 h 45. Personne. Elle finit par l’appeler. Tomba sur son répondeur. Raccrocha. Réfléchit. Débarrassa la table et mit les ustensiles dans le lave-vaisselle. Se brossa les dents. Se remaquilla. Vérifia que sa petite robe lui allait. Fit un tour sur les réseaux sociaux et commenta les stories des copines pour éviter de consulter l’heure toutes les minutes. Patrick aussi avait posté une story : un bout de sa planche et le lac. Sur le WhatsApp des plongeurs, Kilian avait envoyé une photo de lui, torse nu, en train de s’équiper. Une pose avantageuse pour un spécimen pas mal fait de sa personne. Puisqu’elle se sentait mieux, elle eut envie de proposer une petite sortie en soirée, dans un des groupes de plongeuses loisir, juste pour le plaisir de faire des bulles et d’éviter de déprimer quand Patrick serait reparti. « Une audience demain, tu comprends », expliquerait-il, comme toujours, pour se casser avant la nuit.

Elle le rappela. Laissa un message. Attendit. Elle commençait à angoisser : ce n’était pas son genre de ne pas répondre. À moins que ce soit un de ses jeux stupides ? Ce serait étonnant, il avait trop besoin d’être rassuré sur son pouvoir de séduction. Elle lui laissait jusqu’à 14 h 30. Bref, si à 15 h, il ne s’était pas manifesté, il y avait forcément un souci. Peut-être qu’elle allait avoir la honte de sa vie parce qu’elle lui envoyait le sauvetage alors qu’en fait, il était tranquillement en train de se taper une fille. Peut-être que c’est ça vieillir, s’inquiéter pour rien, parce qu’un amant ne vous répond pas.

Grand cru classé

Bernard n’aimait pas ce goût dans sa bouche. Il était parti excédé, pied au plancher, faisant mugir sa BMW X7. La vitesse, ça le calmait. Ce serait bête, pourtant, de se faire avoir par un radar. Il ralentit. Négocia la courbe qui menait sur l’autoroute aux 60 km/h indiqués, accéléra pour entrer sur le tronçon en travaux et s’inséra sagement dans la colonne de véhicules.

Il avait joué au plus malin et longtemps la chance l’avait aidé. Sans se mentir, s’il avait été aussi froid et calculateur qu’on le disait, il n’en serait pas là, à filer se terrer à Gstaad, un ultimatum de sa femme aux fesses, pour négocier sa reddition à la justice de son pays. Ce matin, rien ne s’était passé comme prévu. Normalement, Fabienne aurait dû être en train de plonger et il aurait eu la maison pour quelques heures. Heureusement, elle avait oublié de lui demander de lui rendre le double des clés. À moins qu’elle eût appelé SOS serrures et fait changer les cylindres dès qu’il a eut tourné les talons.

Fabienne continuait donc de voir cet avorton de Zwerg. Bernard n’en revenait pas. Depuis le temps qu’ils le trompaient, sous son nez. Il fallait croire que Fabienne aimait les tordus. L’avait-il initiée à ses sales jeux SM ? Bernard déglutit de dégoût et planta sur les freins en jurant pendant qu’une Subaru aux plaques fribourgeoises se rabattait quasiment dans son parechoc.

– T’as eu ton permis dans une pochette-surprise, le Dzodze ? éructa-t-il.

L’accident étant un autre luxe qu’il ne pouvait pas se payer, il devait se reprendre.

– Vas-y mollo, mon gaillard, s’encouragea-t-il.

Ça aussi, c’était nouveau. Il n’y avait pas que la trouille, visqueuse, qui ne le quittait plus : il se parlait à lui-même, tout haut. Un truc qu’il avait commencé à faire pendant sa fuite, à l’envers, puisqu’il s’agissait de se jeter dans les bras de la justice. Pour échapper aux tueurs, il avait choisi la prison, sans être certain, au fond, que c’était le bon choix.

Lancé à l’assaut de l’autoroute A12, appelée « le toboggan » vu sa pente, Bernard bloqua le régulateur de vitesse sur 124 km/h, ralentit, lambina une minute sur la voie de dépassement juste pour obliger la Maserati avec plaques genevoises qui le collait à freiner derrière lui, se rabattit et la laissa filer. Flash. Le radar avait eu le Genevois. Un court instant, il sentit les commissures de ses lèvres se relever dans un sourire. Il en oublia presque le sale goût qu’il avait dans la bouche.

À Maurice, il avait cru profiter de la situation, mais c’était elle qui avait eu le dessus. Il s’était associé avec les mauvaises personnes. Pour sauver sa peau, il ne lui restait plus qu’une carte : rentrer.

Merde, déjà la sortie de Bulle. Il vérifia sa vitesse. Tout allait bien, il pouvait faire confiance au régulateur. Faire confiance, voilà le problème.

Il mit le clignotant, emprunta la bretelle, freina à peine et prit la route de contournement. Laissant le village de Gruyères à sa gauche, il s’engagea dans la vallée de l’Intyamon en direction de Montbovon, Rossinière, Château-d’Œx, puis Rougemont, Saanen et enfin Gstaad. Il roulait au milieu d’essaims de motards et de cyclistes partis à l’assaut des cols. Il s’agissait de ne pas en ramasser un au passage. Faire profil bas. Pas de pépin. Tout ça pour finir avec des bracelets en métal.

Évidemment qu’il ne s’attendait pas à ce que Fabienne l’accueille avec le champagne. Il avait souvent été sur le fil du rasoir avec elle, pourtant il avait toujours fini par amadouer la lionne. Sauf cette fois. À quoi bon perdre son temps à lui expliquer que, s’il avait pu, il l’aurait emmenée. Il devait quitter la Suisse, un point c’est tout, et vite. Et puis, elle était toujours fourrée avec Zwerg. Jamais il n’aurait pris le risque de la mettre au parfum.

– Putain mais ce monde ! Pire qu’au ski.

Qu’est-ce qu’ils avaient tous, ces conducteurs du dimanche, à venir en montagne ? Lui, s’il avait pu rester au bord du lac…

Vraiment, elle dépassait les bornes avec son histoire d’ultimatum ! Peut-être qu’après tout, il pourrait la faire taire ? L’idée lui avait déjà traversé l’esprit, puis il s’était dit « fais pas le con ». Il espérait pouvoir négocier avec la justice. Donner quelques noms. En s’y prenant bien, il échapperait à la taule. Il avait contacté une avocate. Une que Fabienne et Patrick ne pouvaient pas blairer. Raison de plus pour se fier à Me Jeanne Kourouma. Néanmoins, il allait devoir revoir ses plans. Puisqu’elle était toujours avec cet avorton, Fabienne devait l’avoir donné. Zwerg allait débarquer dans sa luxueuse planque, demander des comptes. Quelle ironie, au moment où Bernard avait cru le tenir !

Au chalet, en faisant de la place dans la cave, il était tombé sur un disque dur. Il devait s’agir d’un oubli, quand Zwerg et lui, brouillés, avaient liquidé leur entreprise commune. Quelle surprise quand il l’avait branché ! Pas de mot de passe, ou si peu. Des téraoctets d’images, à une époque où la mémoire de stockage coûtait un bras. Et Zwerg dans toutes les positions. Ses clientes également. Le cochon avait foutu des caméras partout chez lui et à son bureau.

Au point où il en était, Bernard n’avait pas résisté à la tentation de faire chanter, anonymement, son ancien associé. L’avocat avait reçu un paquet de données cryptées et une demande de paiement en bitcoins. Patrick avait payé.

Bernard prononça « radio » et une chanson se fit entendre. Même Nostalgie n’était plus ce qu’elle était. Avant, ils passaient de vieux tubes et c’était très bien. Désormais, c’était de la musique moderne et il avait horreur de cela. Il passa sur Radio Chablais, où une voix féminine égrainait l’horoscope. Lassant, mais hypnotique.

Après avoir doublé la plupart des traîne-savates et effrayé quelques motards, il atteignit Château-d’Œx. En traversant Rougemont, il se rendit compte qu’il se sentait mieux.

Le chalet se trouvait un peu plus loin en dehors de Gstaad, dans les hauteurs, à l’écart. Bernard ralentit pour bifurquer sur une allée en cul-de-sac. Arrivé devant une construction mêlant le moderne et l’ancien, il actionna la télécommande ouvrant le garage, se gara et s’extirpa presque à regret de son confortable siège en cuir. Au moins, il n’y aurait personne pour le faire chier là où il était. Les voisins russes étaient rentrés à Moscou.

Bernard attendit que la porte se referme avant de désactiver l’alarme principale. Bien qu’il ne perçut aucun signe de présence humaine, il n’était jamais trop prudent. Le cœur inutilement battant, il ouvrit le coffre de sa BMW. Dans le grand sac de marque, parmi les vêtements griffés, dormaient deux Romanée-Conti. En cas de nécessité, ces prestigieux flacons deviendraient un moyen de paiement comme un autre. Une forme de liquide, un peu encombrant, mais ne laissant aucune trace numérique. Il venait de sauver les dernières qu’il avait trouvées dans la villa de Chexbres. Fabienne devait avoir vendu les autres. Heureusement, l’essentiel de sa collection dormait dans la cave climatisée du chalet.

Ces bouteilles n’étaient pas qu’un moyen de paiement : quitte à risquer la taule, il allait faire sauter quelques bouchons. Tester, une fois dans sa vie, une cuite à la Romanée-Conti. Réjoui par cette perspective, il entreprit de gravir l’escalier qui menait à l’étage, muni de son sac de sport.

Arrivé dans ce que ses confrères de l’immobilier appelaient « la pièce à vivre », il déversa les vêtements en vrac sur un fauteuil de designer. Refermant son sac, il jeta machinalement un coup d’œil sur le répondeur, savamment caché derrière un bibelot. Une lumière rouge s’allumait de manière intermittente.

Pour Bernard, l’humanité était divisée en deux : ceux qui inspiraient la peur et ceux qui la ressentaient. Il avait toujours appartenu au camp des premiers. Il avait connu l’excitation du joueur, l’adrénaline ; il avait même appris à perdre. En revanche, la peur, ça, non : se terrer, sursauter au moindre bruit, sentir son pouls s’accélérer en voyant clignoter la petite lumière rouge qui indiquait un message, alors que ce n’était peut-être que le ramoneur qui voulait prendre rendez-vous.

Sans lâcher le sac, Bernard appuya sur play. Deux secondes de silence, puis le clic d’une communication qui se coupe. Le goût dans sa bouche se fit encore plus acide. Et si Zwerg savait ?

Il n’aurait pas dû se détourner du chemin de la cave. Après une hésitation, il reprit les escaliers en sens inverse, vers sa caverne d’Ali Baba personnelle. Il l’avait fait tailler dans la roche, à l’ancienne. Au bas de l’escalier, il désactiva l’alarme et déverrouilla la porte. Le parfum du lieu parvint à ses narines. Une odeur fade qu’il aimait presque autant que celle, iodée, des bords de mer. Un mélange de poussière, de terre battue, de bois et de liège. À la lumière des leds qui recréaient une voûte étoilée, à perte de vue, des bouteilles attendaient sagement dans leurs casiers, classées par cru et par millésime. Bernard avait tout perdu sauf ce royaume souterrain à température et humidification constantes.