Du corps à l'âme - Jean-Marie Drouard - E-Book

Du corps à l'âme E-Book

Jean-Marie Drouard

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Beschreibung

« Qui n'a jamais mal au dos, de façon ponctuelle ou chronique ? Beaucoup considèrent ce mal si répandu comme inéluctable. Et pourtant… Depuis cinquante ans que je pratique la méthode Mézières, kinésithérapie réparatrice, je peux affirmer que le mal de dos n'est pas une fatalité. Il existe des moyens simples d'y remédier. À condition de modifier sa manière de voir les choses, à condition de remettre en question des idées reçues extrêmement persistantes. »

Jean-Marie Drouard rencontre Françoise Mézières (1909-1991) en novembre 1973. Jeune kinésithérapeute de 29 ans, il se trouve alors dans un profond mal-être, praticien d'une discipline qui se présente « comme un livre de recettes, de programmes de rééducation standardisée », préoccupée uniquement par le renforcement de la musculature autour de la région blessée ou douloureuse. Avec Françoise Mézières, tout lui semble nouveau : il est question de chaînes musculaires, de réflexe antalgique… Selon l'approche de Françoise Mézières, dans le corps humain, tout est lié, à un point tel que la cause d'une douleur est fréquemment distante de son siège. Les déformations du corps résultent des contractions musculaires, compensations à une douleur, à un choc ou à une maladie. Sa méthode se présente comme un questionnement permanent sur la cause du mal dont souffre le patient dans l'ensemble de son corps.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Marie Drouard, kinésithérapeute, pratique depuis cinquante ans la méthode Mézières, à laquelle il a formé de nombreux confrères à travers l'Europe. Il cherche à transmettre une meilleure connaissance de son propre corps, visant à une meilleure santé physique, mentale et spirituelle.

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Du corps à l’âme

Jean-Marie Drouard, kinésithérapeute

Du corps à l’âme

Confidences d’un praticien de la méthode Mézières

Avec la collaboration de Marguerite Lefebvre

À Dominique, ma femme

Couverture : Fabrice Mauer Composition : Richard Garcia

Tous droits de reproduction,d’adaptation et de traduction réservés pour tout pays.

© 2024 Groupe ElidiaÉditions Nouvelle Cité10 rue Mercœur – 75011 Paris9 espace Méditerranée – 66000 Perpignan

www.nouvellecite.fr

ISBN : 978-2-37582-286-9 EAN Epub : 9782375826645

AVANT-PROPOS

Pourquoi me suis-je orienté vers le soin aux personnes, à travers la kinésithérapie ? Lycéen puis étudiant à l’aube de Mai 68, je nourrissais déjà un vif questionnement existentiel, je me demandais sincèrement : « Qui est l’Homme ? », « Comment pouvons-nous le définir ? », mais aussi : « Dieu existe-t-il ? », « Comment le connaître ? ». J’avais l’intuition que ces différentes interrogations étaient liées. Ce ne fut pas derrière les barricades, mais en me plongeant dans certaines lectures, que j’avançais dans mon cheminement intellectuel et spirituel. Parmi elles, Les Animaux dénaturés, récit allégorique de Vercors (1952), fut fondateur. « L’homme n’est pas dans l’homme, il faut l’y faire éclore1 », conclut l’auteur de ce conte philosophique, pour qui l’Homme porte lui-même la responsabilité de se définir. Je trouvai un écho de cette approche dans l’opuscule de Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946). Le célèbre philosophe y affirme en substance que nous sommes auteurs de nos orientations et choix de vie, que nous sommes comme une feuille blanche sur laquelle il nous appartient d’écrire notre vie, pour découvrir qui nous sommes et finalement définir ce qu’est l’Homme. Je me souviens aussi qu’à cette époque j’ai été contaminé par l’enthousiasme d’une amie pour le Carnet d’un biologiste (1959) de Jean Rostand. L’étude de la nature a été centrale dans son métier de biologiste et de philosophe humaniste. Est-ce par cette lecture que naquit en moi le désir de découvrir « cette terre inconnue » qu’est le corps humain, en m’orientant vers la kinésithérapie ?

J’ai rencontré Françoise Mézières en novembre 1973. Un médecin me l’avait recommandée, après que je lui avais partagé mon mal-être en tant que kinésithérapeute, praticien d’une discipline qui se présentait comme un livre de recettes, de programmes de rééducation standardisée, avec l’unique préoccupation de renforcer la musculature autour de la région blessée ou douloureuse. Françoise Mézières m’a impressionné, dès le premier jour, par sa cohérence. Elle était passionnée. Elle m’a étonné, car, après une présentation de sa méthode, elle a rapidement commencé son enseignement par une séance sur chacun de nous, stagiaires. Tout était nouveau. Elle parlait de chaînes musculaires qui vont de la tête aux pieds, de compensations, de modèle morphologique, de réflexe antalgique. Elle expliquait que, dans le corps humain, tout était lié, à un point tel que la cause d’une douleur était fréquemment distante de son siège. Elle présentait sa méthode comme un questionnement permanent sur la cause du mal dont souffre le patient dans l’ensemble de son corps. Elle apportait une réponse à mon insatisfaction de départ.

Au fil de ma progression comme kiné méziériste s’est développée une question fondamentale: vers où suis-je en train de conduire mes patients ? Quelle vision de l’homme véhicule cette méthode, empirique avant d’être scientifique, abordant la personne dans sa globalité, traversant horizontalement les spécialités médicales ? Pourquoi et en quoi s’oppose-t-elle à la vision classique ? Je trouvai des éléments de réponse grâce à une immersion dans l’histoire de la philosophie, et surtout dans la philosophie des sciences, lancée par un patient dont c’était la spécialité. Au Moyen Âge, les gens croyaient à ce qu’ils voyaient – le Soleil tourne autour de la Terre –, à l’image de la pensée d’Aristote selon laquelle la forme exprime le fond. Puis Galilée a démontré, d’après ses calculs, ses observations et le travail de Copernic, que la Terre tournait autour du Soleil. Dans les siècles qui ont suivi, différents domaines de connaissance ont ainsi été objectivés, reprenant la philosophie de Platon, qui affirme que nous ne pouvons accéder à la vérité qu’au travers de la conceptualisation, et non pas à travers ce que nous voyons. Au fur et à mesure, tous les domaines de la connaissance ont été passés au crible de l’analyse scientifique – jusqu’à la sociologie avec Marx, et la théologie avec Nietzsche et son fameux « Dieu est mort ! » –, dont le propre est l’analyse distincte et séparée des différents domaines de la connaissance. L’étude de la médecine, par exemple, est divisée en plusieurs spécialités, toutes élaborées, fines, performantes dans leur domaine, mais rarement prises en compte ensemble. En revanche, le corps n’est pas abordé dans sa globalité.

Au xxe siècle ont émergé d’autres approches, globales, néo-aristotélicienne, dont Mézières fait partie. Avec elles, il ne s’agit plus d’analyser la réalité en morceaux distincts, mais de l’appréhender dans son ensemble. C’est la caractéristique, entre autres, de l’homéopathie, de la gymnastique holistique, de l’ostéopathie et de la médecine chinoise, qui, elle, ne date pas du xxe siècle mais bien de quatre mille ans ! Cette explication m’a rassuré. Mézières n’était pas une technique isolée, une analyse sectaire dictée par une illuminée, mais elle s’inscrivait dans une vision de l’homme spécifique, différente de celle de la médecine dite scientifique, qui mesure et quantifie. Cette méthode s’intéresse à la personne dans sa globalité et dans ses particularités. Quand Françoise Mézières affirme : « Ce qui est beau fonctionne bien », elle ne cherche pas à quantifier ni à mesurer pour mettre en œuvre sa thérapie, elle cherche la « belle forme ». Nous verrons au fur et à mesure de l’exposé ce que cela recouvre.

À ce stade, je ne pensais pas avoir la possibilité de trouver pensée plus intime encore avec ma pratique… jusqu’à ce que je découvre le philosophe Edgar Morin durant le confinement. Il expose sa « méthode », fruit de nombreuses années de recherche, dans son livre Introduction à la pensée complexe :

Nous demandons légitimement à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités, qu’elle mette de l’ordre et de la clarté dans le réel, qu’elle révèle les lois qui le gouvernent. Le mot de complexité, lui, ne peut qu’exprimer notre embarras, notre confusion, notre incapacité de définir de façon simple, de nommer de façon claire, de mettre de l’ordre dans nos idées. Aussi, la connaissance scientifique fut longtemps et demeure encore souvent conçue comme ayant pour mission de dissiper l’apparente complexité des phénomènes afin de révéler l’ordre simple auquel ils obéissent. Mais s’il apparaît que les modes simplificateurs de connaissance mutilent plus qu’ils n’expriment les réalités ou les phénomènes dont ils rendent compte, s’il devient évident qu’ils produisent plus d’aveuglement que d’élucidation, alors surgit le problème : comment envisager la complexité de façon non simplifiante 2 ?

La pensée d’Edgar Morin m’a permis de mettre des mots sur ma pratique de kiné méziériste. Avec lui, je trouvais enfin le modèle intellectuel qui me manquait. En tant que kinésithérapeutes, la réalité à laquelle nous sommes confrontés, l’être humain, est complexe. En travaillant l’enveloppe du corps, nous sommes en contact avec le « tout » de l’homme, nous ne pouvons pas le connaître entièrement. Son hérédité, sa famille, son histoire traumatique, son corps, son mental, l’ensemble est inaccessible. On ne peut pas « com-prendre » l’homme. On ne peut pas le contenir. Seule une petite partie de ce qui le constitue est accessible.

« Je n’ai jamais pu éliminer la contradiction intérieure. Je n’ai jamais voulu réduire de force l’incertitude et l’ambiguïté », assène par ailleurs le philosophe. Dans ma pratique, l’incertitude est mon moteur : je ne sais pas qui est mon patient. Le principe majeur de notre pratique est donc de chercher, sans idées préconçues, sans système de catégories, ce que sa morphologie, ce que les traces de ses adaptationscompensations face à la vie et à ses traumatismes, peuvent bien révéler. « La complexité ne saurait être quelque chose qui se définit de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème, et non un mot solution. […] Il s’agit de s’exercer à une pensée capable de traiter avec le réel, de dialoguer avec lui, de négocier avec lui. » Après cinquante années de pratique, c’est par cette capacité à « traiter avec le réel » que j’envisage la méthode Mézières, que je veux vous présenter dans cet essai, ce témoignage.

1. Conclusion de la pièce de Vercors Zoo ou l’Assassin philanthrope, mettant en scène son roman Les Animaux dénaturés.

2. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005, p. 9.

INTRODUCTION

Le mal de dos est un phénomène de grande ampleur. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à le qualifier de mal du siècle. Il touche indifféremment tous les niveaux de la société, hommes et femmes, avec un public de jeunes de plus en plus vaste. Les parties du corps concernées sont issues d’un large spectre : lombaires, dorsales, cervicales. L’invasion de l’informatique dans notre monde, impliquant des postures rigidifiées et durant de longues plages horaires, ne peut qu’aggraver le nombre de souffrants.

Voici ce qu’en dit le très officiel Institut national de recherche et de sécurité (INRS) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles en France :

La prévalence des lombalgies est élevée. Dans une population en âge de travailler, plus de 2 salariés sur 3 ont eu, ont ou auront une lombalgie. Les lombalgies représentent 20 % des accidents du travail (AT) et 7 % des maladies professionnelles (MP). Près de la moitié des lombalgies sont des accidents du travail, survenus lors de port de charges. Certains facteurs de risques de lombalgies (manutentions, chutes, heurts, trébuchements, postures contraignantes) sont présents dans toutes les professions ; les maux de dos et par voie de conséquence des autres articulations peuvent donc toucher toutes les professions.

La durée moyenne des arrêts causés par des lombalgies en « accidents du travail » est de deux mois. Elle a quasiment triplé en quarante ans. La durée moyenne des arrêts de travail dus à des lombalgies reconnues en maladies professionnelles est d’un an et leur coût moyen de 44 000 euros. Chaque année, près de 11,5 millions de journées de travail sont perdues du fait des AT et MP liés aux lombalgies. Elles représentent 30 % des arrêts de plus de six mois et la troisième cause d’admission en invalidité. Au total, les lombalgies en lien avec le travail représentent, pour la branche Accidents du Travail-Maladies Professionnelles, un coût de plus d’un milliard d’euros par an1.

Face à ce constat sans appel, quelles sont les actions préconisées par l’INRS ? Celui-ci recommande depuis longtemps des mesures d’aménagement des postes de travail pour toutes les sortes de travailleurs, car tous, actifs ou sédentaires, sont atteints par le mal de dos. Mais, malgré les progrès dans la mise en œuvre de ces mesures de prévention, l’Institut constate une aggravation de la situation.

Voici un autre extrait d’une brochure de 2019 :

Mal de dos, douleur, gêne, lourdeur, raideur, lumbago ou sciatique : autant de termes pour évoquer les lombalgies ! Est-ce un mal incontournable ? Peut-être. Mais, d’une part, les messages diffusés alourdissent exagérément les conséquences de ces douleurs, et, d’autre part, les actions de prévention menées jusqu’à maintenant n’ont abouti à une baisse ni de la fréquence des lombalgies, ni de la durée des arrêts de travail. Les formes chroniques, les plus invalidantes, auraient plutôt tendance à augmenter. Le discours des préventeurs doit évoluer2.

Il est évident que, lorsque l’on est lombalgique au travail, on l’est aussi chez soi, et réciproquement. Qui n’a jamais mal au dos, de façon ponctuelle ou chronique ? Beaucoup considèrent ce mal si répandu comme inéluctable, comme quelque chose dont il faudrait, bon gré mal gré, s’accommoder, prendre son parti. Certains, de plus en plus nombreux, tentent des parcours de soins alternatifs en se tournant vers des ostéopathes. D’autres, avec une ordonnance de leur médecin traitant, consultent un kinésithérapeute. En général, celui-ci préconise un renforcement musculaire et invite le patient à pratiquer quelques séances de musculation. Mais malgré l’investissement de certains et quelques résultats obtenus, de nombreux kinés observent leur inaptitude à traiter les lombalgies. En 2021, la revue professionnelle FMT Mag, spécialisée dans le domaine de la kinésithérapie et du paramédical, posait elle-même la question, à travers les mots du kinésithérapeute Xavier Dufour : « Sommes-nous réellement compétents dans la lombalgie3 ? » La réponse du spécialiste est sans appel : « À mon sens et selon le retour de nombreux patients, non ! » Pour toutes les personnes ou presque ayant ou ayant eu mal au dos, l’affirmation « mal de dos, mal du siècle » est vraie, et continue donc malheureusement à faire l’unanimité dans l’opinion publique.

Et pourtant… Depuis cinquante ans que je pratique la méthode Mézières, kinésithérapie réparatrice, sur de très nombreux patients souffrant de maux de dos, de manière ponctuelle ou chronique, je peux affirmer que le mal de dos n’est pas une fatalité. Il existe des moyens simples d’y remédier. À condition de modifier sa manière de voir les choses, à condition de remettre en question des idées reçues extrêmement persistantes.

1. Patrick Delapierre, « Lombalgie », INRS, 2018.

2. Collectif, «Travail et lombalgie », INRS, 2019.

3. Xavier Dufour, « Sommes-nous réellement compétents dans la lombalgie ? », FMT Mag n° 139, juin-juillet-août 2021, p. 26.

PARTIE I

À L’ORIGINEDE MA VOCATION

DU DILETTANTISME À LA KINÉSITHÉRAPIE

Chercheur de sens

Mon parcours d’études n’a pas été ce qu’on pourrait qualifier d’exemplaire. Plus jeune, je n’étais pas très investi dans l’apprentissage scolaire. Seules certaines activités – la voile, le cyclisme – trouvaient grâce à mes yeux… En fait, j’acceptais de me donner uniquement pour les sujets qui me passionnaient vraiment. J’ai demandé à mes parents d’entrer en première année de médecine. Le soin s’était, un peu par hasard, révélé à moi comme une évidence, comme la première étape de sortie de mon dilettantisme, comme le début d’un retour à une vie porteuse de sens. Je voulais me construire humainement. J’ai échoué au concours de première année. Mais la déception fut relative, puisque j’avais moyennement aimé la pédagogie des cours, laquelle reposait sur l’apprentissage par cœur d’affirmations et ne laissait pas de place au questionnement. Suite à cela, je me suis orienté vers des études de kinésithérapie, sans trop savoir à quoi m’attendre, mais avec la ferme volonté de continuer à chercher ma véritable vocation dans le milieu du soin.

Jeune kinésithérapeute

Lors de mes études, j’ai appris l’anatomie du corps humain dans le détail : os, muscles et nerfs, ainsi que les nombreuses pathologies qui les concernent. Mais les principaux gestes qui me furent enseignés pour les traiter m’apparurent rapidement comme des actions de rééducation stéréotypées. J’avais l’impression d’appliquer des recettes en fonction de la pathologie à traiter : tels exercices pour un mal de dos, tels autres pour une arthrose du genou, tels autres encore pour une entorse de la cheville…

Sitôt diplômé, j’ai trouvé du travail dans un cabinet de kinésithérapie. Mais dès les premiers mois, tout en reproduisant consciencieusement ce que j’avais étudié, je me suis rendu compte que la mise en œuvre de ces procédés présentait des limites. J’observais que les mêmes soins n’avaient pas les mêmes effets sur des patients différents. Rapidement, j’ai donc cherché à enrichir ma palette d’outils grâce à des stages complémentaires : rééducation orthopédique, cardiaque, respiratoire, etc. Mais je continuais à me heurter à une absence de vision d’ensemble. Que manquait-il à ma pratique ? Comment comprendre sur quoi je butais ? J’étais de plus en plus mal à l’aise dans ma profession. Progressivement, plus rien ne faisait sens. Le désespoir était en train de m’atteindre profondément. Au bout de quelques mois, j’eus l’occasion de m’ouvrir de ce questionnement à un médecin neurologue, mais aussi ostéopathe, acupuncteur et posturologue : le Dr René Bourdiol. Son conseil fut radical : « Va voir Françoise Mézières. Je fais travailler une cinquantaine de kinésithérapeutes sur la place de Paris. Ils utilisent sa méthode. Elle répondra à tes questions. »

Rencontre avec Françoise Mézières

En novembre 1973, à l’âge de 29 ans, j’arrivai donc à L’Île-d’Elle, village du marais poitevin où Françoise Mézières résidait et dispensait une formation de quatre semaines. La première journée de stage fut pour moi spéciale, pour ne pas dire déconcertante. Une grande liberté ainsi qu’une grande force de caractère émanaient de cette petite femme à la voix rauque, couronnée de cheveux blancs. Elle m’a surtout impressionné par sa cohérence, son engagement dans la méthode de rééducation qu’elle enseignait, sa présence dans les gestes qu’elle accomplissait sur les patients. Sa concentration était totale. Répondant à un patient qui trouvait qu’elle en faisait un peu trop pour tenter de le soulager, de comprendre quelle était l’origine de son mal, elle eut cette formule mémorable, qui donne la mesure de son engagement : « Cherchons sans relâche, dussions-nous y laisser notre peau ! » Elle présentait sa méthode comme un questionnement permanent sur la cause du mal dont souffre le patient dans l’ensemble de son corps.

Cette posture de recherche, sans préjugés ni a priori, loin des programmes de rééducation standardisée qu’on m’avait enseignés, m’a profondément attiré. Au départ, je ne comprenais guère les notions qu’elle nous présentait, tant elles étaient nouvelles pour moi. Elle parlait de chaînes musculaires : les muscles ne fonctionnent pas isolément, mais sont liés les uns aux autres, de la tête aux pieds. Elle parlait de compensations : le corps se déforme pour éviter d’avoir mal et pour réaliser ce que nous lui demandons de faire. Et en plus, la cause des douleurs est souvent, sinon toujours, à distance de leur siège, car « tout est lié », insistait-elle. Son enseignement et sa pratique allaient vraiment à contre-courant de ce que j’avais appris dans mon école et pratiqué en cabinet. Le changement de perspective était déroutant et radical, il nécessitait une conversion complète. Sa manière d’enseigner était nouvelle et étonnante : elle consistait en séances pratiquées sur nous, les praticiens, et sur ses patients. Cette manière d’enseigner présente deux avantages. Le stagiaire expérimente dans son propre corps les effets de la méthode et la nouveauté des principes qu’elle énonce, et, au fur et à mesure des quatre semaines de formation, il constate l’adaptation de la thérapie à chaque cas, car chacun de nous est différent. Elle émaillait ces démonstrations de commentaires que j’essayais de mémoriser, tout en ayant conscience que je ne les comprendrais qu’avec la pratique. « Une séance vaut incontestablement mieux que de longues explications », affirmait-elle, paraphrasant Napoléon lorsqu’il affirmait qu’un bon croquis vaut mieux qu’un long discours. Son but était de nous faire sentir ce qui se passe dans notre propre corps. Une pédagogie du réel que j’ai moi-même appliquée, plus tard, lorsque j’ai commencé à former des kinésithérapeutes. Ces expériences furent pour moi comme faire connaissance avec une nouvelle langue.