Du Rififi à Bucarest - Sylvain Audet-Gainar - E-Book

Du Rififi à Bucarest E-Book

Sylvain Audet-Găinar

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Beschreibung

Entrez dans l'univers rocambolesque d'Arthur, trentenaire français catapulté à Bucarest à la suite du décès de son énigmatique oncle. Entre héritage inattendu et accueil musclé, notre détective malgré lui se retrouve entraîné dans une aventure aussi complexe que loufoque. Dans l'appartement généreusement légué, Arthur découvre un pan de vie de son oncle plus mystérieux qu'une partie de cache-cache avec un fantôme. De quiproquos en révélations étonnantes, suivez notre héros déboussolé, entouré de comparses aussi drôles que farfelus, dans une enquête historique où l'absurde côtoie l'inattendu. Préparez-vous à rire, à être surpris et à vous laisser entraîner dans un tourbillon d'événements hilarants, car Arthur est bien décidé à percer les mystères de cet oncle pas comme les autres. Découvrez les péripéties de cette enquête burlesque dès maintenant !

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Épilogue

1

— Ce faceți aici ? Cine v-a dat drumul în bloc ?1

La voix est sèche. Le ton inquisiteur.

— Je suis le neveu de monsieur Dumitrache.

Depuis mon arrivée ce matin à Bucarest, j’ai déjà eu droit à un nombre invraisemblable de conversations désagréables. Je sens que celle qui s’annonce avec cette vieille vipère va très vite battre tous les records.

— Je suis venu pour régler la succession.

— Vous auriez au moins pu venir à son enterrement !

Encore aurait-il fallu que je sois au courant de son décès.

Aucune envie cependant de me justifier auprès de cette acerbe voisine. La voix de ma mère résonne d’ailleurs toujours à mes oreilles : « Mieux vaut en dire le moins possible quand tu parles à des Roumains. Avec eux, on ne sait jamais à qui on s’adresse. » Une prudence dont cette femme ne s’est jamais départie, même après la chute du régime autoritaire.

— J’ai hélas eu un empêchement. Mais vous, qui êtes-vous ?

— Vous comptez rester longtemps ?

Quand je vous disais que l’esquive est un sport national en Roumanie.

— Une semaine ou deux. Le temps de résoudre tous les papiers chez le notaire.

Mon adversaire me scrute de la tête aux pieds tandis que j’ouvre avec courtoisie la porte de l’ascenseur. Ou plutôt du monte-charge antédiluvien qui fait office d’ascenseur. D’un pas lent et mal assuré, la vieille rombière pénètre dans la cabine en portant à bout de bras un sac en nylon rempli de quelques provisions.

— Vous êtes le fils de sa sœur, n’est-ce pas ?

Je rabats les deux portes de l’appareil censé nous conduire aux étages supérieurs.

— Absolument.

— On ne peut pas dire qu’on a souvent vu votre mère par ici.

— Quel étage ?

— Comme vous. Le septième.

J’appuie sur le bouton. La machine précaire s’ébranle et nous secoue d’une façon inquiétante. Je garde le silence, les mains crispées sur la poignée de ma petite valise. Les soubresauts du câble qui nous maintient en vie ne me rassurent pas du tout.

— Vous avez un fort accent quand vous parlez en roumain ! s’étonne l’indatable fossile.

— J’ai grandi en France.

Son regard me renseigne à moitié sur ce qu’elle pense. Mépris ? Fascination ? Envie ?

— À Paris ?

— C’est ça.

Moi qui ne mets presque jamais les pieds à Paname ! Ce petit mensonge éhonté m’épargne toutefois les immanquables explications sur la situation géographique de Strasbourg et les aléas historiques de l’Alsace.

Notre lent périple vertical me donne l’occasion de regarder avec plus d’attention ma compagne de voyage. Son corps voûté soutient avec une curieuse fierté un visage encore jeune. Ses yeux pétillent d’une vivacité étonnante pour l’âge avancé que je lui soupçonne pourtant d’avoir. Son manteau râpé, ses cheveux blancs et rares, ses mains fripées sont autant de détails contrastant avec l’énergie juvénile qui émane de cette octogénaire.

Contre toute attente, l’ascenseur arrive sans encombre à bon port.

— Bonne soirée, madame.

— À vous aussi, jeune homme.

Je sors le premier de la cabine.

— L’appartement est à gauche, au bout du couloir, me précise la sévère vieillarde devant mon hésitation.

— Merci.

Tout en entraînant dans mon sillage ma petite valise à roulettes, je fonce vers la porte et m’engouffre aussi vite que possible dans l’appartement, avant de pousser un soupir de soulagement.

Ces quelques heures à Bucarest m’ont largement suffi pour constater de nouveau, et avec regret, que cette ville est toujours d’une étonnante fidélité à elle-même : tumultueuse, désordonnée, inclassable, épuisante, et par-dessus le marché, peuplée de près de deux millions d’habitants à son image.

1 Que faites-vous ici ? Qui vous a laissé entrer dans l’immeuble ?

2

Il y a une trentaine d’années, cet immense appartement devait être le nec plus ultra de l’immobilier bucarestois. Plus de cent mètres carrés en plein centre-ville ! Un véritable luxe pour un célibataire sans enfant à une époque où des familles entières étaient entassées dans des logements exigus. Mais Oncle Mircea n’était pas n’importe qui et disposait de solides relations au sein du Parti.

Dans un pays où la croissance démographique était devenue une obsession pour son Conducător adoré, les qualités de gynécologue de mon oncle s’étaient tout de suite révélées lucratives. Tandis que Ceauşescu rêvait de familles nombreuses, de petits Roumains joufflus, capables de venir grossir les rangs d’« hommes nouveaux », prêts à l’acclamer et à chanter sa Gloire, Oncle Mircea est devenu très vite un champion de la procréation médicalement assistée et de la chasse aux avortements illégaux. Cela n’a pas pour autant empêché ce milicien de la natalité de profiter des ambiguïtés du régime, en jouant régulièrement au faiseur d’ange avec les femmes et les filles d’apparatchiks, qui auront toujours su le récompenser grassement de ses services rendus avec discrétion.

Après les événements de 1989, même si ses activités sont devenues beaucoup moins lucratives, Oncle Mircea n’a jamais été inquiété, comme la plupart des milliers de collaborateurs de ce régime qu’une prétendue révolution n’a jamais vraiment pourchassés. Les années quatre-vingt-dix et deux mille ont juste été marquées pour lui par un agenda moins rempli et du même coup, par une importante baisse de revenus.

J’en veux d’ailleurs pour preuve l’aménagement inchangé de son vélodrome. Entrer aujourd’hui chez lui revient à faire un véritable saut dans l’Histoire : meubles lourds plaqués contre chaque mur disponible, tapis persans tout aussi immuables que le mobilier qui les domine, fenêtres obstruées par un écran de voilures doublé de rideaux épais, lustres ringards qui diffusent une lumière avare, tableaux aux couleurs grisâtres et aux cadres pompeux. Tout ce qui un jour devait être du dernier chic et qui semble désormais d’un goût médiocre et d’une qualité douteuse.

Comme je m’approche de l’incontournable vitrine exposant dans le salon une collection de fiers bibelots en porcelaine, une coupure de courant me ramène de façon brutale aux privations qu’a pu connaître ce pays au temps du Premier Camarade2. Le black-out le plus complet imposé par un programme national d’économie d’énergie.

Nous sommes cependant en 2016 et plutôt que de maudire les abus d’un pouvoir autoritaire, je préfère déplorer la vétusté du circuit électrique et tenter de trouver le disjoncteur pour remédier à ce problème.

J’avance en tâtonnant lorsque j’entends des bruissements dans une autre pièce.

— Il y a quelqu’un ?

Le silence assourdissant qui me répond n’a rien de réconfortant.

— Si vous êtes là, dites-le ! exigé-je d’une voix mal assurée.

Les battements de mon cœur me paraissent résonner à cent mètres à la ronde. Calme-toi, Arthur ! Ce n’est pas parce que tu te retrouves plongé dans le noir au milieu d’un appartement étouffant que tu dois paniquer. Par précaution, je m’empare tout de même d’un vase pouvant au besoin faire office d’assommoir.

Et de m’aventurer doucement dans l’interminable couloir conduisant à la porte d’entrée. Mes yeux désormais accoutumés à l’obscurité réussissent à distinguer la route à suivre. En quelques enjambées, je devrais parvenir au tableau électrique et pouvoir rétablir la lumière dans ce coupe-gorge.

Un obstacle inattendu m’arrête cependant dans ma lente progression. Surgissant de la cuisine, une poêle à frire s’écrase avec fracas sur mon visage et m’assomme en effet sur-le-champ.

2 L’un des nombreux surnoms autoattribués par Nicolae Ceauşescu, tels que Conducător, Génie des Carpates, Fils adoré de la Patrie ou encore Danube de la pensée.

3

Les doigts qui palpent mon nez sont d’une douceur enchanteresse. Tout autant que la voix qui les accompagne dans leur chorégraphie médicale.

— Il est cassé. Nous allons tout de même faire une radio avant de réduire la fracture.

J’ai beau savoir que la Roumanie est un pays de contrastes, je reste médusé par la sérénité et la grâce émanant de cette femme qui m’ausculte. Surtout après le choc infligé par mon précédent comité d’accueil. Le pif pareil à une truffe, la lèvre fendue et la chemise ensanglantée, je me sens en bien piteux état face à cette superbe urgentiste aux cheveux si bien coiffés, au teint rayonnant et à la blouse immaculée.

— On peut savoir comment cela vous est arrivé.

Malgré ma binette peu avantageuse, je tente de reprendre un peu d’aplomb et une pointe de charme.

— Je n’en suis pas certain. Je crois que l’on m’a asséné un grand coup de poêle en pleine figure.

— Scène de ménage sans doute. Votre femme devait être hors d’elle !

— Ma femme ? Mais je… n’ai… je ne suis pas marié !

— En tout cas, celui ou celle qui vous a fait ça ne vous a pas raté, conclut-elle dans un radieux sourire.

Elle s’installe derrière son bureau et entame la rédaction de son rapport, avant de planter la pétillance de ses yeux noisette dans mon regard tuméfié.

— Rassurez-vous ! Dans trois semaines, on n’y verra que du feu.

Et de retourner à son écran.

— Vous avez une pièce d’identité pour que je puisse compléter votre feuille de soins.

Je sors ma carte d’identité roumaine, seul document en ma possession affichant l’indispensable CNP3.

— Arthur Weber ?! Ce n’est pas un nom très roumain.

Je prends une profonde inspiration avant de répondre à cet étonnement que je connais par cœur.

— Ma mère était roumaine, mais mon père est français.

— Alsacien ?

J’écarquille les yeux. C’est bien la première fois qu’une personne en Roumanie parvient aussi vite à cette conclusion !

— C’est exact. Il est professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Strasbourg.

— Je connais bien cette ville. J’y ai passé un an pendant mon internat. J’en garde de très beaux souvenirs. Vous êtes également enseignant ?

— Non, je suis interprète au Conseil de l’Europe.

— Et vous êtes venu à Bucarest pour voir la famille ?

— Ma mère a quitté la Roumanie à la fin des années soixante-dix et il ne me restait plus qu’un oncle qui vient de décéder.

— Toutes mes condoléances !

— Nous n’étions pas très proches, vous savez. Ma mère n’avait pas de très bonnes relations avec lui. Il représentait tout ce qu’elle avait voulu fuir.

— Je vois.

J’ignore ce qui me prend de déballer toutes ces histoires de famille à cette inconnue. Laquelle coupe heureusement très vite court à cette effusion de palpitantes confessions.

— Et si on allait faire cette petite radio ?

Je la suis dans les couloirs de la clinique jusqu’au sous-sol, où elle me confie à l’un de ses collègues.

— Salut, Vlad ! J’aurais besoin d’une photo de cette jolie petite frimousse.

J’ai beau me dire que le compliment est ironique, je rougis jusqu’aux oreilles.

Une fois seul avec le solide radiologue, je dois cependant très vite me rendre à l’évidence : ce gaillard n’apprécie guère qu’on fasse les yeux doux à sa séduisante consœur. Regard de mâle hostile, gestes brutaux, ton méprisant, mon robuste rival manipule ma tête avec une rudesse qui me fait craindre une soudaine décapitation.

Mon cliché radiographique à peine en main, je déguerpis par conséquent de ce ring sans demander mon reste. Les combats de coqs n’ont jamais été mon fort.

Et c’est avec soulagement que je retrouve le flamboyant sourire de mon aimable experte en cloison nasale.

— C’est bien ce que je pensais. Mais rassurez-vous, aucune opération chirurgicale ne sera nécessaire. Un traitement orthopédique suffira.

Voilà bien là l’art de tous les médecins : annoncer que l’on a évité le pire pour nous faire accepter sans broncher le plus terrible des calvaires. Les événements ne tardent d’ailleurs pas à me donner raison. Après m’avoir invité à m’étendre sur la table d’examen, elle place ses doigts le long de mon nez et opère, sans prévenir, un mouvement sec. Je hurle en me redressant aussi violemment qu’un vampire auquel on viendrait d’administrer un coup de crucifix en plein cœur.

— Je vous ai fait mal ?

Fais bonne figure, Arthur ! Fais bonne figure !

— Non, non. J’ai simplement été surpris.

Tout en m’allongeant à nouveau, je la remercie en mon for intérieur de feindre d’ignorer ma masculine hypocrisie.

Quelques minutes plus tard, le visage affublé d’un élégant plâtre, je me prépare à dire au revoir à cette agréable compagnie.

— Voici ma carte. N’hésitez pas à m’appeler, si jamais on vous arrangeait de nouveau le portrait !

Je regarde le bristol qu’elle vient de me tendre et découvre enfin le nom de cette attrayante Madone des estropiés : Dr Iulia Grigorescu.

— Je n’y manquerai pas, dis-je en tentant d’esquisser un sourire affriolant en dépit de ma prothèse ridicule.

À peine sorti de la clinique, je saute dans le premier taxi venu. Le chauffeur me scrute dans son rétroviseur tout le long du trajet. Avec la tête que j’ai, il doit me prendre pour un irréductible bagarreur. Moi dont toute expérience en matière de baston se résume à une ébouriffante chiquenaude balancée dans la cour de l’école quand j’avais onze ans ! Autant dire qu’avec un palmarès aussi brillant à mon actif, je n’en mène pas large à l’idée de devoir retourner dans cet appartement où une brute, entrée par effraction, vient de me transformer le blase en pamplemousse.

Mais de qui peut-il s’agir ? Que faisait-il là-bas ? Comment a-t-il pu s’introduire sans forcer le verrou ? Devrais-je faire appel à la police ? Épuisé par tant de péripéties, je préfère néanmoins remettre toute décision à demain matin, comptant sur une bonne nuit de sommeil (enfin ce qui l’en reste) pour me porter conseil.

3Cod Numeric Personal, équivalent du numéro de Sécurité sociale en France et véritable sésame administratif en Roumanie.

4

— En l’absence de descendance directe, l’ensemble des biens de monsieur Dumitrache revient au deuxième ordre d’héritier représenté à ce jour par vous, monsieur Weber. Vous êtes, en tant que seul neveu du défunt, ce que nous appelons un collatéral privilégié.

Je ne sais pas vous, mais moi, ce charabia de notaire a toujours tendance à me vriller le cerveau.

— Maître Gruia ! Permettez-moi de vous reposer ma question. Êtes-vous absolument certain que personne d’autre n’aurait la légitimité de revendiquer une partie de cet héritage ?

Les épais sourcils du notable s’élèvent en forme d’accents circonflexes sur son large front. Les mains jointes au-dessus de son luisant bureau, il me regarde à travers ses fines lunettes rectangulaires, avant de pousser un long soupir, pareil à un enseignant désespéré de devoir reprendre pour la énième fois sa démonstration pour un élève bas de plafond.

— Monsieur Weber ! Vous étiez présent hier à la lecture du testament de votre oncle ?

— Oui.

— Vous avez entendu, comme moi, que le défunt vous a désigné en tant que légataire universel. Vous comprenez ce que cela signifie ?

Son ton péremptoire me confirme que ce placide tabellion commence à perdre son sang-froid.

— Tout à fait, lui réponds-je donc pour lui épargner un brusque déchirement de la valve.

— Je vous rappelle également que la validité de ce document est incontestable. Rédigé par mes soins sous la dictée de mon client, il respecte toutes les formes requises par la loi.

— Je n’en doute pas, Maître.

— Alors pourquoi voudriez-vous que quelqu’un remette en cause les dernières volontés de votre oncle ? L’intégralité de ses comptes bancaires, valeurs immobilières et mobilières vous reviennent de droit. Et comme je vous le disais, même en l’absence d’un acte officiel, vous auriez été la seule personne à pouvoir de fait recueillir la succession.

Au risque de hérisser davantage mon interlocuteur lancé dans sa rhétorique martelée, je pose la question qui me turlupine.

— Dans ce cas-là, pourquoi a-t-il pris le soin de rédiger un testament ?

Le coup a porté. Déstabilisé par cette juste interrogation, l’officier public caresse son épaisse moustache avec perplexité tandis que ses yeux cherchent en vain une issue de secours.

— Il n’est pas de mon ressort de questionner ce genre de précaution. Cela étant dit, il arrive que certains clients profitent de cette occasion pour transmettre un message à leur légataire. Je ne suis cependant pas en mesure de savoir ce qui, dans ce document, pourrait vous éclairer.

Je reste à mon tour songeur, aussi muet que les innombrables plantes d’intérieur disposées à travers la pièce. Exubérants spathiphyllums, sémillants dypsis, grassouillets philodendrons, timides kentias, indécis dieffenbachias, hideux scheffleras… Pour faire court, l’inévitable panoplie botanique de tout bureau en Roumanie ! Je me suis toujours demandé pourquoi les Roumains tenaient à tel point à s’entourer d’une végétation si luxuriante sur leur lieu de travail. Mais là ne réside pas la question qui me tracasse le plus en ce moment.

— Pourriez-vous, s’il vous plaît, me relire le dernier paragraphe du testament de mon oncle ?

Avec résignation, Maître Gruia pose ses mains grassouillettes sur son bureau afin de reculer son lourd fauteuil à roulettes et de soulever son corps massif. Son ventre rebondi domine un instant mon champ de vision avant qu’il ne soit dirigé vers une imposante armoire en chêne. Une rigueur toute professionnelle se matérialise soudain devant moi, dans l’alignement parfait des dossiers au garde-à-vous sur les rayons. Le maître des lieux s’empare sans hésiter d’une chemise en tout point semblable aux autres, puis revient d’un pas lent à sa place.

— Voyons, voyons.

Il parcourt du regard le document, tout en remontant d’un geste soigneux ses lunettes.

— Voilà ! Le testament de votre oncle se termine de la façon suivante : « Cher Arthur, même si je me suis parfois égaré, je n’ai jamais cessé de chercher. Je te souhaite donc de connaître toi aussi un jour la vertigineuse question des sources de la vie. Tu me comprendras alors. Peut-être. »

Silence.

Je le regarde.

Il me regarde.

— Vous avouerez, Maître, que tout cela est aussi émouvant qu’abscons.

— Monsieur Weber, je ne suis pas là pour en être juge. J’imagine toutefois que votre parent supposait que ces mots allaient vous dire quelque chose.

— Eh bien, figurez-vous que j’ai beau les tourner dans tous les sens, ils ne me disent rien du tout.

Nouveau silence.

L’imposant notaire hausse les épaules dans un geste de regret, puis tout en refermant le dossier, m’offre un chaleureux sourire, du genre paternel.

— Si vous voulez mon avis, monsieur Weber, vous vous faites beaucoup trop de souci. Que vous importe la signification de ces mots ? Face à l’imminence de sa mort, votre oncle s’est simplement laissé emporter par un peu de lyrisme. Tout ce qui compte, c’est qu’il vous a légué une somme généreuse et un bien immobilier considérable. Profitez-en ! Vous êtes encore jeune. Vous avez quoi… ? Trente ans ?

— Trente-six.

— Eh bien, à votre âge, on ne doit pas se faire autant de mauvais sang. La vie est courte, vous savez !

Ses explications mâtinées de poncifs me laissent de marbre.

— Je voudrais faire appel à un généalogiste successoral.

Le rondelet notaire lève les yeux au ciel de consternation.

— Monsieur Weber ! En quelle langue dois-je vous le dire ? Même si, par le plus grand des hasards, nous découvrions que votre oncle avait un héritier réservataire pouvant revendiquer une partie de cet héritage, il ne peut s’agir que d’un conjoint ou d’un descendant. Or, votre oncle n’a jamais été marié, et encore moins eu d’enfant.

Le cuir de son sous-main reçoit sans broncher les coups d’index soulignant chaque mot-clé de sa démonstration.

— C’est bien ce dont je voudrais être certain. Les relations entre mon oncle et ma mère ont été rompues dès la fin des années soixante-dix. J’ignore tout de la vie qu’a menée cet homme au cours des quarante dernières années.

— Soit. Si cela vous aide à mieux dormir, je vais faire appel à un spécialiste pour conduire cette enquête. Sachez toutefois que ces démarches peuvent non seulement prendre un certain temps, mais qu’elles ont aussi un coût !

— Que je suis prêt à payer.

Face à ma détermination et aux bénéfices qu’il pourrait tirer de cette affaire, le corpulent sexagénaire retrouve aussitôt une expression de grippe-sou alléché.

Tout en me raccompagnant vers la sortie, il place une main débonnaire sur mon épaule.

— J’espère au moins que ces soucis de succession n’ont rien à voir avec votre accident.

À dire vrai, je n’en sais rien. Qui me dit après tout que le violent intrus d’hier soir n’était pas un membre lésé de ma famille, venu revendiquer sa part du pactole ? Pour l’instant, je préfère néanmoins garder cette interrogation pour moi.

— Non, non. J’ai simplement glissé dans les escaliers.

Solide poignée de main. Porte qui s’ouvre.

— Je vous contacte dès que j’ai du nouveau. Au revoir, monsieur Weber !

— Au revoir, Maître.

5

Debout dans la cuisine, j’avale une tartine de zacusca4 recouverte d’une tranche de jambon, tout en tapotant sur mon téléphone portable. Mon séjour à Bucarest s’annonçant plus long que prévu, j’envoie un message à mon chef de cabine pour lui expliquer la situation.

Sa réponse est immédiate.

Pas de souci, beau gosse. Profite bien de ta nouvelle conquête ! Il paraît que les Roumaines sont de sacrées coquines !

Et lui, un sacré blaireau !

J’économise un SMS moralisateur à propos des stéréotypes débiles et file sous la douche. Voilà deux jours que je ne me suis pas lavé et je commence à sentir le fauve, la poussière et la chaleur bucarestoise de cette fin de mois de juin n’arrangeant au demeurant guère les choses.

Parvenu dans la salle de bains, je me déshabille en ne gardant que mes chaussettes pour ne pas prendre froid sur le carrelage pendant que je me rase. Eh oui ! Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir été élevé par une mama roumaine terrorisée par les courants d’air ou pire, par la vue des pieds nus de son fils.

Tandis que j’étale la mousse à raser sur mes joues en repensant aux innombrables lubies de ma mère, j’entends de nouveau une présence étrangère dans l’appartement. D’un mouvement prompt, je sors de la salle de bains et aperçois une silhouette en train de s’enfuir dans le couloir. Je m’empare aussitôt du même vase que la veille et le lance de toutes mes forces sur cet intrus dans l’espoir de l’assommer. Peine perdue ! Le missile improvisé rate de justesse sa cible et se brise en mille morceaux contre la porte d’entrée derrière laquelle mon cambrioleur vient de disparaître. Le vol plané de l’objet fut cependant assez lent pour que je puisse l’expertiser à la lumière du jour et soustraire mentalement de mon héritage la valeur d’un authentique vase Gallé. Tant pis !

Sans perdre une seconde, je me mets à la poursuite de ce visiteur aussi indésirable qu’obstiné et descends en trombe les escaliers dans lesquels résonne le bruit de ses pas. Jusqu’à ce que ma conscience m’interpelle au moment où j’arrive au deuxième étage : « Et on peut savoir jusqu’où tu comptes aller dans cette tenue, Arthur ? »

Je freine illico des quatre fers. Non seulement je n’ai aucune chance de rattraper ce bougre, mais je risque surtout, en sortant dans la rue en costume d’Adam, de me faire coffrer pour attentat à la pudeur ! Alors demi-tour, Arthur !

Tout en remontant au galop vers l’appartement, je prie de toutes mes forces pour ne rencontrer personne sur ma route. Mais cela était compter sans la vigilance de ma sympathique voisine de palier. Postée sur son paillasson, la redoutable octogénaire me regarde d’un œil malicieux gravir la dernière volée de marches.

— Vous avez de bien étranges façons de raccompagner vos invités !

Les mains collées sur ma troisième jambe, je termine mon ascension sans ralentir et surtout sans lui répondre. Hélas, au moment de pousser la porte afin de retrouver au plus vite un peu d’intimité, je découvre avec stupeur que celle-ci est bloquée.

— Dès que j’ai entendu du bruit, je suis sortie pour voir, m’explique la momie. Mais je ne m’attendais pas à profiter d’un aussi agréable spectacle !

Je rêve ou cette mégère me reluque le cul ?!

J’ai beau appuyer sur la poignée, rien ne se passe.

— Vous avez un souci ? me demande sans rire la cougar surannée.

Non, pas du tout ! J’adore me balader à poil dans la lumière blafarde des cages d’escaliers communistes.

Toujours sans adresser la parole à cette lubrique raclure qui se rince l’œil, je commence à donner de grands coups d’épaule contre cette foutue porte.

— Vous ne voulez pas qu’on appelle plutôt un serrurier ?

L’idée de voir débarquer un nouveau témoin à mon humiliante déroute décuple aussitôt mes forces. Je me jette d’une façon si violente contre le battant que la targette explose et que je m’étale les quatre fers en l’air au milieu du hall. Debout en un clin d’œil, je referme la porte sans tarder pour signifier à mon public indiscret que le spectacle est terminé.

J’ai hélas ! à peine le temps de reprendre mes esprits qu’un long filet de sang coulant le long de mes jambes et une douleur aiguë dans le bas de mon dos m’obligent à constater, d’une main tremblante, que des dizaines d’éclats de vase Gallé viennent de trouver refuge dans mon arrière-train.

4 Spécialité culinaire roumaine se présentant sous la forme d’une confiture de légumes, en général à base d’aubergines, de poivrons, d’oignons et de tomates.

6

On frappe à la porte.

Sans me relever du canapé sur lequel je suis étendu, je lance d’une voix forte :

— Entrez ! C’est ouvert. Je suis dans le salon au bout du couloir.

Incapable de retirer seul les éclats de vase plantés dans ma viande, j’attends, nu comme un ver, l’arrivée de ce toubib charitable auquel j’ai fait appel et dont la rapidité me stupéfie. Parvenir en moins de vingt minutes à traverser Bucarest, une ville à la circulation constipée vingt et une heures sur vingt-quatre, est un véritable prodige !

Des braillements suraigus m’arrachent cependant très vite à cette vague d’admiration.

— Maman ! Maman ! Viens voir ! Y’a un mec qui montre son cul !

La voix du docteur Iulia Grigorescu gronde aussitôt.

— Răzvan ! Je t’ai déjà dit de ne plus parler comme ça !

— C’est quand même pas ma faute si le type a les miches à l’air ! persiste et signe le tonitruant rejeton.

Décidément, je tombe de Charybde en Scylla. Dressé sur mes coudes, j’aperçois, encadré dans le chambranle de la porte, un petit bonhomme de cinq ou six ans, écarquillant de grands yeux bleus derrière des lunettes rondes. Il n’a pas l’allure d’un enfant farouche : de courts cheveux bruns agrémentés d’une espiègle houppette, des bras et des mollets robustes et une tenue sponsorisée par une panoplie de superhéros.

Sa mère pénètre à son tour dans la pièce avec un naturel déconcertant. De toute évidence, la belle urgentiste en a vu d’autres.

— Désolé ! Je n’ai vraiment pas pu faire autrement. Impossible de trouver quelqu’un pour le garder. Răzvan, tu as dit bonjour au monsieur ?

Au point où on en est, je ne vais pas non plus me formaliser pour si peu. Ah ! Si seulement j’avais fait appel au SAMU comme tout le monde. L’épisode aurait été moins mortifiant et j’aurais pu préserver un minuscule reste de dignité.

— Bonjour, Monsieur ! me lance d’un ton appliqué le petit caïd.

Je lui réponds en essayant d’esquisser un sourire sympa.

— Bonjour, Răzvan !

Les mains de la science sont cependant déjà en train d’ausculter mes plaies et je ne parviens à offrir au gamin qu’un rictus de douleur.

— Joli travail ! Vous voilà arrangé recto verso ! me félicite mon médecin.

Son sens de l’humour me plaît. Beaucoup plus, en tout cas, que le diagnostic qu’elle m’assène.

— Dans l’état où il est, ça m’étonnerait qu’on puisse le réparer.

Mon sourire se fige.

— C’était une contrefaçon, j’espère ? ajoute-t-elle.

Comprenant enfin à quoi elle se réfère, je respire de soulagement.

— Non, je crois bien que ce vase était authentique. Mais très honnêtement, c’est mon intégrité corporelle qui m’inquiète le plus.

— De ce côté-là, aucun souci. Une pince à épiler, un peu de désinfectant et quelques pansements suffiront pour vous rafistoler !

Tandis qu’elle opère avec minutie, son fils choisit un livre dans la bibliothèque et s’installe sur un fauteuil pour le feuilleter à son aise.

— Je ne savais pas que vous aviez un enfant ?

— Une tornade, vous voulez dire ?!

— Son père est aussi médecin ?

— Non, il était militaire. Il est mort en Afghanistan en 2010, alors que j’étais enceinte de six mois.

Je relativise aussitôt mes petits soucis fessiers.

— Désolé. Je l’ignorais.

— Ne vous inquiétez pas ! Vous n’aviez aucune raison de le savoir.

— Ça ne doit pas être facile d’élever un enfant toute seule. Surtout avec un métier comme le vôtre.

— Răzvan a la chance d’avoir des grands-parents assez disponibles. Et très débonnaires ! Croyez-moi, il en profite.

Le garçon, plongé dans sa lecture, ne paraît pas entendre qu’on parle de lui.

— Si j’avais su, je ne vous aurais pas dérangée aujourd’hui.

— Pensez-vous ?! Je suis ravie de pouvoir vous aider. On ne rencontre pas tous les jours un cascadeur franco-roumain de votre calibre. J’espère au moins que vous prenez des vacances de temps en temps !

Nous rions tous les deux. Son agréable compagnie chasse finalement tout regret de ne pas avoir sollicité quelqu’un d’autre. Ce relatif état de grâce est toutefois bientôt ébranlé par de nouvelles exclamations du petit bonhomme.

— Dis, Maman ! Moi aussi j’aurais un zob pareil quand je serai grand ?

Sa mère et moi nous regardons, stupéfaits.

— Răzvan Grigorescu ! Qu’est-ce que c’est que ce langage ? Et peut-on savoir ce que tu lis en ce moment ?

Sans se démonter, le galopin referme le bouquin qu’il tient entre les mains pour en déchiffrer le titre, syllabe après syllabe.

— SEX… O… LO… GIE… ET… VIE… SE… XU …ELLE

D’être parvenu à décrypter ces quelques mots sans l’aide d’un adulte le fait plastronner.

— Vous voyez ? me dit sa mère en se tournant vers moi. Quand je vous disais que ses grands-parents avaient une influence catastrophique sur lui !

Abandonnant un instant mon arrière-train, elle se précipite pour censurer l’inadéquate lecture tombée entre les mains de sa progéniture.

— Ce n’est pas un livre pour les enfants. Et pour répondre à ta question : oui, tu auras toi aussi un phallus comme ça quand tu seras un homme.

Et manifestement, sa mère n’a pas peur d’en parler ! Imperturbable, le garçon la regarde avec aplomb.

— Eh bien, j’espère au moins que je n’aurais pas autant de fourrure sur les baloches. Ça doit vachement gratter !

Le vocabulaire fleuri de cet enfant terrible ne cesse de me surprendre. Plus accoutumée que moi au style égrillard de son fiston, le docteur Grigorescu ne relève pas ce nouveau dérapage et opte pour une stratégie de diversion.

— Si tu jouais plutôt avec tes dinosaures ? Le temps que je finisse de m’occuper d’Arthur.

L’entendre prononcer mon prénom avec autant d’évidence n’est pas sans me déplaire. Personne ne semble d’ailleurs s’en étonner. Il faut dire que nous sommes arrivés tous les trois à un certain degré d’intimité.

Déjà debout, Răzvan farfouille dans son petit sac à dos posé sur la table basse. Un tricératops rouge, un kentrosaure orange et un tyrannosaure jaune, de la taille de trois citrons et à l’invraisemblable sourire béat, sortent aussitôt de leur tanière pour partir à l’aventure.

De retour auprès de moi, après avoir remis le sulfureux volume à sa place, Iulia reprend son méticuleux ouvrage.

— Nous sommes dans l’appartement de votre oncle ?

— Oui.

— À voir sa bibliothèque, on en déduit assez vite qu’il était très porté sur les questions de sexe.

— Il était gynécologue-obstétricien. Une pointure dans son domaine. Vous avez peut-être entendu parler de lui. Il s’appelait Mircea Dumitrache.

Médusée, la jeune femme suspend aussitôt ses travaux de déminage.

— Ne me dites pas que vous êtes le neveu du professeur Dumitrache ?!

Sans être certain de l’effet qu’aura ma réponse, je lance un timide « oui ».

— C’est incroyable ! jubile-t-elle. Je l’ai eu comme prof à la fac. C’était un type extra !

— C’est possible. Je ne l’ai jamais rencontré.

— Ah bon ?! J’avais compris que vous n’étiez pas en très bons termes, mais à ce point-là ?!

— Ma mère lui en a toujours voulu pour ses accointances avec l’ancien régime et m’a sans cesse dit le plus grand mal de lui.

— J’ignorais que le professeur Dumitrache avait été un fervent communiste.

Tout en reprenant sa délicate entreprise chirurgicale, elle balaye cependant très vite ce problème avec cet indéfectible fatalisme roumain.