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Après avoir démêlé les fils de l'héritage complexe de son oncle dans « Du Rififi à Bucarest », Arthur se retrouve à nouveau embarqué dans une série d'aventures hilarantes et déconcertantes. Né en Roumanie pendant le communisme, Arthur cherche en effet à élucider désormais le mystère de ses origines tout en faisant face à des accusations d'assassinat. Vivant en France depuis toujours, il réside maintenant à Bucarest avec sa compagne Iulia. Alors qu'il se prépare à devenir père, Arthur plonge dans une double enquête pour prouver son innocence et découvrir l'identité de son père. Ces investigations le mènent à explorer les périodes sombres de l'histoire de sa mère et de la Roumanie, tout en faisant équipe avec une équipe de détectives amateurs plutôt excentriques. Ne manquez pas cette intrigue captivante où secrets et obstacles abondent, et suivez les pas d'Arthur dans sa quête pleine de rebondissements.
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Seitenzahl: 316
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
L’existence de monsieur Ion Ionescu a toujours été d’une banalité aussi assommante que son patronyme. Commune. Sans relief. Sans éclat.
Une vie d’efforts à passer inaperçu.
À ne pas sortir du lot.
Systématiquement vêtu de gris et rasé de frais, ce septuagénaire de taille moyenne n’a ainsi jamais marché autrement qu’à pas feutrés et en longeant les murs, pareil à un cancrelat.
Aujourd’hui, à seize heures précises, comme chaque aprèsmidi depuis qu’il est à la retraite, ce vieux garçon à la vie réglée comme du papier à musique enfile son immarcescible gabardine terne et bistre pour se rendre au parc Cişmigiu et en parcourir les allées sans que personne ne le remarque.
Aujourd’hui pourtant, monsieur Ionescu va connaître, à son corps défendant, une fulgurante notoriété.
S’il était informé de l’imminence de cette brutale célébrité, ce discret Bucarestois aux allures de courant d’air renoncerait sans nul doute à cette promenade quotidienne et attendrait chez lui avec prudence que le couperet du destin et l’intérêt gourmand des foules l’oublient. Il reprendrait sans barguigner sa position de camouflage au fond de son fauteuil anthracite, redémarrerait sa télévision définitivement réglée sur un volume sonore à peine audible et boirait sans bruit sa tisane de camomille aussi tiède et fade qu’à l’accoutumée.
Rien ne le laisse cependant soupçonner que dans quelques minutes un violent coup de projecteur va être porté sur sa modeste personne.
Il referme donc la porte de son appartement avec une inégalable discrétion de passant qui ne fait que passer et s’engage comme d’habitude, en toute sérénité et d’un pas morne, en direction de l’ascenseur.
La cabine de l’antique appareil est déjà là qui l’attend.
Sans hésitation, le réservé vieillard s’y engouffre, avant de rabattre les deux portes métalliques avec une extrême délicatesse et d’appuyer sur le bouton de commande pour rejoindre le rez-de-chaussée.
Qui aurait pu deviner que ces gestes anodins et répétés depuis tant d’années allaient, ce jour-là, faire accéder cet individu lambda au statut de vedette ? Qui aurait pu pressentir que cette simple pression sur un petit bouton noir allait déloger aussi brutalement de son anonymat cet homme si éteint ? Qui aurait pu supputer que cette ordinaire descente en ascenseur de huit étages allait se transformer pour cet humble citoyen en véritable descente aux enfers ? En moins d’un instant, ce train fou emporte son unique voyageur dans une course ébouriffante et réalise une ultime entrée en gare dans un vacarme assourdissant et une impressionnante gerbe de sang et d’organes.
Vingt minutes plus tard, pompiers et policiers parvenus sur place constatent, sans même devoir en débattre, que la malheureuse victime (ou en tout cas ce qu’il en reste) est morte sur le coup, tandis qu’une horde de journalistes débarque sans tarder sur les lieux afin d’annoncer, face caméra, gyrophares étincelants en arrière-plan et en direct sur toutes les chaînes d’informations en continu, la disparition tragique de cette énième victime de l’incapacité scandaleuse des pouvoirs publics à faire respecter, une fois pour toutes, des mesures basiques de sécurité.
Ionescu ? Popescu ? Stanescu ? Personne ne sait vraiment comment s’appelle ce nouveau martyr. Mais quelle importance ? Le funeste sort de ce quidam, que ses propres voisins connaissaient à peine, sera débattu pendant de longues heures ce soir-là sur les plateaux de télévision et sur les réseaux sociaux, et largement développé dans tous les journaux du lendemain.
Que monsieur Ionescu se rassure cependant. Dans deux jours, à quelques exceptions près, plus personne n’évoquera sa fracassante mésaventure et encore moins son imperceptible passage sur Terre.
— La tête est ici, vous voyez ?
Le toubib marque une pause, avant de poursuivre.
— L’abdomen est juste au-dessus. Et là, si vous regardez bien, on aperçoit les jambes.
J’ai beau plisser les yeux et incliner le ciboulard pour tenter de remettre tous ces morceaux dans le bon sens, mon regard ne distingue rien. De son côté, Iulia semble en revanche reconnaître chaque organe avec une facilité exaspérante. Pour quelqu’un qui a fini médecine, le contraire aurait été étonnant !
En ce qui me concerne, définitivement incapable de percer le mystère de cet écran constellé de taches blanches, grises et noires en perpétuel mouvement, je décide de jeter l’éponge et fais mine de découvrir, avec le même sourire détendu que Iulia, les contours de ce nébuleux foetus.
— Ah oui ! Je vois.
Comme d’habitude, j’aurais mieux fait de me taire. Iulia, qui me connaît comme sa poche, n’est pas dupe une seule seconde de cet hénaurme mensonge.
— Pas de souci, Arthur. Je te montrerai tout cela à la maison sur les impressions d’écran.
Trop aimable ! Aurait-ce toutefois été trop demander à cette charitable experte d’attendre que nous soyons seuls avant de me proposer cet humiliant coup de pouce ?
Le sourire complice qu’elle me lance suffit cependant à apaiser aussitôt ma fierté offensée. Je vibre même désormais du cabochon aux arpions d’un amour si puissant pour cette femme que j’en viendrais presque à me jeter à ses pieds et à déclamer avec emphase du Paul Éluard. C’est dire !
Depuis le début de cette grossesse, ce genre d’exaltation fiévreuse et surtout de revirement émotionnel à cent quatrevingts degrés sont pourtant devenus monnaie courante dans mon comportement. Contrairement à ce que la Nature impose d’ordinaire à notre espèce animale, c’est mézigue, l’individu mâle de notre couple, qui connaît un bouleversement hormonal sans commune mesure et mon entourage passe son temps à subir le yo-yo de mes humeurs.
Autres joyeusetés : fréquents maux de tête, nausées lancinantes et pour finir, odorat surdéveloppé.
Un moindre mal, dites-vous ?! Alors c’est que vous n’avez jamais mis les pieds à Bucarest. Cette ville regorge de véritables trésors en matière d’exhalaisons pestilentielles. Surtout en plein été et en particulier dans les transports en commun. Ma fragrance favorite pour les hommes est ce mélange indescriptible de transpiration, de tabac froid, d’alcool fort, de friture, d’ail et de naphtaline. Un parfum dont la complexité en étonnera plus d’un, mais qui n’a hélas ! rien d’exceptionnel sous ces latitudes.
Dans le même ordre d’idée, mon superpouvoir olfactif me permet, de là où je me tiens en ce moment, de vous certifier sans la moindre difficulté que le Docteur Dinu, avec lequel nous avons rendez-vous aujourd’hui, n’a pas sucé que de la glace depuis qu’il s’est réveillé. À vue de nez, je pense même que ce ventripotent quinquagénaire tourne au whisky et qu’il en a déjà bu autant qu’un curé peut en bénir.
Ce type est-il réellement l’échographiste de grand renom dont Iulia m’a tant vanté les talents et qu’elle tenait à tout prix que nous consultions pour cette première rencontre avec notre futur bébé ? J’ai beaucoup de mal à le croire !
Et pourtant, compte tenu du nombre impressionnant de couples qui trépignent en ce moment dans la salle d’attente, le succès de cet ivrogne patenté semble loin d’être remis en question.
Tandis que je cherche à comprendre le secret de ce champion incontesté des ultrasons (et néanmoins douteux pochtron), celui-ci poursuit son examen tout en bredouillant un salmigondis de termes médicaux : pôle céphalique, diamètre bipariétal, insertion du cordon… En somme, une occasion rêvée pour moi de me retrouver de nouveau complètement largué ! Cette fois-ci, Iulia a cependant la gentillesse de ne pas remuer le couteau de son éminent savoir dans la plaie béante de mon ignorance et je lui en sais gré. Cette mise en retrait me permet même de repenser en toute tranquillité à ces deux années qu’elle et moi venons de passer ensemble.
Eh oui ! Deux ans déjà que je vis ébloui par la pétillance de son visage, que je respire l’air doux de son calme inébranlable et que je m’endors chaque soir contre le velours de sa peau. Amoureux incurable, j’ai décidé, quelques mois à peine après notre rencontre, de tirer un trait sur ma vie à Strasbourg pour venir m’installer dans son appartement à Bucarest et devenir, par la même occasion, le père « adopté » de Răzvan, son fils à l’époque âgé de six ans. Quelque temps plus tard, le désir de compléter cet harmonieux tableau avec un nouvel enfant est apparu et allez savoir pourquoi, nous lui avons donné libre cours.
Avons-nous bien réfléchi à toutes les conséquences que pourrait avoir cette naissance ? Franchement, je n’en sais rien. Et à vrai dire, depuis que le test de grossesse nous a révélé cette fusion réussie de nos gamètes, mon esprit est sans cesse assailli par une foultitude de doutes à ce sujet.
Il faut dire qu’à ma décharge, la nouvelle m’est tombée dessus le dix août 2018. Le même jour où nous avons appris qu’une manifestation anticorruption venait d’être violemment réprimée par les forces antiémeute sur la place de la Victoire à Bucarest. Quatre cents blessés et toute une population stupéfaite par cette intervention policière disproportionnée, rappelant à la mémoire collective de bien tristes souvenirs, des snipers embusqués de décembre 1989 tirant sur la foule révoltée, aux traumatisantes minériades1, en passant par des décennies d’oppression dictatoriale et de répression systématique.
À ma propre échelle, cet événement consternant m’a surtout obligé à prendre conscience de l’absurdité de mes derniers choix existentiels. Tandis que cette année encore, des centaines de milliers de Roumains désabusés quittent le pays pour aller tenter leur chance ailleurs, Arthur Weber décide, lui, de s’y installer et d’y fonder un foyer. Je veux bien croire que l’amour rend aveugle, mais tout de même ! Ajoutez à cela, les risques d’une grossesse tardive et mes craintes de ne pas être un bon père, et vous comprendrez peut-être mieux pourquoi l’arrivée de cet enfant me met dans tous mes états. Tout bien réfléchi, la décision aberrante de Iulia de confier à ce pochard manifeste la responsabilité de dépister une éventuelle malformation chez notre futur rejeton ne vient finalement que parachever ce déprimant horizon !
— Oh ! Regardez ! s’exclame soudain le sac à vin en blouse blanche d’une voix euphorique. Votre petit nageur a de la compagnie.
Iulia et moi échangeons un regard inquiet tandis que le disciple émérite de Bacchus poursuit d’un ton de plus en plus exalté.
— Félicitations ! Une grossesse gémellaire bichoriale et biamniotique.
Puis de traduire ce charabia, tout en se tournant vers moi et en m’adressant un clin d’oeil :
— Autrement dit, cher futur papa, des faux jumeaux !
La vivacité de son regard et l’assurance inattendue de sa voix me laissent interdit. Aurais-je été trop prompt dans mon jugement ? Cet homme serait-il moins ivre qu’il n’y paraît ? Abasourdi, je décide de plonger de nouveau mon regard de néophyte dans les eaux troubles et mouvantes de ce maudit écran.
Pareille à une tâche de Rorschach, la forme de deux foetus se détache alors sous mes yeux ébahis dans une symétrie parfaite et avec une évidence indubitable, même pour le plus commun des mortels. Le titubant toubib ne s’y est pas trompé : la matrice de Iulia abrite bel et bien des jumeaux ! Pour un géniteur aussi hypersensible que moi, cette information est toutefois bien trop retentissante pour que mon cerveau et mon coeur puissent l’encaisser sans se mettre en état de surchauffe. Afin de prévenir toute implosion, mon cortex décide donc de s’arrêter brutalement, laissant mon corps s’effondrer comme une fiche molle et ma tête se fracasser sans ménagement contre la table d’examen.
Voilà ! Ça, au moins, c’est fait !
1 Interventions successives et très brutales de mineurs roumains à Bucarest dans les années quatre-vingt-dix, visant à opprimer des manifestations prodémocratiques puis à exercer par la force une pression sur les pouvoirs politiques.
— Combien ?!
— Huit.
— Huit points de suture à l’arcade sourcilière !?
J’écarte le téléphone de mon oreille avant que la voix interloquée de Tudor, suivie de près par son tonitruant éclat de rire, ne m’explose de façon irrémédiable le tympan droit.
— T’es vraiment grave comme type ! poursuit-il avec autant de compassion. Si tu t’arranges le portrait comme ça au cours d’une simple échographie, je ne veux même pas imaginer dans quel état on va te retrouver le jour de l’accouchement.
Et une nouvelle raison de me faire du souci ! Une !
C’est à se demander ce qui m’a pris d’appeler ce faux frère. Naïvement, je m’étais dit que ce confident d’une vie pourrait du haut de sa quadruple paternité m’écouter, me comprendre, me plaindre, et pourquoi pas, me consoler. Que nenni ! Depuis le début de notre conversation, le cynique procréateur professionnel n’a de cesse de me railler ! À tel point que je sens même gronder en moi une colère noire. C’est qu’il a la mémoire courte, le barbu de ses dames ! Qui a toujours répondu présent à chaque fois qu’il a eu des problèmes ? Qui était là pour le soutenir au moment de ses trois tumultueux divorces ? Qui l’a écouté se lamenter pendant des heures, sur son sort de père de famille nombreuse et éclatée ?
Je tente de me raisonner et ne parviens à retrouver mon calme que de haute lutte.
— L’accouchement est prévu pour quand ? me demande alors ce scélérat d’un ton étonnamment aimable.
J’accepte sans négocier cet apparent armistice et réponds à l’ennemi d’une voix clémente.
— Pour le début du mois d’avril.
— Parfait ! Cela nous laisse largement le temps de te requinquer et de te mettre dans de meilleures dispositions à l’égard de l’arrivée de ces deux chérubins. Pour commencer, je vais te donner trois conseils.
Fichtre ! Je n’en demandais pas tant !
— Numéro un. Tandis que Iulia s’occupe de vos deux brioches, concentre-toi à fond sur ce que tu as à faire. Où en sont les travaux dans l’appartement de ton oncle ? Cet hippodrome ne sera finalement pas de trop pour accueillir toute ta tribu !
Ce n’est pas moi qui vais lui dire le contraire. Cet immense logement dont j’ai hérité il y a deux ans et qui m’a valu à l’époque tant de déboires 2 prend désormais des allures de bénédiction. Sa superficie généreuse et ses pièces innombrables permettront d’offrir une chambre à coucher à chacun de nos marmots, même si nous devions découvrir demain que l’utérus de Iulia abrite des quintuplés.
Certes le coût exorbitant des rénovations a beaucoup fait tousser nos banquiers. Est-ce cependant ma faute à moi si le frère de ma mère n’a jamais investi le moindre leu dans son palace depuis qu’il l’a acheté dans les années quatre-vingt ? C’est bien simple, le temps semble s’y être littéralement suspendu ! À telle enseigne que l’idée d’aménager cet espace en « musée du communisme » m’a longtemps trotté dans la tête. Le cours des événements en a toutefois décidé autrement et me voilà dorénavant contraint de transformer dare-dare ce titanesque bouge en pouponnière.
— Les ouvriers attaquent le chantier début novembre. On a commencé à faire des cartons et à démonter certains meubles. Je vais justement de ce pas rejoindre Răzvan et le père de Iulia qui sont déjà en train de s’activer sur place.
— Super ! Dès que je rentre à Bucarest, je viens vous prêter main-forte.
Inch’Allah ou plutôt Doamne ajută3, comme on dit par ici ! Parti depuis un mois à New York pour un voyage d’affaires qui ne devait durer que quelques jours, Tudor ne cesse de reporter la date de son retour, retenu à chaque fois par la signature de nouveaux contrats et surtout par un sérieux béguin pour une certaine Penelope. Une créature au pouvoir d’attraction si puissant qu’elle ferait d’ailleurs mieux de s’appeler Calypso ! Car m’est avis que notre Ulysse national n’est pas prêt de rentrer au bercail et que je peux allègrement m’asseoir sur sa promesse de coup de main !
— Deuxième conseil, poursuit l’inassouvissable libertin. Tu vas me faire le plaisir de prendre de toute urgence un rendezvous chez un psy.
Et bim ! Je me disais bien que la soudaine empathie de ce Judas ne pouvait guère durer. De là à me faire traiter de psychopathe !
— Ne le prends pas mal, Arthur. Je pense juste que tu es victime du syndrome de la « couvade » et que cela te ferait du bien d’en parler avec quelqu’un.
— Le syndrome de la quoi ?
— De la couvade. C’est une forme de grossesse nerveuse chez les hommes dont la femme est enceinte. Avec toute sorte d’effets secondaires les plus farfelus. De toute évidence, tu es en plein dedans. Si ça peut te rassurer, beaucoup de mecs passent par là.
— Mis à part toi, je suppose.
— Jamais à un tel niveau, en tout cas !
Par pitié ! N’en jetez plus !
D’une voix aussi calme que possible, je relance mon intarissable et désobligeant mentor.
— Et ton troisième conseil ?
— Je n’en ai pas. C’était juste pour voir si tu suivais.
Hilarant ! Tudor est décidément dans une forme étincelante aujourd’hui.
Encore consterné par cette blague de potache, je m’engage sur un passage piéton pour traverser la chaussée de la Victoire, lorsqu’une camionnette de la télévision déboule à fond de train, grille le feu rouge et manque de m’emporter dans son élan. Son chauffeur, furibard, klaxonne au passage, tout en m’injuriant copieusement.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? me demande Tudor. Un convoi de mariage ?
— Non. Plutôt un prélude à un enterrement. J’ai failli finir à l’instant sous les roues d’un véhicule de DIGI24.
En apercevant la camionnette-bélier se garer un peu plus loin, juste en bas de chez moi, je ne peux m’empêcher de m’exclamer :
— Rogntudju !
Pareille à un essaim de mouches tournant autour d’une charogne, une armada de journalistes est déjà présente et s’agite dans la lumière rutilante d’innombrables gyrophares.
— Que se passe-t-il ? me demande Tudor à qui je décris illico ce remue-ménage n’augurant rien de bon.
Je me mets même à craindre le pire. Et s’il était arrivé quelque chose à Răzvan ou à son grand-père ? Mes yeux se portent aussitôt vers la terrasse du septième étage pour voir si mes deux préposés aux cartons sont encore là ou déjà dans une ambulance en direction de l’hôpital ou de l’institut médicolégal.
Ouf ! Penchés par-dessus le garde-corps, à l’instar de tous les habitants du quartier, les deux compères, sains et saufs, profitent de l’impressionnant spectacle son et lumière en direct.
Qu’a-t-il pu se passer dans cet immeuble pour provoquer un tel ramdam ? Un accident ? Un suicide ? Un meurtre ? Une prise d’otages ? Dans tous les cas, pourvu que ce polisson de Răzvan n’ait rien à voir avec cette histoire !
Je prends congé de Tudor en lui promettant de le tenir informé et accélère le pas pour rejoindre au plus vite l’incorrigible fripon et son coulant aïeul.
À une vingtaine de mètres de l’entrée, un policier en faction interrompt cependant ma course, en me barrant la route.
— Interdiction formelle de pénétrer dans cet immeuble.
— Ah bon ?! Et pour combien de temps ?
— Le temps que la brigade criminelle finisse ses relevés.
— Parce que quelqu’un a été assassiné ?
— Je ne suis pas autorisé à vous répondre, monsieur.
Maintenant, circulez et laissez la police faire son travail.
Je m’apprête à me plier aux ordres de cette importune sentinelle lorsque j’aperçois par-dessus son épaule l’inspecteur Radulescu en train de sortir du bâtiment. Même si mes rapports avec ce flic n’ont jamais été très cordiaux, je suis également conscient qu’un seul mot de la part de ce galonné suffirait à me donner accès à mon appartement. La fortune souriant aux audacieux, je hèle donc ce gradé à pleins poumons.
— Inspecteur Radulescu !
Au premier regard qu’il me lance, je déduis que rien n’a changé en deux ans chez cet acrimonieux condé. Quand vaisje donc arrêter de croire à la perfectibilité des hommes et aux vertus polissantes du temps ? En l’occurrence, et de toute évidence, depuis notre dernière entrevue, ce sévère roussin n’a en effet pas renoncé à une once de son exécrable caractère. Et cela me surprendrait encore plus que ce fieffé imbécile ait appris à faire usage de sa minuscule cervelle. Si tant est qu’il en ait une !
— Arrêtez cet homme !
En dépit de ma résignation en ce qui le concerne, la façon dont cette peau de vache vient de lancer cet ordre stupéfiant, tout en me désignant d’un doigt accusateur, me laisse bouche bée. Non seulement rien n’a changé chez cet homme, mais en plus, son cas a visiblement empiré !
2 Voir volume précédent : Du Rififi à Bucarest.
3 Ou encore « Si Dieu le veut ! » en français.
Ma première garde à vue.
Impossible de me souvenir si Philippe Delerm a consacré un chapitre à une telle première fois dans son douceâtre bestseller. Je me rappelle en revanche sans peine que cette procédure judiciaire m’a été expliquée à plusieurs reprises lors des quelques cours de Droit que j’ai suivis pendant mes études. Las, ma récalcitrante mémoire n’en a gardé aucune trace ! Résultat de cette rageante amnésie, complétée par une effrayante sidération en sentant tout à l’heure les menottes se refermer sur mes poignets, je me suis retrouvé emporter par les événements, sans savoir comment réagir ni comment me défendre. Un véritable Meursault des Carpates ! À quelques nuances près toutefois, et non des moindres, car contrairement au héros de Camus, je n’ai tué personne et à l’exception de ce bref instant de stupéfaction au moment de mon arrestation, je ne suis pas du tout du genre spongieux, étranger à ma vie et prêt à subir mon sort sans moufter !
Si seulement on daignait enfin me notifier mes droits et m’expliquer les raisons qui m’ont valu de me faire coffrer manu militari ! Privé de téléphone, je ne peux même pas joindre qui que ce soit pour me sortir d’affaire. Si mon compagnon de cellule, que je soupçonne plus accoutumé que moi à ce genre de protocole, n’avait pas l’air aussi patibulaire, je lui demanderais volontiers conseil. Mais au-delà de son physique de baron de la pègre, ce type pue comme un fennec ! Même en m’installant à l’autre bout de l’aquarium et en ne respirant que par la bouche, je ne suis pas parvenu à atténuer le moins du monde les souffrances que son puissant bouquet inflige à mes délicates narines. Combien de temps la flicaille compte-t-elle me laisser mariner dans ce remugle ? S’agit-il d’une méthode originale de torture pour m’arracher des aveux ? Mais encore une fois, des aveux de quoi ? De quel méfait Radulescu cherche-t-il à me faire porter le chapeau ? J’ai beau me creuser la tête, je n’en vois aucun. À moins qu’il existe une nouvelle loi en Roumanie condamnant l’abus de fertilité. Dans ce cas, je veux bien plaider coupable et comprends d’autant mieux pourquoi Tudor a décidé d’embrasser le chemin de l’exil. Avec une telle loi, un quadruple récidiviste comme lui risquerait d’en prendre au minimum pour perpète !
Allons ! Inutile de poursuivre plus avant ce fantaisiste examen de conscience. Je suis victime d’une détention arbitraire, un point c’est tout. Ce hargneux inspecteur Radulescu n’en est d’ailleurs pas à son premier coup d’essai. Ne m’a-t-il pas déjà accusé, il y a deux ans, d’un meurtre que je n’avais pas commis ? Sans l’intervention providentielle du commissaire Ciocan, il n’aurait pas hésité une seule seconde à me mettre à l’ombre pour le restant de mes jours.
Un bruit de clés au bout du couloir éveille soudain en moi une lueur d’espoir. Avec un peu de chance, Ciocan-monbienfaiteur a eu vent de mon arrestation et a ordonné qu’on me libère sur-le-champ. Si tel n’est pas le cas, tant pis ! Je vais au moins pouvoir parler avec quelqu’un, après trois heures d’attente interminable, et exiger qu’on joigne pour moi au plus vite mon tutélaire redresseur de torts.
À travers les barreaux, j’aperçois un jeune argousin en uniforme s’approchant d’un pas décidé. Derrière lui, une femme aux cheveux blonds et courts, brushing impeccable et volumineux, la soixantaine bien tassée. Plutôt rondelette, elle porte un tailleur sobre et des talons dont le claquement résonne haut dans le couloir. M’étonnerait que cette dame élégante et potelée officie chez Poulaga ! À dire vrai, avec son regard pétillant et son sourire tout droit sorti d’une publicité pour colle dentaire, cette étrange apparition me donne surtout l’impression de s’être trompée de décor. À moins que cette femme à l’allure si honorable ne soit, comme nous, en état d’arrestation ! Après tout, dura lex, sed lex ! À voir cette raffinée citoyenne s’élancer avec une mine aussi réjouie vers sa possible incarcération, j’ai toutefois de plus en plus de mal à croire à cette hypothèse.
— Vous avez de la visite ! nous annonce le perdreau tout en ouvrant la porte de notre cachot.
S’y engouffrant aussitôt, notre inattendue visiteuse me salue d’un rapide signe de tête puis se tourne vers mon inquiétant et nauséabond compagnon de cellule, à qui elle adresse au contraire un regard noir, avant de foncer sur lui en dressant une main menaçante. À mon grand étonnement, au lieu de se lever de son banc pour réduire à néant cette mouche hostile, le puant molosse se roule en boule et blottit son visage entre ses bras, pareil à un enfant battu. Avec une dextérité d’institutrice bien rodée, l’élégante matrone parvient cependant à lui attraper l’oreille gauche qu’elle tirebouchonne avec fermeté. Gémissant de douleur et ne cherchant toujours pas à opposer la moindre résistance, le solide lascar est maintenant à genoux devant son distingué bourreau. Lequel balance à ce moment-là une tirade dans une insolite parlure :
— Alors, Rocky ! Y paraît que tu t’es r’mis à vendre de la neige à des minots ?! On était pourtant tombé d’accord tous les deux. Tu pouvais pas trouver une cam’ plus légale en guise de bizness ? Chais pas moi. Des téléphones ou des tablettes. Ça rend tout aussi dépendant et débile, mais au moins c’est pas létal pour la clientèle !
À l’instar de ses intrépides méthodes de torture, le parler des faubourgs de cette apparente bourgeoise me laisse pantois. Qui diable peut bien être cette Jacqueline Maillan mâtinée d’Arletty ? S’agirait-il de la mère de ce putois ?
— J’vous jure que c’est pas moi, Madame Micu ! se défend le penaud vaurien. J’en savais rien de ce qu’y avait dans c’te mallette.
— Ben, tiens ! Et pis moi j’m’appelle Julia Roberts ! Allez, tu me débectes, crache-t-elle tout en relâchant sa proie. De toute façon, c’est pas pour toi que je suis venue dans ce bignouf.
Ne me dites pas que cette furie a désormais l’intention de s’en prendre à moi ? Radulescu aurait-il confié à cette tortionnaire manucurée le soin de me passer à la question ?
Le visage radieux et la main tendue qu’elle m’offre en venant vers moi ont cependant tôt fait de me rassurer.
— Veuillez m’excuser rapport au r’tard, Arthur ! Mais le temps de me mettre sur mon trente-et-un et de remonter les bretelles à ce branquignol… J’me présente : Maître Micu. Avocate du barreau de Bucarest. Mais appelez-moi Carmen.
Cette femme de poigne au langage si coloré serait-elle mon avocate commise d’office ?
— Une chance pour vous que Răzvan ait vu ces cognes vous embarquer tout à l’heure ! ajoute-t-elle sans me laisser le temps de lui poser la question.
— Vous connaissez Răzvan ?!
— L’autre ! J’te crois que j’le connais. Et pis, j’connais surtout Vasile, son grand-dab.
Deux zozos avec qui elle partage de toute évidence le même goût effréné pour un argot confinant au sublime ! J’aurais dû m’en douter. Non content d’avoir refilé le virus à son petit-fils, le père de Iulia, grand libre-penseur et admirateur forcené de l’oeuvre de San Antonio, a certainement dû s’entourer d’une ribambelle d’acolytes prêts à résister, comme lui, à toute forme de convention, y compris et avant tout linguistique !
— C’est eux qui m’ont prévenue, reprend la pétroleuse aux allures de bourgeoise. Sans leur coup de tube, vous passiez la nuit au trou.
— Vous voulez dire que je suis libre ?
— Un peu, mon neveu ! Jamais vu autant de vices de procédure pour une garde à vue ! À croire que ce couillon de Radulescu cherchait à battre un r’cord.
Elle marque un temps avant de prendre un regard interrogateur et de désigner du doigt mon énorme pansement.
— Dites voir, Arthur ! C’est ce gland ou un de ses sous-fifres qui vous a arrangé le portrait par hasard ?
— Non. Je me suis fait ça tout seul.
— Dommage, conclut-elle en adoptant un air de profonde déception. Avec une bavure pareille, ce jean-foutre aurait été bon pour prendre vot’ place. Tant pis ! Ce sera pour une prochaine fois !
Puis d’ajouter tout en se dirigeant vers la sortie :
— Allez, c’est pas tout ça, mais il se fait tard !
La voix furieuse de Radulescu retentit alors dans le couloir.
— Où est cette vieille rombière ?
— Attention, v’là notre champion ! me glisse Carmen en aparté. Va pas falloir qu’il m’asticote sinon je griffe.
Le visage cramoisi de colère, l’inspecteur entre en trombe dans la cellule.
— C’est un scandale ! s’étrangle-t-il.
— Je ne vous le fais pas dire, mon colonel ! lui rétorque l’étonnante blanchisseuse. Mettre un homme au frais sans l’informer de ses droits ni de l’infraction qu’il est soupçonné d’avoir commise, sans lui permettre non plus de passer un coup de fil, ni même d’être conseillé par un avocat, en effet, on peut dire que c’est un scandale.
— Weber est un dangereux criminel ! Sûrement récidiviste par-dessus le marché ! Et à cause de vous, nous voilà obligés de le relâcher !
Je suis tenté de demander ce qui me vaut l’honneur de tant d’accusations, mais les deux enragés ne m’en laissent pas le loisir, reprenant déjà de plus belle leur algarade.
— Vous n’avez aucune preuve que mon client a assassiné monsieur Ionescu !
— Vous plaisantez ?! Tout l’accable !
— Non, mais, écoutez-le l’autre ! J’te parie qu’y va nous ressortir son histoire de scie à métaux retrouvée à côté du steak tartare.
— Parfaitement ! Nous savons qu’elle appartient au suspect.
— Ça ne prouve rien, tartignolle ! On peut très bien la lui avoir barbotée. Et pis, vous l’avez regardé votre suspect ? Vous l’imaginez vraiment, avec le flan qu’il a dans les bras, capable de scier manuellement les câbles d’un ascenseur ? Ça lui prendrait des plombes !
N’exagérons rien tout de même ! Je veux bien permettre à ma fougueuse intercesseuse d’employer tous les arguments qu’elle juge nécessaires pour ma défense, mais j’apprécierais qu’on laisse tranquille ma respectable musculature. Mon amour-propre se révèle toutefois moins écorché que celui de Radulescu qui monte tout de go d’une octave.
— Comment ?! Tartignolle ?!
— Mazette ! C’est qu’il a l’oreille fine pour une huître !
— Une huître ?! s’étouffe-t-il. Attention, madame ! Outrage à personne dépositaire de l’autorité publique. Vous savez ce que ça peut vous valoir ?
— Jawhol, mein Führer !
Par Jupiter ! La gouaille de cette hurluberlue va finir par nous coûter bonbon, c’est moi qui vous le dis ! L’insolence suprême de cette dernière réplique a néanmoins le mérite de mettre Radulescu hors de combat. Carmen en profite aussitôt pour filer comme un pet sur une toile cirée.
— Allez ! Assez entendu de conneries pour aujourd’hui. Venez, Arthur ! On s’arrache !
Inutile de me le dire deux fois.
Je me lance dans son sillage, tout en me répétant ces mots pleins de mystère : monsieur Ionescu, ascenseur, scie à métaux, steak tartare. Quelque chose me dit cependant que mieux vaut attendre que nous soyons dehors avant de demander à mon avocate-bulldozer de m’éclairer sur cette étrange histoire d’assassinat aux allures de « cadavre exquis » !
Vingt-trois heures quarante-cinq. Plus qu’un quart d’heure et cette maudite journée va enfin s’achever.
Incapable de m’endormir, j’attends dans le noir que le radio-réveil, pareil à un compteur, se remette à zéro et amorce un nouveau cycle.
Je sais, c’est complètement idiot. En songeant cependant aux milliards d’imbéciles qui pratiquent sur cette planète le même décompte chaque nuit du Nouvel An, portant tous leurs espoirs sur l’apparition magique à minuit pile d’une nouvelle page blanche, je me sens tout de même moins seul dans cette absurde superstition. Réfugié sous les draps et blotti contre Iulia, je regarde défiler les ultimes minutes de ce samedi noir, tout en récapitulant in petto mes innombrables calamités.
Tout d’abord, cet échographiste brindezingue qui nous apprend que Iulia héberge deux locataires au lieu d’un. Gros changement de programme qui me vaut une superbe syncope et une longue séance de haute couture faciale. À croire qu’à l’honneur de voir ma paternité mise au carré (pour ne pas dire au cube en comptant Răzvan), il me fallait à tout prix ajouter la balafre du siècle à ce viril tableau de chasse ! Bien amoché et encore un chouïa sonné, je décide de rejoindre à pied l’appartement de mon oncle pour prendre l’air et un peu de recul. Quelle idée m’a alors pris d’appeler Tudor ? Je l’ignore encore ! Si j’avais su en tout cas que cette oreille prétendument amie allait me mettre en boîte avant de se prendre pour la réincarnation de Macha Béranger et m’asséner une liste de conseils longue comme le bras, j’aurais laissé mon téléphone au fond de ma poche ! Tout juste remis de cette séance de coaching forcé, et manquant de peu de me faire écraser par un fou du volant, j’ai à peine le temps de dire ouf que pour couronner le tout, Radulescu me tombe dessus et me met au placard, sans la moindre explication, pendant plus de trois heures et en fétide compagnie. Une bille dans un flipper, entraînée dans une partie effrénée ! La métaphore vaut ce qu’elle vaut, mais voilà bien ce à quoi je comparerais sans hésiter mon sort au cours de ces dernières heures. Allons ! Courage ! Plus que dix minutes désormais et toutes ces mésaventures ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Tic-tac tic-tac…
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi ! »
Allons bon ! Voilà que Baudelaire se la ramène avec son inimitable style youp-la-boum pour me remonter le moral ! Encore un coup de mon surmoi cafardeux cherchant à me rappeler à l’ordre. Je le lui concède, mes soucis ne vont pas disparaître en un clin d’oeil. Les deux farfadets en gestation et les soupçons d’assassinat qui planent au-dessus de ma tête seront toujours là demain. J’espère cependant convaincre assez vite la police de mon entière innocence en ce qui concerne le meurtre de ce pauvre monsieur Ionescu. J’ignore comment la scie à métaux que j’ai achetée mardi dernier a pu se retrouver à côté de son cadavre et encore moins qui me l’a volée pour entailler les câbles de l’ascenseur. Ce qui est certain est que je n’ai aucune raison d’avoir assassiné cet homme, que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève, et que je dispose d’un alibi en béton, puisqu’au moment de la mort de ce parfait inconnu, j’étais en train de me faire recoudre la fraise, allongé sur une table d’examen et entouré d’une multitude de témoins.
J’entends déjà mes pointilleux accusateurs me rétorquer que j’ai tout à fait pu préparer mon coup en amont, en tailladant les câbles plus tôt dans la journée. Dans ce cas, il faudra qu’on m’explique quel intérêt j’aurais eu de faire appel à un mode opératoire aussi saugrenu et aléatoire. Car même en supposant que je sois parvenu à scier ces quatre filins d’acier gros comme mon pouce avec ma force légendaire de moustique, comment aurais-je pu être certain qu’ils céderaient au bon moment ? À moins que je ne m’en sois tout simplement remis au hasard et que si le sort a voulu que cela tombe cet après-midi sur monsieur Ionescu, cela aurait très bien pu tomber sur n’importe qui d’autre. Y compris sur ma pomme, d’ailleurs, au passage !
Fichtre ! Dire que je n’y avais même pas songé ! Et moi qui ne cesse de me lamenter depuis tout à l’heure alors que j’ai peut-être échappé à deux reprises à la mort aujourd’hui ! Brusquement, mes petits maux me paraissent bien anecdotiques. Après tout, ça n’est pas la première fois que je me retrouve dans le collimateur de la police. Et à chacune de ces occasions, je m’en suis plutôt bien sorti. Mieux vaut donc ne pas trop m’inquiéter. Comme toujours, mon innocence finira par éclater. La seule chose que l’on pourrait à la limite me reprocher est d’avoir mal verrouillé mon appartement et permis à ce fou dangereux de trouver chez moi une arme pour commettre son crime. Pourquoi ce ravagé du panier n’a-t-il pas opéré avec son propre matériel ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je laisse du reste sans regret aux enquêteurs le soin de découvrir la réponse à cette lancinante question. À chacun sa croix ! Pour ma part, j’ai déjà bien assez à faire d’ici la naissance des jumeaux.
Tout en posant mes deux mains sur le ventre doucement rebondi de Iulia, je me demande une nouvelle fois pourquoi l’arrivée de ces deux lutins me met dans un tel état d’inquiétude. Ne nous reste-t-il pas encore six longs mois afin de nous préparer en toute tranquillité à ce double débarquement ?
Une vague d’optimisme me gagne à ce moment-là sans prévenir et je sens monter en moi une force capable de déplacer des montagnes. Encore l’effet de mes satanées hormones ! À moins que cela ne soit lié à l’approche imminente des douze coups de minuit ! En attendant, là, sous mes mains et dans la chaleur douce de leur nid, deux petits coeurs battent et comptent sur moi. Alors, finies les jérémiades et au travail, Arthur !
Comme pour se joindre à mes enthousiastes résolutions, l’écran du réveil affiche brusquement avec triomphe ses trois zéros reluisants. Et se met au même instant à sonner de toutes ses forces. D’un geste prompt, j’appuie sur le claironnant appareil avant qu’il ne réveille toute la maisonnée. Il y a gros à parier qu’il s’agit là d’une nouvelle mauvaise blague de ce diablotin de Răzvan ! Hélas, je n’ai pas été assez rapide. Iulia commence à bouger mollement entre mes bras, se tournant vers moi dans un mouvement glissant.