El Chorro - Laurent Guignard - E-Book

El Chorro E-Book

Laurent Guignard

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Beschreibung

Alice leva les yeux et fixa Georges avec un sourire entendu :

   - "El Chorro" ?!!! Je connais un peu. C’est vraiment un sanctuaire pour les « rolling stones », les torturés fumeurs de « shit ». Faut pas y rester trop longtemps. Sinon, tu commences à avoir l’esprit embrumé. Mais c’est magnifique. Tu vas beaucoup aimer.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Laurent Guignard, lauréat de la Faculté de Droit de Montpellier, Maître de conférences à l'Université Clermont-Ferrand 1.

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Laurent Guignard

El Chorro

© 2023, Laurent Guignard.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782889820092

À Casimir… qui a tout compris.

1

Les adieux

Le toaster, dans une quinte de toux, recracha les deux tranches qui rebondirent, carbonisées, sur le granit noir du plan de travail. Georges Crausaz poussa un long soupir puis étala le beurre un peu mou sur son pain trop grillé.

– Alors…, qu’est-ce que je pourrais bien leur raconter aux collègues ? Faire des adieux pathétiques avec la rétrospective de mes innombrables années de service ? Évoquer les camps « aventures et survie » où les élèves grillaient les marshmallows en nocturne au milieu des clairières du Jorat ? Je pourrais aussi évoquer mon premier jour de travail, un lundi matin glacial de janvier. L’Opel Kadett orange s’était embourbée sur la pelouse enneigée du collège. Ou alors, une émouvante séquence « nostalgie » sur le bon vieux temps des tables de multiplications ? Bof ! Mieux vaut ne pas faire trop long ! Ces conférences de fins d’année sont interminables. Ils auront déjà quelques heures de palabres coincées dans le siphon. Pour certains, ils risqueraient l’occlusion cérébrale. Une chose est certaine, ils n’attendront que la clôture de l’ordre du jour pour se ruer sur les petits fours de la collation.

Les phares de la Peugeot étaient mal réglés et Georges pestait contre ces petits problèmes mécaniques qu’il avait coutume de laisser s’accumuler au fil des kilomètres, sans les résoudre. Ce début du mois de juillet était humide et glacial. Un début d’été pourri. À cette heure matinale, il devait coller son nez contre le pare-brise embué pour garder le cap et maintenir le véhicule sur la bande obscure du bitume. Au fil du temps, les convois agricoles, qui traversaient ces terres fertiles gagnées sur des anciens marais asséchés, détérioraient avec obstination la chaussée. Cette lugubre ligne droite était ballonnée comme une piste de motocross. Elle traversait la plaine de l’Orbe et avait la fâcheuse tendance à se couvrir d’épaisses nappes de brume matinales, assoupies aux creux des secteurs les plus défoncés de la route. En l’occurrence, le sinistre pont des cultures maraîchères. Un ouvrage vétuste, dont la commune propriétaire attendait patiemment qu’un automobiliste éméché pulvérise les barrières métalliques afin de les remplacer avec la bénédiction des subsides de l’État. Il faut encore ajouter le passage sous voies de la ligne ferroviaire Lausanne-Yverdon. C’est une chicane qui, mal négociée, vous envoie directement dans les buts du terrain de foot communal. À cette heure matinale, peu de risque de croiser le moindre véhicule dans ce petit tunnel sans visibilité. Mais au retour du travail, Georges avait constaté qu’une fois sur deux, en négociant cette redoutable courbe sous voies très étroite, il se retrouvait nez à nez avec un fourgon déboulant en sens inverse.

Par la ventilation, Georges percevait l’odeur des oignons nouveaux déposés sur les champs, attendant d’être récoltés. Il lui arrivait parfois d’en ramasser une botte en douce au retour de l’école. Georges alluma la radio. Il le faisait toujours au même endroit. Depuis quarante ans, il se branchait sur les ondes de la radio nationale, juste avant de longer les falaises du Bas des Monts. Il écoutait les nouvelles du journal du matin. Dans son habitacle encore mal tempéré, il entrait dans une sorte de communion avec la journaliste. Comme si elle ne s’exprimait que pour lui. C’était un moment privilégié. Et ce jeudi matin, ce serait la dernière fois. Georges faisait ses adieux à l’enseignement.

Il soupira un peu. C’était l’ultime trajet. Depuis la villa, il mit encore une fois vingt-deux minutes précises pour atteindre le carrefour central d’Eppalens. À sa droite, la boulangerie Perney. Ses délicieux sandwiches au thon et ses croissants fourrés au chocolat Ragusa. Plus loin, il négocia le giratoire de la station essence AGIP, franchit le passage à niveau du LOB, juste avant l’arrivée du train de 6 h 12. Il s’immobilisa enfin sur le parking du collège des 3 Chênes. Il constata avec fierté qu’il était, comme de coutume, arrivé le premier sur son lieu de travail. C’était sa manière à lui de s’approprier les lieux. Avant Monsieur le Directeur. Avant Albert Revey, le responsable de l’informatique. Et surtout avant Jérémie Perrochon ; un jeune doyen ultra-brillant, bras droit de la Direction et bien droit dans ses bottes de licencié en biologie. En général, Perrochon arrivait avec son puissant cabriolet italien quelques minutes après Georges. Crausaz avait toujours eu la désagréable sensation que Perrochon n’attendait que la première occasion pour lui piquer la « pôle position ». Georges parquait toujours en marche arrière. Afin que la calandre de la Peugeot soit prête au départ dans les secondes qui suivaient la sonnerie. Cela lui permettait, au cas où un véhicule l’empêchait de s’échapper, de klaxonner frénétiquement. Il cultivait un dédain absolu envers les parents qui venaient prendre livraison de leur progéniture à la fin des cours. Il n’hésitait pas, quand l’occasion se présentait, à faire un bras d’honneur à l’imprudent paternel. Surtout lorsqu’il s’agissait de gros 4x4 de marques allemandes. Celles qui en général embarquaient les potaches les plus brillants de l’établissement. Georges avait une profonde aversion pour les petits génies. Il avait galéré durant toute sa scolarité et n’avait dû l’obtention de son brevet d’enseignant que grâce à la persévérance de ses parents. Ceux-ci l’avaient porté à bout de bras tout au long de ses laborieuses études. Il avait atterri par défaut dans l’enseignement, comme on choisit un menu au Mc Do. Avec la résignation de celui qui sait qu’il n’y aura pas de surprise, mais que ça nourrira son homme.

Georges s’était donc présenté aux examens d’entrée de ce que l’on appelait alors, L’École normale d’Yverdon, l’ENY. Un établissement qui ratissait tous les recalés des études supérieures. Soit un panel d’élèves regroupant les fainéants qui n’avaient pas atteint les minimas requis pour accéder aux prestigieuses universités et que les métiers de la construction rebutaient. Ils formaient un ramassis d’étudiants que l’on peut qualifier « d’éléments dotés de compétences intellectuelles limitées et d’une motivation médiocre ». Ils avaient renoncé au latin et au grec ancien pour jeter leur dévolu sur cette formation qui permettait de préserver ses soirées pour diverses activités ludiques, plutôt qu’à l’étude des auteurs classiques, tels Montesquieu, Shakespeare ou Goethe.

Un examen d’entrée sous forme de concours sélectionnait les futurs « normaliens et normaliennes ». Un défi que Georges envisageait avec beaucoup d’anxiété et un zeste de fatalisme. Parmi les branches scolaires, l’orthographe était chez Georges, ce que l’on peut qualifier de « tendon d’Achille ». Les accords du pluriel lui semblaient aussi complexes que le remplacement de la courroie de distribution d’un moteur diesel pour un lauréat du prix Nobel de littérature. Sa mère lui avait fait subir des cures de dictées d’entraînement. Avec une patience et une persévérance sans limites. En vain. La logique des accords et les terminaisons verbales étaient des récifs sur lesquels Georges s’échouait systématiquement, avec fracas. À l’image du parcours d’un concours hippique où le canasson s’encouble sur la totalité des barres. Il aborda donc l’épreuve de la dictée avec passablement d’appréhension.

Arrivé dans la salle d’examen, il repéra, au milieu des jeunes gens boutonneux qui attendaient que le surveillant les place à une table, un candidat dont la calvitie naissante et quelques cheveux blancs indiquaient qu’il tentait une reconversion dans l’enseignement. Une aubaine pour Georges. Il devina, en cet homme providentiel, de bonnes aptitudes à dompter les difficultés orthographiques de la langue de Molière. Il s’assit donc à la gauche de ce présumé sauveur. Il lui proposa aussitôt un bonbon à la menthe. Pour faciliter les présentations. Mais aussi parce que l’haleine du candidat grisonnant trahissait une habitude à poêler ses tranches de pain à l’huile d’olive, avec une gousse d’ail écrasée. Georges éprouva envers cet inespéré binôme, une profonde reconnaissance.

Jamais une dictée ne lui sembla aussi compliquée. Chaque phrase semblait renfermer d’innombrables difficultés. Des pièges sadiques dotés de pieux hérissés, sur lesquels Georges risquait inévitablement de s’empaler. Le sujet de chaque phrase était systématiquement placé après le verbe. Il était donc impératif d’aller rechercher l’intrus caché sournoisement en fin de liste. On était en droit de se demander si l’auteur du texte n’avait pas pondu ces lignes sous l’emprise d’un quelconque produit psychotrope. Ou alors était-il simplement vicieux ?

Le récit relatait l’incendie d’une forêt tropicale. Avec tout ce que cela provoque comme fuites désordonnées d’animaux exotiques, terrifiés par les flammes. Un désastre autant orthographique qu’écologique. Georges constata avec effroi la richesse de la faune locale et maudit l’odieux pyromane qui avait bouté le feu à cette réserve de la biosphère. Soudain, le mot « perroquet » s’échappa de la bouche du « dictateur ». Un vieux professeur rigide comme un pied de chaise. Un ancien tortionnaire probablement sorti de sa retraite et engagé pour l’occasion. Il était aussi chaleureux qu’une borne hydrante un jour de canicule. Georges avala sa salive et maudit le bruyant volatile. Y avait-il un ou deux « r » à cet épouvantail à plumes ? Le mot « ara multicolore » n’aurait-il pas été plus adapté ? Un furtif pivotement de ses deux orbites sur la droite lui permit un rapide contrôle de la feuille de son voisin à l’haleine fétide. Petit délit qu’il ne regretta pas. Il inséra le deuxième « r » entre les deux voyelles et profita d’ajouter un « t » final, gros comme un perchoir à cacatoès. Miraculé de la fournaise, l’oiseau reconnaissant évita peut-être au candidat Georges Crausaz, un échec humiliant.

Initialement éliminé de justesse de la sélection, il avait finalement été repêché à la dernière minute, grâce au désistement d’un candidat sélectionné.

Plongé dans la pénombre, Georges palpa son trousseau de clés afin d’y sélectionner la plus épaisse. Celle avec une puce électronique en laiton et une garniture en plastique orange. Celle qu’il aurait à restituer définitivement à la Direction en fin de journée. Il s’était toujours inquiété de savoir ce que cette puce électronique insérée dans l’acier était censée délivrer comme informations aux petits malins de l’informatique, capables de décrypter les secrets de la puce. Quels ennuis une telle technologie pouvait-elle attirer en cas d’utilisation abusive de son détenteur ? Toujours est-il que les secrétaires délivraient le précieux sésame aux remplaçants occasionnels avec un sourire grave, voire condescendant, à la manière dont on offre sa première montre à son fiston.

Dans l’obscurité des couloirs, Georges compta quatorze pas. Puis obliqua à gauche et allongea le bras droit. Sa main glissa sur le tissu des canapés répartis dans les couloirs. Ces meubles couleur anthracite étaient destinés au repos des jeunes durant les petites pauses entre les périodes d’études. Le poids des ans, le manque d’aération, les baskets crottées des adolescents et le gras des chips au paprika leur avaient donné un aspect brillant, presque huileux.

Georges s’essuya la main sur son pantalon. Arrivé devant la porte de la salle 216, il déverrouilla le cylindre et poussa énergiquement le battant. La porte coinçait suite à une altercation musclée qu’avait eue son prédécesseur, Monsieur Barbey, avec un élève récalcitrant. Depuis l’intérieur de la salle, il fallait un petit coup sec de l’épaule pour débloquer la porte. Cela avait pour conséquence que lorsqu’une jeune écolière demandait à sortir en raison d’un besoin pressant pour se rendre aux WC durant l’enseignement, elle se trouvait inévitablement stoppée dans son élan. Ce qui était assez humiliant.

La salle de Georges était l’une des plus vastes de l’établissement. Il avait eu le privilège d’y enseigner toute sa carrière, sans que la Direction lui impose un déménagement. La 216 était devenue pour lui un lieu familier. Après les interminables concertations avec ses collègues, il lui arrivait parfois d’y passer la nuit. Outre les branches d’enseignement générales, telles que le français ou les mathématiques, il avait également eu la redoutable responsabilité « d’élever ses élèves aux arts graphiques ». Comme énoncé dans le programme officiel. D’où une accumulation de travaux d’élèves plus ou moins esthétiques. Ils étaient accrochés aux parois de la salle, scotchés aux vitrages ou suspendus au plafond. Têtes de Jivaros en papier mâché, totems africains et chalets suisses en allumettes cohabitaient paisiblement, lynchés à un fil de pêche invisible. Fixés aux luminaires par des élastiques un peu cuits par la lumière des néons, il arrivait parfois que l’un de ces objets s’écrase sur le sol. Dans l’hilarité générale. La décoration faisait plus penser à un musée de l’art brut qu’à des réalisations exigeant des compétences techniques de graphisme.

Georges avait toujours eu comme principe que ces heures de dessin devaient être des instants de convivialité et de détente. Même si l’on s’écartait totalement du programme officiel. Il plaçait systématiquement cette activité dans sa grille horaire le vendredi en fin d’après-midi. Ce qui lui permettait de corriger les épreuves de la semaine pendant que ses élèves organisaient leur soirée du samedi en barbouillant. Théodore Dumoulin, pompeusement nommé « chef de file des arts graphiques » de l’établissement des 3 Chênes l’avait une fois abordé. Il avait aimablement suggéré à Georges de se référer au plan d’étude romand. Afin de se conformer aux choix des méthodes préconisées par le département. Car les activités imposées étaient censées promouvoir l’apprentissage des techniques graphiques. Et non la décoration des noix de coco. L’ouvrage de référence en question se nomme le PER. C’est un classeur gris-vert, aussi attrayant à consulter qu’un horaire de chemin de fer. Il se trouvait bien en vue dans la bibliothèque métallique qui siégeait derrière le bureau de Crausaz. Mais l’épais dossier restait patiemment prisonnier de son emballage en cellophane. Georges n’avait jamais daigné le parcourir. Il se méfiait de tout ce qui émanait du département de l’instruction publique. Il avait toujours eu l’impression qu’en libérant le précieux document de son emballage, il n’aurait eu plus qu’à s’exclamer : « Oh, mais que c’est passionnant ! ». Comme lorsqu’on reçoit un livre que l’on sait déjà détester, mais qu’il faudra néanmoins parcourir. Afin de ne pas vexer le généreux donateur lors de la prochaine rencontre.

Mais ce jour-là, la salle 216 était comme vide. Anonyme. Glaciale comme un couloir d’hôpital. Dépouillée de tous ses bricolages. Le concierge avait reçu des consignes : « Crausaz s’en va. Faut remettre ces locaux en ordre ! ». Le container à papier avait avalé les reliques de quelques décennies d’art primitif. Les larges baies vitrées, libérées de toute décoration, permettaient au regard de glisser sur les lignes d’horizons d’une campagne préservée. C’était devenu une salle comme les autres, standard. Chaises glissées sous les tables, tableau noir ébène avec les craies alignées par couleurs dans le bac. Le pupitre avait été soigneusement lustré par l’aide concierge, Mme Mariević. « Prête pour le prochain locataire » marmonna Georges.

Il repéra une boulette de gomme au pied d’une armoire. La chaise d’Hector, dressée sur sa table, était tournée dans le mauvais sens. Cela donnait une mauvaise impression. « C’est comme au Louvre. Si tu as un mouchoir qui traîne sous le portrait la Joconde, tu ne vois que le mouchoir ». Il balaya des yeux son tableau noir. Une longue traînée laiteuse avouait que l’éponge avait été mal rincée. « Tiens, finalement, une décoration un peu « rococo » avait au moins l’avantage d’attirer l’œil et ne pas focaliser son regard sur les petits détails déplaisants ! » songea-t-il.

Georges déposa son porte-documents sur le bureau et retira ses chaussures. Lorsqu’il enseignait, il avait pour habitude d’enfiler des espadrilles corses en tissu noir, avec une semelle en ficelle. Il était persuadé que c’était la meilleure solution pour ne pas transpirer des pieds. Les élèves qui entraient dans cette salle avaient l’obligation de déposer leurs baskets aux vestiaires. Chaussettes à l’air. Comme à l’entrée d’une mosquée. Chacun dévoilait alors l’intimité de ses pieds, avec plus ou moins de fierté selon les cas.

La dernière matinée d’enseignement se déroula au rythme du carillon des sonneries. À l’établissement scolaire des 3 Chênes, il est ardu pour le novice de savoir quand commencent et quand se terminent précisément les périodes d’études. Car le joyeux carillon appelant les élèves à rejoindre leurs salles respectives est calé sur l’arrivée du train régional, le LOB. Un tortillard vert et blanc qui récolte dans les villages environnants la majeure partie des élèves du collège. Le rythme du LOB est calqué sur celui de l’Intercity Lausanne-Zürich. Mémoriser l’horaire de passage de la locomotive nécessite certaines compétences réservées aux ruminants affalés le long des voies du parcours campagnard. Ou aux potaches motivés, possédant une montre-bracelet correctement réglée, et capables de lire l’heure. Une majorité des cancres locaux, peu enclins à ponctualité, ne remplissaient pas ces critères. Ils profitaient de cette particularité du collège des 3 Chênes pour cumuler d’innombrables arrivées tardives.

Georges avait la sensation de légèrement planer, d’être peu concerné par ses ultimes périodes d’enseignement. Il attendait avec un peu d’anxiété la grande conférence de la fin d’année scolaire. Celle où les enseignants, exténués par les sessions d’examens, venaient faire part de leurs doléances à la Direction. Georges, lui, allait faire ses adieux. Il escomptait, sans trop y croire, que le Directeur le remercierait brièvement pour son engagement lors de ces longues années passées, le dos rivé au tableau noir. Il n’estimait pas avoir accompli une carrière particulièrement méritoire. Mais il avait fait le job avec conviction, profitant de la liberté conditionnelle que lui avaient octroyée les trois directeurs qui s’étaient succédé dans l’établissement. Pour éviter les embrouilles avec la hiérarchie, le deal se résumait en 4 points : 1. Faire respecter la discipline. 2. Donner assez de devoirs. 3. Pas de conflits avec les parents. 4. Surtout, pas de gifles. Les odeurs corporelles étaient tolérées, mais pas les châtiments. Pour le reste, Georges avait été seul maître à bord de son petit rafiot. Il avait bénéficié d’une paix royale. Un privilège lui garantissant une douce quiétude. Mais qui semblait hélas vouée à ne pas durer. Car les nouvelles consignes du Département tendaient à un renforcement de la collaboration avec les collègues. Au partage des compétences entre les pédagogues. Les salles d’écoles allaient se transformer en kolkhozes ou en kibboutz. On allait créer des réseaux et se retrouver en fin de journée devant un paquet de flûtes salées pour palabrer. Les individualistes seraient traqués et mis au ban du corps enseignant. Georges faisait partie de ce groupe-là. Il avait entendu sonner le glas de son indépendance. Il y avait fort à parier que ce serait à court terme le collège des 3 « Chaînes ». Il fallait donc tirer sa révérence, avant les embrouilles. Deux lignes sur un mail : « Monsieur le Directeur, je vous fais part de ma décision de… etc. Signé : Georges Crausaz ».