... En rire ou en pleurer ? - Jack  London - E-Book

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Jack London

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Beschreibung

Dans ces nouvelles, l'auteur, égal à lui-même dans son style, nous relate des situations comiques ou périlleuses dans des domaines divers, tels que l'aventure, l'alpinisme, l'ascension en ballon, l'orpaillage, etc., mettant en lumière les valeurs humaines de ses personnages. Et en conclusion de chacune, comme l'indique le titre: Faut-il en rire ou en pleurer?

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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... En rire ou en pleurer ?

... En rire ou en pleurer ?« PAR LES TORTUES DE TASMANIE ! » IIIIIIIVVVIRIEN NE SORT DU NÉANTLE RÉCIT DE L’HOMME AUX LÉOPARDSLE BÉNÉFICE DU DOUTE I. 2II. 2III. 2IV. 2V. 2« PLEINE LUNE »SOIRÉE D’AMATEURSUNE FILLE PERDUELA FOLIE DE JOHN HARNEDLA GARCECHANTAGE AILÉUNE AVENTURE DANS LES AIRSCOURAGE HOLLANDAISLES BORDS DU SACRAMENTOUN NEZ POUR LE ROIANNEXE LETTRE AU JUGE DE POLICE SAMUELSPage de copyright

... En rire ou en pleurer ?

 Jack London

« PAR LES TORTUES DE TASMANIE ! »

I

Le sens de la justice et du devoir avait sculpté le visage de Frederick Travers. C’était celui d’un homme fort et résolu, habitué toute sa vie au commandement, et qui en avait usé avec sagesse et discrétion. Son existence rectiligne avait ciselé sur sa peau vigoureuse les rides de l’honnête homme, et seul le travail quotidien et acharné y avait laissé sa marque salutaire. Chacun de ses traits racontait la même histoire, depuis le bleu limpide de ses yeux jusqu’à sa chevelure poivre et sel, dont la raie à peine esquissée laissait retomber sur son large front bombé d’abondantes mèches éparses. Il était correctement habillé, et le léger vêtement de travail qu’il portait tombait fort bien, et ne criait pas que son propriétaire possédait plusieurs millions de dollars sous le soleil, tant en espèces qu’en biens de toutes sortes.

Car Frédéric Travers haïssait au plus haut point l’ostentation. La voiture qui l’attendait dehors, sous la porte cochère, était d’un noir discret ; c’était quand même l’engin le plus coûteux et le plus rapide de tout le pays, mais il n’aimait pas qu’on le sache, et ne lui faisait jamais donner sa pleine puissance lorsqu’il parcourait le paysage qui lui appartenait presque tout entier, depuis les dunes de sable inlassablement fouettées par les vagues du Pacifique, depuis les terres grasses et fertiles des vallées et les riches pâturages des plateaux, jusqu’aux lointains sommets couronnés de bois de séquoias et perdus dans les nuages et un brouillard perpétuel.

Le bruit d’une jupe le fit se retourner, et un léger signe d’irritation pointa sur son visage. Ce n’était pas sa fille qui en était l’objet, mais ce qui se trouvait sur son bureau.

– Redis-moi encore ce nom à dormir debout, lui demanda-t-elle. Je n’arriverai jamais à m’en souvenir, j’ai apporté un crayon et du papier pour le noter.

Sa voix grave n’avait aucune chaleur. Elle était grande et bien faite, sa peau était claire et délicate, et tout en elle affichait aussi les signes d’une vie réglée et sans histoires.

Frederick Travers examina la signature de l’une des deux lettres posées sur son bureau. « Bronislawa Platskoweitzkaia Travers », déchiffra-t-il. Puis il épela lettre par lettre la première partie de ce nom si compliqué, tandis que sa fille écrivait.

– Tu sais, Marie, ajouta-t-il, Tom a toujours été un peu excentrique. Il ne faut pas en vouloir à sa fille parce que son prénom est assez… euh… déroutant. Je n’ai pas vu mon frère depuis pas mal d’années, et quant à elle… Un haussement d’épaules résuma son opinion, et il se mit à sourire d’un air entendu : Quoi qu’il en soit, ils font autant partie de ta famille que de la mienne : comme c’est mon frère, et c’est donc ton oncle – et comme c’est ma nièce, vous êtes toutes les deux cousines.

Marie hocha la tête et dit :

– Tu n’as pas à avoir peur, papa, je serai très gentille avec elle. Mais d’où venait donc sa mère, pour qu’on l’ait affublée d’un prénom pareil ?

– Je n’en sais absolument rien. Elle était russe peut-être, ou polonaise, ou encore espagnole, ou bien… je ne sais pas. Tout ça ressemble tellement à Tom ! C’était une actrice, une chanteuse, je crois. Ils se sont rencontrés à Buenos Aires, et ça a tout de suite été le coup de foudre. Tom l’a pratiquement enlevée, et son mari…

– Ah, parce qu’elle était déjà mariée ?

L’étonnement de Marie, réel et spontané, fit légèrement grandir l’irritation de son père. Il n’avait pas l’intention de parler de cela, et ça lui avait échappé.

– Bien sûr, par la suite, ils ont divorcé – mais je n’ai jamais su très bien ce qui s’est passé. Sa mère est morte en Chine, je crois… ou plutôt en Tasmanie, mais c’est en Chine que Tom…

Sa bouche se referma avec un claquement sec – il était encore en train de commettre une indiscrétion, et s’était arrêté à temps. Marie attendit un peu, puis se dirigea lentement vers la porte où elle s’arrêta.

– Je lui ai réservé la chambre qui donne sur le massif de roses, dit-elle. Je vais y jeter un dernier coup d’œil.

Frederick Travers retourna vers son bureau, et fit le geste de classer les deux lettres, puis se ravisa, et se mit pondérément et lentement à les relire.

Cher Fred,

Ça fait un sacré bout de temps que je n’ai été aussi près de chez nous, et j’aimerais bien venir te voir. Malheureusement, je n’ai plus un sou, j’ai été complètement ruiné par mon truc sur le Yucatan, je crois bien te l’avoir écrit, et je suis fauché, comme d’habitude. Pourrais-tu m’avancer l’argent du voyage ? J’aimerais arriver là-bas comme il faut. Polly est avec moi, tu sais – je me demande comment vous allez vous entendre !

Tom.

P.-S. Si ça ne t’ennuie pas trop, envoie-moi ça par le prochain courrier. »

Cher oncle Fred,

C’est ainsi que commençait la seconde lettre, dans laquelle il reconnut le style bien féminin et si caractéristique d’une femme élevée à l’étranger.

Papa ne sait pas que je vous écris. Il m’a dit ce qu’il y avait dans sa lettre, mais ça n’est pas tout à fait vrai : il veut revenir chez lui pour y mourir. Il ne le sait pas, mais j’ai discuté avec les docteurs, et il faut que nous venions vous voir, parce que nous n’avons plus d’argent. Nous sommes actuellement dans une vieille baraque sans aucun confort, et ça n’est vraiment pas un endroit pour papa. Pendant toute sa vie, il a aidé un tas de gens, et le moment est venu maintenant de l’aider lui aussi. Il n’a pas été ruiné par son affaire du Yucatan, je le sais, j’étais avec lui – mais il avait mis tout son argent là-dedans, et on l’a volé. Il n’est pas de taille à lutter contre les hommes d’affaires de New York, et je crois que cela explique tout. Dans le fond, je suis assez contente qu’il ne soit pas de la même race que ces gens-là.

Il passe son temps à rire, et me dit que je ne pourrai jamais m’entendre avec vous, mais je ne suis pas de son avis. Et puis je n’ai jamais connu quelqu’un qui fasse vraiment partie de ma famille, comme votre fille. C’est formidable, d’avoir une vraie cousine !

D’avance, merci pour tout.

Votre nièce,

Bronislawa Platskoweitzkaia Travers.

P.-S. Envoyez plutôt un mandat télégraphique, parce qu’autrement vous ne verrez peut-être pas papa. Il ne sait pas à quel point il est malade, et il suffit qu’il rencontre un de ses vieux copains pour s’en aller courir je ne sais où. Il commence déjà à parler de l’Alaska, et dit que ça lui ferait du bien de changer d’air. Nous devons aussi payer la pension, autrement nous arriverons les mains vides.

B. P. T.

Frederick Travers ouvrit la porte d’un coffre-fort encastré dans le mur, et classa méthodiquement les lettres dans un dossier étiqueté « Thomas Travers ».

– Pauvre, pauvre Tom, soupira-t-il tout fort.

II

La grosse voiture attendait à la gare, et Frederick Travers frissonna comme il l’avait toujours fait lorsque la locomotive se mit à siffler dans le lointain, alors qu’elle entrait dans la vallée de la rivière Isaac Travers. Le premier de tous les hommes blancs venus dans l’Ouest, Isaac Travers avait contemplé cette splendide vallée, ses lacs remplis de saumons, ses fonds riches et ses versants couverts d’abondantes forêts inexplorées. L’ayant vue, il avait mis le grappin dessus, et ne s’en était jamais dessaisi. On l’avait d’abord surnommé, lui, « land-poor », la terre pauvre, dans la période de la mi-colonisation. C’était au moment où les gisements aurifères s’épuisaient, où il n’y avait aucune route tracée pour les charrettes, ni de remorqueurs pour tirer les bateaux de commerce hors de la passe dangereuse, et où son moulin à blé solitaire fonctionnait sous bonne garde militaire, pour le protéger des Klamaths pilleurs de farine. Tel père, tel fils, et ce qu’Isaac Travers avait pris, Frederick Travers l’avait conservé. Tous deux avaient eu la même obstination, le même entêtement, ils avaient tous les deux vu très loin, et avaient prévu la transformation de l’Ouest, la venue du chemin de fer et la construction de ce nouvel empire sur les bords du Pacifique.

Frederick Travers ne put cependant s’empêcher de frissonner au sifflet de la locomotive, parce que ce chemin de fer lui appartenait. Son père était mort en essayant de l’amener jusqu’ici à travers les montagnes, et cette construction avait coûté en moyenne cent mille dollars le mille. Lui, Frederick, avait réussi dans cette tâche. Il avait passé un nombre incalculable de nuits blanches sur ce problème, avait racheté des journaux, était entré dans la politique, avait subventionné des partis, et avait souvent rendu visite, la plupart du temps à ses propres frais, aux dirigeants des chemins de fer de l’Est. Mais alors que tout le monde savait combien de milles le chemin de fer parcourait dans sa propre terre, personne ne pouvait s’imaginer dans le pays le nombre de ses propres dollars qui s’étaient envolés en garanties ou en actions. Il avait beaucoup fait pour son pays, mais le chemin de fer était sa plus belle réalisation, le couronnement de tous les efforts de tous les Travers, et ce travail monumental et merveilleux venait juste d’être terminé. Il y avait maintenant deux années que le chemin de fer était en activité, et la preuve qu’il avait vu juste, c’est que les dividendes pointaient à l’horizon. Et la récompense suprême viendrait aussi récompenser son acharnement : il était écrit comme deux et deux font quatre que le prochain gouverneur de la Californie devrait s’appeler Frederick A. Travers.

Il y avait une vingtaine d’années qu’il n’avait pas vu son frère aîné, et au moment de cette dernière visite, ça faisait aussi dix ans qu’ils ne s’étaient pas rencontrés. Il se souvenait très bien de cette nuit. Tom était le seul homme à oser traverser la passe dans la nuit, et la dernière fois, c’était entre le soir et le matin – un vent mauvais de sud-est soufflait, et il était reparti sur sa goélette comme il était venu. Rien n’avait annoncé son arrivée – le martèlement des sabots d’un cheval vers minuit, un cheval écumant dans l’étable et Tom était apparu, le sel de la mer encore sur son visage, comme sa mère l’avait dit par la suite. Il n’était resté qu’une petite heure, et était reparti sur un cheval tout neuf, tandis que la pluie tambourinait aux fenêtres et que le vent hurlait à travers les séquoias – le souvenir de son passage n’avait été qu’une bouffée, puissante et forte, du monde sauvage de l’extérieur. Une semaine plus tard, le canot de la douane Bear était arrivé, battu par les flots et prisonnier de la passe – il y avait eu dans le journal local une colonne entière de suppositions et d’insinuations concernant un important débarquement d’opium, et les recherches sans résultat d’une mystérieuse goélette du nom d’Alcyon. Seul Fred, sa mère et quelques Indiens du pays étaient au courant du cheval écumant dans l’étable, et des chemins tortueux qu’il avait dû parcourir jusqu’au village de pêcheurs sur la plage, après son travail de contrebande.

Malgré ces vingt années écoulées, c’était toujours le même vieux Tom qui descendit du Pullman. Aux yeux de son frère, il ne parut pas malade, un peu plus vieux, naturellement. Son panama ne dissimulait pas ses cheveux grisonnants, et malgré un imperceptible signe de vieillissement, ses larges épaules étaient encore bien carrées. Quant à la jeune femme qui l’accompagnait, Frederick Travers éprouva immédiatement à son égard un sentiment spontané d’inimitié. Il eut tout de suite cette impression de vague hostilité dans le plus profond de son cœur. Cette femme représentait une insulte et une sorte de provocation contre tout ce qu’il était, contre tout ce qu’il représentait et ce pourquoi il vivait – mais il ne pouvait absolument pas définir la cause de ce sentiment. Sa robe, peut-être, taillée dans un drap de fabrication étrangère, ou bien son chemisier à l’échancrure audacieuse, le noir de sa chevelure, ou encore le bouquet de coquelicots qui se pavanait sur son grand chapeau de paille – ou peut-être bien la couleur de sa peau, ses yeux noirs et ses sourcils, le rose vif de ses joues, la blancheur de ses dents qui semblait trop apprêtée. « Une enfant gâtée », pensa-t-il immédiatement, sans avoir le temps d’analyser : la main de son frère s’était glissée dans la sienne, et il lui présentait sa nièce.

Puis il eut de nouveau cette même sensation. Elle était rayonnante, très sûre d’elle et parlait avec les mains. Il ne put s’empêcher de remarquer leur petitesse. Elles étaient minuscules, et ses yeux descendirent vers ses pieds pour faire la même découverte. Ignorant tout à fait la foule curieuse qui se pressait sur le quai de la gare, elle l’avait empêché de rejoindre la voiture comme il en avait l’intention, et avait fait mettre les deux frères côte à côte. Tom avait dit oui en riant, mais son jeune frère était mal à l’aise, trop conscient que les yeux innombrables des habitants de la ville regardaient cette scène. Il ne connaissait que la vieille façon puritaine, qui exigeait que les choses de la famille restent en famille, et ne s’étalent pas en public. Il était déjà bien content qu’elle ne l’ait pas embrassé, tout en s’étonnant qu’elle ne l’eût pas fait. Il s’attendait déjà au pire de sa part.

Elle les regarda de ses yeux pénétrants et chauds comme le soleil, et semblait voir à travers eux et deviner tout ce qui les concernait.

– Vous vous ressemblez comme deux frères, s’écria-t-elle en battant des mains. Vous ne pouvez pas le nier. Et pourtant, il y a une petite différence que je ne peux pas définir, et que je n’arrive pas à m’expliquer.

En réalité, avec une sorte de ruse qui mit à rude épreuve la patience disciplinée de Frederick Travers, elle ne se donna pas la peine d’expliquer cette différence, que ses yeux d’artiste avaient immédiatement saisie clairement. Bien sûr ils se ressemblaient, et on ne pouvait pas ne pas voir qu’ils étaient du même sang, leurs traits rappelaient leur origine commune, mais là cessait la ressemblance. Tom était plus grand que son frère, et sa moustache de Viking était grisonnante. Il avait le même nez en bec d’aigle que son frère, mais cette forme était plus accentuée chez lui, et le bleu de ses yeux était plus soutenu. Les traits de son visage étaient plus profonds, ses pommettes étaient plus saillantes, les arêtes en étaient plus vives et sa couleur était plus ténue. Il avait un visage volcanique, sur lequel les restes du feu qui l’avait animé jadis s’attardaient encore. Aux coins de ses yeux, les petites rides amenées par les rires étaient bien plus nombreuses que chez son frère cadet, et on pouvait découvrir aussi, dans le plus profond de son regard, une certaine nuance de sérieux qui n’existait pas aussi fortement chez l’autre. Frederick était bourgeois dans sa façon d’être, mais chez Tom, il y avait une certaine désinvolture, et une sorte de distinction naturelle – c’était le même sang de pionnier d’Isaac Travers qui coulait dans leurs veines, mais il avait été réparti en deux creusets totalement différents. Frederick représentait la ligne de descendance droite, rigoureuse et espérée, tandis que chez son frère, il y avait quelque chose d’immense et d’impalpable qui ne faisait pas partie de l’héritage des Travers. Et c’était tout cela que la fille aux yeux noirs avait vu et reconnu d’un seul regard. Tout ce qui avait été inexplicable chez les deux hommes, et leurs réactions l’un vis-à-vis de l’autre, tout cela s’était révélé dès qu’elle les avait vus l’un à côté de l’autre.

– Dis-moi que je ne rêve pas, disait Tom à cet instant. Je ne peux pas me faire à l’idée que je sois venu ici par le train. Parle-moi un peu de la population – il n’y avait seulement que quatre mille personnes ici il y a trente ans.

– Il y en a soixante mille aujourd’hui, répondit son frère. Et ça ne fait que croître et embellir. Tu veux faire un tour en ville ? Nous avons tout notre temps.

Tandis qu’on roulait sur les larges avenues bien pavées, Tom persista à jouer les Rip Van Winkle. Le bord de l’eau le rendit tout songeur. Là où il avait fait aborder sa goélette dans quatre mètres d’eau, il trouvait de la terre ferme et les rails du chemin de fer, des quais et des embarcadères qui s’étendaient à perte de vue.

– Arrête ! s’écria-t-il quelques centaines de mètres plus loin, en regardant une construction nouvelle. Où sommes-nous donc, Fred ?

– Au coin de la Quatrième avenue et de la rue Travers – tu ne te rappelles pas ?

Tom se mit debout, et regarda tout autour de lui, essayant de discerner la courbure du terrain sous l’enchevêtrement des constructions.

– Je… je pense… commença-t-il en hésitant. Non, je suis absolument certain que nous avons chassé des lapins dans ce coin et tiré des merles dans les buissons dans le temps. Et là où il y a maintenant une barque, il y avait un étang. Il se tourna vers Polly : J’ai construit ici mon premier radeau, et c’est là que j’ai bu ma première tasse d’eau de mer.

– Dieu seul sait combien de tasses tu en as bu dit Frederick en riant, il fit un signe de tête au chauffeur. Puis : On t’a roulé sur un tonneau, tu te souviens ?

– Oh, continuez ! fit Polly en battant des mains.

– Voilà le parc, fit Frederick un peu plus loin, en montrant du doigt un grand massif de séquoias perdu dans les premiers plis des collines les plus hautes.

– Père a tiré trois ours dans ce coin, un après-midi, remarqua Tom.

– J’ai fait don à la ville de quarante acres de cette terre, continua Frederick. Père l’avait acheté un dollar l’acre à Leroy.

Tom hocha la tête, et un éclair se mit à étinceler dans le fond de ses yeux – sa fille eut la même réaction, tandis que rien de semblable n’apparaissait dans le regard de son frère.

– Tu sais bien, précisa Frederick, Leroy, le nègre qui avait épousé une Indienne. Je me rappelle la nuit où il nous a portés sur son dos, toi et moi, jusqu’à Alliance, quand les Indiens ont brûlé le ranch. Père était resté derrière pour se battre.

– Mais il n’a pas réussi à sauver le moulin. Ça a été une rude perte pour lui.

– Ça ne l’a pas empêché de descendre quatre Indiens.

Les yeux de Polly se mirent à briller avec vivacité.

– Il s’est battu avec les Indiens ! s’écria-t-elle. Parlez-moi de lui !

– Raconte-lui l’histoire du bac des Travers, dit Tom.

– C’est un bac sur la rivière Klamath, qui va vers la passe d’Orléans, et vers Siskiyou. Il y avait beaucoup de gens qui faisaient des fouilles en ce temps-là, et parmi d’autres choses, père avait acheté du terrain dans ce coin-là, car il y avait aussi de la bonne terre à cultiver. Il avait construit un pont suspendu – il avait assemblé les câbles sur les lieux mêmes, avec des marins et du matériel qu’il avait fait venir de la côte. Ça lui avait coûté vingt mille dollars. Le premier jour où l’on a ouvert ce pont, il y a eu huit cents mules qui l’ont traversé, à un dollar la tête, sans compter le droit de passage des gens qui les accompagnaient, à pied ou à cheval. La nuit même de l’inauguration, la rivière est entrée en crue. Le pont avait été construit à une quinzaines de mètres au-dessus de la ligne basse des eaux. Eh bien, le niveau est monté plus haut, et a balayé le pont. Autrement, il aurait fait fortune dans ce coin-là !

– Non, non, ça n’est pas de ça dont je voulais parler, s’écria Tom avec une certaine impatience. Moi, je voulais dire que c’est au bac des Travers que père et le vieux Jacob Vance avaient été faits prisonniers au cours d’une bataille avec les Indiens de la Rivière Folle. Le vieux Jacob a été tué en sortant de la cabane de rondins. Père a traîné le corps à l’intérieur, et a continué à combattre les Indiens pendant une semaine – c’était un bon tireur. Il a enterré le vieux Jacob sous le plancher de la cabane.

– Je fais encore marcher le bac, reprit Frederick, mais le trafic n’est pas aussi intense que par le passé. Je fais du transbordement par camions jusqu’à la Réservation, puis à dos de mulets jusqu’à la rivière Klamath, et je débarque le tout dans les méandres de Little Salmon. J’ai douze magasins sur cette chaîne maintenant, une étape à la Réservation, et un hôtel. Je compte en faire dans quelque temps un endroit pour les touristes, et c’est déjà en bonne voie.

Et la fille, avec un regard étrange et songeur, passa de l’un à l’autre en pensant qu’ils s’exprimaient de façons fort différentes – aussi différentes que leurs existences mêmes.

– Ah ! Père était un type épatant ! murmura Tom.

Comme il disait cela, il y avait dans sa voix une nuance de lassitude et de fatigue qui inquiéta un peu sa fille. La voiture avait maintenant tourné dans le cimetière, et s’était arrêtée devant une chapelle assez grande, au sommet de la colline.

– J’ai pensé que tu aimerais voir cela, disait Frederick. Je l’ai construite moi-même de mes propres mains – c’est ainsi que mère le voulait. La succession était terriblement grevée d’hypothèques, et le meilleur prix que je pouvais tirer des entrepreneurs était de onze mille dollars. Je l’ai faite pour un peu plus de huit mille.

– Tu as dû travailler jour et nuit, fit Tom, admiratif mais plus ensommeillé qu’avant.

– Oui, Tom, c’est ce que j’ai dû faire, plus d’une nuit, à la lumière des lanternes. J’avais tellement de travail ! Je reconstruisais aussi l’usine de distribution des eaux, à cette époque – les puits artésiens s’étaient taris – et les yeux de mère lui causaient quelques ennuis. Tu te rappelles, la cataracte, je te l’ai écrit. Elle était devenue trop faible pour pouvoir voyager, et j’ai dû lui faire venir des spécialistes de San Francisco. Oh ! j’avais du pain sur la planche ! J’étais en train de solder la faillite de la ligne de bateaux à vapeur que père avait créée à San Francisco, et j’avais monté les intérêts sur les hypothèques jusqu’au taux de cent quatre-vingt mille dollars.

Un ronflement discret l’interrompit. Tom, le menton sur la poitrine, s’était assoupi. Polly croisa le regard de son oncle, fit un petit signe de complicité, et son père, après quelques mouvements malaisés, leva comme à regret ses paupières somnolentes.

– Qu’est-ce qu’il peut faire chaud, dit-il dans un sourire en matière d’excuse. Je me suis vraiment endormi. Est-ce que nous sommes loin de la maison ?

Frederick fit un signe au chauffeur, et la voiture continua sa route.

III

La maison que Frederick avait fait construire aux grandes heures de la prospérité était immense et fort coûteuse, mais sobre et confortable, sans plus de prétention que les autres maisons du voisinage, bien qu’elle fût la plus belle de tous les alentours. L’atmosphère qui y régnait était exactement celle que sa fille et lui avaient voulu créer. Mais les jours qui suivirent l’arrivée de son frère bousculèrent totalement cette sérénité, et tout fut changé : le calme si bien agencé, si bien ordonnancé était parti à jamais. Frederick s’en trouva tout mal à l’aise, et, en fin de compte, malheureux. La maisonnée, si calme d’ordinaire, s’en trouvait tout agitée, et c’était une violation continuelle des usages et des traditions : les repas étaient servis à n’importe quelle heure, et se prolongeaient sans mesure, on soupait avec des plats réchauffés, tard dans la nuit, le tout ponctué de rires intempestifs aux moments les plus inopportuns de la journée.

Frederick ne buvait pas d’alcool, et il ne se permettait qu’un seul verre de vin par repas, ainsi que trois cigares par jour, qu’il fumait soit dans l’immense véranda, soit dans le fumoir. À quoi donc pouvait servir un fumoir, si ce n’était pas à fumer ? Il détestait les cigarettes, tandis que son frère passait son temps à rouler les siennes, de petites cigarettes au papier brun qu’il fumait partout où il se trouvait. Il y avait toujours un tas de brindilles de tabac dans la grande chaise si confortable où il avait pris l’habitude de s’installer, et sur les coussins des sièges des fenêtres. Et puis il y avait les cocktails ! Éduqué sous l’austère tutelle d’Isaac et d’Elsa Travers, Frederick considérait l’alcool comme une abomination. Des villes entières, dans l’Antiquité, avaient été balayées des cartes par la colère divine, pour de telles pratiques. Avant le dîner et le déjeuner, Tom, aidé et encouragé par Polly, mélangeait une variété incalculable de boissons alcoolisées, et même elle créait des compositions étranges et étonnantes, qu’elle avait dû apprendre aux confins de la terre. Frederick avait l’impression, pendant ces rudes instants de préparation des cocktails, que son office et sa salle à manger s’étaient subitement transformés en salles de bar. Lorsque, dans une remarque qu’il croyait pleine d’humour, il osa dévoiler cette pensée, Tom proclama bien haut que lorsqu’il aurait fait fortune, il songerait à faire construire un bar dans chacune des pièces de sa maison.

Les jeunes gens commencèrent à affluer aussi, plus nombreux que par le passé, et ils aidaient à composer les cocktails. Frederick aurait aimé justifier leur présence de cette façon, mais il savait que ça n’était pas vrai. Son frère et sa nièce faisaient ce que lui et Marie n’avaient jamais fait – ils étaient des aimants, et toute la jeunesse et la joie venaient s’agglutiner à leurs côtés. La maison était redevenue pétillante de vie, et jour et nuit les automobiles cornaient le long des chemins sablonneux. On organisait des pique-niques et des balades pendant tout l’été, des promenades en mer, la nuit, sur la baie – on partait souvent aux aurores, pour revenir très tard le soir. Souvent, pendant la nuit, les nombreuses chambres de la maison étaient remplies comme elles ne l’avaient jamais été auparavant. Tom avait envie de refaire toutes les escapades de sa jeunesse, il attrapait des truites dans la Crique du Buffle comme par le passé, tirait les cailles sur la prairie de Walcott, et avait même réussi à prendre un daim sur la Montagne Ronde. Ce daim fut pour Frederick une cause de peine et de honte. Et qu’est-ce que ça aurait été si la chasse avait été fermée ! Tom avait ramené triomphalement le daim à la maison et l’avait allègrement baptisé« saumon de montagne » lorsqu’il fut servi et mangé sur la table même de Frederick.

On faisait aussi des pique-niques à la pointe de la baie, et l’on y péchait les moules à marée descendante. Et Tom raconta sans être autrement gêné l’histoire de son Alcyon, sa course folle de contrebandier, et demanda à Frederick devant tout le monde comment il s’en était tiré pour rendre le cheval au pêcheur sans être pris. Tous les jeunes gens étaient de connivence avec Polly pour dorloter Tom et satisfaire ses moindres désirs. Frederick fut mis au courant de tous les détails concernant la mort de ce daim : on l’avait acheté au parc du Golden Gate qui en possédait un peu trop, on l’avait transporté dans une caisse par train, et à dos de mulet jusqu’aux coins les plus reculés de la Montagne Ronde. Tom s’était endormi, épuisé de sommeil, la première fois qu’on avait sorti le daim pour le charger ; les jeunes gens avaient alors poursuivi l’animal sur leurs chevaux éreintés, il y avait eu des mêlées et des chutes – mais on avait fini par encorder le daim à la clairière du Ranch Brûlé, finalement, et c’était le point culminant et le triomphe de toute cette histoire, on avait fait passer l’animal pour la seconde fois devant Tom, qui l’avait descendu à moins de cent mètres de lui. Frederick se sentait blessé par tout cela, sans bien définir pourquoi, sans même savoir tout à fait le moment où un tel sentiment s’était emparé de lui.

Parfois, Tom ne pouvait pas sortir, parce qu’il était trop fatigué. Mais, il était encore le centre d’attraction lorsqu’il s’asseyait et somnolait dans le grand fauteuil, s’éveillant de temps à autre pour rouler une cigarette avec cette façon si bizarre et si inattendue qui lui était toute personnelle. Il demandait alors qu’on lui passe son ukulele – une sorte de guitare miniature d’origine portugaise. Et, grattant les cordes de sa guitare et tapant dessus, posant sa cigarette toute allumée sur le rebord de bois poli sans bien faire attention au danger immédiat que cela pouvait représenter, il laissait égrener de sa voix de baryton des hulas des mers du Sud, et des chansons à boire de France et d’Espagne.

L’une d’entre elles, en particulier, avait plu à Frederick dès qu’il l’avait entendue. C’était la chanson favorite d’un roi de Tahiti, lui expliqua Tom – le dernier roi Pomaré. Il l’avait composée lui-même, et s’étendait sur sa natte pour la chanter pendant des heures. Elle consistait seulement en la répétition sans fin de quelques syllabes. « E meu ru ru a vau », et c’étaient là toutes ses paroles, interminablement murmurées en un chant majestueux repris à l’infini en une suite incessante de variantes très belles, simplement accompagnées des accords majestueux de l’ukulele. Polly prit une grande joie à l’apprendre à son oncle, mais quand il essaya de chanter cette chanson en public, ne recherchant que quelques gouttes de ce flot de jeunesse sympathique qui tournoyait autour de son frère, il fut très surpris des rires à peine étouffés de ses auditeurs, qui grandirent au cours de l’exécution de la chanson pour devenir des hennissements et se transformer rapidement en un immense éclat de rire. À sa grande déception et à son étonnement, il apprit que la petite phrase toute simple qu’il avait répétée inlassablement pendant toute la chanson voulait tout bêtement dire : « Je suis complètement saoul. » C’était ça qui l’avait rendu ridicule, lui, Frederick Travers, répétant à tours de bras, proclamant solennellement et à tout venant qu’il était complètement saoul. Il fila discrètement dans la pièce à côté, et Polly le rejoignit pour lui expliquer que le dernier mot de la chanson voulait simplement dire « heureux » et non pas « saoul », mais elle n’arriva pas à le convaincre, car elle avait bien été obligée d’admettre que le vieux roi n’était qu’un ivrogne, et qu’il était toujours ivre mort lorsqu’il entamait cette chanson.

Frederick avait l’impression déprimante qu’il était en dehors de tout ça. Lui aussi était un être humain, lui aussi aimait s’amuser, même si ses amusements étaient d’une tout autre classe, plus saine, plus digne et plus compassée que celle dans laquelle son frère se complaisait. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi dans le passé les jeunes avaient pu dire que sa maison était de celles où l’on s’ennuyait ferme, et l’avaient désertée, sauf en de rares occasions, précises et protocolaires – alors qu’aujourd’hui ils s’y précipitaient, vers son frère, malheureusement, et non vers lui. Il ne pouvait supporter non plus la manière dont les jeunes femmes s’intéressaient à son frère, l’appelaient familièrement « Tom », et il lui était intolérable de les voir tortiller sa moustache de boucanier en signe de punition amusante…

Une telle conduite était une profanation à la mémoire d’Isaac et d’Elsa Travers. On s’amusait vraiment trop dans cette maison, qui avait toujours l’air d’une perpétuelle bacchanale. La grande table n’était jamais repliée, et on commandait toujours des extras pour la cuisine. Le déjeuner était servi pour quatre personnes, mais il y en avait souvent une douzaine, et les soupers de minuit, qui occasionnaient des descentes dans le garde-manger et des récriminations de la part des domestiques, étaient une insulte continuelle pour Frederick. La maison était devenue un restaurant, un hôtel, se disait-il à lui-même avec une certaine amertume. Il y avait des moments où il était tout prêt à mettre le poing sur la table, et à en revenir aux anciennes manières. Mais son frère aîné lui en imposait vraiment, et avait sur lui un ascendant presque démoniaque. À ces moments, il avait vraiment peur, et se demandait comment le charme de son frère pouvait opérer sur lui, et comment il pouvait être subjugué par les étranges lueurs et les flammes étonnantes qui brillaient dans ses yeux, et par la sagesse des terres lointaines, et des jours et des nuits orgiaques écrites sur son visage. Qu’est-ce que l’autre avait donc vu de si magnifique, alors qu’il n’était qu’un être sans aucune responsabilité et sans aucune classe ? Frederick se rappela un vers d’une vieille chanson, qui disait : « Il avait parcouru les chemins du soleil. » Pourquoi son frère lui rappelait-il ce vers ? Avait-il, lui dont l’enfance n’avait connu aucune loi, et qui s’était placé au-dessus des lois dès qu’il était devenu homme, avait-il en vérité rencontré les chemins du soleil ?

Il y avait dans tout cela une injustice qui avait troublé Frederick, jusqu’à constater avec une sorte de consolation le désastre que Tom avait fait de sa vie. Dans ces moments-là il se sentait un peu réconforté, et il tirait un orgueil légitime de son existence qui avait été nettement plus constructive que celle de Tom.

– Tu as bien réussi, avait l’habitude de dire Tom. Tu as très bien réussi.

Il répéta cela souvent, et s’assoupit aussi souvent dans la grande voiture qui tournait doucement.

– Tout ici est si ordonné, si méthodique, si tiré à quatre épingles – il n’y a pas un brin d’herbe qui ne soit à sa place, commenta Polly. Comment faites-vous ? Je ne voudrais pas être un brin d’herbe sur l’un de vos pâturages, dit-elle en guise de conclusion, avec un petit frisson très significatif.

– Tu as travaillé dur, ajouta Tom.