Entre eux deux - Margaux ER Payn - E-Book

Entre eux deux E-Book

Margaux ER Payn

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Beschreibung

Au Crépuscule du Monde des Humains, dans une France sous perfusion extérieure, Mathias occupe son temps à redoubler. S’entête à subir passivement au milieu de ses pairs. Jusqu’à ce qu’une éminente intelligence en fuite, échoue un soir, dans le hall de son immeuble, père de la Perfection artificielle. Et que le thésard va devoir conduire loin. Plus qu’il ne l’aurait jamais cru...


À PROPOS DE L'AUTEURE

Margaux ER Payn est en direction de ses trente ans. A une curiosité inébranlable pour tout ce qui peut constituer ce monde. Et aime particulièrement raconter des histoires.

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M.E.R Payn

Entre eux Deux

Ceci n’est qu’une hypothèse…

Tuile – N° 0001

17 h 13 – Paris, Porte d’Orléans (2132)

 

Tous, nous suivons une route.

 

Nos pieds nous portent le long d’un chemin, ils s’agitent gentiment sur cette ligne tendue entre un point A et un point B. Le premier est toujours défini, le second nous échappe parfois, rien ne nous empêche de poursuivre pour autant. Si nous ignorons où nous voulons aller, nous savons pourquoi nous avons fui A. Cela suffit à entretenir la voie qui nous emmène vers cette destination inconnue, qui trouve toujours son sens au cours du voyage. Ensemble dans ce même espace, nous évoluons sur notre propre tracé, nous croisant parfois.

Parfois, nous sommes juste seuls.

 

Le Boulevard périphérique était désertique, une puante odeur d’essence brûlait sa gorge. Très vague histoire impliquant un faux contact disruptif particulièrement retord, qui avait plongé sa monture favorite dans une phase de catatonie improvisée : immobilisant net le moteur de cette petite capricieuse. Mathias avait survolé ce guidon, allant à glisser droit en avant, sans vaine élégance. Goûtant aux rigidités austères du bitume, il avait eu le réflexe intelligent de couvrir son visage, se protégeant de l’impact soudain, son corps claquant lourdement contre l’asphalte chaud. Ses louanges s’étaient principalement concentrées au port de son casque, peu flatteur, sous l’accentuation sèche du truc incertain qui lui servait de visage, mais drastiquement efficace à la réalisation de son rôle premier.

La chute douloureuse avait au final, plus abîmé son honneur que l’antiquité véritable qui lui servait d’outil de travail quotidien : son scooter gisait inerte entre ses mains impuissantes et ne semblait plus vouloir en bouger. Fidèle jusqu’au travers de la mort, il reposait dignement… Ce modèle des années quatre-vingt-dix tournait encore, selon un fringuant miracle, un brin prétentieux. Mathias ne s’en plaignait en rien, appréciant à sa juste valeur ce précieux bien ramené par sa mère, pour confortable cadeau-souvenir de ses répétés voyages, Outre-Atlantique. Un témoignage de cette fabuleuse technologie de pointe, maîtrisée ouvertement par la domination absolue de l’UNIC dans ce domaine, qui consommait si pauvrement en carburant et que le livreur de pizzas exhibait sciemment aux nez de ses concurrents envieux. Ils étaient nombreux à lui jalouser son increvable deux-roues ; dans leur domaine de spécialisation en multilivraisons à distance variable de consommables éphémères, cela faisait rapidement toute la différence.

Et sa Margherita était en train de refroidir, dans son carton.

« Je te déteste… siffla-t-il à l’engin, commençant à le secouer sèchement en tous sens. Je t’abhorre. »

Il ne valait pas mécanicien sur ses rares plages horaires libres. Bien moins encore il était ce réel professionnel du soudage sur carte électronique, ou expérimentateur, ni le type qui s’amusait à peloter les systèmes électriques en plein milieu de cette vaste avenue de goudron spacieuse ; ce genre de manœuvres embarrassantes réclamait un peu d’intimité bienvenue à leur exécution. Le Soleil était haut dans le ciel et se riait joyeusement de ses tentatives, allant à tremper sa nuque pour parfaire le tableau.

Lui, au-dessous de sa flamboyante couronne se débattant comme un pauvre diable ; ou mauvais comique de répétition, avait finalement soulevé le capot sous son compteur de vitesses, afin d’atteindre les câblages principaux. Jouant des doigts pour les tester un par un, sommairement. Une démarche laborieuse, non-homologuée qui lui avait toujours permis de relancer son moteur jusqu’à maintenant, il ne comprenait pas vraiment comment. On avait voulu lui expliquer par générosité évoquant le démarreur et puis, Mathias s’était abstenu de demander davantage d’autres incompréhensibles explications. Ce n’était pas dans ses cordes ; il ne valait qu’un petit thésard, en Lettres Modernes, qui ne parvenait même pas à retenir le sujet de six lignes de long sur lequel il devait officiellement bûcher depuis des années : deux à ce compte.

Son Bac +8 en laborieuse acquisition avait provoqué tout de même une forme primitive d’intelligence au fond de son cerveau avide de procrastination. Assez suffisante en soi pour qu’il sache en cet instant précis à quel point ses clients n’appréciaient jamais de l’attendre ainsi au-delà du délai maximal de livraison que le patron avait fixé à trente minutes, très exactement. Soufflant de frustration, il pressa son futile examen de réanimation, jetant un rapide coup d’œil à une voiture, qui le dépassa bientôt, s’éloignant cahin-caha dans un ronchonnement de moteur puant et usé à la corde. D’autres aussi rares semblaient se profiler à l’horizon dans un brouillard de pollution diffus, en mirages ainsi vaporeux ; c’était toujours tellement moins qu’il y a quelques années.

L’atmosphère se déchargeait progressivement…

Autrefois, de grands naïfs avaient plongé leurs mains dans des réserves naturelles inépuisables, y dérobant la multiplication de milliards par quelques milliards supplémentaires. Accumulant une facture commune que personne, à ce jour, ne pouvait plus payer ; l’Humanité entière ne le pouvait pas et Mathias ne voulait rien de cette dette vaine. Les difficultés d’approvisionnement en hydrocarbure pourrissaient joyeusement sa vie quotidienne et il n’était pas le plus à plaindre. Leur gouvernement persistait à cacher cette embarrassante rupture de stock, même un an après que les premiers cris d’alerte aient retenti au Moyen-Orient, en sinistres échos. La Diplomatie ne convenait guère de ces oiseaux de mauvais augure, mais la situation dégénèrerait bientôt. Un marché noir se développait dans cette attente auprès duquel Mathias ne rougissait pas de refaire ses pleins, le prix aux pompes défiant l’entendement, ces derniers jours. Son salaire de livreur de pizzas à temps partiel ne remplissait pas davantage son réservoir.

« Allez, éblouis-moi un peu… » gronda-t-il entre ses dents, inspirant une bouffée sèche.

Émergeant des profondeurs de son agnostique affliction, l’engin redémarra soudain, dans un rugissement de protestation ; répondant à son appel. Mathias lâcha le fil qu’il tenait entre ses doigts recouverts par la crasse, allant à en essuyer la mécanique huileuse sur son pantalon. Jetant un regard mauvais au coupable dont le moteur ronronnait désormais sans anicroche, il réajusta son casque. Posant un index attentif sur le carton tiède de la Margherita, rapide inspection de son actuelle température de surface qui confirma ses craintes. Un deuxième véhicule précipité fila à sa gauche, empruntant le couloir de sortie proche, et gaspillant sciemment une belle rasade de carburant artisanal ainsi coupé à l’huile de friture.

Mathias fronça du nez. Il ne disposait plus que d’une dizaine de minutes, avant de devoir accorder la gratuité de son service. Un compte à rebours qui allait transformer cette livraison en course raisonnable à travers les avenues parisiennes. Résigné, il s’empressa de remonter sur sa large selle souplement. Retirant la béquille du pied, il initia cet élan : donnant la mobilité nécessaire à la monture assagie pour accélérer, s’introduisant au milieu du trafic inexistant qui occupait les quatre couloirs apparents.

Quelques instants plus tard, il traversait le 14e arrondissement à vive allure, slalomant adroitement entre ces furieux obstacles qui se présentaient devant lui. Majoritairement de malheureux passants qui s’armant d’un courage excessif, se jetaient même sous ses roues. Et guidé par les façades séculaires des boulevards, Mathias se repérait aux détails inscrits définitivement dans sa tête attentive. La navigation lui était instinctive au milieu du formidable bazar ; qu’il avait arpenté cette ville dans toutes ses orientations possibles, juché sur son fidèle scooter.

Son métier de remplissage ne lui déplaisait pas, sans qu’il ne s’en vante cependant sur les bancs de la faculté. Il lui accordait cette précieuse faveur de découvrir à son attention cette autre facette de la capitale, une fois la nuit à portée de doigts dans ce ciel nocturne trop bas. Une atmosphère indicible qui le laissait béat sur son guidon, les yeux levés vers le fascinant spectacle de ces édifices hétéroclites. Parce qu’il peignait le plus souvent : dans son esprit, il se plaisait à étaler les couleurs sur de grisonnants murs, formant des arabesques et des inscriptions inspirées. Emportée révolte qui ne salissait rien, qui égayait sa réflexion monotone d’intellectuel pessimiste ; c’était peut-être puéril. À ce petit jeu, il était excellent.

À presque vingt-sept ans d’existence, il n’avait encore rien fait dont il puisse être fier et revendiquer alors, en tant que son auteur, malheureusement méconnu du grand public. Son contentement moral se limitait à nourrir onze fois par jour le chat de sa voisine de palier. Le malin poilu alignait ainsi les rations à travers tout l’immeuble quand lui bousillait chacune de ses fins de mois en achetant des paquets de croquettes par palette de quinze. Et le pire, n’était pas tant cette évidente constatation que le fait qu’il s’en fichait complètement. Cela lui convenait parfaitement ainsi en paresseux passager porté par la persistante locomotive du cours des choses.

Son bonheur de jeune natif de province se construisait sainement entre ses actes de présence à la Sorbonne, d’intenses lectures nocturnes qu’il ne commençait que pour se donner bonne conscience, sans que cela ne suffît à les lui faire achever, et ses rodéos spectaculaires sur les boulevards haussmanniens. Sombrant dans l’ivresse du moment et de cette infantile adrénaline qu’il générait en lui, Mathias profitait outrageusement de la confortable excuse de livrer des produits éphémères pour durcir sa conduite, prenant des virages serrés au milieu du circuit déserté. Que la foule essentiellement piétonne paniquait souvent à son passage…

Lui, bariolait la ville entière dans sa course en solitaire, les tons mats s’échauffant à cette approche artistique, parfaitement prétentieuse qui transformait les raideurs architecturales séculaires en univers sublime ; et subjectif. La virtualité inaccessible de cette quête esthétique ne concernait que lui, pulsant sous sa peau selon les angles bruyants de la gomme arrachée sur le bitume. L’odeur de pâte tiède accompagnant ses déambulations, entêtante et sordide à la fois. Il n’en mangeait plus depuis, autant dégoûté par la denrée diététique que par ceux qui la consommaient.

Mathias s’entêtait volontairement dans son rôle de gamin braillard, fuyant résolument ces contraintes vaines du monde des grandes personnes. Son statut ne s’encombrait pas de responsabilités. Il le savait, allant à subir de son initiative seule les élans chaotiques de ce souhait puéril qui préservait son humeur capricieuse et volatile ; surtout ne pas provoquer le mécontentement du petit. Autoproclamé professionnel du milieu, il s’accordait de se psychanalyser de temps en temps, quand il ne disposait de plus rien d’autre pour distraire le cours de ses pensées. Cela chassait cet ennui redoutable. Mimant le vocabulaire arrogant dont abusaient les vieux sages cultivés à outrance lors de répétées conférences auxquelles Mathias ne pouvait toujours échapper, ayant épuisé son quota d’alibis potables. Posant alors son royal fessier de cancre au dernier rang, il laissait son esprit gambader gentiment vers des hospices plus généreux parfaitement imperméables aux dualités de l’Homme et sa perpétuelle recherche de la destruction massive.

La société, il en avait un aperçu manifeste tous les jours, sur un pas de la porte. Ses cartons sous le bras, parfois nombreux et parfois le modèle unique et d’autant plus salvateur, son casque à la main. Il assistait à des scènes plutôt banales, toujours plus parlantes que toutes les thèses du monde réalisées entre quatre murs aveugles. Ces centaines d’individus qui ne croisaient sa route qu’un court moment, se livraient inconsciemment à son regard attentif. Dans la gestion de leur accueil face à sa présence, pas tellement désirée ; curieux paradoxe accordant la primauté à ce qui se trouvait précieusement entre ses mains et non l’individu, lui-même. Il y avait la douloureuse étape du paiement, puis des interventions extérieures qui survenaient sans filtre : des mômes en pagaille comme de la tendre moitié souvent moins tendre que prétendument affirmée dans cette dénomination caduque.

Laissant chaque fois leur porte ouverte derrière eux, l’invitant dans leur hall pour certains, parfois on allait lui proposer un verre d’eau qu’il ne refusait jamais. Des femmes et des hommes d’âges différents en un échantillonnage complet, autant de célibataires endurcis au confort douteux que de parents initiateurs de familles nombreuses. Avec une arrogante compassion, Mathias les estimait chacun. Pas mécontent de ne s’impliquer finalement sur le projet de construction sociale primaire consistant à se reproduire docilement ou à mourir en éternel révolté du système. Deux voies pour lesquelles il ne disposait assez d’énergie à son compte ni ne prévoyait de se découvrir une tardive passion dévorante à son âge avancé.

Mais il n’était quand même pas un ermite au point de rester bouclé chez lui, abonné absent somnolant alors, le nez plongé dans les rondeurs charmantes de son canapé. Parce que le chat ronflait joyeusement dessus, assumant sans nuls remords son statut de permanent squatteur ; la trêve d’hiver se voulait annuelle et son appartement réduit de quatorze malheureux mètres carrés ne l’autorisait pas à posséder un modèle suffisamment large pour se tailler la place nécessaire aux côtés du monstre velu.

Il s’estimait aussi trop jeune encore pour ce genre de déchéance piteuse. La raréfaction en cours du sous-sol, les aléas politiques du protectorat, ce monde au final qui ne tournait plus très rond ne remettait en cause ce principe instinctif qui poussait ses pieds dehors. Il serait toujours possible de marcher lorsque son scooter demeurerait au pas de sa porte, assoiffé mort. Quitte à porter ses cartons sur le dos en courant après le métro : il faudrait sans nul doute aménager cette limite de temps en conséquence mais il s’adapterait à ce nouveau format burlesque. Cela faisait déjà des années que le quotidien s’affirmait comme une boule particulièrement indigeste collée en tumeur maline sous le revers vulnérable de leurs vies, qui guettait le juste instant pour pourrir. Mathias était habité de cette froide certitude en permanence.

Il alla se garer sur un trottoir proche, repérant l’adresse de sa livraison en un immeuble étriqué assez traditionnel, élimé par la poussière aride de vents estivaux qui sentait le vieux matériau. Plutôt bourgeois et austère, charmant en somme. Le parfait repère pour un sévère individu solitaire abandonné à son travail et qui s’autorisait une pause méritée ce vendredi soir, avec une pizza présentant du fromage accompagné d’une touche légère de basilic dans toute sa simplicité poignante.

Froide, Mathias y aurait mis sa main à couper ; soignant son sourire commercial alors qu’il pressait durement la touche de l’interphone, choisissant le juste numéro pour prononcer cette formule magique qui ouvrait chaque fois toutes les grottes au trésor du monde, immuable clef de l’accueil dicté par la faim vorace.

« Bonsoir, je suis le livreur de pizzas… »

Tuile – N° 0002

22 h 19 – Paris, quelque part (2132)

 

Adel l’accueillit comme à son habitude, sentinelle vigilante tendant une main autoritaire dans sa direction au pas de la porte finalement franchi. Ouverte gracieusement pour qu’il y déposât son modeste profit de la soirée, sans marges d’erreur inhérentes à une gestion financière maladroite : Mathias ne se vexant plus de ce rituel. Il fouillait les poches de son sweat jaune canari en une recherche méticuleuse de monnaie, allant à déposer chacune des pièces au creux de cette paume intransigeante. Il accorda un rictus moqueur à l’homme taciturne qui présidait la salle familiale depuis les modestes hauteurs de son comptoir. Le patron jetait des attentions régulières aux rares clients attablés en cette heure de proche couvre-feu, sa concentration se maintenant à une rapide comptabilité de fin de service. Le nez plongé dans sa caisse béante qui crachait une large quantité de billets affadis sous la lueur des néons, empilant ceux-ci sous le conditionnement de gestes mécaniques parfaitement rodés.

« Bonsoir à toi aussi… » jeta Mathias par-dessus son épaule, le dépassant.

Le livreur filait vers le fond de la pièce en incontestable habitué des lieux, saluant froidement ces spectres de lointaine amplitude qui fêtaient dignement la fin de leur semaine débordée ; cinq nocturnes solitaires avachis dans la pénombre ambiante en mannequins désarticulés. Leur présence malaisante tranchait avec la tonalité trop généreuse qui emplissait ce décor approximatif, conçu de ramassages intempestifs qu’Adel réalisait sur les bords de trottoir lors de son trajet retour. Sa radinerie butée avait le mérite de dénicher quelques perles intactes, proprement démodées ; au final, rien n’allait jamais avec rien, offrant cet esthétisme de la surcharge à chaque angle.

Mathias échangea un regard entendu avec le corbeau empaillé qui trônait depuis quelques mois en macabre trophée sur le dessus de leurs casiers communs : l’oiseau avait le bec misérable et penché en avant. Mathias avait au fil du temps, au-delà de la rencontre plutôt suspicieuse, développé un attachement certain pour ce triste Sire. Le voir en fin de chaque tournée lui apportait sa dose quotidienne de contentement comme un rituel solidement ancré dont il honorait la permanence. Sa pudeur s’habituant même à se défaire sous cette attention envahissante du sweat qu’il devait porter, estampillé de crachats asiatiques. Le jetant en boule dans les profondeurs du casier, où il le tassait sans remords quelconques ; jamais mécontent de quitter cette véritable pièce de haute couture.

« Il manque de l’argent, Math. Tu t’es fait pigeonner encore ?

– Du tout. Un de mes clients a refusé de payer, Monsieur » répondit-il, sereinement.

Il récupéra ses effets personnels, rassemblant ceux-ci dans son sac à dos. Conscient de ce que signifiait un tel dangereux silence de son patron à cette nouvelle fort réjouissante. L’homme devait froncer durement ses sourcils en une ligne épaisse duveteuse, son visage se plissant sous les rides d’un féroce mécontentement. La règle était limpide néanmoins, tout retard supérieur à trente minutes entraînait la non-facturation du déplacement ainsi que du produit associé. Et ce n’était pas lui qui avait réclamé une contrainte physique aussi étriquée dépendant alors du bon vouloir de son instrument de travail. Mathias ne cautionnait rien des manqués techniques de sa monture capricieuse, mais il ne pouvait pas les prévoir, les prévenir éventuellement par un entretien régulier. Plus aucun garage ne tournait dans son quartier proche, manifestant une quelconque forme d’activité éteinte prématurément.

Ouvert aux récriminations verbales de son client tatillon, Mathias avait acquiescé gentiment.

« Tu sais que ce n’est pas la période pour ce genre d’extravagances… reprit son patron, tranchant.

– Je suis désolé, j’ai dû réanimer mon scooter au périphérique. Je ne suis pas un professionnel du RCP. »

Vérifiant le contenu de son sac avec un soin maniaque, Mathias prit volontairement son temps dans cet acte. Il percevait l’attention examinatrice de son supérieur, ainsi criblant son dos de balles aveugles meurtrières. Depuis sa première intronisation entre ces murs farfelus, et cela commençait lentement à faire, le Marocain s’était chaque fois affirmé en véritable rapiat patenté ; défendant honorablement sa petite activité dans cet arrondissement. La rigueur de ce caractère appliqué et sévère en faisait un interlocuteur difficile à appréhender, selon qui la dispute était le réel catalyseur d’un échange sincère bénéfique, évacuant tous les mauvais silences.

Mathias n’avait jamais contesté. Il était rarement parti d’ici, en trois échos lointains de portes qui claquent et se ferment derrière lui. Mais quand il l’avait fait, il n’avait trouvé celles-ci définitivement closes à son retour. Adel avait soutenu ses périodes financières compliquées sans embarras ; ils s’écharpaient un peu. Lui se permettant finalement une liberté de ton audacieuse, en besogneur appliqué à ses livraisons. Aussi primitif puisse-t-il sembler, cela lui valait un toit potable au-dessus de sa tête.

« Je vais essayer de trouver quelqu’un pour le faire vérifier, samedi… poursuivit-il, s’approchant du comptoir. Cela ne se reproduira plus, promis.

– Il vaudrait mieux, en effet, grogna son patron. Je n’ai pas besoin que tu me lâches, toi en plus de l’essence.

– Les commandes ont baissé ? »

L’homme ne prit cette peine de lui répondre, agitant sèchement sous son nez les rares yuans qui s’empilaient devant lui, en une rhétorique visuelle efficace. Mathias n’avait vu la caisse aussi vide à cette période de la semaine pourtant habituellement propice aux commandes. Alors qu’il rentrait autrefois de justesse chez lui une fois les livraisons réalisées, le couvre-feu ne serait présentement pas avant une quarantaine de minutes ; les blafards pressés qui filaient encore le long de la vitrine, ne s’attarderaient pas éternellement au-dehors.

L’âpreté des restrictions pétrolières n’avait rien endigué au phénomène, quand les familles ainsi désœuvrées s’offraient majoritairement, à la violence irréaliste du métro quotidien. Quelques usagers se contentaient de moyens alternatifs dont la gratuité se trouvait sévèrement impactée par une courte portée ou économisaient soigneusement afin de faire rouler leurs véhicules. Les ménages coupaient jusque dans leur budget alimentaire du mois pour avoir la liberté encore, de se déplacer selon leur souhait.

Dans cette facture globale exorbitante, le divertissement était devenu une pure folie déraisonnable accordée aux classes aisées. Personne ne sortait presque plus au bar : disponible alors, pour une danse entre amis le temps de nuits interminables que certains anciens évoquaient parfois, riant fort de leurs frasques assumées. Mathias ne savait rien du concept étranger de boîtes, pas plus qu’il ne s’attardait à recréer dans la tête frigide les ambiances survoltées de ces concerts sous les étoiles. Il ne concevait pas que la normalité fût autrefois, de voir un film autrement que chez soi, sur un écran de télévision trop étroit. Qu’il avait occupé nombre de soirées de la sorte, jonglant avec les densités impressionnantes de la bibliothèque paternelle. Rarement, un restaurant miteux égayait la journée par miracle, mais ses parents n’avaient guère de sujets à aborder, ensemble.

« En même temps, un Marocain qui cuisine des pizzas… tenta Mathias, dans un sourire amer. Ce concept pathétique était voué à l’échec. Tu ferais mieux de te recycler dans les kebabs.

– Tu es viré Collins, rétorqua son supérieur, pointant la sortie des doigts sans lever les yeux.

– Bien sûr, Monsieur. »

Le thésard acquiesça docilement, sentant son rictus s’élargir. Satisfait, il passa son sac à dos sur l’épaule pour reprendre son casque de scooter, abandonné sur une table. Se dirigeant vers l’extérieur, il poussa les battants, avant de se retourner une dernière fois vers son patron affairé, lui souhaitant bonne nuit, arguant qu’il devait davantage se soucier de sa santé. Un geste fort aimable répondit aussitôt à son inquiétude, qui pressa le livreur dehors. Il y soupira de satisfaction, encore hébété par la douceur nocturne que présentait ce mois d’avril. Le crépuscule ornant les toits parisiens, projetait son ombre envahissante sur les façades. Il se dirigea vers son deux-roues tranquillement, mettant distraitement la main sur ses clefs, dans la poche arrière de son jean.

Il faisait vraiment trop chaud.

Conserve allait râler de trouver sa gamelle vide ce soir, vocalisant des miaulements menaçants autour de son canapé jusqu’à ce que cette offense soit réparée. Mathias prenait suffisamment au sérieux ce prédateur naturel et la fragilité connue de ses rideaux ; il enfourcha son engin.

Son propre refuge se trouvait à quelques encablures de là, en bordure de l’arrondissement voisin. Non loin des jardins du Luxembourg qu’il traversait pour se rendre à l’université, chaque jour. Une routine confortable qu’il préservait avec une attention farouche, en prématuré aigri. S’accordant le plaisir de se plaindre des jeunes générations, il ne supportait plus rien des mômes de l’âge de Solange. Sa demi-sœur parlait pour vingt, elle ne se vexait pas de ses silences butés, posant les questions et y répondant par elle-même. Ses tendances survoltées n’avaient nullement pour source leur père sur ce point : une vérité encore indigeste qui planait dans son esprit sidéré. Ils parvenaient à s’entendre plutôt bien, peut-être ?

Mathias considéra ce problème un instant, indécis… Pour finalement le rejeter ; autant pour le courage. Rien de tout cela ne devait déborder son quota émotionnel quotidien. Son attention dérivant librement aux alentours et à leur éclat déserté, qu’il cueillait avec le regard grand ouvert les multiples silhouettes de ces séculaires gardiennes qui se découpaient solidement au milieu du décor urbain, veillant la parfaite inertie de sa grise capitale. Il planait comme un voile vaporeux d’un éternel rêve dans l’atmosphère statique et irrespirable. Tout s’y confondant dans le marasme universel qui déployait ses hauteurs parmi ce tableau d’uniformité exemplaire.

Paris nouvelle se copiait aux édifices du siècle dernier en une fusion assumée. Rien n’avait changé finalement et là, résidait tout le problème. Nulle différence ne trahissait les vestiges intacts de leurs fidèles héritiers. Mathias le savait avec pertinence, lui qui appréciait tant de ventiler les façades selon son vœu de peintre en bâtiment débutant. Épris des volumes généreux de cette vieille pierre poussiéreuse, il se considérait en sentinelle des lieux, préservant la valeur de ce patrimoine atone, dans son acte de bénévolat. Témoin de cette perpétuelle latence… Rien n’avait changé. Les rares technologies novatrices n’étaient que des miettes singulières autrefois semées par l’UNIC. Depuis la réclusion de leur économie basée sur le libre-échange, ces pays associés sous un même pavillon n’avaient plus laissé filtrer quoi que ce soit de leur audace. Disparaissant de cette scène internationale des années de cela ; Mathias n’en avait absolument rien connu. L’Union Nord InterContinentale avait tiré sa révérence sur quelques vagues résidus créateurs, offerts au monde par acte de prétentieuse charité. Comme sa bécane, d’ailleurs…

Le deux-roues comptait parmi ses trésors les plus précieux, lui et un exemplaire original dégoté par son père, dans une bourse aux livres lointaine. Il dormait avec, le bouquin glissé sommairement entre son matelas et une latte. Sans jamais lire ce qui se trouvait dedans, Mathias se fichait pas mal de cet aspect. Découvrir une histoire signifiait la confrontation de leur propre univers pathétique, aux mondes diversifiés cueillis depuis les imaginations ainsi fertiles, de leurs méconnus auteurs. Ses lectures nocturnes se trouvaient un féroce exécutoire qui propulsait son humeur aux grandes profondeurs déplaisantes de son esprit frustré.

Hanté par ce quotidien stagnant qui faisait de chaque jour un écho exact du précédent, prisonnier du temps ; de cette bulle extraterrestre dans laquelle le flux physique avait pourri en une croûte purulente et suintante. Et tout demeurait ainsi en un fragile équilibre. Alors dépourvus du moindre sentiment de quelconque progression, étouffant sous la rage, tous crevaient de par cette impuissance commune. Et tous, finissaient par subir cette continuité comme une funeste fatalité, les uns après les autres. Cherchant au travers du marasme ambiant, un sens vers lequel évoluer ensemble dans ce pays qui avait été entièrement dépouillé. La France n’étant plus que la destination parfaite des classes privilégiées de leur bienveillant créancier : celles-ci venaient en tourisme prolongé, considérant avec un amusement bourgeois les autochtones assez charmants qui peuplaient ces bourgades pittoresques et aux pratiques de vie traditionnelles. Saluant également leur patrimoine séculaire de musée à ciel ouvert, les paysages respirables qui dévoilaient cette richesse anecdotique aux tendances assumées de préservation de la nature. Un petit bol d’air folklorique bienvenu.

Quelques moutons s’égayaient encore dans les verts pâturages asiatiques et chaque brin d’herbe consommé se révélait une fraction de cette embarrassante facture nationale accumulée. Ils n’habitaient plus chez eux, depuis la dernière décennie. Au sein de ce pays appartenant désormais à ce vaste complexe de Régions Autonomes ; indexées officieusement sur un audacieux chantage financier. Qu’il n’y avait eu que leur créancier pour leur tendre la main, au fond de cette dette abyssale, alors…

Mathias avait suffisamment mis son nez dans des manuels de Géographie au cours de la scolarité : plongeant jusqu’aux océans et leurs couleurs chatoyantes sur les pages étudiées, couvertes de diplomatie mondiale avortée, en un résidu de couches poisseuses. L’implosion d’une ancienne association politico-économique, étendue à la majorité de l’Europe avait définitivement douché les ardeurs des ultimes défenseurs de l’universelle diversité. Sous le pavillon bleu étoilé, la zone de libre circulation s’était progressivement étiolée face aux pressions migratoires, à la montée du nationalisme motivé par des choix budgétaires nécessaires. Menacée qui plus est par la nébuleuse terroriste, allant à précipiter en définitive, ce dénouement commun prévisible. Personne n’avait pourtant voulu le voir, refusant de prendre les douloureuses décisions qui auraient épargné à leur embarcation de sombrer aux dorsales sous-marines. Chutant dans une absolue misère, la fierté écorchée vive ; le gouvernement de l’époque n’avait seulement pu refuser l’offre sulfureuse de cet inespéré bienfaiteur. Les menant tout droit dans cette dimension temporelle immobile.

 

Les jardins étaient déserts, Mathias pressa le pas. Économisant son précieux carburant, il poussait entre deux mains habiles son scooter, s’accordant une illégale promenade sous le couchant. La sérénité des lieux ici, le troublant moins que les rues abandonnées à leur nudité poignante par la proximité du couvre-feu, la végétation drue y formait un cocon réconfortant jusque sous le port élégant de ses ramures. À peine ternie de cette pellicule de pollution grise qui persistait encore, cette profusion de vert adoucissait les cassures maitrisées du parc immobilier parisien. Mathias appréciait autant la pierre de ces témoignages séculaires, que de coller ses plantes de pieds nues dans l’herbe. Rituel auquel il s’appliquait chaque midi avec une manifeste satisfaction.

Le gardien des lieux, lui, n’aimait vraiment pas cela : une réglementation parfaitement ridicule selon son avis. Mathias affectionnait de donner ainsi le sien, quitte à provoquer le débat inutile auprès des représentants de l’ordre, toujours dans un contexte de politesse de la part des deux partis. C’était cette même adrénaline qui le poussait assez tardivement, au-delà du couvre-feu et ce, malgré les restrictions gouvernementales ; leur créancier en était coupable par une invasion maîtrisée des plus hautes sphères de l’État, qui avait provoqué la mise en place de patrouilles. Mais celles-ci avaient progressivement cessé de tourner dans les quartiers, guettant.

Ils étaient rares à sortir comme lui, remontant les étroites allées à découvert de la capitale. Les plus obscures abritant une faune sinistre dont Mathias croisait parfois quelques spécimens fort peu recommandables. Frôlant dans un élan de formidable audace, la menace apparente de ces apparitions pressées sans jamais lever ses yeux vers elles, attrapant au vol la ligne fuyante de leurs profils. De tordues rencontres, appartenant davantage au monde des rêves. Il n’en conservait qu’un lointain souvenir éthéré et la sensation addictive de son cœur qui cogne dans sa poitrine, bat la chamade. Vit pour de bon.

Profitant des dernières clartés du jour il sortit des jardins, s’éloignant de ce qui avait autrefois abrité le Sénat et qui servait désormais de balade touristique. Mathias prit la direction de l’impasse dérobée où il vivait, dans ce vieil immeuble tout en hauteur, typique du XIXe siècle. Qu’il ne parvenait à chauffer que difficilement l’ensemble, plus soucieux du visuel de façade que de son confort personnel. Charmé par cette stature géométrique de la construction en empilements d’étages autour d’une cour intérieure si réduite que les retraités occupaient leur journée entière à y espionner la vie des autres. Les rumeurs allant bon train quand lui profitait, pour sa part, autrement de la finesse des verres de fenêtre : appréciant la rumeur sourde et cette mer de toits parisiens qui s’offrait à son regard, en aspérités douces. Les pesanteurs célestes s’y sublimant par un tableau nocturne splendide.

Il y avait un Japonais en imperméable.

Mathias ne l’avait pas remarqué immédiatement, concentré sur le rangement mathématique de son scooter, dans l’étroit garage qui se trouvait être le sien, au fond de la cour. Se débattant notamment avec son cadenas récalcitrant et grognant, puis il avait pesté à voix haute, jamais inquiet de ce qu’en dirait le voisinage. Sa réputation n’était plus à faire entre ces murs familiers. Ses pieds animés par une arrogante habitude le conduisaient déjà vers l’entrée quand il nota la silhouette, imprécise au confort des portes vitrées. Sa stature minime attirait inévitablement l’attention, en conquérante assumée des raideurs de leur unique escalier.

Poussant le battant assez laborieusement, Mathias s’inquiétait davantage de ne pas oublier sa clef. Personne ne semblant ces dernières années vouloir monter sur Paris pour le voir, il n’attendait jamais de visites. C’était à lui de se déplacer chaque fois en province pour les fêtes ; pas qu’il se plaignait tellement d’échapper ainsi aux mouvements de foule dans la capitale. Retrouver une tentative de cocon familial perpétuait le mythe dans son cœur, même si une reconstitution de cette ampleur ne valait que poussière de ses souvenirs. Cela impliquait le grotesque papier peint à motifs dans sa chambre, l’odeur usée du canapé de salon et cette table de cuisine où il s’asseyait distraitement, yeux rivés sur le repas que préparait son paternel.

Il n’était plus tant chez lui désormais. Ce concept dépassé le laissait sans regrets quelconques.

« Mathias, où est Lena ? »

L’inconnu avait parlé, perché depuis ses hauteurs nivelées. Ne feignant la politesse à son égard, il s’était ainsi adressé à lui, le considérant avec gravité. Son langage approximatif chantant sous un accent tonique, dévorait autant les consonnes que la ponctuation en un spasme généralisé. Qui faisait trembler cet ensemble, du cheveu noir brut et dru, aux cassures discrètes de cette sage figure érodée. Semblable à ces ombres chinoises qui planaient sur leur pays conquis et pourtant ainsi parfaitement différent que Mathias ne peinait nullement dans son identification, allant à se raccrocher aux quelques résidus documentalistes visionnés par une initiative personnelle.

Bien le premier spécimen vivant qui se présentait à lui : aussi petit que dans ses souvenirs. Même si la subtile créature apparaissait fourbue et crispée, loin du modèle de tenue irréprochable qui demeurait à son esprit lorsqu’on évoquait l’éducation nippone, ce zèle national qui avait traversé les époques… Un fait apparent qui le retint dans son mouvement de recul instinctif, Mathias continuait de dévisager rudement l’individu peu commun sous les épaisseurs de son imperméable crème. Le trench soulignait la stature humaine bancale, son large col dévoilant une barbe dense de plusieurs jours, répandue au couvert de ce visage. Conférant au portrait fini une sensation dérangeante manifeste que l’homme ne cherchait en rien à dissimuler, son regard ouvert l’invitant à ce constat. De bonne grâce, il allait ainsi à se soumettre à cet examen minutieux.

« Ma mère est morte. »

Il discutait avec un Japonais dans son hall d’immeuble ; Mathias s’y était résolu.

« Ça fait des années… »

L’apparition prit subitement figure humaine, perplexe et déboussolée. Exhalant un bref soupir, les épaules se relâchèrent alors dans ce corps tendu, retombant, pesantes et attristées. Puis la peau se froissa sous l’intense instant de réflexion que l’inconnu s’offrit, son silence buté inspirant une sourde impression au thésard. Sa vision imposant le visage quarantenaire de son interlocuteur quand Mathias sentait pourtant tout au-dessous, la puanteur rance de son actuelle vieillesse, comme un indice soufflé du bout des lèvres ; cet individu-là ne s’apparentant nullement au patron de leurs existences. Son regard était bien trop vif, brillait d’une flamme orgueilleuse… Personne, n’avait plus de telles émotions entre ces frontières occultes.

« Montez » offrit Mathias sur un coup de tête, dépassant l’homme pour grimper non sans désinvolture les quelques étages qui le séparaient de son appartement : cinq au total. Son souffle précipitant la fréquence cardiaque dans sa poitrine, il laissa sa porte d’entrée grande ouverte, sur son récent passage, en une invitation manifeste. La lassitude encombrait ses gestes retenus, jusque dans le retrait du casque étroit et de ses gants ; tous achevèrent leur course sur la table de cuisine en un distrait carambolage.

Cherchant Conserve des yeux, l’absence de l’animal sonna en trahison. Outré, Mathias se résolut à remplir sa gamelle assez sèchement. Mettre les mains au fond du sac de croquettes lui accordait un fragile répit, et retardait les implications inévitables de ce soudain caprice personnel, allant ainsi à céder sous un accès de nostalgie irrépressible. Bercé par deux syllabes élémentaires, de celles que son paternel lui-même n’avait jamais été autorisé à prononcer. Si cantonné alors au glacial Harribel, davantage long dans la prononciation et diplomatique que Mathias en avait oublié l’existence avérée de cette seconde moitié de prénom. La femme qui le portait n’appréciait en rien la désobéissance, que ce soit de la part de son fils ou de son docile mari.

Harribel Lena Collins avait participé aux bouleversements de son époque, en véritable personnage historique de cette tempête créatrice qui avait eu lieu dans son vaste pays de naissance ; loin au-delà de l’Atlantique. Usant son génie héréditaire au sein d’une honorable équipe de scientifiques chevronnés, aux papiers racoleurs sous la politique de J. Wraith. Des années alors, unanimement dévouées aux avancées percutantes, à la reconnaissance du progrès et de son pendant ; cette innovation qui se trouvait exhumée des esprits les plus percutants.

Mathias avait abandonné de comprendre ce qu’elle avait cherché ainsi pendant des jours entiers. Pour elle, il ne valait qu’une déception avérée et un héritage qui ne s’était pas transmis entre eux. Ce fils qui avait succombé aux charmes capiteux des histoires racontées, chuchotées dans la pénombre berçante d’une chambre prête au coucher… Loin, très loin des soporifiques alignements numériques et cadencés.

« Café ? Eau ? Je n’ai plus que ça… proposa le thésard, considérant brièvement la silhouette de son invité, par-dessus son épaule ; chassant la dangereuse distraction maternelle.

– Café… merci. »

Acquiesçant docilement à cette formule sommaire il s’attela à sa tâche, ignorant sciemment l’attention têtue de l’homme. Tirant une chaise à son égard, Mathias alla plutôt fouiller aux profondeurs de ses placards de cuisine en quête laborieuse, débusquant un vieux paquet entamé. Soufflant sur le dessus de sa machine à café, il frotta la vieille poussière moite accumulée en surface, de son torchon, réquisitionné au voisinage proche.

Leur quotidienne dépendance aux hydrocarbures, pressait cette pénurie générale et les produits importés du bout du monde, atomisaient sa facture alimentaire. On privilégiait pour le moment les frais contenus de la proximité, en sachant parfaitement que tout cela ne valait qu’un pansement pour cacher l’hémorragie. Tout deviendrait encore pire, une fois la dernière goutte consumée.

« Comment grand est l’huile ? »

Le Japonais s’était assis. Depuis sa place, il paraissait suivre le fil morose de ses pensées.

« Croyez-moi, vous ne voulez pas savoir le prix du baril » assura Mathias dans un sourire sardonique, déposant à son habituelle place, le semblant qui lui servait de tasse.

Se détournant alors, il dénicha un bol quelque part sur la plus haute des étagères ; passant celui-ci sous l’eau avant de le présenter sur la table devant l’homme. Il était impossible de ne pas remarquer l’étroitesse de cette pièce qui les forçait tous deux à occuper le moins d’espace, craignant sans doute d’envahir l’autre par de malheureux élans inconvenants. Chacun ainsi recroquevillé, l’étranger tentant de disparaître visiblement sous son imperméable, quand Mathias s’imprimait en deux dimensions contre son évier. Croisant les bras distraitement, pour tenter de contenir un malaise apparent, indécis sur la suite de ces événements. Le crachotement de la cafetière avait le mérite de briser ce silence inconfortable.

« Vous êtes comme elle, n’est-ce pas ? lâcha-t-il finalement avec résignation. Franchement, je ne serai pas contre le fait de connaître au moins votre nom…

– Kuyore Kushina, pardon. »

Le Japonais se redressa, posant ses mains sur la table.

« Depuis des années que je connais votre mère… Je suis son a-ami. »

Hésitant sur la dénomination exacte, l’homme avait toutefois usé du juste mot avec une habitude engourdie. Trahissant sa connaissance partielle de la langue malgré une construction de phrases peu académique qui respirait la grammaire anglo-saxonne jusque dans son enchaînement naturel ; cette manière de verbaliser par une accentuation tonique omniprésente. Mathias disposait de notions élémentaires pour décrypter ces éléments de langage instinctifs et les comprendre. Conscient de ne connaître qu’un mandarin commercial et assez démuni face à cette personne qui venant d’ailleurs, réagissait à d’autres sons familiers que les siens.

Kushina eut un geste vague, semblant saisir la nature de son manifeste embarras.

« J’ai jamais pensé que ce serait possible, des difficultés à parler avec un habitant, de France… Un jour… vous voyez ? amorça le Japonais, un sourire las tordant sa bouche rigide.

– Les partenariats économiques ne durent pas, rétorqua Mathias. Notre débiteur est ce qu’il est mais il a tenu parole quant aux modalités présentées. Si ce pays persiste encore un peu, c’est grâce à lui. »

Le thésard s’installa alors sur son siège, poursuivant :

« Et, je ne suis nullement d’humeur à faire de la géopolitique avec un inconnu, à cette heure tardive. Les Hommes de votre couleur de peau n’habitent plus cet endroit, d’où venez-vous exactement ?

– UNIC. »

Son interlocuteur avait craché la réponse dans un élan soudain, comme espérant en adoucir le traumatisme ; Mathias se doutait pourtant de sa potentialité critique. Il ricana des traits fatigués du Japonais, sa tête cheyant sur la table, mollement et dénuée de toutes formes de retenues polies aberrantes. Qu’il demeura ainsi un long moment en un ostensible abandon, avant de se résoudre à se redresser, à faire face de nouveau…

« Vous savez déjà, constata Kushina, platement.

– J’imagine qu’il n’y a plus que là-bas qu’on parle encore anglais. »

La plainte sourde de la cafetière coupa net leur échange. Tendant un bras aveugle derrière lui, Mathias alla à s’en saisir habilement, servant son invité généreusement devant la silencieuse approbation de celui-ci. Vidant tout le reste dans son bol non sans fatalisme, pareille dose serait au moins nécessaire à noyer cette frustration naissante qui siphonnait sa gorge. Et avec ces bons principes pathétiques qui le retenaient encore de foutre cet homme dehors, lui et tous ces orages qui s’accumulaient ainsi dans leur atmosphère. Chasser les souvenirs qui n’avaient pas leur place à cette table ouverte, même pour l’éphémère satisfaction de savoir finalement.

« Plus personne n’est légalement en mesure d’entrer, ni de quitter l’UNIC. Les frontières ont été fermées de manière définitive, quelques années avant ma naissance. Je le sais. Tout le monde le sait, rectifia Mathias, ne dissimulant rien de sa manifeste suspicion.

– Votre mère travaillait avec moi, pour gros projets…

– Vous apparteniez à la même équipe de chercheurs, peut-être ? » s’inquiéta-t-il.

Kushina nia aussitôt avec fermeté, clarifiant :

« Non. C’était vrai, autrefois. Nos spécialités sont pas identiques. »

Allant à se taire alors, le Japonais s’accorda une lente gorgée de café bienfaitrice, son visage se détendant. Et attendri par un élan de satisfaction véritable, il le laissa transparaître au travers des rudes plis de son visage fatigué… L’homme considérait le contenu de sa tasse, charmé par la circonférence de ces volutes réconfortantes, chassant ces dernières d’une exhalation légère. Qu’il parût se détendre sur sa chaise, vaincu par la saveur familière ; chuchotant à voix basse :

« Vraiment quelque chose qui manquait… »

Mathias haussa un sourcil, un instant intrigué par ce subtil aveu soudain arraché à la bouche réticente de son interlocuteur capricieux. Le thésard se retint pourtant de réclamer davantage d’explications, ce détail n’occupant pas tant son esprit que la raison de la présence de cet individu, dans son modeste appartement. Il n’était pas dupe quant aux tentatives éhontées du Japonais de réorienter la conversation selon un axe moins dangereux, pas dupe devant le complet épuisement physique que trahissait la posture générale de l’homme : fourbue et inerte. Une information de nature visuelle qui provoquait en lui ce persistant malaise, en une apparente mise en garde qui nouait son ventre de cette inquiétude certaine.

« Admettons, concéda-t-il, prudent. Que feriez-vous dans ma cuisine à des milles du paradis technologique de l’UNIC et du cours tranquille de votre petite existence ?

– Enfin… ! Votre question devient bon ! » releva Kushina, assez vivement.

Plongé dans ses réflexions, Mathias n’eut seulement l’occasion de se froisser de la provocation gratuite.

« Vous recherchiez ma mère… Ne me dites pas que vous êtes allé jusque dans notre région, afin de l’y trouver ?

– Je suis déjà revenu de là-bas. »

Le Japonais s’accorda alors une nouvelle gorgée de café, l’abandonnant à sa surprise : un bol refroidissait sur la table, piteusement ignoré par son actuel propriétaire. Toute sa pleine attention se trouvant réduite à l’homme qui lui faisait face, accrochée jusqu’aux infimes variations de son aphasique langage corporel.

« Vous en venez, répéta Mathias, avec lenteur. Vous vous y êtes rendu, de vous-même… Comment connaissiez-vous notre ancienne adresse ? Non… »

Étreint par un élan de soudaine inquiétude, le thésard se redressa aussitôt ; recoupant les informations, dont il disposait à cette heure. Un point alarmant s’imposant subitement à lui, suscitant une agitation folle dans son esprit troublé.

« Comment saviez-vous où me rencontrer ? Comment étiez-vous seulement capable de… !

– Ce serait beaucoup plus sage de s’inquiéter pourquoi je voulais Lena » intervint Kushina, le coupant rudement dans sa diatribe improvisée ; dispensé sur une initiative personnelle, des politesses en rigueur.

Un rictus de glacial mépris se creusa en surface du visage de Mathias. Il se doutait parfaitement de toutes les implicites raisons qui avaient poussé cet homme à débarquer comme une fleur de fin de saison, jusque dans son hall. Harribel se targuait à l’époque de posséder un raisonnement vivace et infaillible, qui avalait sans broncher les mètres de massifs condensés aux équations asphyxiées. Elle appartenait au même monde que lui, celui de ces élites dont les rêveries légères provoquaient de sévères migraines chez d’autres. Addict à la sensation exaltante de résoudre, allant à occuper son brillant quotidien, et le reste ne valait pas son intérêt. Le reste c’était son banal époux et Mathias. Son père avait été assez ébloui pour accepter gentiment ; le thésard, lui, ne bradait jamais son pardon.

« Effectivement, je ne sais pas ce que vous recherchiez, c’est une maladie répandue chez les gens de votre stature… Mais il va falloir faire sans ma mère. Déclara-t-il, impassible. Elle est décédée dans un accident, plusieurs années déjà en arrière. Le 8 décembre 2125…

– A-accident ? » balbutia le Japonais, sous la stupeur.

Mathias acquiesça sèchement. Dépourvu de la moindre compassion face à cette expression catastrophée qui envahissait le faciès rigide de son interlocuteur, il se releva pour s’emparer de son bol ; vidant ce dernier dans l’évier. Cette interaction avait le mérite de lui servir d’excellent prétexte, tournant le dos à cet étranger. Sans un regard, il se fendit toutefois d’une nécessaire délicatesse envers l’homme, poursuivant avec distance :

« Il y a le canapé dans le salon. C’est un peu petit mais cela devrait suffire pour cette nuit. Néanmoins, je vous prierai de partir de bonne heure, demain matin.

– Mathias ! Accident ! protesta le Japonais avec une telle force, que le thésard ne pût y rester insensible. Accident ?

– De voiture. L’alcool, elle s’est tuée. »

La nouvelle brouilla les traits de l’autre d’un chagrin douloureux. Le scientifique, que la colère avait mené sur ses pieds, retomba lourdement sur son siège. S’agrippant la tête entre les mains, il s’appliqua ainsi à contenir chaque élan de peine qui perçait sa peau, frottant celle-ci avec ardeur. Tremblant durement, il demeurait silencieux. Presque inaccessible dans sa bulle émotionnelle que Mathias figé par l’embarras, n’osa briser. Lorsque Kushina releva vers lui un regard habité par une solide résolution, le thésard ne songea pas un seul instant, à le remettre en doute. Pas plus, que la folle demande que le Japonais formula alors, à son égard :

« C’est plus important que vous venez avec moi. »

Hochant cependant la tête, négativement en un veto certain.

« Je ferai un piètre remplaçant. Vous devez bien connaître un autre copain, davantage habilité à vous aider…

– Ça veut dire quoi : davantage habilité ? s’inquiéta l’homme, fronçant des sourcils sous l’incompréhension.

– Ça veut dire ce que ça veut dire. »

Mathias se rapprocha de la table, y appuyant fermement ses paumes pour soutenir l’attention du Japonais. Il parla avec une nouvelle lenteur, animé de cette volonté de transmettre l’information complète, prenant grand soin à se faire comprendre en détachant mécaniquement chaque syllabe :

« Je ne viendrai pas, avec vous. Je ne pratique pas votre Science, ni ne travaille les Mathématiques sur ce temps libre dont je dispose parfois… »

Kushina eut un bref éclat de rire.

« Et quand même vous servez pour quelque chose pour votre pays ? »

La voix arrogante du Japonais dégoulinant de cet ardent mépris que Mathias accusa, un instant étreint par la réalité absurde de leur situation ; sous pavillon de leur actuel débiteur, les scientifiques avaient été remerciés afin de contenir de potentiels développements technologiques. Lui-même avait été vivement encouragé à poursuivre jusque nécessaire ses études, qui occupaient son esprit à des tâches bénignes et acceptables. En face, son interlocuteur s’agitait, trouvant sa tasse de café qu’il porta aussitôt à ses lèvres sans quelconque précipitation. Lorsqu’il reposa cette dernière, ce fut pour insister :

« Que vous étudiez, alors ? »

Son sourire faussement indulgent agaça dangereusement Mathias qui se fit violence, contenant en silence ce redoutable élan de fierté qui chatouillait sa patience limitée. Choisissant la voie sage de la diplomatie quitte à pourrir son amour-propre, ce genre de chamailleries n’était définitivement plus de son âge. Notamment avec un inconnu qui présentait assurément plusieurs années supplémentaires au compteur, que lui.

« J’étudie ce qu’on m’autorise à comprendre, s’accorda-t-il à répondre, gracieusement. J’observe l’individu, ainsi que ses pairs crétins.

– Oh, vous philosophez…

– Non, je lis » le corrigea Mathias.

Kushina répéta ses propos en un aphasique écho ; au mot près, il s’appliquait dans cette besogne. Et comme, semblant chercher au-dessous une clef d’interprétation différente, qui aurait davantage plu à sa conscience. Mathias ne rougissait pas de sa banalité, soudain criante sous cette attention examinatrice. Le sentiment nouveau provoquait une culpabilité efficace quant au choix de ses études ; du moins, ce qu’il considérait en tant que tel. Parvenu dans les hauteurs à force de redoublements et de rabâchages, parce que même un naïf dénué de toutes motivations était en mesure de progresser, un peu.

« Okay… concéda le Japonais avec une apparente déception. Ça ira malgré tout.

– Où voudriez-vous tellement m’emmener de plus ? À l’autre bout de la planète ?

– Absolument non ! » assura l’homme.

Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise, croisant les bras. Ses yeux attentifs glissèrent sur le rouquin, du faciès aux chaussettes ; relevant sûrement la longueur du poil effarante, puis ce chiffon qui lui servait manifestement de tenue de travail. Le thésard soutint ce regain d’intérêt sereinement, conscient que l’autre devait surtout chercher les similitudes, entre lui et sa mère… Qu’il n’allait pas manquer la nostalgie de ses traits, Mathias avait beaucoup pris d’elle : dans la raideur du nez, par les arcades de ses sourcils fournis, le plat du front et l’élan longiligne global.

« Chez vous… Dans Bourgogne.

– Vous voulez retourner là-bas, avec moi ? s’inquiéta-t-il aussitôt. Cela n’a strictement aucun sens.

– Vous devez, affirma Kushina, sèchement. Il y a quelqu’un qu’il faut rencontrer. Vous.

– Oubliez. Je ne vais pas manquer mon samedi de boulot pour aller dans l’est de la France avec vous… »

Une réponse bourrue qui agaça sensiblement le Japonais, provoquant un jeu nerveux dans ses doigts volatils. Mathias n’était pourtant pas prêt à en démordre. Même la curiosité qui commençait à poindre en lui, ne valait pas la décision précipitée que son interlocuteur lui commandait de prendre. Il n’allait pas suivre un complet inconnu qui ne présentait rien pour le convaincre davantage de son prétendu statut d’ancien ami de sa mère ; qui soutenait venir de l’UNIC, cet inaccessible paradis et écrin de technologies novatrices. Davantage un mythe, désormais…

Un prétendu ami qui ne s’était pas inquiété de l’état de santé de Harribel, des années durant.

« Un week-end, insista Kushina. Je veux votre aide pour ce week-end. Nous irons chez Lena.

– Que voulez-vous dire, chez ma mère ? » releva Mathias, le ventre tordu par un féroce pressentiment.

Le Japonais apparut inconfortable dans son imperméable soudain étriqué.

« Mon père a vendu la maison à un couple de locaux… Qu’est-ce que vous avez fait ?

– Hm… Un emprunt ? tenta l’homme, récoltant un regard furieux du thésard.

– Vous n’êtes pas sérieux, rassurez-moi ?

– La femme est pas dedans ! protesta Kushina, vivement. En vacances ! »

Mathias s’étrangla.

« Ce n’est pas un emprunt… C’est du vol ! fulmina-t-il, stupéfait.

– Il fallait. Je devais avoir un lieu ! Un coffre, j’ai quelque chose de précieux ! Laissé chez Lena. »

Forçant un soupir défaitiste entre des dents réfractaires, toute sa mâchoire soudain rigide et inerte, frappa le revêtement plastifié de la table : Mathias accusait le coup sèchement. Gardant à sa seule attention ces protestations inutiles qui envahissaient sa conscience atterrée, alarmée de pareils principes fort peu recommandables. Nulle honte ne transparaissant dans la coloration fatiguée du visage du scientifique ; celui qui se prétendait en être un, convaincu de la justesse de cette démarche et le thésard se retenait dramatiquement de demander si l’UNIC n’avait pas aboli le concept de la propriété privée, depuis longtemps. Pulvérisé plutôt, en autorisant les chasses aux résidents audacieux par l’usage de quelques explosifs…

Ah, quel charmant ami en effet, sa mère avait-elle ainsi dégoté ! Une véritable perle.

« Si c’est si précieux… Pourquoi l’abandonner dans un trou paumé de province pour monter ici ? releva Mathias, peu coopératif sur la question. Vous auriez mieux fait de l’emmener avec vous, à Paris.

– Non, non, non ! Trop tôt pour une grande sortie extérieure. Beaucoup, trop tôt. »

Kushina accompagna son précipité propos de vifs hochements de tête qui laissèrent le thésard perplexe, face aux douteuses simagrées. Résolu à demeurer ainsi, le visage tout entier incrusté dans la surface de table. À une place qui se trouvait être la sienne, en cet instant et dans ce marasme qui le dépassait complètement. Qu’il avait au ventre le désagréable sentiment de s’être levé pour rien ce matin, en faisant le choix de quitter la chaleur de son nid et celle de son chat d’adoption ; Conserve maintenait la température de ses pieds. Et peu importe alors, si Abdel fût tenté de le faire assassiner par un de ses cousins. Il s’empâterait dignement sous la couette.

« Mathias ? tenta son invité, incertain.

– Laissez-moi, s’il vous plaît. »

Le scientifique resta sourd à ses suppliques déformées par la proximité évidente de la table contre sa bouche écrasée. L’homme s’appuya davantage, son corps longiligne suivant. Allant à se pencher vers le cadavre gisant de son hôte roux, qu’il considérait désormais avec une froide indulgence.

« Je veux vous venir avec moi, Monsieur qui lit.

– Et, qu’est-ce que vous tenez tellement à me montrer ? râla l’interpeller. La découverte de ce millénaire, peut-être ? Je suis plus intéressé par un scooter qui fonctionne à l’eau de mer, actuellement…

– Vous oubliez déjà ? Mon précieux personne. »

Court silence.

« J’ai besoin vous. Vous avez besoin moi. »

Mathias songea piteusement que cette réciproque-là était parfaitement juste, réflexion à lui-même amère et suintante ; répugnante en somme. Son être se dépérissait de toutes parts, au milieu de la monotonie suffocante et condamné à assister en spectateur aux luttes de lointains incompétents, à la veille de la plus grave crise pétrolière qui ait jamais eu lieu. Prisonnier de cette nation qui avait vendu sa fierté au plus offrant sous-prétexte de maintenir à tout prix les apparences. Alors, devait-il en faire de même ? Devait-il cesser de considérer en définitive ce lendemain, devait-il voir la fatalité pressante, tambourinant à sa porte ?

Rien ne se trouvait en jeu dans ce choix limpide, il ne pouvait pas perdre. Adel irait jeter à la Seine un par un, chacun de ses membres sanglants une fois son cadavre désarticulé, lorsqu’il reviendrait de son week-end improvisé… Mathias en avait conscience, mais il voulait suivre ce scientifique prétentieux, qui avait quitté ses frontières pour une bonne raison. Une raison qu’il devait connaître, que cela se révèle finalement être absolument foireux ; il préférait le voir de ses propres yeux. Tirer parti de cette situation en rendant visite à son paternel qui lui manquait assez, parfois et retrouver cette immonde tapisserie qui recouvrait les murs de sa chambre. Constater si ceux-là le faisaient encore se sentir chez lui, comme avant : quand ils n’étaient que trois au monde, avec les papiers envahissants de Maman.

Elle n’était plus là, et il poussait la porte ? Soudain clair et éveillé, réanimé par un homme qui avait franchi un océan pour la trouver. Qui n’avait trouvé que lui… Mathias se redressa, n’osant trop demander.

« Je viens, capitula-t-il plutôt.

– Parfait ! »

Kushina s’était relevé vivement, en triomphe. Les bras jetés en l’air, il demeura ainsi un moment avant de les laisser retomber le long de son corps, ne lâchant pas le thésard du regard. Un sourire sincère étira sa bouche, il reprit avec ce même empressement ; comme craignant de le voir changer d’avis :

« Demain matin, nous allons partir ! Il s’impatiente trop, sinon. »

Conciliant, Mathias acquiesça. Relevant la référence manifeste à ce quelqu’un qui était si inestimable pour le Japonais. Que ce dernier souhaitait tellement le voir rencontrer. Une tempête de mille questions fleurissait déjà, aux profondeurs de son esprit agité, lui enjoignant de satisfaire cette soif d’informations. Déterminé, il en contenait toute sa turbulence, campant ses positions raidement. Trois longues heures de supplice seraient nécessaires à rallier le nord-est de la France : une des raisons pour lesquelles il ne faisait plus le voyage depuis longtemps. Mathias comptait bien cuisiner ce type, sans la diplomatie.

« Mettez-vous à l’aise dans le salon. Je vais vous apporter de quoi aller au schloff… »

Kushina fronça singulièrement des sourcils à ce choix d’expression régionale. L’homme se leva tout de même non sans lui tendre au passage sa tasse de café vide. Une politesse que le thésard récupéra, la nettoyant rapidement. Bientôt, il emportait ses propres affaires abandonnées sur la table. Rangeant son casque et ses gants à leur place, sur une étagère de l’entrée tandis que son invité trouvait dans la poignée de porte voisine, un portemanteau improvisé. Mathias songea un instant s’excuser pour l’étroitesse des lieux avant de se reprendre, conscient que cela ne devait ni importer, ni tellement paniquer son convive.

Il s’appliqua plutôt à débusquer oreiller et couverture supplémentaires à son attention, déposant l’ensemble sur le dossier du canapé. Le Japonais reconnaissant hocha courtoisement la tête ; l’homme arborait un vestiaire ainsi discordant des caricatures de scientifique auxquelles Mathias avait été habitué. En quarantenaire des plus factices, il présentait assez élégant en somme, son col roulé noir le saillant impeccablement sans un pli sur son pantalon droit. Une apparition inattendue sous le répugnant trench en velours côtelé : le thésard s’attendant à trouver des frusques bariolées, pires encore que l’emballage en lui-même…

Exceptés sa stature fatiguée et les cernes qui ternissaient l’ensemble, cet occupant s’apparentait davantage à un acteur de vieux films d’espionnage qu’à un banal chercheur en Sciences Physiques. Il en possédait toute l’ombre instinctive. De ces personnalités tortueuses, celles qui guettaient au couvert d’une ruelle ; sa folie furieuse maquillée se perdant dans le reste du décor caméléon. Ambivalent. Et définitivement intelligent.

Il n’existait plus rien de cela à l’Université, leur créancier y avait veillé. Allant à tenir fermement en laisse tout élan de fougue créatrice, potentiel déclencheur de dangereuses velléités intellectuelles… Une ignoble chasse ouverte aux génies des matières dures qui avait provoqué l’aberrante inertie du progrès, au sein de leurs frontières. Soufflant la flamme fragile, et offrant plutôt une douce ignorance consolatrice. Chacun sombrant loin, très loin des éventuelles inquiétudes du lendemain ; quitte à cesser de réfléchir pour de bon.

 

Conserve roupillait joyeusement sur la haute balustrade du mince balcon. Rejoignant alors la sournoise bête, Mathias la souleva laborieusement, pestant contre son impressionnante densité. L’animal dépourvu de patience, eut un bruyant ronchonnement à cette manœuvre imposée, soulignant son absence de coopération et sortant ses griffes que son agresseur considéra placidement. Le thésard vint gratter la base du cou fournie et pelucheuse, plongeant les doigts avec délice dans la douce fourrure, provoquant la réédition du spécimen.

Un instant de partage d’affection mutuelle qui ne s’éternisa pas, déjà la bestiole échappait à son câlin, fuyant à toutes pattes jusque dans sa chambre pour disparaître. Mathias l’y suivit, songeant qu’il devait absolument prévoir six gamelles supplémentaires afin de couvrir au mieux son absence. Il pouvait au moins prendre soin du seul résident de cet immeuble qui appréciait sa compagnie, un tantinet soit peu ; guettant parfois son retour dans la pénombre de l’appartement en sentinelle attachante.

Ses convives allaient devoir se battre pour le confort sommaire du canapé.

« Kushina, vous voulez vous laver ici peut-être ? » s’inquiéta le thésard, se présentant bientôt à l’embrasure du salon baignée par la lumière diffuse.

Le Japonais le corrigea immédiatement.

« Kuyore ! Vous Français encore trop familiers…

– Pardon, s’excusa Mathias, distraitement. Douche, alors ? »

L’homme considéra la serviette tendue, acquiesçant après un instant. Il vint s’en saisir, tandis que Mathias lui indiquait la localisation devinable du débarras qui lui servait de salle de bains. Mettant en garde au passage sur la plus que rudimentaire technologie de la pièce minuscule.

« Méfiez-vous des changements brusques de température. Ça arrive souvent… »

Son invité hocha la tête, non sans se départir d’un petit sourire moqueur que le thésard ignora. Allant plutôt, traînant des pieds dans le couloir, s’échouer sur son lit dans un soupir de contentement absolu. Il y resta abandonné, contemplant le plafond dubitativement. Trouvant l’habituelle dureté du matériau, ses nombreuses aspérités teintées par les ombres que sa lampe de chevet étirait souplement. Les minces fissures qu’il connaissait aveuglément, dans cet espace, le bruit de l’eau crachée résonna soudainement.

Patient, Mathias se laissa bercer, papillonnant des paupières paresseusement. Le cours chaotique se rejouait dans sa tête, une copie de cette journée maîtrisée dans les moindres détails. Comme il le faisait chaque soir avant de s’endormir, son esprit classait les informations. Il capturait chaque instant avec la précision d’un spectateur, demain égayant ses pensées. Chatouillant quelque chose au fond de lui qu’il croyait superflu.

L’avidité.

Tuile – N° 0003

10 h 36 – Tonnerre, Gare (2132)

 

Il drachait.

Un furieux déluge qui claquait les flancs jumeaux du train spasmodiquement. La ponctuelle masse extérieure s’écrasant durement sur eux, faisant vibrer le mince toit de la boîte métallique immobile. Drapant le verre de chaque fenêtre d’un lit mouvant fluctueux, l’avalanche de printemps y déversait son humidité moite ; berçant chacun de son rythme ténu. L’ensemble harmonieux attirant leurs volatiles attentions multiples, seule distrayante observation alors qu’ils se trouvaient à l’arrêt. Arrimés temporairement au quai déserté de la petite bourgade proche, le train profitant de cette halte pour recharger ses batteries.

Mathias aurait pourtant tout donné pour respirer le dehors, sous la flotte sèche et hostile. Échapper ainsi au nœud humain malaisant que l’absence d’espace salutaire contraignait à la sage immobilité. Partageant ensemble, un air respirable précieux dans l’atmosphère close et étroite de la voiture ; ratatinés sur eux-mêmes dans ce seul réflexe de préservation. La masse conséquente occupait chaque recoin du parallélépipède, se composait de multiples profils fantomatiques blafards. Dans ce silence pesant, personne ne dévisageait plus personne. Tous se haïssaient sans mots pour le verbaliser, juste la ligne des lèvres durcie en une moue de rejet.