Entre l’ombre et la gloire - Jean-Claude Genet - E-Book

Entre l’ombre et la gloire E-Book

Jean-Claude Genet

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Beschreibung

Benjamin et Jules se lient d’amitié autour d’une ambition pour sauver un cheval de course aux capacités hors normes, blessé et laissé pour compte. Tandis que l’un s’attache profondément à l’animal, le voyant autant comme un compagnon que comme un champion, l’autre trace dans l’ombre une stratégie implacable pour assurer leur ascension. Dans l’effervescence des compétitions et l’ivresse des victoires, les tensions grandissent, les ambitions s’affrontent et les non-dits s’accumulent. Entre rivalités, sacrifices et trahisons silencieuses, leur amitié vacille sous le poids de leurs désirs opposés. Chacun devra choisir jusqu’où il est prêt à aller… et à quel prix.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après plus de vingt-cinq ans passés dans l’univers des courses hippiques à élaborer des pronostics quotidiens, Jean- Claude Genet renoue avec l’écriture pour explorer cet univers qui le passionne. Écrire sur ce milieu n’est pas seulement un choix, mais une nécessité, une façon d’en révéler toute l’intensité et les nuances.

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Seitenzahl: 405

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Claude Genet

Entre l’ombre et la gloire

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Claude Genet

ISBN : 979-10-422-6667-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface et remerciements

À tous ceux qui, tout au long de ma carrière (plus de 25 ans) dans l’univers de l’hippisme, m’ont permis de vivre pleinement cette passion des chevaux, créatures fascinantes et profondément attachantes, bien au-delà de leurs performances sportives. La victoire, que nous poursuivons tous d’une manière ou d’une autre, s’efface devant la beauté du spectacle offert par ces nobles athlètes et par les aficionados qui, dans les tribunes, s’enthousiasment avec l’ardeur d’enfants découvrant leurs cadeaux sous le sapin de Noël.

Ce roman se veut un humble hommage, témoin des rencontres entre les hommes et les chevaux, dans une communion subtile et spirituelle que les non-initiés ne perçoivent que trop rarement. Pour ces derniers, le jeu et les paris demeurent l’essence du turf, alors qu’en réalité, bien souvent, ce n’est qu’une facette lointaine, loin d’en capturer l’essentiel.

Une proche m’a demandé si j’écrirais de nouveau sur les chevaux… Oui, bien sûr ! Je n’écris pas uniquement sur les chevaux, mes romans explorent d’autres univers à l’image de « Histoires de Candice », mon premier ouvrage. Toutefois, il est certain que je n’ai pas encore fini de planter des décors romanesques dans le milieu hippique et autour des équidés en général.

Chapitre 1

Le vieux ventilateur du bureau de Benjamin Furlan produisait un léger ronronnement, insufflant un peu de fraîcheur dans l’atmosphère étouffante. Les piles de journaux, éparpillées partout, rappelaient des jours de gloire passés, lorsque ses articles étaient lus avec avidité par les amateurs de courses hippiques.

Monté à Paris, il avait eu l’insigne honneur de tenir une émission quotidienne sur la chaîne de télévision Equidia pendant dix ans, avant de devenir rédacteur en chef pour un quotidien hippique notoire. Mais ce chapitre appartenait au passé. Aujourd’hui, Benjamin, à cinquante-cinq ans, chroniqueur désabusé, se débattait avec un sentiment de déclassement.

Revenu à de moindres ambitions, de retour à Toulouse, la ville de ses études et de ses débuts, il se contentait d’un modeste travail dans la presse régionale. Son nom autrefois célèbre ne faisait plus guère impression. Le blanc-seing de sa notoriété se réduisait comme peau de chagrin. Il s’estimait même en danger à moyen terme. Pour arrondir ses fins de mois, il écrivait aussi sur un site Internet spécialisé, envoyant chaque jour quelques tuyaux de dernière minute. Le monde changeait et Benjamin se demandait comment garder la foi.

Les pronostics hippiques étaient désormais dominés par des machines, mais cela relevait-il vraiment d’une singularité ? Tout découlait de ces foutus logiciels, au langage binaire incompréhensible, et d’ordinateurs froids, dénués de toute âme. Benjamin avait passé des heures innombrables à étudier minutieusement les pedigrees, les performances des lignées, l’aptitude des chevaux à différents terrains. Toutes ces nuances subtiles que seul l’œil averti d’un homme pouvait déceler. Tel un archéologue des champs de courses, il traquait chaque détail historique, espérant en extraire un pronostic. Pas si longtemps encore, il se levait à quatre heures du matin, six jours sur sept, pour rejoindre les pistes d’entraînement, que ce soit sous la pluie battante, le vent cinglant, la neige mordante ou la chaleur écrasante.

Ses jeunes collègues se moquaient de lui, raillant ses méthodes qu’ils qualifiaient d’ancestrales, le traitant de pépé, lui adepte d’une sorte de philologie avec ses références historiques éculées. Eux, ces nouveaux venus, n’avaient jamais foulé les pistes. Ils n’avaient jamais serré la main d’un entraîneur ni jamais croisé le regard d’un cheval. Leur seul univers se réduisait aux touches de leur clavier et aux données défilant sur leurs écrans. Il leur suffisait d’un clic pour que les algorithmes produisent des prévisions ou des articles tout faits, et ils s’en glorifiaient, grisés par ce talent artificiel, ce talent par procuration. Se prenant pour des démiurges, ils revisitaient le monde à travers leurs créations, redessinant l’évolution humaine d’un trait de stylet.

Ces bureaucrates du numérique, ou « ordinatocrates », bouffaient leurs journées, rivés à leurs écrans, sans jamais quitter le bureau ni prendre contact avec un quelconque professionnel du turf. Imbus de leur propre importance, ils pensaient dominer le hasard par la seule force de leurs calculs.

On ne cessait de lui vanter les mérites de l’intelligence artificielle, alors qu’il continuait de bivouaquer dans une relation charnelle avec les chevaux, attentif à leurs regards, leurs allures, la tenue de leurs queues… Parfois, on avait encore besoin de sa vaste connaissance pour évoquer un ancien vainqueur d’une course classique ou rédiger la nécrologie d’une célébrité trépassée, jockey ou entraîneur. Mais pour le reste, les serveurs s’en chargeaient, crachant des prévisions en quelques secondes, déclinant des probabilités avec une froideur polaire.

Les passionnés d’autrefois, ces joueurs acharnés, ont disparu, remplacés par de jeunes loups avides de profits, indifférents à la beauté du sport et trouvant dans les courses un moyen d’assouvir leur cupidité. Les chevaux n’étaient plus que des numéros dans un gigantesque loto animalier. Ces ascètes de la révolution numérique pouvaient bien se frapper la poitrine, Benjamin les méprisait. Il dédaignait leur réduction de l’Homme à une dépendance mécanique, leur abdication de toute réflexion, réduisant l’être humain à un pathétique maillon faible dans une chaîne de décisions automatisées.

La semaine précédente, Benjamin avait consacré de longues heures à une chronique fouillée, retraçant avec dévotion l’histoire des courses en France. Le fruit de son labeur fut pourtant sèchement écarté par Victor Labrune. Le chef de service lui lança, un sourire narquois aux lèvres :

— Pas mal, mais qui ça intéresse vraiment ? Les gens veulent du concret.

Sa chronique fut remplacée par un article insipide, généré par ChatGPT. Ce texte promettait monts et merveilles à quiconque suivrait les martingales automatisées du logiciel Facilogain. Conçu pour la génération numérique, ce dernier prétendait même effacer la théorie du chaos. Ce programme, se dit Benjamin avec amertume, aurait tout aussi bien pu prédire des victoires dans des courses de limaces, de lièvres ou de tortues, pour peu qu’elles existent. Le profit seul comptait sans la moindre considération pour l’essence même du sport. Ils se contentaient de croiser des données froides dans une application sans âme. Et le tour était joué. Ils n’y connaissaient rien, seraient incapables de citer un vainqueur de l’Arc de Triomphe ou du Jockey-Club. Certains n’avaient jamais approché un cheval de près, et pour la plupart, un hippodrome n’était qu’une abstraction vectorielle. Mettre les pieds sur le terrain, au risque de salir leurs précieuses chaussures italiennes dans du purin ?

Désillusionné, Benjamin envisageait sérieusement de répudier cette profession gangrenée par l’absence de compétence. Mais quel métier choisir ? Se passionner pour un sujet paraissait désormais si vain. Face à l’invasion de ces nouveaux experts, diplômés en mathématiques et en programmation, à quoi bon ?

Benjamin ne pouvait s’empêcher de sourire intérieurement à ce souvenir. Un jour, on lui présenta le nouveau prodige de la rédaction. Lors de sa conférence d’introduction, il parla des « pattes » des chevaux et pour qui « bai » évoquait Naples ou Rio de Janeiro, méconnaissant qu’il s’agissait d’une couleur de robe. Pire encore, il ignorait que le cheval était un herbivore et un ongulé. Mais qu’importait, tant que le numéro sept ou douze franchissait la ligne d’arrivée en premier, faisant sonner la caisse enregistreuse. Ce prodige parla même de « jument » en désignant une femelle de trois ans. Lorsque Benjamin le corrigea, précisant qu’en sport hippique, une jument n’est ainsi nommée qu’à partir de cinq ans, le prodige se contenta de se gratter la barbichette, ânonnant : « Hum, je vois… Il faudra que je programme ça dans mon application. » En vérité, il s’en moquait éperdument. Les termes, la précision, la connaissance, l’érudition : tout cela se dissolvait devant l’implacable dictature du résultat et de l’instantanéité.

Dans un autre registre, Benjamin se souvenait d’avoir demandé un fromage particulier à une vendeuse de son Intermarché, qui, les yeux écarquillés d’incompréhension, lui rétorqua : « Je n’y connais rien, je n’aime pas le fromage. » « Dites-moi ce que vous voulez, je vous sers, c’est tout. » Et que dire des conseils sur un ordinateur chez Darty ? Idem : « S’il est plus cher, c’est qu’il est mieux. » Benjamin désespérait de ces incompétences qui envahissaient les postes, dépouillant l’humanité de son sens du service. Lui passait des heures, scrutant méticuleusement les détails, tandis qu’on glorifiait des collègues pour qui un cheval, un bourrin ou un mulet, c’était du pareil au même. Alors, oui, désabusé, il l’était. Face à l’impéritie érigée en modèle social, comment ne pas l’être ?

Benjamin feuilleta le stud-book, rêvassant au cheval idéal, ce croisement entre des origines parfaites et ce petit coup de pouce du destin ! Il rêvait de devenir éleveur et de faire grandir une écurie. Gambader au milieu des chevaux, bottes au pied, parka sur le dos, il y trouvait une noblesse si supérieure aux « ronds-de-cuir » stéréotypés dans un costume cravate de circonstance et à l’éloquence dupeuse. Pour lui, l’élevage, cette manière d’améliorer la race par les croisements judicieusement cogités, c’était de l’art, du grand art même. Un travail d’orfèvre que seul un humain maîtrisait.

Sans fortune personnelle, sans héritage, au sortir de l’école de journalisme, il dut se contenter du piston d’un ami du cousin de l’oncle, qui bossait à Equidia pour devenir chroniqueur. Sportif émérite, pas seulement amoureux des chevaux, il aurait préféré L’Équipe, mais il n’avait pas d’ami du cousin de l’oncle là-bas. Ô, il ne regrettait pas sa carrière, ces moments inoubliables de communion avec les équidés, qu’il affectionnait tant. Lorsque les matins, il les contemplait à galoper ou à trotter, quoiqu’il préférât toujours la seigneurie des galopeurs, alors que le grand public se reconnaissait dans le prolétariat des trotteurs. Juste, il ressentait une profonde tristesse devant des plans de carrière, propulsés par le grand bluff de la certitude, ennemie sacrilège de la passion. Le savoir s’effaçait derrière l’interface de machines infernales qui étouffent la créativité de l’humain, sans vergogne, écrasant sur son passage le moindre scrupule. Alors, aujourd’hui, comme tout le monde, il se levait le matin, non plus pour jouir de son engouement, mais pour gagner sa vie, coûte que coûte, n’importe comment, la fin justifiant les moyens, attendant l’heure de la retraite.

Chapitre 2

Benjamin Furlan était un homme dont la physionomie racontait une vie riche en expériences. Sans se négliger, il ne prenait pas soin de lui, orphelin de quiconque à plaire, et sûrement pas de ce satané miroir. Ses traits étaient durs, sculptés par des années d’observation attentive et de réflexion profonde. Il s’était fait tant de cheveux blancs et les rides d’expression lui rappelaient qu’il avait toujours tout trop pris à cœur !

Il mesurait environ un mètre soixante-quinze, avec une stature moyenne qui lui conférait une allure discrète, mais respectable. Ses épaules légèrement voûtées résultaient de longues heures passées, penché sur son bureau, à écrire des articles ou à analyser des statistiques. Il omettait fréquemment de vivre, dévoré par son métier, une sorte de culte. Son corps, bien qu’un peu épaissi par les années, montrait des signes d’une vigueur passée, des muscles encore fermes sous une peau ayant perdu un peu de son élasticité. Ancien sportif pluridisciplinaire, il avait joué au football à un excellent niveau et avait été un athlète doué, surtout en courses de fond. S’il s’était orienté vers le journalisme, il n’avait jamais songé aux grands reportages ni au journal de 20 heures. Il pensait plutôt au Tour de France, où il projetait d’imiter le lyrisme d’un Antoine Blondin, à Roland-Garros, au bas de la descente vertigineuse de Kitzbühel, à la Coupe du monde de football et aux Jeux olympiques. Le journalisme hippique n’était pas son premier choix, il le reconnaissait volontiers.

Son visage, encadré par une chevelure gris foncé, épaisse et subtilement ondulée, se dégarnissait à hauteur des tempes. Il portait d’ordinaire ses cheveux en désordre, une mèche rebelle tombant sur son front, lui conférant l’allure d’un savant égaré dans ses élucubrations. Ses sourcils, touffus et également grisonnants, surplombaient des yeux pénétrants d’un bleu acier, un brin mélancoliques, capables de scruter les âmes de ceux qu’il fixait. Ses joues, légèrement creusées et ombrées par une barbe de trois jours, ajoutaient à son apparence un charme décontracté, presque bohème. Autour de sa bouche, les rides s’étaient formées, gravant les traces de quelques sourires et rires, mais aussi et surtout des instants de tristesse et d’introspection. Son teint, pâle et moribond, était le résultat des longues heures passées à l’intérieur, penché sur ses écrits, nébulé de fumées de cigare. Pourtant, il aimait encore s’aventurer en plein air, et ses bras ainsi que son cou conservaient les marques d’un bronzage léger, reliquats des randonnées estivales et des après-midi passés aux hippodromes. Ses mains, grandes et légèrement calleuses, trahissaient son habitude de gratter frénétiquement du papier ou de pianoter sur un clavier, témoignant d’une vie dédiée au labeur intellectuel.

Son style vestimentaire révélait un caractère pratique et un certain détachement face aux tendances modernes. Il optait pour des chemises en coton, toujours impeccablement repassées, aux couleurs sobres, telles que le bleu, le gris et le beige. Par-dessus, il arborait un blazer usagé en tweed, vestige de ses premières années de chroniqueur à Chantilly ou Longchamp. Ses pantalons, en toile ou en velours côtelé, étaient choisis pour leur confort plutôt que pour leur élégance.

Benjamin se leva de sa chaise, ses articulations émettant un craquement audible. Il se dirigea cahin-caha vers la fenêtre, son regard se perdant au-delà des carreaux, dans un dédale de pensées qui l’absorbaient entièrement. Le tintement des cloches de l’édifice voisin le ramena brusquement à son enfance, à ces étés passés sur la place de l’église, entouré de ses grands-parents, de sa sœur et de son frère. Ils vivaient dans un modeste deux-pièces décrépi, où la simplicité régnait, mais où le bonheur survivait à tout, inébranlable. Ses parents, agriculteurs dans la vallée de Campan, trouvaient bon de se décharger de leur marmaille durant les vacances scolaires, loin des travaux harassants de la ferme. Ils espéraient pour leur progéniture un avenir qui s’éloignerait du labeur des champs et du soin des bêtes. Comme ses grands-parents furent d’obscurs commerçants, Benjamin ne sut jamais vraiment comment son père s’installa comme agriculteur, puis éleveur. Aujourd’hui, il ne restait plus rien de ces jours insouciants : ses grands-parents étaient décédés, ses parents aussi, tandis que sa sœur, avec sa langue acérée, l’avait blessé par ses médisances, et son frère, devenu restaurateur et hôtelier prospère, le regardait de haut. Il s’était alors réfugié dans un univers où les noms des chevaux, qu’il connaissait par cœur, étaient ses seuls compagnons, partageant ses joies et ses déceptions avec les turfistes sur les champs de courses. Tapoter la croupe d’un cheval lors d’une visite à l’écurie lui procurait plus de fièvre que les appels rituels pour son anniversaire. Ces appels, émis par quelques membres survivants de sa famille, étaient dictés par un sordide lien du sang qui n’avait que peu de valeur à ses yeux.

Il faut que je sorte d’ici, murmura-t-il, s’adressant à lui-même. Il partit arpenter les rues de Toulouse, clopin-clopant sous la charge d’un moral en berne. En ce début d’avril, la ville resplendissait sous un précoce soleil éclatant. Les rayons dorés inondaient les rues pavées et les façades de briques roses, plongeant la ville dans une atmosphère presque onirique. Benjamin, déambulant sans but précis, escomptait que la beauté de Toulouse apaiserait son esprit déprimé et tourmenté du jour. Il était parvenu à un stade de sa vie avec lequel, désabusé, il n’espérait plus rien et, en retour, ne redoutait plus rien. Paradoxalement, il trouvait dans cet état une forme de liberté, une désaffection apaisante du fardeau des attentes. Mais son état d’esprit ployait sous la solitude de son existence.

Ses pas le menèrent, comme toujours, à la Place du Capitole, le cœur vibrant de Toulouse. Cette vaste esplanade, cerclée de majestueux édifices, accueillait une foule bigarrée de touristes, d’étudiants et de locaux profitant de la douceur de l’après-midi. Benjamin se dirigea vers la terrasse du café Le Régent et s’installa, comme à son habitude, à une table offrant une vue imprenable sur le Capitole, chef-d’œuvre d’architecture classique. Il commanda un café et s’adossa à sa chaise, observant le ballet incessant des passants.

Le Capitole, paré de ses imposantes colonnes et de ses frontons finement sculptés, imposait sa majesté sur la place. Benjamin gardait en mémoire les visites guidées de son adolescence, où les récits captivants des guides retraçaient l’histoire mouvementée de Toulouse. Il se souvenait aussi de ces soirées où, plongé dans l’obscurité d’un théâtre, il assistait aux ballets chorégraphiés par Maurice Béjart. Une amie de l’époque, Brigitte, admirait ces corps athlétiques évoluant avec une rigueur presque irréelle. Douce et délicate, telle une étoffe précieuse, belle à en éclipser le jour, elle avait incarné un amour éperdu, bien qu’elle fût déjà promise à un autre. Leur liaison, aussi brève qu’intense, faisait naître entre eux un courant électrique à chaque rencontre. Cette histoire trouva cependant une fin tragique un soir d’octobre, lorsqu’un accident de voiture ôta la vie à Brigitte. À cette perte, Benjamin vit sa joie s’éclipser, comprenant alors que la vie excelle à infliger des épreuves sans mesure, tout en dispensant le bonheur avec parcimonie. Ce constat, il le portait encore en lui, aujourd’hui.

Tandis qu’il savourait son café à petites gorgées, Benjamin laissait son esprit vagabonder vers des songes où il se rêvait refaçonnant le monde. Il esquissa un sourire en revisitant ces journées ensoleillées de son enfance, passées à jouer dans les ruelles animées de Toulouse. La ville, alors moins frénétique, offrait un cadre paisible et protecteur, bercé par la bienveillance de ses grands-parents. Peut-être n’avait-il pas connu un amour débordant, mais il chérissait cette époque marquée par une quiétude sans prétention, où il vivait libre de toute attente. Né montagnard, à l’hôpital de Bagnères-de-Bigorre, il s’était enraciné à Toulouse, qu’il considérait comme un second berceau. Même après deux décennies à Paris, où il avait connu une période florissante, il savait en son for intérieur qu’il reviendrait un jour à cette terre natale. Son lien viscéral avec ses origines, ancré dans une nature tellurique, rendait impossible l’idée d’un exil définitif.

Benjamin ne pouvait s’empêcher de remarquer les femmes qui traversaient la place. La chaleur inhabituelle pour la saison avait poussé beaucoup d’entre elles à abandonner les lourds vêtements d’hiver au profit de tenues plus légères. Les robes aux teintes vives ondulaient au gré du vent, dévoilant des jambes d’une blancheur encore hivernale, tandis que des décolletés audacieux mettaient en valeur des bustes empreints de fraîcheur. Il les observait avec un mélange d’envie et de mélancolie, ressassant les jours où son mariage l’avait comblé de bonheur, avant que la trahison ne vienne tout anéantir. Son divorce, vécu comme une véritable déflagration, avait laissé une plaie béante. Sa femme, rencontrée lors d’un vernissage parisien, avait brisé leur union en trahissant sa confiance. Bien que le temps eût adouci sa douleur, le souvenir de cet abandon restait vif. Il trouvait néanmoins un maigre réconfort dans le fait que cette infidélité soit survenue avant qu’ils n’aient eu des enfants, l’épargnant ainsi des déchirements d’une garde partagée.

Il achemina son regard sur une jeune femme mulâtre assise à une table voisine, conquis par sa beauté primitive. Elle riait avec des amis, son sourire illuminant son visage et offrant à la vue une échancrure généreuse. Un flash de réminiscences le traversa : les rires avec son ex-femme, ces moments de complicité désormais relégués au trépas. Une impression de vacuité l’envahit, suivie d’une amertume envers la gent féminine, et enfin d’un rejet. Bien qu’il sache que toutes les femmes n’étaient pas responsables de sa contrition, il projetait sa méfiance et son acrimonie sur elles, collectivement et solidairement.

Le brouhaha des conversations et des persiflages autour de lui formait une toile de fond, mais il se noyait dans ses pensées volatiles. Il se remémorait les moments heureux de son mariage, mais aussi les disputes, les mensonges découverts, et finalement la confrontation qui avait tout fait éclater. Ne pas être aimé, la perte des illusions, l’amputation de l’estime de soi, une pléiade d’appréciations vomissait en lui.

— Comment as-tu pu me faire ça ? avait-il crié, la voix brisée par la trahison. Nous avions tout pour être heureux, nous projetions de faire des enfants.

— Je suis désolée, avait-elle répondu, d’un ton glacial, indifférente à sa peine. Je ne voulais pas que ça se termine ainsi, mais peut-être que je ne t’ai jamais réellement aimé.

Chapitre 3

Assis à la terrasse du Régent, Benjamin s’abandonnait à des réflexions sourdes et accablantes. Une question revenait hanter ses pensées, se répétant tel un refrain lancinant : pourrait-il jamais accorder sa confiance à une femme à nouveau ? Certes, elles n’étaient pas toutes semblables à son ex-compagne. Pourtant, la peur viscérale de revivre une trahison ou un abandon s’insinuait en lui, omniprésente, à l’image d’un brouillard tenace qu’il ne parvenait pas à dissiper. Cette crainte insidieuse l’avait enfermé dans un cercle vicieux où rancœur et solitude s’entremêlaient, érigeant entre lui et les autres un mur invisible, mais infranchissable. Longtemps, il s’était retranché dans cette forteresse intérieure, fuyant les femmes, évitant les relations, tel un blessé redoutant de rouvrir une plaie mal refermée, prête à saigner à nouveau. Des années durant, il noya cette amertume dans le travail.

Et pourtant, un désir enfoui refaisait surface, tel un manque oppressant surgissant de ses propres cendres pour réclamer soudainement d’être comblé. Depuis quelques mois, l’absence d’une présence féminine à ses côtés devenait plus pressante, plus lancinante, rappelant ce qu’il avait cru reléguer à l’oubli. Il s’était habitué à sa solitude, s’accommodant de l’espace laissé par l’absence de l’autre, lorsqu’un brusque sursaut, une étincelle inattendue, l’arracha à cette torpeur. Mais pourquoi ce réveil, et pourquoi maintenant ? Sans connaître la raison, une part de lui s’embrasait. La frayeur qui le paralysait jusque-là reculait lentement, laissant place à une envie nouvelle de s’ouvrir à l’idée d’aimer à nouveau, ou du moins de partager une intimité.

Désormais, il se surprenait à regarder les femmes dans la rue avec un regard différent, à la fois curieux et avide. Il leur adressait parfois un sourire, timide, comme s’il cherchait à s’apprivoiser lui-même. Un sourire qu’il n’aurait jamais osé esquisser quelques mois plus tôt, mais qui trahissait une aspiration qu’il peinait encore à cerner. L’idée de les tenir dans ses bras, de ressentir une chaleur humaine oubliée lui semblait si lointaine et pourtant étrangement accessible. Mais tendre la main restait un acte chargé d’hésitation. Il fallait rencontrer celle qui en vaudrait la peine, celle capable d’éclipser les spectres du passé, de ne pas éveiller ses peurs ni ses doutes, mais d’apaiser enfin cet océan de méfiances.

Tandis que Benjamin s’attardait sur les passantes, ses pensées errant entre rêve et désir, une voix familière le tira brusquement de ses songes.

— Salut Benjamin ! Comment ça va bien aujourd’hui ?

Jules, le serveur du café, un homme au début de la cinquantaine, venait juste de commencer sa journée. Figure emblématique de la Place du Capitole, connu pour sa bonne humeur et son service impeccable, Jules irradiait le lieu de sa bonhomie. Ce boute-en-train égayait les lieux, par ses éclats de rire et son sens de la communication. Les habituées féminines l’adoraient et Benjamin en avait un pincement de jalousie, lui qui s’imaginait transparent et avoir perdu le mode d’emploi. Cet homme-là captivait les femmes, sans effort apparent, avec un naturel déconcertant. Il les faisait se pâmer et en cela, il charmait.

Jules arborait une chevelure châtain clair, que le temps avait commencé à parsemer de gris aux tempes, soigneusement coiffé en arrière, conférant à son allure une élégance discrète. Son visage rayonnait d’une chaleur humaine et d’une bonté sincère. Ses yeux marron scintillaient souvent d’une lueur espiègle, prêts à s’animer à la moindre plaisanterie échangée avec ses clients. Jules incarnait l’archétype de l’homme que tout le monde considère comme un copain, de ceux qui saluent chaque passant d’un chaleureux « Mon ami ». Et pourtant, une fois rentré chez lui, il se retrouvait probablement seul, sans véritable alter ego pour affronter les épreuves de la vie. Il existait une forme de tromperie entre l’apparence et la réalité. À l’image de ces virtuoses des réseaux sociaux, exhibant une liste interminable de contacts comme autant de trophées, il se croyait entouré d’une foule bienveillante. Alors que, dans le silence de sa demeure, la solitude le rongeait impitoyablement, les secrets dissimulés et perfides. Du moins Benjamin, le jugeait-il, ainsi.

Il portait l’uniforme traditionnel de la Brasserie : une chemise blanche impeccablement repassée, un tablier noir noué autour de la taille, un pantalon sombre et des baskets blanches. Jules se déplaçait avec une aisance et une fluidité qui témoignaient de son expérience ; chaque geste, chaque mouvement était calculé pour maximiser l’efficacité tout en gardant une attitude détendue. Et il ne dépareillait jamais d’un sourire « bananier », immense, communicatif et thérapeutique.

Benjamin leva les yeux de sa tasse et esquissa un rictus de contentement en voyant Jules.

— Ah ! Ça va, et toi ? Toujours fidèle au poste, à ce que je vois.

Jules s’adossa à une chaise voisine, prenant un instant pour discuter, comme il le faisait souvent avec ses habitués.

— Oui, tu sais bien, la routine. Mais je ne m’en plains pas, j’aime ce que je fais. Et toi alors, quoi de neuf ? Tu as l’air pensif aujourd’hui.

Benjamin soupira, prenant une gorgée de son café avant de rétorquer.

— Rien de particulier. J’étais de repos aujourd’hui, mais dès demain et après-demain, je couvre les courses de La Cépière et de Tarbes !

— Ça alors, quelle chance ! Tarbes… Tu voyages tellement, un vrai globe-trotter, plaisanta-t-il en riant à gorge déployée, ravi de sa tirade. Benjamin rit aussi, appréciant la frivolité de la conversation.

— Écoute, viens avec moi un jour, tu verras combien c’est motivant de voyager jusqu’à Tarbes, au pays des haricots.

— Tu sais, dans notre profession, on voit défiler beaucoup de gens ordinaires, enfin avec des métiers communs. Toi, quand tu parles de ce que tu fais, j’ai des étoiles dans les yeux, c’est assurément atypique. Oui, il faut absolument que nous fassions une petite virée ensemble, j’adorerais.

Benjamin répliqua simplement par « Génial ! », n’y croyant pas une seconde, depuis le temps qu’ils se le promettaient l’un l’autre. Jules lui décocha une tape amicale sur l’épaule avant qu’un client pressé ne le hèle depuis une table voisine. Cela faisait dix ans que Benjamin venait ici, savourant son petit noir ou, à l’occasion, une bière blanche bien fraîche. Il avait souvent envisagé de tisser une véritable amitié avec Jules, mais ce dernier, malgré sa convivialité, maintenait une barrière subtile entre son job de serveur et toute proximité plus intime.

Le fond de son café refroidissait lentement dans sa tasse, mais Benjamin n’y prêtait guère attention, absorbé par une introspection troublante. Ses pensées tournaient essentiellement autour de sa vie, de ses choix et des erreurs accumulées au fil des ans. Sa passion pour le journalisme hippique s’était érodée, emportant avec elle son enthousiasme envers l’existence tout entière. Autrefois gai et ambitieux, il n’avait pas vu venir cette déprime obsédante.

Benjamin se redressa et réprima son vague à l’âme. Il s’évertuait à croire que quelque chose de bon arriverait, que la vie inventerait encore l’offrande de moments d’émulation et de satisfaction. Il regarda autour de lui, inspirant profondément l’air doux de l’après-midi. Il supposait qu’il ne saurait pas comment aborder une femme, lui faire la cour sans paraître lourdaud… Dans sa jeunesse, bien qu’il ne fût pas un séducteur, il faisait tomber assez facilement les filles. Il y avait bien Marion, une collègue de son âge. Elle ne lui déplaisait pas. Il ne la laissait pas indifférente non plus. Cependant, sortir avec une collègue de travail, Benjamin en connaissait tous les aléas et les pièges ! L’année passée, Maurice, un journaliste âgé veuf, entreprit de charmer Margaux, une secrétaire quinze ans plus jeune que lui… Tous deux s’étripèrent quelques jours plus tard, la lune de miel ayant ranci, et ce fut un scandale au bureau, provoquant l’ire de la hiérarchie, et Maurice quitta l’entreprise ! Fichtre non, Benjamin ne s’estimait pas suffisamment en manque pour prendre un tel risque. Il attendait tranquillement la retraite, d’ici à sept ans maximum, et entendait se la couler douce jusqu’à ce moment-là. Jules revint pour encaisser et il eut cette phrase étonnante :

— Tu m’as dit que tu vas à La Cépière demain ?

— Oui, on m’envoie de plus en plus sur le terrain en ce moment.

— Bon, écoute, j’ai un client qui est éleveur et qui m’a parlé d’un cheval qui débutera demain. Il le tient en haute estime. Ils n’ont pas pu le débuter avant, il a trois ans déjà, et a eu des problèmes de santé à répétition qui ont retardé ses premiers pas. Il est souffreteux et c’est dommage parce qu’il a un brin de qualité soi-disant.

— Ah… Et comment se nomme ce cheval ?

— Salt Lake City, il risque de faire afficher une belle cote. Mon client m’a dit qu’il pourrait arriver troisième, il y a des bons dans la course, mais le sien, avec ses soucis physiques, il en espérait beaucoup. Gagnant, il n’y croit pas trop, mais pour une place, certainement.

— Intéressant, Jules, j’irai le voir demain avant la course.

Après avoir réglé sa note, Benjamin se leva lentement, gobant une dernière inspiration de l’air suave et ensoleillé de ce début d’avril. Il était temps de rentrer, prêt à affronter la soirée studieuse qui s’annonçait. Les rues de Toulouse étaient encore baignées de la douce lumière du crépuscule naissant. Benjamin marcha tranquillement, absorbant les sons et les odeurs de la ville. Le parfum des boulangeries s’échappait des vitrines, mêlé à l’odeur des fleurs fraîchement arrosées des balcons. Les geignements d’enfants en rupture d’école, les rires des passants et le cliquetis des verres sur les terrasses des bars et restaurants jouaient une symphonie urbaine familière et rassurante. La cacophonie des embouteillages et des klaxons intempestifs assourdissait. Les heures de sorties de bureau pétaradaient d’un brouhaha insupportable. Les rues historiques étaient animées en cette fin d’après-midi. Les façades en briques roses, typiques de la ville, brillaient sous le soleil couchant. Benjamin aimait déambuler dans ces rues pavées, imprégnées d’histoire, où chaque bâtiment racontait une légende.

L’homme emprunta la rue du Taur, une artère emblématique de Toulouse, bordée de commerces et de cafés. Les vitrines des boutiques exposaient des marchandises variées, des vêtements de créateurs aux souvenirs pour touristes. Benjamin s’arrêta un instant devant la devanture d’une librairie, observant les couvertures disparates des derniers romans. Il continua sa marche, passant devant la Basilique Saint-Sernin. Cette église romane, avec sa tour imposante et ses détails architecturaux finement sculptés, comptait parmi un de ses endroits préférés à Toulouse. Benjamin s’immobilisa quelques instants pour admirer la beauté de l’édifice, laissant ses souvenirs vagabonder vers des temps plus candides, lorsque, étudiant, il se promenait ici avec ses amis, émerveillés par la grandeur des lieux. Poursuivant son chemin, il traversa la rue de la Pomme, une rue plus étroite et pittoresque, avec ses petites boutiques d’artisans et ses cafés. Les lanternes accrochées aux façades commençaient à s’allumer, projetant une lueur flavescente sur les pavés. Il chérissait cette transition entre le jour et la nuit, ce moment où la ville se vêtait d’une ambiance différente.

Après quelques minutes d’une marche tranquille, Benjamin atteignit la rue des Tourneurs, là où se nichait l’appartement hérité de ses grands-parents. Cette artère paisible, en retrait de l’effervescence citadine, offrait une quiétude presque intemporelle. Les façades des immeubles, ornées de volets gris perle et de balcons débordants de fleurs, exhalaient un charme désuet, empreint de convivialité. Son immeuble, modeste édifice de quatre étages, affichait fièrement les traits caractéristiques de l’architecture toulousaine, avec ses briques rosées et ses délicates ferronneries ouvragées. Il poussa la porte en bois massif, qui grinça légèrement, puis gravit lentement les marches usées, témoins muets du passage des ans, jusqu’au troisième étage.

Face à sa porte, il extirpa de sa poche ses clés d’un geste machinal et pénétra dans son cocon de soixante mètres carrés, un havre qu’il avait patiemment façonné au fil des ans. Le vestibule, à la fois sobre et accueillant, s’ouvrait sur un séjour baigné de lumière, aux murs délicatement peints de teintes douces. Des tableaux représentant des scènes de courses hippiques ornaient l’espace, rappelant subtilement sa profession. Partout, des photos trônaient, immortalisant des moments précieux avec des figures éminentes du milieu hippique. Parmi elles, sa préférée : une image précieuse où il posait aux côtés de la Reine d’Angleterre. Ce cliché, pris lors du prestigieux festival d’Ascot, lui rappelait l’honneur d’avoir interviewé la souveraine, son anglais balbutiant teinté des accents chantants de l’Occitanie.

Le salon, meublé avec goût, combinait des éléments modernes et des objets anciens chinés dans les brocantes de la région. Un canapé en cuir marron, usé, mais confortable, faisait face à une bibliothèque remplie de livres sur les chevaux, le sport, le journalisme et l’histoire de Toulouse. Une petite table basse en bois, chargée de magazines et de carnets de notes, paradait au centre de la pièce. Des rideaux en lin beige encadraient une grande fenêtre donnant sur un balcon, inondant la salle de lumière naturelle.

Benjamin se dirigea vers la cuisine, ouverte sur le salon. Les armoires en bois clair et le plan de travail en granite délivraient un aspect épuré et fonctionnel à l’espace. Il ouvrit le réfrigérateur pour se servir un verre d’eau fraîche, observant distraitement les magnets de souvenirs de ses voyages qui décoraient la porte. Naguère, il aimait arpenter l’hexagone lors de vacances ou professionnellement. Depuis son divorce, le goût lui faisait défaut. Aucune herbe ne lui sembla plus verte ailleurs.

Ensuite, il franchit le couloir menant aux deux chambres. La première était sa chambre à coucher, une pièce paisible avec un lit double couvert d’une couette moelleuse. La commode ancienne, trouvée dans un marché aux puces, supportait une lampe de chevet et quelques livres en cours de lecture. L’armoire encastrée regorgeait suffisamment de rangement pour ses vêtements, bien que Benjamin se contentât souvent de ses tenues décontractées. Il avait de moins en moins d’occasions à s’exhiber en costume cravate, un ou deux galas annuels tout au plus.

La seconde chambre servait de bureau. Un grand plateau en bois, encombré de papiers et d’articles inachevés, faisait face à une fenêtre offrant une vue tristounette sur les toits de Toulouse. Un fauteuil à roulettes trônait devant l’ordinateur sur lequel Benjamin passait la majorité de son temps à écrire. Les murs de cette pièce étaient recouverts de photos de chevaux de course et de coupures de presse, témoignant de sa carrière de chroniqueur hippique. On aurait dit une chambre d’adolescent, recouverte des images de ses idoles.

Le balcon de Benjamin, bien que petit, était un espace où il aimait passer ses soirées printanières ou estivales. Il y avait installé une table ronde en fer forgé et deux chaises assorties, idéales pour savourer un verre de vin en contemplant la vue sur la rue calme en contrebas. Des jardinières suspendues aux balustrades abritaient des plantes aromatiques et des géraniums, ajoutant une touche de verdure et de fraîcheur à l’ensemble. Ce Terrien invétéré ne s’imaginait pas survivre sans fleurs ou plantes.

Ce soir-là, Benjamin se versa un verre de vin blanc et s’installa sur le balcon. La brise légère de la soirée effleurait son visage, tandis que les bruits de la ville s’éteignaient peu à peu, laissant place à un silence apaisant. Il se mit ensuite à rédiger son article et ses pronostics, presque mécaniquement, sacrifiant pour une fois ses principes et écrivant à l’instinct, porté par une désinvolture nouvelle qui semblait libérer une source intarissable d’idées. Les phrases s’enchaînaient avec une fluidité déconcertante. Satisfait, il se félicita intérieurement. Peut-être que dans deux jours son patron, Victor La Science, surnommé ainsi avec une pointe d’ironie, le congratulerait : « Incroyable, tu n’as donné que des gagnants, tu m’épates. » Et Benjamin en rirait : « Pour une fois que je fais mes pronos au hasard, eh bien, on n’a rien inventé de mieux. »

Il s’endormit, le sourire aux lèvres, porté par cette ode à la chance.

Chapitre 4

Ce matin-là, Benjamin Furlan se réveilla aux aurores, les premiers rayons du soleil filtrant à travers les rideaux de sa chambre. L’horloge murale affichait 6 h 30. Il s’étira lentement, ses muscles se déliant un à un. Une journée dense s’annonçait, mais l’excitation des courses lui insufflait une énergie particulière. Il se leva et se dirigea vers la cuisine. Son petit-déjeuner, préparé avec soin, suivait le rituel qu’il affectionnait avant une journée sur le terrain : des œufs, du bacon, des herbes et des tomates pour une omelette. À cela s’ajoutaient deux tranches de pain complet grillé, accompagnées de beurre et de confiture de fraises, une tasse de café noir et un verre de jus d’orange fraîchement pressé. Assis à la table, il savourait lentement ce repas tout en observant le soleil percer les nuages. Toute la nuit, une pluie battante, typique de Toulouse, avait martelé les vitres.

Rassasié, Benjamin rejoignit son bureau. La veille, il avait disposé sur le plan de travail le programme de la journée et ses notes de pronostics. Les pages, couvertes de gribouillages, de statistiques et de remarques, témoignaient de son assiduité. Assis à son fauteuil, il relut une dernière fois ses prévisions, ajustant ici et là une annotation ou un détail sur un cheval ou un jockey, porté par ses intuitions matinales. « Voyons si mes prédictions se confirmeront aujourd’hui », murmura-t-il en inscrivant les ultimes observations.

Il vérifia ensuite son dictaphone, un outil indispensable pour les interviews, s’assurant de son bon fonctionnement. Son carnet de notes, déjà rempli d’idées et d’analyses, trouva sa place dans la poche intérieure de sa veste. Avant de partir, il prit le temps de s’assurer que rien ne manquait : son stylo favori, quelques cartes de visite, son ordinateur portable et son badge de presse.

Inspirant profondément, Benjamin balaya son appartement du regard, vérifiant que tout était en ordre. Tous les objets semblaient à leur place, reflet d’une organisation méticuleuse qui lui conférait un sentiment de contrôle. Ces habitudes minutieuses remontaient à son enfance, bien avant ses premières années d’école. Une fois ses chaussures solidement lacées, il quitta l’appartement, prêt à relever les défis de la journée.

Vers onze heures trente, Benjamin prit la direction de l’hippodrome de Toulouse – La Cépière, bravant les sempiternels embouteillages. Il appréciait d’arriver bien avant le début de la première course. Cela lui pourvoyait de la marge pour s’imprégner de l’atmosphère, rencontrer ses collègues et glaner des informations de dernière minute.

Arrivé à l’hippodrome, il salua le gardien à l’entrée, un homme d’un âge avancé qui surveillait les abords depuis la nuit des temps.

— Salut Maurice. Comment ça va aujourd’hui ? demanda Benjamin en présentant son badge par pure forme.

— Bonjour, ça va bien. Une belle journée pour les courses, n’est-ce pas ?

— Absolument, le soleil est de la partie. J’espère que les chevaux seront à la hauteur.

Maurice ouvrit la barrière et Benjamin pénétra dans l’enceinte de l’hippodrome, où l’agitation commençait déjà à poindre. Les écuries, les stands de restauration, les tribunes : tout était en éveil. Benjamin se dirigea d’abord vers la salle de presse, où il salua ses collègues un à un. Ce microcosme vivait depuis des lustres dans une espèce de consanguinité où une nouvelle tête faisait figure de zombie. Dans la salle en ébullition, les journalistes s’échangeaient des informations, discutant des pronostics un peu, des potins beaucoup. Des ordinateurs portables squattaient toutes les tables. Les claviers crépitant sous des doigts prestes qui finalisaient les articles ou peaufinaient les pronostics, nourris par des bruits flatteurs ou au contraire négatifs.

Un sourire en coin s’accrocha sur le visage de Marc Bontemps, un collègue du journal concurrent, alors qu’il lançait.

— Salut, tu penses quoi de la deuxième course aujourd’hui ?

— Je suis d’avis que Silver Moon a une bonne chance. Il a bien couru la dernière fois et les conditions aujourd’hui lui sont favorables, répondit Benjamin en souriant.

— Oui, je l’ai également dans mes conseils prioritaires de l’après-midi. Je redoute juste le terrain trop léger. On verra bien.

Vite lassé par cet entre-soi convenu, Benjamin sortit de la salle de presse et se dirigea vers les écuries. C’était l’une de ses parties préférées de la journée. Il se complaisait à discuter avec les entraîneurs et les jockeys, à soustraire des informations que seuls les initiés pouvaient obtenir. Au fil des années, ils étaient devenus familiers et la confiance ouvrait les vannes des confidences, parfois les plus farfelues. Et côtoyer les chevaux restait pour lui un moment spécial d’éblouissement, dont il ne se lassait jamais.

En arrivant près des box, il croisa Pierre, un entraîneur avec qui il entretenait de bonnes relations.

— Bonjour, comment vont tes chevaux aujourd’hui ? interrogea Benjamin en serrant la main de l’entraîneur.

— Salut, ils se portent bien. Je fonde de grands espoirs pour Liberty Belle dans la quatrième course. Elle a montré d’excellentes choses à l’entraînement, c’est ma meilleure chance du jour, répondit Pierre avec un clin d’œil.

— Liberty Belle, hein ? Je vais la surveiller alors. Merci pour le tuyau.

Pierre appartenait à cette race d’entraîneurs toujours volubiles, assurés, louant sans retenue les mérites de leurs protégés. À l’opposé, certains se muaient en sphinx, répondant par des moues composites aux questions, leurs lèvres scellées dans le but de préserver jalousement un secret. Pour le journaliste, l’art véritable résidait dans l’interprétation des mimiques et des habitudes de chacun. Benjamin avait appris à doser. Entre ceux qui se projetaient toujours en vainqueurs et les éternels pessimistes, il ajustait ses jugements selon les tempéraments, déchiffrant le non-dit derrière chaque rictus. Son instinct le rapprochait naturellement vers les modérés : lorsqu’un entraîneur, d’un ton mesuré, avançait un prudent « Oui, il a sa chance », il flairait un potentiel vainqueur. Les grandes gueules captieuses lui inspiraient la méfiance, tandis que les taiseux, ces hommes de peu de mots, gagnaient sa confiance sans effort.

Benjamin prit ensuite le temps de se promener dans les écuries. Il se plaisait à voir les chevaux avant qu’ils ne soient sellés, à jauger leur condition physique, leur nervosité ou leur calme. Il s’arrêta net, presque par hasard, devant un box où se trouvait Salt Lake City, le poulain dont il avait parlé avec Jules la veille.

Salt Lake City, un magnifique pur-sang bai, transpirait la forme, « pleine peau », analysa Benjamin dans son jargon. Sa robe luisait sous les rayons du soleil filtrant à travers l’ouverture du box. Benjamin observa ses mouvements, notant la vivacité et l’énergie du jeune cheval.

— Il vole à l’entraînement, mais il est trop souffreteux, lança un palefrenier qui passait par là, non sans avoir reluqué la carte de presse de Benjamin. On espère une performance satisfaisante aujourd’hui.

Le palefrenier en raconta tellement en quelques minutes qu’il eut l’impression de connaître ce cheval sur le bout des sabots ! Benjamin nota ces informations précieuses dans son carnet, ayant conscience que chaque détail promettait de faire la différence dans ses pronostics futurs. Il continua son tour des écuries, échangeant des salutations et des questions rapides avec d’autres lads et jockeys qu’il connaissait bien.

Après avoir achevé son tour, Benjamin se dirigea vers les paddocks, où l’ambiance était électrique. Les propriétaires, les entraîneurs et les parieurs se rassemblaient, évoquant les chances de leurs protégés. Benjamin vénérait cette ébullition avant chaque compétition. Ensuite, il scruta les chevaux de la première course du programme, marchant dans le rond de présentation, les muscles saillants sous une robe soignée, les yeux vifs et alertes. Il prenait des notes sur le comportement des chevaux, leur condition physique et leur interaction avec les jockeys. Chaque observation concourait à affiner ses pronostics, non seulement pour la journée, mais aussi pour les semaines à venir. Ce métier exigeait de la mémoire patiente.

— Regarde ce cheval, il est manifestement nerveux, fit remarquer un parieur habitué des lieux à Benjamin.

— Oui, mais parfois, la nervosité peut aussi être un signe d’énergie et de fougue.

Benjamin répondit ensuite que tout dépendrait de la façon dont le jockey parviendrait à contrôler cela sur la piste. En vieux briscard, il appréciait ces chevaux impatients d’en découdre, impétueux, nerveux peut-être, mais évidemment pleins d’énergie.

Benjamin se dirigea ensuite vers les travées, où le tohu-bohu se hissait à l’approche de la première course. Les parieurs discutaient, les familles se promenaient, et l’odeur des stands de nourriture, quelquefois nidoreuse, flottait dans l’air. Benjamin aimait se mêler à la foule, voler les conversations, bénéficier de l’ambiance vibrante de l’hippodrome. Les rares enfants présents couraient en piaffant, leurs visages éclairés par l’excitation. Tandis que les adultes échangeaient des conseils et des avis, anxieux de ne pas se tromper, de miser à bon escient et de dégager un bénéfice.

Il se rendit au stand de paris, où il plaça quelques mises en suivant ses propres pronostics. Il appréciait quand l’adrénaline montait en lui à chaque pari, cette anticipation du résultat, ce mélange d’expectatives et de calcul. Jouer ne lui importait pas, seulement de suivre une course, dans laquelle quelques-uns de ses euros couraient, le galvanisait.

— J’espère que tes conseils sont bons aujourd’hui, lança un parieur régulier, un tantinet narquois.
— On verra bien, Luc. Parfois, la chance joue un rôle plus important que le savoir.

Enfin, l’heure de la première course sonna. Benjamin se dirigea vers la tribune de presse, où il avait une vue imprenable sur la piste. Il sortit son carnet de notes et son stylo, prêt à retranscrire chaque détail de la course. Les chevaux s’alignaient sous les ordres du Starter. Le signal de départ retentit, et les pur-sang s’élancèrent dans une explosion de vigueur et de grâce.

Benjamin inspecta chaque mouvement, chaque changement de position, notant les performances, les erreurs, les surprises. Indistinctement, une épreuve apportait son lot d’enseignements, d’informations précieuses pour ses futurs articles et analyses. « Allez, allez, pousse ! » encouragea-t-il entre ses dents, zyeutant le cheval qui défendait vainement ses modestes cinq euros !

Chapitre 5

Un peu plus tard, Benjamin songea, intrigué, à Salt Lake City, ce jeune cheval débutant dont le nom vibrait en lui de manière inexplicable, pas seulement à cause de Jules. Malgré ses 55 ans, son expérience des courses et ses analyses rigoureuses, Benjamin avait toujours su écouter ses intuitions, ces petites voix intérieures qui guidaient ses décisions. Salt Lake City, avec une cote de plus de 20/1, constituait une surprise en attente de révélation. Benjamin pressentait quelque chose de spécial en ce cheval, une promesse cachée derrière son statut de débutant. Les premières choses apprises à son sujet avaient aiguisé son appétit.

Les clameurs de la deuxième retentaient, et, comme prévu, « Silver Moon » domina l’épreuve avec un coup de reins terminal décisif. L’heure de la troisième course approchait. Benjamin décida de retourner voir Salt Lake City avant qu’il n’entre dans le rond de présentation. Il marcha d’un pas décidé vers les écuries. En arrivant près du box, il aperçut son entraîneur, Marcel Farges, un ancien jockey d’obstacle, qu’il connaissait bien : ils en vécurent ensemble depuis trente ans, en train de préparer Salt Lake City. Le cheval, magnifique pur-sang bai, se tenait altier, les muscles coruscants sous les rayons de soleil. Benjamin fit un clin d’œil à Marcel et lança.

— Laisse-moi voir ton cheval de plus près.

— Vas-y. Je sais que tu as un œil pour repérer les champions.