Histoires de candice - Jean-Claude Genet - E-Book

Histoires de candice E-Book

Jean-Claude Genet

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Beschreibung

À cinquante ans, Candice se trouve à un carrefour déterminant de son existence, poussée par cet anniversaire symbolique à explorer les méandres de son passé. Divorcée depuis plusieurs années, elle peine à apprivoiser sa solitude, tandis que les blessures enfouies de son histoire refont surface. Sous l’impulsion de son médecin, elle décide d’affronter sa dépression en entamant une thérapie. Cette démarche la conduit à Sven Anderson, un psychiatre expérimenté, à l’aube de la retraite, dont l’impact sur Candice s’avérera transformateur. Entre confrontations, apaisements, agacements et une attirance inattendue, leurs échanges mettent à nu les fractures profondes de leurs vies respectives, dévoilant un récit à la fois poignant et bouleversant.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Retraité , Jean-Claude Genet savoure enfin son temps libre, laissant son désir d’écriture dévorer les heures de chaque journée. Après s’être éloignés, contraints par le joug du travail, sa passion et lui se sont retrouvés, tels de vieux amis longtemps perdus de vue, mais sachant qu’un jour ou l’autre il leur faudrait renouer avec cet amour de jeunesse.

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Seitenzahl: 403

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Claude Genet

Histoires de Candice

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Claude Genet

ISBN : 979-10-422-5475-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Assise confortablement dans son fauteuil préféré, face au jardin qui exhalait la naissance d’un printemps précoce, Candice soupira profondément. Depuis quelque temps, une déplaisante sensation de stagner, de tourner en rond, de laisser son bateau de vie voguer sans en être physiquement à la barre, la minait. Malgré une bonne profession, malgré ses deux fils maintenant adultes et embarqués sur leur propre navire, malgré le confort matériel, malgré toutes sortes de privilèges après lesquels les communs des mortels ramaient, quelque chose d’indescriptible lui manquait.

Vautrée sur la terrasse de sa maison, les pieds posés sur la table basse, elle engloutit un café, puis encore un autre, comme source d’exutoires. Candice subissait de plus en plus souvent la routine de se remémorer inlassablement les moments marquants qui l’avaient façonnée. Plutôt, pensait-elle, ces moments l’avaient déconstruite. Elle était née parfaite selon elle, comme chaque nouveau-né, imaginée par l’architecte de la vie, si talentueux, puis son long parcours avait méthodiquement détruit chaque pièce de cet édifice originel, jusqu’à briser son corps et son âme en un amas de débris désordonnés. Ce n’était pas un tremblement de terre soudain, juste un glissement de terrain indolent et insidieux qui avait lézardé puis abattu les murs porteurs. Tout l’héritage de sa naissance se trouvait miné à la base pour laisser place à une scène de désastre, un gâchis sournois dont elle avait été la principale actrice, consciemment ou non.

Ses choix l’avaient conduit à ce point de malaise actuel, elle le savait, même si les aléas et les actes des autres lui servaient de bouclier pour s’en disculper. D’ailleurs pour elle, les outrages du temps étaient universels et communs à tous les êtres humains qui voyaient leurs corps s’enlaidir année après année, dévorés par un lent poison, grignotés par l’acide du temps. En femme croyante, si elle en avait le courage, elle hurlerait l’ordre à Dieu de figer l’apparence sur l’âge où chacun d’entre nous atteignait son point culminant. Ce serait si salvateur pour l’amour-propre. Elle ne supportait pas ses rides et ses défauts, nés pour certains de sa deuxième grossesse comme si le prix à payer pour donner la vie raclait cash dans la cagnotte personnelle de sa beauté. Revisionner ses films ou ses photos la déchirait. Ces flash-back assénaient la vision de sa décadence.

Candice savait qu’elle exagérait. Elle occultait tous ces instants de bonheur qui avaient peint et repeint sa façade et entretenu la femme ravissante, séductrice, parfois même fatale, qu’elle était en réalité. Qu’avait-elle fait de ses pouvoirs pour aujourd’hui s’accuser d’être devenue insipide ? Il en allait ainsi de sa déprime, aux démarcations de la dépression, qui infectait tout, jusqu’aux souvenirs naguère joyeux, jusqu’aux bienfaits devenus à leur tour souillés par le quotidien.

L’être humain n’est pas fait pour se juger, au risque de se déjuger. Il lui sied davantage de se mesurer aux autres et ainsi se conforter dans une impression de vanité et de mauvaise foi. Candice n’était pas la dernière à inventorier les tares d’autrui, à se montrer impitoyable aux moindres anicroches morales, à reprocher tout ou rien en démultipliant les bonnes raisons. Ses amis lui reconnaissaient une capacité vive à incriminer les autres, à déceler les points faibles, à déterrer les moisissures. Elle savait se montrer dure, sèche, pleinement exigeante. Elle était une gentille femme, parfois d’une douceur exagérée, tendre et dévouée. Pour autant, tel Janus, elle possédait un autre pendant distillant de la dureté et une rigidité d’esprit qui rebutait, décourageait, éloignait ceux qui n’avaient pas pour elle une déférence ou un amour suffisamment robuste pour passer outre. Elle se glorifiait de ne pas verser dans l’indulgence envers elle-même. Ses amis enduraient des phrases, satisfaites et sarcastiques de ce genre :

— J’ai le droit d’être sévère envers toi puisque je le suis tout autant avec moi.

En définitive, sans l’admettre, elle blessait et elle se blessait, elle coupait des ponts et se coupait des ponts alors qu’elle possédait tout pour faire vivre des relations sereines, courtoises, chaleureuses ou aimantes. Elle s’en justifiait par sa vie, ses cicatrices, et que si les gens ne voyaient pas ces actes comme des cris d’autodéfense :

— Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre !

Plus elle s’insupportait, plus elle cassait les autres comme un miroir aux reflets de vengeance. Candice se savait impulsive et colérique, capable de passer d’un visage d’ange en une diablotine qui détruisait instantanément ce qu’elle avait pu mettre des jours ou des semaines à bâtir. Eva, sa meilleure amie, avait l’habitude de dire d’elle :

— Tu es de plus en plus comme une tornade jaillissant au milieu d’une campagne paisible. On est bien avec toi, en sécurité, joyeux, gais, plaisantins, comme des enfants joueurs et bing tout à coup une boule de vent emporte tout et tu sembles même t’en réjouir. Si je n’étais pas ton amie de 43 ans, je pourrais te fuir.

Candice s’en délectait. Elle appréciait de repartir d’une page blanche et tout balayer ne l’affolait pas, si la création à venir prévoyait de surpasser la précédente. Et malheureusement ce ne s’avérait jamais être le cas, plus elle balayait, plus la poussière des décombres couvrait son présent. Les années s’écoulaient et si elle déployait des efforts pour « se soigner », ils paraissaient vains. Ses tornades vindicatives soufflaient finalement de moins en moins souvent et paradoxalement de plus en plus violemment. Candice défendait ses certitudes, n’appréciait pas les demi-mesures et lorsqu’elle partait en critique, c’était radical. Heureusement pour elle, son charme de « blonde mystérieuse » opérait et beaucoup. Ses proches ne lui en tenaient pas durablement rigueur et avaient maintenant tendance à en rire systématiquement :

— Bon, c’est Candice, ça y est : elle pète les plombs, ça ira mieux demain.

Hier, Alma, sa maman, se prit encore le bec avec elle. Toutes les deux ensemble, c’est briquet et allumette même si elles s’adoraient et ne s’en voulaient jamais longtemps, ligotées par leur solitude au-delà des liens du sang. Avant-hier, son fils aîné Loïc, 24 ans, ricana longuement devant une colère aussi violente qu’inattendue, surgit de nulle part :

— Maman, tu parles toute seule, je ne t’écoute pas.

Et encore la semaine dernière, Kevin, son fils cadet de 21 ans, se mit à pouffer.

— La daronne est encore furax, même pas peur.

Candice se scrutait attentivement : c’était en acceptant son passé qu’elle pourrait s’épanouir pleinement et envisager l’avenir avec sérénité, cette phase de vie, pas nécessairement la moins passionnante, qui lui restait à apprécier. On lui garantissait que le meilleur était à venir, elle procrastinait la mise en œuvre de l’énergie de s’y propulser, désappointée, et a contrario rassérénée par son présent imparfait, mais confortable. Poser un diagnostic et trouver le bon remède s’entrechoquaient. Le premier aidait à mettre en œuvre le second, mais le second ne découlait pas automatiquement du premier. Ne rien changer soulageait les méninges.

Un couple d’oiseaux se chamailla au cœur de son cercis canadensis, à deux mètres d’elle, juste devant la porte-fenêtre de sa chambre. Cet arbre, son arbre de Judée, trônait dans le jardin comme le seigneur des lieux, grand de 6 mètres de haut, à l’écorce sombre et lisse, aux feuilles minces. Ses bourgeons d’une saison à l’autre jonglaient d’un marron foncé jusqu’à un rouge rosé chatoyant. Candice déifiait cet arbre qui capturait chaque matin son premier regard, comme un compagnon silencieux sur lequel on s’appuyait. Les oiseaux tournèrent autour, crièrent, pépièrent, puis semblèrent se réconcilier avec un savoureux bisou de bec. Soudain, la petite femelle au cou jaune s’envola en zigzaguant et se posa sur une branche supérieure, crâneuse. Le mâle désabusé, peut-être repoussé, la suivit du regard. À son tour de la snober en quittant l’arbre pour un rebord de mur, bien plus loin ; une autre femelle lui accorderait peut-être une meilleure réception. Même au royaume des oiseaux, le « une de perdue, dix de retrouvées » s’appliquait.

Candice, amusée par la scène, sourit. Elle adorait ces instants, avant d’aller au travail, de petit-déjeuner printanier sur sa terrasse, près de son jardin. Elle aimait observer les oiseaux, écouter leurs chants, et imaginer les querelles qui animaient leurs envols. Le ciel, qu’il soit d’un bleu limpide ou parsemé de nuages, la captivait tout autant que la pluie, qu’elle accueillait avec plaisir. Le tonnerre impétueux la fascinait, tout comme le vrombissement des avions qui traversaient le ciel. Et son jardin, envahi par une herbe trop haute, la faisait sourire. Il lui faudrait bientôt solliciter l’aide de ses fils pour y remédier. Tout ce rituel matinal ressemblait à un moment de gymnastique positive pour son esprit, d’où parfois doutes et peines décampaient. Chassez le naturel, il revenait au galop, elle eut un rictus. Elle n’avait pas une seule histoire à raconter, se dit-elle, mais des histoires. Chacune différente, et qui pourtant, le pressentait-elle, était des pièces qui s’emboîtaient dans un puzzle unique. Toutes ses idées éparpillées, elle sut devoir les remettre en ordre et que ce travail la conduirait à dessiner les contours de comment elle vivrait ses années futures.

Quelques jours auparavant, un événement décida Candice à se lancer dans une thérapie. L’idée l’amusa. Un psy… En cinéphile accomplie, elle se remémora ces films, pour la plupart américains, où des héros passaient sur le canapé d’un praticien encore plus fou qu’eux ! N’avait-elle pas déjà scénarisé son passé, au point d’en connaître le film par cœur ? Aucune image n’avait échappé à la projection sur l’écran de sa morosité rétrospective. À l’approche de ses cinquante ans, qui arriveraient dans quelques jours, Candice fut plongée dans un tourment inexplicable. Un combat fratricide la tiraillait entre l’espoir de croire encore en quelque chose et le désespoir d’une vie marquée par des châtiments silencieux. Ces épreuves semblaient refuser à son âme le moindre repos, la laissant prise dans des luttes internes violentes et incessantes. Ces tourments lui faisaient négliger qu’en réalité, elle avait été parfois, souvent même, si heureuse ! Candice s’interrogea sur les raisons de ces flash-back et de son état dépressif. Elle ne cherchait pas à gommer les événements. Elle espérait trouver assez de lumière pour éclairer son futur, afin de se débarrasser de ces poids antérieurs, qui pesaient exagérément sur son humeur. Elle concédait que son mauvais caractère engendrait des échecs, notamment sentimentaux, elle, qui rêvait tant de retrouver une épaule aimante sur laquelle se reposer alors qu’elle empêchait en même temps les prétendants d’avancer leurs pions. À l’approche de son anniversaire, le 24 février, elle songea que les bobines de ses histoires devaient être déroulées dans un premier temps puis remisées, enterrées, enfouies, oubliées dans un deuxième temps.

Candice agissait au quotidien en chef de file, celle sur qui l’on comptait pour diriger l’armée des initiatives, particulièrement dans sa famille. Et parallèlement, on la redoutait pour ses rebuffades. Si elle avait été générale, nul capitaine ou lieutenant n’aurait osé la contrarier, même lorsqu’elle se trompait. Aujourd’hui, elle souffrait des responsabilités. Vivre en suiveur, juste se laisser porter, critiquer les mauvais choix de ceux qui prenaient les risques ou initiatives, se vider le cerveau de réflexions… Que cela devait être confortable ! Avec ses sœurs, son frère, même parfois sa mère, bien sûr avec ses deux fils, évidemment avec son ex… C’était à elle, encore et toujours, de trouver les solutions, de décider, d’agir… La charge l’avait usée jusqu’à la corde et elle ne pouvait même pas se pendre avec cette corde pourrie !

Cinquante ans ! Candice se demanda comment elle en était arrivée là ! C’était à peine hier qu’elle gambadait, insouciante, au milieu de sa fratrie, cousins et cousines, tantes et oncles, la bouche en cœur ensoleillée par la saveur suave des bonbons de l’enfance. Elle se remémorait les moments passés dans les jardins des familles modestes de son entourage, entourée de tous les enfants de ses oncles ou tantes. Ils pique-niquaient joyeusement, s’amusaient sur les balançoires, jouaient au ballon, à la marelle improvisée, et prenaient soin de sa poupée Barbie, surnommée « croquette », avant de s’endormir avec son doudou bien-aimé et usé. Une vie paraissait longue sur le papier et en rétrospective au contraire, elle contrastait par sa brièveté.

« Non, je ne suis pas vieille et pourtant, j’ai l’impression de vouloir déjà écrire mes mémoires comme si je n’avais plus rien à créer les années à venir, pathétique ! » se hurla Candice, silencieusement, à l’intérieur d’une lucidité railleuse envers elle-même. Fréquemment, elle monologuait avec son miroir et le reflet pouvait tour à tour être indulgent ou impitoyable. Mais elle assumait : le miroir révélait la vérité lui. Elle s’en voulait de se morfondre. Ne se fétichisait-elle pas ? Ce cap des cinquante ans n’était pas le moment de dresser le bilan. C’était plutôt l’heure du renouveau, du vœu de rebond, d’un second ou même d’un troisième souffle. Comme un coureur de demi-fond, qui, après plusieurs relais, ouvre grand la bouche pour aspirer l’oxygène. Il se prépare au sprint final, à cet ultime élan que les commentateurs sportifs nommeraient l’emballage final. Oui, une vie, sa vie, se comparait aux fractionnés des athlètes sur la piste, avec ces moments d’asphyxie et ces autres d’euphorie, encadrée par les nécessaires temps morts. Parfois, elle menait la course, sous les hourras, parfois, elle était à la peine, faisant perdre l’espoir à ses supporters, parfois, elle ressuscitait dans la bravade de la ténacité, refusant d’abdiquer et de décevoir ceux qui avaient misé quelques kopecks sur ses chances de l’emporter.

Candice jeta un regard contemplatif sur son jardin. En ce lundi de février, il se réveillait prématurément d’un long sommeil hivernal, le soleil de Perpignan brûlait déjà un peu et nécessitait des attentions. Maintenant, qu’elle était divorcée, elle agréait que rien ne se ferait par la volonté d’autrui ou par l’aide d’un compagnon sur lequel elle se réfugiait auparavant pour ces questions pratiques. Elle respira profondément et énuméra toutes les tâches qui l’attendaient pour restituer à son petit refuge tout le raffinement espéré. Un toilettage s’imposait pour les beaux jours. Elle haïssait les choses négligées et se promit d’y faire face bientôt. Elle organisa dans sa tête ce qu’elle désirait selon un planning rigoureux. Et puis jardiner et planter des fleurs représentaient de bonnes perspectives pour se vider un cerveau en questionnements. Sa maman l’aiderait.

Huit heures trente sonnèrent. Candice se leva et s’empara de son sac à main. Un Louis Vuitton hors de prix qui la rendait si fière. Un dernier regard circulaire sur son jardin et sur un ciel bien dégagé aujourd’hui. Il fera beau. Elle partit pour le boulot. Elle aimait son travail de secrétaire de direction, mais détestait son patron. Pourquoi ? Elle ne savait pas vraiment. C’était ainsi. Elle critiquait tout ce qu’il faisait, tout en étant aigrie et incapable de voir les autres avec bienveillance, à cause de son amertume. Si elle devait souffrir de ses doutes, autant que le déluge emporte aussi son patron ! Candice, en ébullition, n’oscillait qu’entre deux sentiments : adorer ou exécrer. Les ressentis neutres et modérés, très peu pour elle !

Chapitre 2

Quelques jours auparavant, Candice fit une crise allergique qui l’amena, une fois de plus, aux urgences où, elle le savait, elle recevra en dernier recours une piqûre. Plusieurs fois, elle avait déjà failli en mourir. Née, on ne savait pourquoi et comment, lors de sa trentième année, cette allergie alimentaire sévère aux légumes gagnait du terrain et mettait jusqu’à sa vie en jeu. Ce soir-là, peut-être, ne fit-elle pas assez attention à son menu, ou peut-être que cela n’avait rien à voir, toujours était-il que vers les vingt heures son corps se mit à donner l’alarme. Rougeoyante, boursouflée des joues, du cou, des lèvres, enlaidie et meurtrie dans sa chair, picotements dans la bouche et la gorge, elle connaissait tellement ces signaux. Son visage et ses mains continuèrent à enfler, lui donnant l’apparence d’un « bibendum », et des plaques rouges, chaudes et prurigineuses apparurent sur sa peau. L’inconfort était amplifié par une sensation de vertige et de faiblesse extrême, alors que sa tension artérielle chutait dangereusement, provoquant des sueurs froides et un sentiment imminent de perte de conscience. Avec en point d’orgue cette sensation d’étouffement, si écrasant, tandis que sa gorge commençait à se resserrer, rendant chaque respiration laborieuse et douloureuse. Son rythme cardiaque s’accéléra à grande vitesse, battant de manière erratique, ce qui accentua sa détresse. Chaque tentative de déglutition était une torture, chaque souffle plus difficile que le précédent. Elle ressentait également des douleurs abdominales intenses, des nausées et des spasmes musculaires involontaires.

Il n’y avait pas une minute à perdre dans ces cas-là, ses traitements de la vie courante ne suffisaient pas, direction les urgences ! Heureusement, dans son malheur, elle avait une pointe de chance, Kevin, son fils cadet, était là et il savait comment faire en pareilles circonstances. Il emmena dare-dare sa maman à l’hôpital de Perpignan. À cette heure-ci, peu d’embouteillages et la circulation fluide permirent de faire le trajet en douze minutes, montre en main ! Les urgences étaient en effervescence, une scène typique de chaos organisé. La salle d’attente était pleine de patients, certains assis sur des chaises en plastique inconfortables, d’autres allongés sur des brancards. Les murs, peints dans une teinte neutre de beige, décorés de quelques affiches qui informaient sur les gestes de premiers secours et les mesures d’hygiène. L’éclairage fluorescent donnait une lumière froide et clinique à l’ensemble de la pièce. Un néon en fin de vie clignotait désagréablement. Le bruit ambiant était une cacophonie de sons : des murmures de conversations inquiètes, des cris de douleur, des appels des infirmières et au loin des bips constants des machines médicales. Une télévision montée dans un coin diffusait des nouvelles en sourdine, mais peu de gens y prêtaient attention. Candice se tenait près de la porte d’entrée son visage déformé par l’enflure et la douleur. Kevin déambulait de long en large, essayant de rester calme. Autour d’eux, les autres patients attendaient également leur tour, certains visiblement en souffrance, d’autres consultaient pour des bobos.

Finalement, après ce qui sembla être une éternité, une infirmière s’approcha de Candice et l’appela par son nom. Kevin aida sa mère à se lever. Ils suivirent l’infirmière à travers les portes battantes, laissant derrière eux l’agitation de la salle d’attente pour entrer dans un environnement dans lequel, ils espéraient, Candice pourrait enfin trouver un soulagement et une prise en charge appropriée. Un jeune médecin, à l’accent d’Afrique subsaharienne, l’interrogea en quelques phrases, Kevin lui tendit le dossier médical, les autres comptes rendus de passage aux urgences pour simplifier le dialogue et s’épargner d’une parlotte. Puis, certain de son diagnostic, l’interne se contenta d’un laconique « Okay ». Une injection rapide d’épinéphrine stabilisa son état, réduisant le gonflement et facilitant sa respiration, mais elle resta sous surveillance trois heures. Cette expérience traumatisante laissa Candice épuisée, physiquement et émotionnellement. Elle n’en pouvait plus de craindre d’y laisser sa peau.

Depuis ses trente ans, une sévère allergie aux légumes, presque tous, lui gâchait sa vie, jusqu’à même la lui faire risquer lors des épisodes violents. Au début, elle passait une fois par an aux urgences. Maintenant, cela allait jusqu’à trois fois. Trois fois de trop. Pour les crises intermédiaires, son médecin traitant lui prescrivait des antihistaminiques puissants, tels que la cétirizine ou la loratadine, qui aidaient à réduire les symptômes allergiques. Elle avait également des corticostéroïdes oraux comme la prednisone pour diminuer l’inflammation systémique. En complément, un bronchodilatateur sous forme de spray, souvent du salbutamol, était nécessaire pour gérer toute complication respiratoire. Malgré leur efficacité temporaire, ces médicaments avaient des effets secondaires lourds, notamment la destruction progressive de son foie et de ses reins, augmentant les risques d’une insuffisance hépatique. Candice ne se déplaçait jamais sans cette pharmacopée, surtout en voyage. Lors des grosses crises, les médicaments habituels s’avéraient insuffisants. Seuls un passage aux urgences, comme aujourd’hui, et une injection d’épinéphrine, administrée rapidement pour contrer le choc anaphylactique, permettaient de la stabiliser. Ce traitement d’urgence, bien qu’efficace, soulignait la gravité de ses réactions allergiques et l’exigence de la situation. L’urgence devenait une mortifère habitude.

Son médecin traitant devenait de plus en plus réticent à lui prescrire ces médicaments en raison des dommages irréversibles qu’ils causaient à ses organes. Les consultations se faisaient de plus en plus préoccupantes, car chaque nouvelle crise représentait un risque accru pour sa vie. Le médecin lui recommandait vivement de consulter un spécialiste en allergologie pour explorer des traitements alternatifs ou des thérapies de désensibilisation, mais Candice, avait déjà fait tout cela ! Sans aucun résultat. Elle se souvenait, c’était l’année dernière en février justement, elle avait été affublée de câbles et de capteurs, partout, dans le dos, le torse et le ventre. Et en résultat, elle eut certes quelques séances de désensibilisation, mais pour la plupart une réponse d’impuissance, « il n’y a rien à faire dans la connaissance actuelle ». Poser un nouveau diagnostic ne lui servirait à rien, elle attendait un traitement ou une solution miracle, quelqu’un qui s’y connaissait vraiment, pas un charlatan ou médecin de fond de la classe. Un vif échange, au lendemain de ce passage aux urgences, fit comprendre au Docteur la nécessité d’un soulagement moral et mental, à défaut d’être en mesure de soigner son allergie. Il lui conseilla de faire une thérapie et lui écrivit une lettre pour un psychiatre, la trouvant dépressive et estimant qu’elle vivait de plus en plus mal la situation. L’angoisse de la mort prenait une place quasi quotidienne dans sa tête. Alors, même si elle n’y voyait aucun rapport, elle admit qu’une thérapie mentale serait la bienvenue pour l’aider à supporter les épreuves. Le docteur aspirait à ce que ce traitement lui permette de transférer la charge à un autre praticien, se sentant impuissant à soulager Candice et se reprochant de lui prescrire des médicaments nuisibles à sa santé.

— Madame Gallois, je vous prescris encore pour cette fois, mais maintenant, il faudra aller voir quelqu’un d’autre, je n’accepte plus de détruire vos reins et le reste… Je vous invite à consulter des spécialistes, eux auront éventuellement des alternatives ou moins de scrupules que moi, je vous connais depuis si longtemps !

— Mais vous savez bien que j’ai réalisé tous les tests et tout tenté, vous pensez vraiment que je ne préférerais pas vivre normalement sans ces satanés médocs ? Vous me laissez tomber ?

— Quoi qu’il en soit, il est urgent que vous soyez soutenue psychologiquement. Tenez, je vous donne une liste de confrères en psychiatrie qui sont renommés et aptes à vous écouter.

Elle prit la liste, jeta un œil rapide sur la dizaine de noms et promit de faire la démarche, dès la sortie du cabinet. Le médecin l’en félicita.

Pour Candice, comme pour le médecin, l’allergie n’était pas la cause, en tout cas la seule cause, de sa dépression. En revanche, elle fournissait un prétexte. Ces crises d’intolérance chroniques ajoutaient une couche supplémentaire de stress et de complexité à sa vie déjà tumultueuse. Elles affectaient sa capacité à participer aux activités familiales et sociales, car elle devait constamment éviter les légumes dans son alimentation, ce qui limitait ses options alimentaires et créait une vigilance constante autour de ses repas. La peur d’une nouvelle crise planait toujours au-dessus de sa tête, comme une épée de Damoclès, exacerbant son anxiété et agissant sur ses humeurs.

Se faire soigner par un psychiatre, quelle drôle d’idée s pensa-t-elle de nouveau. Pourtant, elle vit dans cette proposition un effet d’aubaine. Le psy ne pouvait probablement rien pour ses allergies, elle avait l’occasion rêvée pour guérir ses autres maux, aux frais de la sécu. Autant par curiosité que par besoin, elle conforta sa décision. Elle allait consulter. Pour se donner bonne conscience. Une façon d’exorciser ses cinquante ans. Croyez-vous aux signes ? Candice, oui. Le premier nom qui figurait sur la liste fournie par son médecin traitant emporta son agrément !

Chapitre 3

Samedi 24 février

Candice fêtait son anniversaire en allant consulter pour la première fois, ironie du sort et cadeau singulier !

Sven Anderson… Candice s’arrêta longuement devant la plaque du psychiatre. Parmi les nombreux praticiens de Perpignan, enfin, ceux figurant sur la liste fournie par son médecin traitant, son choix s’était tout de suite porté sur Anderson. Une évidence. Certes avoir un nom commençant par A était un avantage pour ceux qui effectuaient des recherches et stoppaient, paresseux, sur les premiers noms. À l’époque du bottin, les experts en marketing savaient que les entreprises dont le nom commençait par une des premières lettres de l’alphabet recevaient plus d’appels que les autres. Une panne de réfrigérateur, une fuite d’eau, les commerçants ou plombiers nommés Andrieu écrabouillaient dans la compétition les infortunés Verneuil ou Zarrouk. Cette fois, non, le bol de la bonne lettre d’alphabet dans le patronyme n’y était pour rien. Ce nom scandinave attrapa instantanément son attention : Candice était pour un quart au moins aux origines suédoises. Sa grand-mère, Ingrid, née à Östersund, n’avait jamais cessé de faire déguster à sa petite-fille ses spécialités et ses pâtisseries si délicieuses. Si elle ne visita la Suède que deux fois, elle sentait au fond d’elle une affection toute particulière pour ce pays, qui baigna son enfance à travers des traditions perpétuées par une mamie nostalgique et patriotique. Ses visites récentes dans ce pays l’avaient scotchée et elle aspirait à en découvrir plus, elle espérait même y rencontrer son « futur conjoint » et s’y installer. Elle vouait dorénavant (mais était-ce un exutoire ?) un culte à ce pays, au point d’en apprendre avec un certain succès la langue. Qu’un thérapeute portât un nom suédois la réconforta (elle en avait même vu un signe du destin) et compressa ses réticences à consulter ; elle n’était ni folle ni malade, aimait-elle répéter. D’ailleurs trop consciente de l’imaginaire des gens, lorsqu’on évoquait une thérapie, personne n’était informé de sa démarche et elle se répétait :

« Par la grâce de Dieu, que personne ne le sache jamais, je passerai vraiment pour une tarée. »

Elle fut impressionnée par la richesse de la plaque, l’homme était psychiatre certes, mais avec des diplômes qui faisaient voyager autour du monde. Elle l’apprendra plus tard, il avait un CV à rallonge, et après une longue pratique en milieu hospitalier, il finissait depuis quelques années sa carrière en libéral, en roue libre, acceptant un spectre large de sujets à traiter. Candice s’amusa de la plaque qui avait vieilli, colmaté par un pansement résiniforme. Putain, il n’a pas les moyens de la remplacer, pensa-t-elle avec sa vivacité narquoise coutumière.

Après quelques minutes de tergiversation, ou plus exactement un besoin compulsif de se conditionner à affronter un inconnu qui la jugerait, pire même, la condamnerait, pensa-t-elle, Candice poussa avec retenue sur la sonnette de l’interphone. Sans autre forme de politesse, une voix rauque annonça : « 2e étage porte à gauche », et un bip électrique fit grincer l’ouverture de la lourde porte vitrée.

Elle fut immédiatement intimidée par Sven Anderson, un grand homme musculeux, aux yeux bleus perçants, aux cheveux blonds consumés en partie par le blanc sel d’un âge déjà avancé. Il devait avoir soixante ans, au moins, même plus. Cet homme la paralysa d’entrée. Sa poignée de main énergique, son regard fixe et mettant à nu sa prestance, malgré un léger rebond de ventre, discret et finalement charmant. D’un bon mètre quatre-vingt-cinq, vêtu élégamment d’un costume gris cintré qui lui donnait une allure élégante et moderne simultanément, il rayonnait et prenait toute la place dans la pièce tel le soleil au centre de notre univers. Candice intimidée ? En général, elle intimidait. Cette fois, elle dut se rendre à l’évidence que l’avantage ne penchait pas de son côté. Un psychiatre, bel homme, ça se posait là ! Il avait un net ascendant intellectuel.

Invitée à s’asseoir, elle se sentit un peu ridicule en regardant ce large fauteuil beige, avec accoudoirs, presque un canapé sans prononcer son nom, qui lui rappela tout à coup qu’elle était là comme une patiente, une quasi-cinglée ! Elle rougit, une légère déglutition dans sa gorge s’ensuivit, puis elle se reprit en esquissant un sourire à cet homme qui observait impitoyablement chacun de ses faits et gestes, comme si d’ores et déjà, il avait commencé à lister tous les travers de sa nouvelle proie. Émue, Candice eut des borborygmes de stress et en rougit, priant pour qu’ils ne fussent pas audibles du praticien.

La pièce était assez cosy. L’énorme fauteuil beige était confortable et atypique, planté au milieu de la pièce sans que cela choque. Le bureau vitré était design, luxueux, mais sans ostentation. Sur ce bureau, quelques dossiers semblaient volontairement en désordre. Le riche bordel faisait professionnel ! Un énorme globe trônait dans le coin gauche tandis qu’une lampe surmontée d’un cheval de course éclairait l’espace depuis le coin droit. Derrière Sven, une grande bibliothèque blanche croulait sous le poids de livres, divers et variés, pas tous psychiatriques, Candice parvint à lire quelques titres classiques, le grand Meaulnes, pour qui sonne le glas ou l’œuvre complète de Jules Verne. L’homme avait-il lu ces « à vue d’œil », six cents ouvrages rangés sans rigueur, parfois superposés ? Ou comme souvent, chez les gens qui se donnaient de l’importance, il fallait simplement impressionner par des bouquins qui, en réalité, pour beaucoup, n’étaient que des objets de décor ! Elle pensa que oui, cet homme avait l’air trop intelligent et intellectuel pour feindre et ne pas détenir une vaste culture générale. Elle l’imagina, chez lui, en peignoir, la barbe négligée, pipe à l’ancienne à la bouche, autour d’un nuage de fumée tabagique, en train de passer ses soirées, ses week-ends en lecture extatique, délaissant tout le reste, se négligeant lui-même. Elle en sourit sans se moquer, pour une fois. Admirative.

Sven avait remarqué d’emblée le charme insolite de Candice. C’était une jolie femme, pas la plus jolie au sens conventionnel du terme, mais pourvue d’une allure qui attirait l’attention et distillait une classe certaine. Assez petite, à peine un mètre soixante-quatre, Sven aimait de grandes femmes élancées, elle ne pâtissait pas de sa taille, au contraire sa ligne de jambes était interminable, délicatement sculptée, fine, galbée, déstabilisante. Certes, vêtue d’un jean serré, les jambes n’étaient pas nues et offertes au regard directement, néanmoins le fuselage dans le tissu cintré arrachait toute l’attention de Sven. Le buste était droit, le maintien altier, les petits seins discrets, quoique rebondis et hauts pour leur âge. Derrière le chemisier noir, plongeant sous deux boutons généreusement défaits, le bombé de la poitrine de Candice ébranla Sven, qui se rendit compte que cette femme serait vraisemblablement un caillou dans sa chaussure. Il n’avait pas l’habitude de s’intéresser physiquement à ses patientes.

Cette fois, sans déchiffrer pourquoi, le trouble s’instaura dès le premier contact, sans mots, sans gestes, uniquement dans cet échange énigmatique des odeurs, des formes et des courants électriques qui parfois dépassaient la raison et balayaient jusqu’à la conscience professionnelle la plus élémentaire. Un à un, la balle au centre, chacun considérait que l’autre possédait l’ascendant psychologique. Lui par sa prestance, elle à travers sa féminité dévastatrice.

Sven fit mine de quelques dossiers à ranger pour maîtriser son intérêt. Il s’assit dans son large fauteuil en cuir, légèrement remugle, faisant danser les roulettes pour se mettre face à elle, la dévisageant en tentant de donner à son expression une tournure analytique susceptible de dissimuler son attrait prégnant. Sven était un expert en psychologie humaine, il savait combien cet aimant activé par la femme devant lui ne pouvait être démagnétisé et qu’il allait devoir composer avec son attirance.

S’il ne croyait pas au coup de foudre, il se méfiait des coups de cœur qui modifiaient la perception de son travail. En vieux praticien, il se remémorait les deux ou trois occasions où cela lui était déjà arrivé. Si peu souvent dans une longue carrière monotone et pourtant deux ou trois fois de trop qui entachaient sa mémoire de praticien exemplaire, jamais déporté de sa mission… S’attacher, s’éprendre d’affection, s’ouvrir à la pitié, se lier d’amitié, verser dans la sensiblerie, respecter à outrance, tous ces instincts, le praticien en connaissait sur le bout des ongles les pièges. « De la distance, toujours de la distance », se répétait-il avant chaque session. Mais les pôles s’attiraient invariablement. Et rien n’y faisait. Candice ressentit pareil sans se douter de ce qui électrisait Sven Anderson. À ce moment-là, aucun des deux ne soupçonnait l’impact émotionnel qu’ils avaient l’un sur l’autre. Chacun fut trop occupé à réfréner son trouble personnel dans un jeu d’acteur.

— Madame Candice Gallois, pouvez-vous me dire les raisons de votre consultation ? dit-il en lisant la fiche remplie lors de l’appel, quelques semaines auparavant, lorsqu’elle sollicita le rendez-vous du jour.

Candice détourna la tête un instant, préférant fixer un tableau surréaliste de Dali, enfin une pâle reproduction, qui était surmontée d’un texte déclamant « Perpinya, el centre Del mόn ». Sven Anderson dit aussitôt :

— Oui, Dali avait raison, la gare de Perpignan est vraiment le centre du monde pour moi aussi. Je me déplace exclusivement en train lorsque je quitte notre bonne ville… Mais revenons à notre propos, Madame Gallois, parlez-moi de vous, j’ai besoin de comprendre.

Elle lui tendit alors son dossier, la lettre de son médecin traitant qui parlait de long en large de sa suspicion d’une dépression et de son allergie… Le docteur fit la moue, il n’aimait pas qu’un collègue lui mâche son travail avec des conclusions. Il releva la tête, jaugea sa visiteuse d’un air interrogatif et dit.

— Et vous, vous en pensez quoi de tout cela ?

— J’ai du mal à être heureuse alors que j’ai tout pour l’être… Je pense que le fardeau de certaines cicatrices de mon passé reste présent, et même quand je me sens bien et joyeuse, j’ai une boule en moi, une colère, un besoin de détruire ce sentiment de bonheur.

Sven Anderson se détendit, son regard adouci, tandis qu’il empoignait un magnifique mont-blanc à plume et commençait à griffonner des notes, d’un geste gracieux et lent. Il sembla prendre le temps de réfléchir à mesure qu’il formait ses premiers mots écrits.

— Les séances initiales affineront le diagnostic. Les cicatrices remontent à votre enfance, ou plutôt à votre adolescence, ou plus récemment ?

— J’en ai eu à toutes les époques, sauf mon enfance que je bénis comme une période dorée…

Sven Anderson énonça :

— Il existe des niveaux de douleur que nous allons examiner pour distinguer l’important du superflu.

Candice fut surprise par l’éloquence de son thérapeute, pensant que les psychologues ne faisaient que grimacer comme des carpes mal lunées et ne commentaient jamais. Elle l’apprendra plus tard, le bougre causait beaucoup pour ramollir les défenses. Et ça fonctionnait.

Sven Anderson expliqua longuement qu’un patient ne pouvait jamais préjuger de l’importance de tel ou tel événement, et que parfois un plus petit pesait davantage qu’un plus gros, etc., etc. Il sourit et plongea ses yeux bleus dans ceux de Candice qui comprit, à cet instant, que cet homme usait du jeu de la séduction, sans doute pour mettre en confiance et soutirer les révélations les plus intimes. Ou bien pire encore, il incarnait le séducteur naturel contre lequel plus, on s’efforçait de lutter, plus on s’enfonçait dans la vase de l’émotion.

Il développa posément qu’il ambitionnait de tout savoir d’elle, de A à Z, sans exception, qu’il disséquerait chaque fait marquant de ses cinquante ans. Candice comprit que la thérapie serait longue, douloureuse et qu’elle n’était pas sortie de l’auberge. Un moment, elle se blâma d’avoir entrepris cette affaire pour ensuite, apaisée par la douceur évidente et l’attention de cet homme perturbant, se persuader qu’elle irait mieux et que cela en valait la peine.

— Je vais devoir vous raconter ma vie en commençant par le début et ainsi de suite, c’est ça ?

— Oui et non. Vous allez me raconter votre vie, enfin ce que vous accepterez de me confier, mais je n’attache pas d’importance à la chronologie. Vous me racontez dans l’ordre de ce qui vous vient à l’esprit ou selon votre besoin. Mes notes me seront utiles pour tout raccrocher et finalement, j’aime mieux que vous me confiiez dans le désordre vos histoires, le fatras des souvenirs a un sens.

Candice sursauta, « vos histoires ». Oui, il avait raison ! Sven poursuivit :

— On se revoit chaque samedi, même heure. À vous de préparer le thème que vous voulez aborder, vos problèmes de santé, votre adolescence, votre vie de femme, vos petits amis, vos parents… Ne préparez pas trop non plus, une part de spontanéité doit subsister. Un sujet à la fois s’il vous plaît.

— Ça va être long…

— Vous allez devoir me supporter. Mais comme je vous l’ai dit au téléphone, nous finirons fin juin impérativement, même s’il faut des séances en semaine.

Après avoir encaissé ses émoluments, Sven se leva et raccompagna Candice qui disparut en un éclair, soulagée de s’échapper. Elle douta un instant de revenir un jour ici, puis avec un ricanement, s’impatienta déjà d’être le samedi suivant, aussi déterminée à avancer dans sa guérison, ou soyons réaliste, apaisement, que d’en savoir plus sur ce personnage si déroutant qui lui tiendrait dorénavant compagnie fidèlement de longues semaines durant. Quant à lui, Sven soupira et murmura :

« Quelle femme étonnante ! Ça promet. »

À quelques mois de sa retraite, lui qui, fatigué d’écouter les bobos, parfois puérils, parfois dramatiques, n’aspirait qu’à se libérer des contingences humaines, comprit que cette femme serait tout à la fois passionnante et lourde à gérer. Pas le cas idéal pour dérouler les jours qui le séparaient encore de ses parties de pêche, de son jardinage, de la contemplation de la nature sans plus cerner quoi que ce soit, juste se laisser griser par l’insouciance.

Un instant, l’idée de décliner son suivi l’effleura. Un instant fugace. Une prémonition l’en dissuada. Finalement ce défi surpassait le stade du challenge, un sentiment que quelque chose allait bousculer son train-train de psy blasé. Et pimenter ses adieux à la profession. Dans un sens, il le désirait.

Tout aussitôt, son prochain patient le tira de ses pensées pour le ramener à son quotidien de thérapeute, en sonnant avec insistance à plusieurs reprises, comme si Sven Anderson était sourd.

L’emmerdeur arrive, se dit-il exaspéré.

Chapitre 4

Samedi 2 mars

Sven Anderson remarqua aussitôt que Candice était apprêtée, bien plus que lors du premier rendez-vous. Maquillée, les lèvres soulignées, les yeux mis en valeur, un corsage noir à froufrous de marque, elle respirait l’élégance. Et elle avait changé ses chaussures, toujours ébène, mais à lanières, sexy, mettant en valeur des pieds délicieusement courbés. Seul le jean, comme la semaine précédente, révélait un désir de masculinité, ou plus précisément une tentative de cacher sa féminitude. Sven le nota dans son calepin comme un premier indice évident qui le frappa. Elle était mi-garçon manqué par certains aspects, mi-femme raffinée par d’autres. Ce contraste saisit le thérapeute et il en décela quelques motifs d’analyse. Il avait beaucoup cogité sur cette femme, encore inconnue pour lui, depuis la première séance. Elle hantait ses pensées et il avait cherché par anticipation à pressentir qui elle était et ce qu’elle lui dévoilerait, dans une impatience trépidante que Sven Anderson n’avait pas l’habitude dans son travail. Il usait et abusait d’une patience méthodique en général. Sa phrase favorite était « il faut laisser la poutre travailler ».

Il la fit s’asseoir et lui suggéra rapidement, sans préliminaires de politesse, de lui parler de ce qu’elle avait décidé d’évoquer aujourd’hui. Impatient. Gourmand. Intrigué.

— Vous semblez redouter de vieillir, j’ai l’impression… Se risqua-t-il à dire pour lancer la conversation et, sans le savoir, il tapa dans le mille.

— Jeune, ma mère était d’une grande beauté (et elle est toujours une beauté), bien au-dessus de moi. J’ai toujours été si fière d’elle. Quand j’étais petite, tous mes amis étaient en admiration devant elle et mes professeurs masculins tombaient tous amoureux d’elle. Malheureusement, je pense que sa grande beauté était en quelque sorte une malédiction. Surtout à l’époque où elle a grandi, où les femmes n’étaient pas valorisées au-delà de grand-chose. Son apparence est devenue hyper importante pour elle, car c’était généralement la seule chose pour laquelle on la validait. Je pense qu’elle l’a perçu comme son unique véritable pouvoir et le voir disparaître avec l’âge a été absolument dévastateur pour elle.

Sven Anderson baissa la tête, chercha ses lunettes dans un tiroir et après les avoir mises, dit, en révisant ses premières notes :

— Hum… Vous dites que sa beauté était une malédiction. Pourquoi ? C’est assez surprenant.

Candice changea de voix, elle devint plus grave, presque tendue.

— C’est tragique parce que ma mère a tellement de talents qui éclipsent sa beauté. Il y a peu de choses qu’elle ne maîtrise pas. Elle est musicienne et une belle chanteuse. Elle a chanté dans une chorale professionnelle pendant vingt ans et s’est produite dans tout le pays. C’est une extraordinaire dessinatrice, une couturière accomplie qui a confectionné mes vêtements quand j’étais jeune et qui est toujours ma tailleuse personnelle, elle sait aussi tricoter et crocheter. C’est une excellente cuisinière et une fabuleuse pâtissière. Et en plus de tout cela, elle est brillante, compatissante et gentille. Mais ces choses ne lui ont pas valu beaucoup de distinctions.

— Et d’après vous, sa beauté l’a handicapée ?

— Oui. Une femme trop belle n’est pas prise au sérieux et on ne lui reconnaît pas autre chose, on la cantonne à cela.

Elle marqua une pause, chercha ses mots, rassembla ses pensées et poursuivit non sans tenter de fuir le regard fixe du thérapeute.

— Un jour, nous parlions et elle se plaignait d’être devenue vieille et laide. Elle se lamentait de sa jeunesse. Et j’ai dit, maman, qu’est-ce que ta beauté t’a vraiment apporté ? Regarde ta vie et les choses pour lesquelles tu es reconnaissante et dis-moi laquelle d’entre elles t’est venue à cause de ta beauté ?

Sven Anderson leva le doigt comme un enfant docile à l’école, presque gênée de l’interrompre.

— Pour vous l’héritage de votre mère, c’est la beauté qui n’est pas un cadeau et la vieillesse qui abîme ce cadeau qui n’en était pas un, c’est ça ? C’est ainsi que vous décrivez votre mère et ses échecs, et par ricochet les vôtres ?

— J’ai dit, en vérité, la seule chose que cela ne t’a jamais apportée, c’est le mauvais genre d’hommes, le ressentiment et la jalousie des femmes et la diminution de ton intellect et d’autres grands talents. Elle était d’accord avec moi. Cependant, elle ne peut s’empêcher de pleurer. C’est un sentiment enivrant d’avoir de la beauté et de l’exercer. Et d’être privé de ce pouvoir est cruel.

— Le rapport avec votre mère est une première piste de votre malaise. Vous êtes belle aussi, enfin si je puis me permettre de dire cela, c’est un constat uniquement.

— Non, je suis vachement moins belle.

— Ah, je vois… Vous niez votre beauté parce que l’expérience de votre mère vous fait peur.

— Vous croyez ?

Sven ne répondit pas et lui fit signe de poursuivre.

— Ma mère se savait magnifique. Ma mère plaisait exclusivement puisqu’elle était très belle. Ma mère est désespérée comme l’âge a tué sa beauté.

— Et vous détestez par avance la vieillesse parce que vous aussi vous allez vous sentir perdre la beauté et votre pouvoir ?

Candice se tendit. Elle se redressa dans le fauteuil, trop confortable, elle s’y enfonçait emportée par un sentiment de soumission. Sven sentit venir une poussée de fièvre écarlate sur les joues de la femme, piquée dans son orgueil.

— Je ne suis pas ma mère, j’ai fait ma vie sur autre chose que la beauté moi. Et je ne sais pas faire les choses aussi bien qu’elle, c’est stupide de gâcher ses dons.

Consciente de son emportement, elle se mit à éclaircir sa voix, comme si un chat dans sa gorge était le responsable de son changement de ton, puis continua.

— Ma mère n’est pas un exemple. Elle a divorcé quatre fois. Elle n’a rencontré que des hommes instables et à cause d’elle, j’ai été ballottée de ville en ville et j’ai craint les hommes.

Candice s’aperçut qu’elle en avait gros sur le cœur au sujet de sa mère et cela la dérangea. Elle aimait sa mère. Elle était sa confidente, son amie, sa maman, un peu tout à la fois. Et plus que tout, elle l’admirait ; elle savait faire tant de choses, mais elle est plus belle qu’elle… Pour Sven Anderson, porter le poids de la beauté de sa mère était déjà un fardeau en soi. À cela s’ajoutaient la déception face à sa malchance et l’embarras devant ses choix malheureux en matière d’hommes. Ce passé pesait lourd chez cette femme, visiblement tourmentée par son apparence et tarabustée par l’idée de son avenir de vieille femme. Et ce futur, à l’orée des cinquante ans, se faisait pressant. Apprendre à miser sur d’autres atouts devenait une priorité urgente. Mais surtout, il vit qu’elle avait des avis tranchés, radicaux, ne laissant aucune place à la nuance et dans les relations humaines, en définitive, c’était invivable.

— Vous ne devez pas craindre la vieillesse puisque votre vie s’est construite autrement que sur la beauté, et de toute façon, vous êtes moins belle que votre mère…

— Vous êtes un homme et vous ne savez pas ! Pour une femme, le physique compte beaucoup. Regardez le nombre de compagnes mises au rebut et remplacées dans les couples par de jolies filles beaucoup plus jeunes, fulmina Candice qui oubliait que le thérapeute se contentait de rebondir sur ses propos, sans soumettre un jugement personnel.

Sven Anderson sourit discrètement. Cette première vraie séance d’analyse transmit des informations évidentes sur cette dame, qui se qualifiait de moyenne, sans plus. Vieillissante, elle détestait perdre de son pouvoir. Cette femme qui probablement n’avait pas été mise en valeur elle non plus sur ses talents, mais cantonnée au rôle ingrat de sa mère : un faire-valoir jetable, trahissant une forme de complexe. Cette maman, tombée en déréliction, et la rivalité de Candice avec elle, mêlée à la crainte de connaître le même destin, posaient la première pièce du casse-tête. Sven Anderson avait pourtant suffisamment d’expérience dans son domaine pour ne pas accorder une importance centrale à cet élément. Il y aura tant d’autres indices à établir pour en comprendre le sens véritable. Sven Anderson eut envie de se projeter sur le prochain samedi. Il voulut en savoir plus, mais le temps avait passé si vite qu’il se résolut à abréger la conversation, secoué par la sonnette insistante du patient suivant, toujours aussi vorace d’indiquer son arrivée bruyamment.

Chapitre 5