Ermitage les Bains - Sylvie Yeung - E-Book

Ermitage les Bains E-Book

Sylvie Yeung

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Beschreibung

Le Bar à champagne de Nini fait vivre cinq hôtesses au bord de la mer. Elle loge ses filles dans son Ermitage les Bains ; sa maison aux fenêtres bleues. Une nuit, Nini accueille Adrien et son ami installé dans un palace depuis l’accident de voiture qui a coûté la vie à sa femme Clara. Chez Nini, Adrien fait la connaissance de Roxane. Celle qui fait boire le plus de sagesse en bulles à tous les hommes assis à sa table ronde. Roxane a fui Rio où elle a vécu un drame absolu. Confrontés au malheur, Nicolas et Roxane cherchent au-delà de la pure réparation des ressources positives, même modestes, qui les aideront à reconstruire leur vie. Comme apprendre à manier un simple cerf-volant sur une plage, un jour de carnaval, ou aller parler à un phare au bout de la terre.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Sylvie Yeung est passionnée par la danse, elle est engagée pour cinq ans à Cannes dans la compagnie de Modern-Jazz : Les Métropolis. Par ailleurs, ayant obtenu un Master en Communication, elle réalise documentaires et interviews pour L’Inserm. Depuis 2012, elle vit à Paris où elle est photographe. Elle a réalisé plusieurs reportages à savoir New York, Opéra de Paris, Abbaye de Lérins-Cannes, La fête de l’eau à l’île Maurice, les îles Rodrigues, Katmandou, le Bhoutan...

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Seitenzahl: 419

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Sylvie Yeung

Ermitage les Bains

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Yeung

ISBN : 979-10-377-6156-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Un brouillard qui ne demande qu’à entrer

Il voudrait planter des épingles dans le cœur des femmes endormies afin qu’advienne l’amour et à sa suite, tout ce qui n’existe pas, qui attend dans les recoins obscurs d’être enfin délivré.

Les épingles à bout rouge qu’il aurait choisies prendraient tout leur temps pour atteindre le muscle le plus vivant et essentiel de la femme endormie près de lui. D’un trou d’aiguille, il aurait voulu ouvrir un cœur. Allongé seul sur son lit.

La femme ? Il l’aurait sans doute trouvée sur l’écran de ses nuits blanches où rien ne se passait vraiment. Sauf cette fois où il avait aperçu cette femme. Celle dont il percevait toute la délicatesse d’un cœur prêt à se laisser transpercer. Bien profond pour que s’écoule enfin l’amour dont il rêvait.

Celui qui retient tout de l’instant présent.

Celui qui s’écoulait par un petit trou béant du cœur de la femme endormie qu’il connaissait à peine. La nuit prenait fin. Il s’était assis sur son matelas de luxe.

Dans son pyjama à damier, lui ne dormait jamais. Il attend l’éclat d’un amour apaisant et serein s’écoulant de ce cœur qui bat au ralenti. À côté de lui. Couché sur le côté, il attend que sa belle endormie atteigne le sommeil paradoxal. Celui qui ouvre les cœurs grâce à un minuscule trou sous la peau.

Avec un peu de courage, il aurait pu lui dire que c’était son rêve familier. Celui qui hantait ses nuits de solitaire.

La belle endormie ne lui demande rien. S’endort et disparaît. Dans son rêve, l’aiguille laisse s’échapper du sang bleu foncé. Celui des cœurs imprévisibles, celui qui se donne sans compter, sans se préoccuper du goutte-à-goutte permanent qui peu à peu remplit l’oreiller de douceurs amères, de caresses froides et de points d’interrogation. Ces idées le traversent au plus profond de sa nuit.

Toujours, il espère un émerveillement, au moins une joie après son trou d’épingle dans le cœur de sa belle endormie. Celle dont il rêve.

Toutes les nuits, il est déçu. Le sang ne lui parle pas et la femme dort profondément. Il se demande comment parler de vagues, de caresses et de longs temps de paresse à quelques gouttes de sang ? Il voudrait qu’elle soit là. Chaude auprès de lui. Et à la fin de cette nuit d’errance, il ne l’entend plus respirer.

« Près de ma bouche, je veux que l’amour se déverse sur mon oreiller. Toutes les nuits, je cherche le visage de cette endormie qui se réveillera enfin auprès de moi. L’amour s’écoule et je pleure dans mon grand lit froid. Le jour se lève. Je ne dors pas. La femme a disparu. Elle s’est évanouie sans me dire au revoir.

L’amour ? Je ne l’ai connu qu’une fois. Alors, dans la chambre d’un Palace que j’occupe depuis trois mois, Avenue de la mer, je me lève et vais éteindre l’écran plat. J’avais choisi l’hôtel après un bel héritage. Tout devenait plus simple pour le maladroit chronique que j’étais. Incapable d’établir la moindre liste de courses, mettre le bon programme de lavage, brancher un appareil électrique, payer les factures en temps et en heure. »

10 h. Sa chambre lumineuse ; il est debout. Son pyjama à damier capture son rêve d’aiguille et d’amour pour le mettre dans la cage de son cœur. Ses jambes ne savent plus où aller. Il ne voit pas d’amour. Mais s’entête à lui parler :

« Je prends votre odeur, vous qui n’êtes pas là. Je laisse mon grand lit froid : déception, défaite. M’approche du frigo ; envie d’un goût sucré sur la langue. Je ne peux approcher la tendresse dans une flaque de sang et fréquenter les coins sombres de mon être. Il n’y a plus rien qui attend d’être délivré. Pas de crapaud qui attend de se transformer en prince. Ne reste plus qu’un lourd parfum sur un oreiller blanc.

Les longs rideaux aux fenêtres de ma chambre de luxe me donnent envie de pleurer, de déverser des larmes rouges et insolubles. Suis assis sur mon lit, ma tête entre mes mains. Inutiles, désespérément inutiles. Elles ne peuvent même plus mettre un cœur de femme au chaud. De toute façon, il n’y a personne à côté de moi. Que des tissus délicats dans mon grand lit froid.

J’ai fermé la porte à double tour. Mon cœur à triple tour. Mes jambes sont raides, mes mains immobiles. Je marche comme un robot. Ça sonne à ma porte. Suis de mauvaise humeur. Un autre coup de sonnette. J’arrive dans l’entrée, jette un coup d’œil au miroir, me recoiffe et j’ouvre ma porte.

Une jeune femme en robe rose bonbon et chaussures de Betty Boop est face à moi. Lèvres rouges :

— Bonjour, je suis votre voisine d’en face ; la Suite 26, pour quelques jours.

Jamais rencontré une femme qui se présente dans le couloir d’un Palace. Suis surpris. Elle continue avec ses lèvres rouges :

— Je m’excuse mais je n’arrive pas à remonter la fermeture éclair de ma robe jusqu’en haut. Je suis invitée à une avant-première ce soir.
— Bonsoir ! Voilà une demande très originale dans un Palace. J’accepte volontiers. Je m’appelle Nicolas…
— Merci. »

Elle se retourne déjà en mettant ses cheveux en palmier. Il remonte la fermeture éclair jusqu’à la base de son cou, elle sent la sauge et la cannelle. Le long couloir aux estampes japonaises raffinées en décor. Elle le remercie et part vite en lui faisant un signe avec le livre qu’elle tient à la main.

Avenue de la mer, le palace qu’il a choisi d’habiter est placé au centre d’une ville de la côte d’Opale où il était né. À 40 ans, Nicolas Martel aime les couleurs nuancées de son hôtel. La nuit, des liserés lumineux prennent un air de fête. Des balconnets arrondis et leurs fenêtres semblent être des coquillages comme suspendus. En pleine ville. Avenue de la mer, le mur de l’école d’en face est peint en bleu. Pour faire illusion. Cela va très bien avec son : Hôtel de Luxe, Chauffeur et Bar à Cocktails.

Son héritage l’avait mis à l’abri. Cela lui donnait le temps de parcourir la ville ou d’en partir sans prévenir.

« J’ai grandi entre des meubles en bois précieux et des chats de race. Chez nous, l’argenterie brillait sur la table à manger. Enfant, j’avais même une voiture à pédales. En plastique dur. Mon père était mon héros. Le modèle de mes aventures d’adolescent. Un honnête homme qui avait divorcé d’une honnête femme, ma mère. Après 10 ans de mariage, ma mère s’ennuyait auprès d’un homme d’affaires. Leur séparation comme un vilain abcès que l’on perce, pour être enfin soulagé, m’avait rapproché de mon père. Après leur divorce, il m’emmenait partout avec lui pendant les vacances. Moi, j’habitais avec ma mère devenue concierge d’immeuble après leur divorce. J’avais 7 ans. J’ai grandi et mon père m’a légué son entreprise de BTP. Mon plus proche collaborateur s’occupe de tout. Depuis la disparition de ma femme.

Elle aimait nager. Un vrai poisson. Elle aimait la couleur bleue et manger avec ses mains. Directement dans la bouche. Je fixais souvent la veine jugulaire gonflée de son cou et ses cheveux châtain clair. Clara. Elle n’est plus là. Dans mon lit, il n’y a plus Clara. Je t’avais suppliée de venir me rejoindre au plus vite. De ne pas tarder, de te dépêcher, que je t’attendais. Tu m’avais pourtant dit “Non !” en riant.

Moi, j’avais retenu une Suite dans un Hôtel 5 étoiles, Avenue de la mer. Pour t’épater. Après l’accident, je me suis installé ici. Face à un mur bleu au centre d’une ville de province.

Dans ma chambre, Avenue de la mer, la mer frissonne entre flocons de neige et faisceaux de phares. C’est la nuit. Je ne reconnais plus rien. Je ne vois plus rien : tes yeux, ton visage, ta peau. Oublier ? On dirait que tout est parti. On dirait que tu es partie Clara. Mais moi, je te vois. Je t’entends. Je pleure et tu portes ton long peignoir rose poudre. »

Lui s’obligeait à être toujours élégant et soignait particulièrement ses mains. Il y mettait la crème que Clara lui avait offerte. Sur sa peau. Quand elle était là, elle tendait ses mains à Nicolas. Il les mettait sur son visage, sur sa bouche, son front.

Ce matin, le ciel d’en face est bleu sale. Lui, la tête entre ses poings. On frappe à la porte. Il se lève et va ouvrir. Elle est face à lui avec ses collants cuivrés et ses longs cils bleus. Betty Boop, suite 26. Devant sa porte. Elle tortille ses mains tout en le regardant :

— Hier, j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Clémentine et je suis scénariste d’une série télé qui a beaucoup de succès en ce moment.

Il l’invite à entrer dans son boudoir aux lignes épurées et aux éclairages parfaits.

— Vous allez tourner ici ? Un épisode ?
— Non, je viens reprendre mon souffle après les idées qui jaillissent, l’écriture au kilomètre et les nuits blanches. Les tournages. Ici, j’oublie tout et je lis.
— Passionnant ! Que lisez-vous en ce moment ?
— Le troisième mensonge
— Cruel ! Enfantin !

Elle s’assoit sur le canapé du boudoir. Lui la laisse faire, amusé. Il choisit quant à lui un large fauteuil en velours gris perle. Il ne sait pas où mettre ses mains. L’observe.

— Mademoiselle, j’ai toujours rêvé qu’on me fasse la lecture. Lentement. Apprécier chaque mot, chaque silence. Je me permets de vous dire cela parce que… J’aime le livre que vous lisez ; enfantin et cruel à la fois.
— Vraiment ? Pourquoi pas ?

Mouvement de recul de Nicolas. Première fois qu’il le demande à une autre femme que Clara. Avant de se rasseoir dans son fauteuil gris perle. Les pulpes de ses doigts devenues transparentes serrent fort les accoudoirs. Il tourne la tête pour ne plus la voir et s’éloigne d’elle, de ses longs cils bleus. Betty Boop. Il est 14 h. Sonnerie de son portable qu’elle prend : « Un appel important ! Excusez-moi, je dois partir immédiatement… » Lui, dodeline de la tête : « Oui ! Bien sûr ! » Elle se lève d’un bond et se sauve par la porte silencieuse qu’il lui tient ouverte. « À bientôt ! »

Seule sa Clara lui faisait la lecture. Il sentait ses doigts qu’elle passait dans ses cheveux. Lentement, elle tournait les pages. Le soupir de la page et sa voix si délicate lui donnaient vie. Il se lovait, la joue contre sa cuisse. Caressait la peau de Clara qui finissait par le repousser pour poursuivre sa lecture. Il n’insistait pas. Et remettait ses bras croisés sur sa poitrine. Sage. La lecture pouvait reprendre. Lèvres pincées, elle attendait et recommençait où elle s’était arrêtée. Le livre ne s’échappait jamais de ses mains, se transformant en ailes de papillons. Noires et blanches. Les yeux de Clara étaient les siens. Elle retenait un moment la page qu’elle venait de lire. Plus aucun mouvement. C’était son silence à elle parmi le fouillis, la folie, l’abandon des mots. Une plage de repos entre égarements, amours interdits et confettis. Ses épaules s’ouvraient, son dos s’étirait. Nicolas faisait le chat et finissait toujours par donner un baiser à Clara. Il lui prenait les mains tout en l’attirant à lui. Elle se débattait en riant. Le repoussait avec le livre en lui donnant des petits coups de papier entre les deux yeux. Il se calmait et reprenait sa place ; la tête posée contre son flanc.

Elle aurait voulu tout lui donner ; les mots, son sang, sa vie. Au lieu de cela, elle le fixait avec un air de gitane. Le narguant avec son livre à la main. Elle le brandissait en faisant les mouvements amples d’une robe imaginaire. Ses yeux couleur feu semblaient être des flammes s’approchant d’une page vierge. Combien d’heures avaient-ils passées entre amour de papier et poèmes ? Sur le sofa, Nicolas ne les avait jamais comptées. Si précieuses, elles ne se comptaient pas. Elles se vivaient. Clara.

Ce soir-là, tu étais loin de moi. À ce Salon du livre que tu ne voulais pas rater ; « Je nous rapporterai de vraies perles. À lire et à relire. À demain midi mon chéri ! » À cet instant précis, il avait commencé par la douceur. Avant d’insister, de gémir pour qu’elle revienne le soir même. De lui promettre une surprise Incroyable. Qu’il allait mourir immédiatement si elle refusait ! Elle avait répondu « Pas de chantage s’il te plaît ! » et avait raccroché en lui souhaitant une bonne nuit. En posant son portable, Clara pense à Nicolas. À sa maladresse, son air de perdu et à sa façon de s’interroger sur tout ; « Parlez-vous l’écrevisse, madame ? » Lui seul pouvait provoquer ses rires. Ceux des sirènes ou des cerfs-volants. Son paradis bleu. Sans hésiter, Clara avait pris ses clefs de voiture, son sac et était partie en fin de soirée. 4 heures de route à faire. Sa femme. Il y a trois mois.

« Depuis que tu n’es plus là, je me suis installé ici. Cet hôtel de luxe où je t’avais donné rendez-vous est devenu ma maison. J’avale ma salive avant d’aller à la fenêtre. Je ne bougerai plus de ma chambre, celle que j’avais choisie pour nous deux. Je m’accroche à la poignée de la fenêtre, la vitre froide contre mon front. Misérable. Ce soir-là, pourquoi t’ai-je demandé de venir me rejoindre sans plus tarder. La nuit ? » Il s’était retourné dos à la vitre. Avait jeté sa tête en avant. Il avait le dos rond, crispé. Ramassé. Avait du mal à respirer. « Dans ta robe noire que j’aimais tant, tu n’es jamais arrivée, Clara. Je devrais aller en enfer. J’avais mis du temps à te convaincre de partir sans tarder. Tu m’avais dit non, pourtant. Tout est de ma faute.

Vers ma table de chevet, je me traîne boire un somnifère. Fais tomber le cachet par terre, me penche, le ramasse et l’avale aussitôt. Je survis, le sommeil forcé m’empêche de penser. J’en abuse. Tout est de ma faute. Et je me couche. Clara me berçait en lisant. C’est elle qui m’a tout appris. Sa voix laissait ruisseler l’or des mots sur mon oreiller. Avant sa mort, elle avait commencé à me lire un long poème ; « Le roman inachevé. »

Sa lecture se terminait toujours par un baiser qu’elle lui donnait sur le front. Et elle essayait de se lever du sofa. Il faisait l’enfant et voulait la retenir. Il se mettait à l’applaudir à tout rompre et se remettait en boule. La tête posée sur son ventre. Clara finissait toujours sa lecture par un court poème. Une cerise sur le gâteau des mots. Ces quelques minutes les rapprochaient encore plus l’un de l’autre. Des fois, elle enlaçait ses jambes entre les siennes. Le mélange de leurs corps ravivait un canapé. Elle riait mais tenait à lire son poème. Ce qu’elle faisait. C’était sa pause paresse et tendresse. Pas plus. Le livre faisant barrage à l’abandon et au désordre de leurs deux corps.

Quelquefois, sans qu’il le demande, elle répétait ce qu’elle venait de lire. Elle approchait plus près le livre de son visage. Restait là sans bouger. Sa voix de gitane lisait et elle mélangeait ses cheveux sous ses doigts. Il était heureux. Il se prélassait, laissait tomber son bras hors du canapé. Étendait ses jambes et remettait sa joue sur la cuisse de Clara. Son peignoir rose poudre entrouvert. Et elle répétait :

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.1

Elle faisait glisser le livre ouvert le long du cou de Nicolas, tout en reprenant sa respiration. Lui ne bougeait pas. Il se contentait d’écouter sa voix et de laisser venir les images. Vidé de toute sa vie d’homme. Se transformer en roi allongé aux côtés d’une reine. Sa femme. Il l’appelait comme cela depuis leur rencontre, il y a cinq ans. Elle le laissait faire même s’ils ne s’étaient jamais mariés. Cette vie, sous des toits distincts, leur allait bien finalement. Il rangeait son fouillis tout seul et elle pouvait retrouver son intérieur, son monde. Sa forteresse.

Un bruit de fenêtre qui claque le fait se redresser. Il est seul dans son grand lit de luxe. Se souvient : « Clara, accident, hôtel depuis des mois. Mur bleu. Combien de mois ? Je ne sais pas, je ne sais plus. » Et il se met la tête sous son oreiller. Ses bras embrassant le tout. Un long moment, il ne bouge pas. Avant de se lever et de refermer la fenêtre à persiennes vénitiennes. Laissant passer une lumière tamisée à souhait. Nicolas se met à greloter.

Dehors, le soir tombe. Une lumière orangée baigne sa chambre. Il se souvient du départ précipité de la Betty Boop à bouche rouge. La fermeture éclair à remonter jusqu’en haut, série télé, lecture. Elle sentait la cannelle et il avait même osé lui demander de lui faire la lecture. Il avait osé. Elle ; « Vraiment ? Pourquoi pas ! » Une étincelle venait de donner une ambiance nouvelle à la nuit de Nicolas Martel. Elle avait fini par un « Pourquoi pas ? » Il va prendre une douche bien froide. Avant d’aller se recoucher. Le drap de soie à fines rayures lui donne envie de dormir, de se remettre à quelques lignes. Les imaginer chanter à son oreille ligne après ligne. Point après point. Racontées par une voix qu’il ne reconnaît qu’en rêve. Des fois, il pensait l’avoir oubliée. Il reprend un comprimé ; son sommeil forcé. Quelques heures seulement. Cela lui suffisait.

Au matin, il ouvre ses yeux et se tourne contre le mur. Long moment de reprise de conscience. Son corps se retrouve debout en deux temps. Il se retient à sa table de chevet imitation ivoire très tendance. Et se redresse d’un bond sur ses jambes. En allant vers le dressing, il aperçoit une enveloppe par terre. Un mot du chef concierge ? Leur passion commune pour les chats les avait rapprochés. Il savait qu’il pouvait compter sur Nicolas qui ramasse l’enveloppe de petite taille par terre. Met son pouce sous le pli en V adhésif. Le fait glisser sous le rabat et l’ouvre. La colle résiste peu. Il commence à lire.

Cher voisin,

Nous nous sommes croisés hier. Je suis Clémentine votre voisine d’en face, Suite 26. Je vous invite chez moi cet après-midi pour le thé à 17 h. Je vous ferai la lecture, je sais seulement que vous aimez cela. Et je vous laisse choisir le livre.

Clémentine

Il ferme le poing de la main qui ne tient pas la carte et tourne la tête vers la lumière. En s’approchant un peu, on pourrait voir un mur bleu se refléter dans ses yeux. Il regarde dehors. Tient toujours la carte entre ses doigts, la relit. Pour rien au monde, il n’aurait lâché le carton blanc.

Nicolas s’assoit en mettant ses coudes et ses mains derrière sa tête, pose le mot sur la table basse face à lui et respire profondément. Quelque chose vient de se passer. Il se lève et va choisir un livre dans la bibliothèque en bois d’acajou. Il en avait pris quelques-uns à l’hôtel. Sans hésitation ; « Le troisième mensonge. » Le livre qu’elle lisait. Et il va se rasseoir sur son fauteuil gris perle. Il ouvre le livre et laisse défiler les pages sous son pouce. S’arrête avant de commencer à lire ; « Nous commençons par les poissons. Nous les prenons par la queue et nous frappons leur tête contre une pierre. Nous nous habituons vite à tuer des animaux destinés à être mangés : poules, lapins, canards. Plus tard, nous tuons des animaux qu’il ne serait pas nécessaire de tuer. Nous attrapons des grenouilles, nous les clouons sur une planche et nous leur ouvrons le ventre. Nous attrapons aussi des papillons, nous les épinglons sur un carton. Bientôt nous avons une belle collection. »2

« Cruel, enfantin. C’est ce que j’avais dit à Clémentine ».

Nicolas essaie de se lever. Se tient aux deux accoudoirs de son fauteuil gris perle. En se retournant, il sent le sol bouger. Non, ce sont ses jambes qui ne veulent plus le supporter. Ses fesses retombent en arrière. Son dos s’affaisse, ses bras aussi. Ses méninges hésitent entre joie et appréhension. Toute forme de joie l’avait quitté depuis l’accident. Une subite peur de tout le cloîtrait maintenant dans sa chambre avec vue sur un mur bleu sale. Des jours entiers. Une invitation à boire un peu d’eau brûlante venait tout à coup de le surprendre. Lové dans sa couverture en cachemire, il a toujours froid. Mais une possibilité s’immisce chez lui par le dessous de sa porte. Il prend l’invitation avec lui sous la couverture.

Il est midi. Le soleil tape sur les fenêtres en éclaboussant ses chaussures neuves. Il hésite encore. Clémentine est haute en couleur. Lui : quelconque, invisible avec ses vêtements ternes comme la teinte de ses yeux. Un chagrin autour de son cou. À l’hôtel.

En cage dans sa chambre de luxe, Nicolas tourne autour de tables gigognes, d’un lit extralarge, de serviettes éponges changées tous les jours à température idéale pour un humain. Que désirait sa jeune voisine ? L’invitation de Clémentine n’était pas banale. « Faire connaissance ? Elle quitte l’hôtel bientôt ! » Il avait accepté. Avec son air de solitaire vivant sous des draps douillets où il avait amené peu de chose ; un chagrin. Rien de plus. Il ne lui dira rien de tout cela. « Peut-être attend-elle des types comme moi ? De pauvres types. On les reconnaît facilement ; ils peuvent être élégants mais la lumière dans leur regard a foutu le camp. Reste la peur de finir seul. Sans médicament. J’attends d’être soigné de mon incapacité à rêver. Mon cœur, tel un caillou, attend d’être lancé sur l’eau, de tracer des ricochets. Trop beau ! J’entends la voix de ma femme et Clémentine m’invite. Tout ne serait alors qu’une histoire de lecture ? À partager ? J’ai beau prendre mon air de dandy, je ne sais faire qu’attendre. Qui ? » En allant vers l’armoire, le miroir reflète son visage. Nicolas ne peut rester en place, va boire un verre d’eau, se cogne le genou au rebord de la table en verre. Et s’arrête face à la bibliothèque en acajou.

Il sait exactement ce qu’il veut l’entendre lire à haute voix. De sa voix de souris de bande dessinée. Cette femme s’était intéressée à lui. Pourquoi ? Lui qui ne se livrait jamais. Une originale en mal d’émotions peu courantes. Un nouveau jeu : un don de sa voix ? Une heure seulement. Clémentine lui avait même laissé le choix du livre. Autour du visage de Nicolas, ses mèches de cheveux attendaient d’être dérangées par une main amicale. Au moins.

Après une sieste, il commence à sentir le parfum des fleurs posées sur la table basse en verre de Murano. Une toute nouvelle sensation envahit son corps ; il est lessivé. Sa journée avait pris un sens.

17 h précises, Nicolas Martel est devant la porte de la suite 26. Habillé de neuf, il tient son livre entre ses deux mains. Cinq pas à faire. Avant de frapper à la porte de sa voisine. La porte s’ouvre et la jeune femme qui ressemble à Betty Boop apparaît. « Elle a comme un petit chat sauvage dans les yeux. Mais qu’est-ce qu’elle est belle ! » Il fait un pas en arrière, manque de se tordre une cheville :

— Bonjour Nicolas ! Je peux vous appeler Nicolas ?
— Bien sûr ! Bonjour… Clémentine.

Elle tient sa porte ouverte, le laisse passer. Il rentre le ventre. Sur la table basse du boudoir, il aperçoit des magazines ; Photos, Déclic et des scénarios : Love éternel, Le piano sans bémol, Apprivoiser l’océan… Il se sent loin de l’hôtel, loin de tout, proche seulement de cette femme qui vit dans son monde de contes pour adultes. Elle ne lui avait même pas demandé pourquoi il résidait là. À plein temps.

Peut-il décemment lui dire : « Je me remplis de vide. Je ne me souviens de rien. Je porte mon chagrin. Il est là, palpite au creux de mes mains. Je suis comme un pêcheur en bateau ; la mer est calme, aucun poisson. L’eau passe.Je vois mon visage, je suis seul. Non ! Ne raconte pas ça… » Il ne dit rien.

Il l’écoute maintenant faire des comparaisons entre leurs deux suites. La plus lumineuse, la plus confortable, la plus… Cet exercice dure un moment convenable. Clémentine porte une fine écharpe qui laisse paraître la ligne de son cou. Il aperçoit des roses dans un vase, des Stabilos fluo sur le bureau, un pull marin sur une chaise Compagnie des Indes. Tous les styles lui vont.

Clémentine l’accueille dans son living-room ; elle l’invite à découvrir les tableaux de peintres contemporains accrochés au mur tout en lui parlant de ses goûts culinaires et de la cueillette du thé dans l’Himalaya. Ce flot de paroles lui va. Il déteste parler de lui. Clémentine reste à bonne distance, fait le tour de son canapé en l’invitant à s’asseoir sur des coussins acidulés. Elle lui parle de tout en même temps ; cette façon inattendue qu’ils avaient eue de faire connaissance, sa lecture improvisée, le livre qu’il avait choisi. Nicolas l’épie sans bouger. Ce tourbillon le change de sa chambre sans désordre où il conversait avec son fantôme. C’est bien cela ; un désordre vivant qu’il voit chez Clémentine : des vêtements par-ci, par-là, des bracelets brillants à côté de son livre de chevet dont il ne voit pas le titre.

Elle se pose enfin. Entre eux deux, une table très design en céramique où attendent sur un plateau ; deux tasses, du sucre, des petites cuillères en vermeil et un pot d’eau chaude. Tout est prêt. La première fois qu’il avait attendu un cadeau comme celui-là, il avait 8 ans. Pour une fois, sa mère l’avait amené dans un parc près du bac à sable ; « Je vais boire un thé en te regardant jouer. Je suis là. » Et elle était allée vers une table du bar commander sa boisson. Ravi, il était resté sur le sable à jouer avec d’autres enfants. Chahuts et cache-cache ; « Maman, elle m’attend tout près, elle est là ! Je la vois. Elle boit du thé. » Il avait joué longtemps avant d’avoir un peu froid et de se retrouver seul. Il ne voyait plus sa mère. Le jour baissait, le laissant seul sur son tas de sable. Il s’était mis à pleurer, quand il avait entendu le rire de sa mère. Où était-elle ? Il alla vers les éclats de voix derrière le bar. Vit sa mère si insouciante qu’il se précipita vers elle : « Tu m’as oublié ! Oublié ! » Il ne voulait pas pleurer devant le patron du bar qu’il ne connaissait pas. Il agrippa la jupe de sa mère et ils s’en allèrent. Cette nuit-là, Nicolas fit pipi au lit.

Suite 26, chez Clémentine, une lumière naturelle sublime les magnifiques volumes grâce à une hauteur sous plafond remarquable. Le temps semble soudain s’arrêter dans cette atmosphère tranquille. Nicolas sent le velours des canapés, le soyeux des tentures et le moelleux des tapis. Ici et là, un bronze ouvragé ou quelques bibelots anciens, des livres d’art à feuilleter après avoir exploré les ressources du bar privé. La salle de bains toute en marbre de Carrare dispose d’une baignoire, d’une douche à l’italienne ainsi que d’une double vasque. Nicolas attend, son livre à la main.

Clémentine, elle, revient déjà en lui parlant des meilleurs thés, de son amour pour les chats, d’art divinatoire, de cinéma. Elle rit comme une souris de dessin animé. S’assoit dans un large fauteuil face à lui. Elle laisse aller ses bras et ses mains en l’air. Libres. La souplesse de sa silhouette fait le reste. Il a du plaisir à la regarder papillonner. Il cligne des yeux, les détourne, regarde dehors : un jardin suspendu de fleurs sauvages et de terre retournée.

Ce décor de luxe semble attendre des conversations subtiles et des Chuuutt complices.

Pendant que Clémentine sert le thé, il lui pose des questions sur son métier. Elle lui répond. Il poursuit, voulant tout savoir de ses passions en lui promettant de tout garder pour lui. Elle joue le jeu en prenant un air sérieux. En rigolant, il la supplie de lui révéler ses passions. À l’aise, Clémentine se laisse tomber sur un des canapés de sa suite. Lui répond ; l’escalade, la lecture et son métier. Un long silence conclut ses premières confidences. Lui la dévisage, la tête inclinée sur le côté. Sa main lâche l’accoudoir, il s’enfonce bien dans le fauteuil et l’écoute :

— Montrez-moi votre livre.
— Heu, je ne sais pas si… Maintenant ? La lecture ?
— Prêtez-le-moi ! S’il vous plaît.

Il se penche vers elle. Tête baissée. Elle ouvre une de ses mains. Nicolas résiste un moment avant de lui tendre les feuilles en papier reliées. Elle devine que ce livre vaut beaucoup plus que ce geste nerveux. Qu’elle ne trouve pas généreux. En s’emparant enfin du livre, elle lit le titre à haute voix : Le roman inachevé.

— Bel avenir ! Que voulez-vous achever ici, Nicolas ? Depuis des mois…
— Toutes les nuits, je viens retrouver une endormie à l’ombre d’un livre. Elle n’arrive jamais. Tout ce que je veux c’est que vous me lisiez un passage…
— La douleur n’est pas bonne conseillère Nicolas, ni le chagrin.
— J’ai mis un marque-page… le passage… s’il vous plaît.

Clémentine hésite un moment. Elle ouvre et referme le livre. Cherche une dédicace, un signe. Rien. Mains soignées et cheveux propres, il la regarde. Attend juste qu’elle ouvre la bouche. Clémentine ne se presse pas. Tourne les pages une à une jusqu’au passage choisi. Lui, comme un enfant, attend que ses lèvres s’ouvrent. « Qu’est-ce que je cherche ici ? » Son questionnement s’arrête net quand elle commence sa lecture. Ses jambes s’allongent, son cou devient moins douloureux. Silence et elle commence : « Tu m’as trouvé comme un caillou que l’on ramasse sur la plage, comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l’usage. Comme l’algue sur un sextant qu’échoue à terre la marée. Comme à la fenêtre, un brouillard qui ne demande qu’à entrer. Comme le désordre d’une chambre d’hôtel qu’on n’a pas faite du voyageur sans billet assis sur le marchepied du train. »3

Clémentine fait résonner ses deux cordes vocales tout en clarté. Ce feu passe par les oreilles de Nicolas comme le soyeux d’un thé délicat. Une boisson pour tous les cœurs hésitants, tous les voyageurs sans bagage. Sensuelle et déterminée, sa voix d’accompagnatrice le fait capoter en avant. En fermant les yeux, il retrouve une émotion oubliée. Nicolas, le voyageur sans boussole, se lève de son fauteuil gris perle. Et se dirige vers sa « lectrice » assise sur son canapé en velours soyeux.

— Merci Clémentine, merci beaucoup…
— Ne me remerciez pas, j’aime lire à haute voix.
— Pour un voyageur sans billet comme moi ? Toutes les nuits dans mon lit défait, j’attends. Que faire ? Ma belle endormie disparaît toutes les nuits ? Elle était ma vie.
— Moi, je ne disparais pas la nuit Nicolas !
— Ah !

Elle se cache en mettant seulement ses mains sur son visage. Il ne sait pas quoi faire. Et repart silencieusement. En la regardant. « Au revoir, Clémentine. Merci. » Longtemps après son départ, la porte de la Suite 26 reste ouverte sur le couloir.

L’incertain se rapproche peu à peu

Avant de quitter l’hôtel après ses quelques jours de retraite volontaire, Betty Boop l’avait invité à un déjeuner léger. Chez elle. Sa maison. Ce court séjour à l’hôtel l’avait rapprochée d’un homme qu’elle connaissait à peine. Elle ne lui montrait rien, mais ce moment passé ensemble avait ébranlé sa vie de Clémentine hyper inventive, rapide, efficace. En une seule séance de lecture qui avait duré à peine une heure, elle avait redonné à Nicolas des couleurs. Sa spontanéité et son air de lutin à bouche rouge rendaient sa lecture authentique. Pour une fois depuis des mois, il ne s’était plus senti seul. Reclus. Clémentine, elle, avait vécu un moment calme dont elle n’avait plus l’habitude.

Alors, avant de partir du palace, elle l’avait invité chez elle ; rue des Oiseaux. Il avait choisi un déjeuner. Dans le long couloir, elle était partie en lui jetant un regard malicieux :

— Ici, je lis… Chez moi, je vis !
— Ah ! Oui !

Qui était cette Clémentine qui lui avait fait la lecture ? Qui était cette femme qui avait su lui ouvrir les yeux et lui mettre de la pommade dans l’oreille en une heure seulement. Il lui en était reconnaissant. Il avait accepté son invitation à déjeuner en laissant échapper le livre qu’il tenait. Et vite il était allé se réfugier dans sa chambre vide après avoir noté son adresse.

— Dimanche ! À 12 h précises !
— À dimanche. Oui. Oui. Au revoir, Clémentine.

Lui repart déjà entre ses quatre murs de luxe. Il se repose cette nuit-là. Son fantasme ; la belle endormie n’est plus dans son lit. Aucun rêve. À son réveil, seul un écho vivant le tire de sa torpeur. Celui d’une Betty Boop à longs cils bleus. Clémentine. Elle avait accompagné sa lecture de gestes suspendus, d’intonations nasillardes, douces, accompagnées de rires, de soupirs. « Ses lèvres faisaient toutes sortes de dessins avec de l’air. » Au fil de ses collants cuivrés, toutes sortes de mots et de silences venaient aux lèvres de Clémentine.

Il s’était laissé faire. Avait dit oui à son invitation pour un déjeuner chez elle. Sans réfléchir. Une victoire sur sa douleur. Il se frotte les mains tout en croisant ses doigts. Avant d’aller s’allonger sur son lit. Nicolas le sait ; en ville, Clémentine n’habite pas loin. 3 jours les séparent avant dimanche. Il a bien l’intention de les voir défiler. Sa vie venait de changer ; il avait pris du plaisir à l’écouter lire. Un lien invisible les liait l’un à l’autre maintenant. Il en était sûr. Il ne savait pas encore ce qui se passait. Nicolas préfère marcher de long en large. Va ouvrir les rideaux tirés. Un rai de lumière envahit sa chambre.

Depuis trois mois, il n’avait rendu visite à personne. Il travaillait soi-disant dans sa chambre. De toute façon, il avait peu d’amis et ne pratiquait que le tir à l’arc. Il avait mis son ancienne vie entre parenthèses. Un moment. Au moins. Il voit Clémentine demain dimanche, chez elle.

Ce matin, après une marche par des raccourcis qu’il connaît par cœur, Nicolas se retrouve devant une maison miniature ornée d’une devanture en verre et aluminium, « pas courant… » Il sonne à la porte en regardant ses chaussures. Avec ses friandises : chocolat et oranges amères, il se sent bête. Sans défense. Sans plan d’action. Mais, il est là. Il regarde le ciel ; gris. Envie d’entrer dans la mini-maison de Betty Boop. Il entend sa voix :

— Bonjour Nicolas ! Alors, toujours à l’hôtel de la mer ?
— Heu oui, Clémentine. Je déteste les tâches ménagères.
— Moi, quelques jours me suffisent : un répit. Ensuite, je m’ennuie. Ce décor devient vite trop rangé pour moi. Entrez !

D’une main franche, elle pousse son épaule et ouvre la porte de l’autre. La poignée résiste un moment avant de s’ouvrir sur une pièce. Ses longs cils bleus battent autour de ses yeux. Clémentine fait de la place comme elle peut en le précédant. Il la suit dans une pièce aux murs blanc neige. Et ce sont des visages burinés et des mains flétries jusqu’à l’os qui le dévisagent. De grandes photos accrochées sur un mur. Immédiatement, des rides creusent son visage. Ses mains ont travaillé dur si longtemps. Ses yeux ne voient plus loin et son cœur se met sur pause. En noir et blanc.

Clémentine lui désigne un fauteuil crapaud où il va s’asseoir. Croise ses jambes. Il la regarde virevolter chez elle. Faire du bruit, s’extasier, l’interroger. Il ne répond pas à toutes ses questions. Reste silencieux en caressant le dossier du fauteuil crapaud avec la paume de sa main. Elle ne se décourage pas. Lui parle : scénarios, plans de travail et caprices de stars. Il ne comprend pas tout mais une chose est certaine : il ne veut pas l’interrompre. Regarde la porte d’entrée fermée.

Ils sont là ; sages et à bonne distance quand retentit un bref coup de sonnette.

Surprise, Clémentine se lève et va ouvrir sa porte. Un policier est là.

— Bonjour Madame, on vient de retrouver un véhicule volé. C’est bien le numéro de votre plaque d’immatriculation ?
— Oui ! Mais, elle était garée devant la maison !
— Suivez-nous. S’il vous plaît. Prenez les papiers de votre véhicule.

Nicolas voit toute la scène, n’ose bouger de son fauteuil crapaud. Il voit Clémentine inquiète. Se redresse.

— Allez récupérer votre voiture ! Je vous attends ici !
— Merci Nicolas, je fais le plus vite possible !

Et elle part en prenant son large sac à main. Seul dans la pièce aux murs blancs, il se rapproche des visages cachés par des mains centenaires. En grand format. Des regards éteints. Leur seule mélancolie comme bien. : « Je suis éreinté, sans rêve et sans secret. J’ai tout vu ici-bas. Je suis abasourdi par tant de pauvreté. Toute ma vie. Mes rides, mes mains sales, crevassées. Mon seul héritage. »

Et Nicolas va se rasseoir dans le fauteuil crapaud. De là, il peut voir la pièce à vivre de Clémentine. Il hésite entre son rôle de gardien improvisé ou celui d’espion désigné. Se sent un peu les deux. Une lumière venant par une fenêtre à sa droite le fait papilloter des yeux. En les ouvrant, il voit une baie en verre coulissante, une terrasse et un futon. Au sol. Quelques coussins à volutes noires et blanches enlacées. « Le Ying et le Yang, le Tout et le Rien. Ah bon ! Elle est comme ça, Betty Boop ? »

Nicolas se lève, va vers la terrasse. Bras ballants, il se dirige vers la bulle de lumière. Pense à Clémentine et à son métier de scénariste de séries télé à succès. Les personnages qui naissent sous son toit font exactement ce qu’elle désire quand elle le désire. Épisode après épisode, son fouillis de mots et d’images écrivent scènes en séries télé. Ce qu’elle veut vraiment, c’est mêler : fantaisie, humour, tragédies. Et histoires de stars. « Ce qu’elle fait… » Voilà ce que pense Nicolas Martel dans le coin zen de la pièce blanc neige.

Il la voit bien passer des heures là. Assise en lotus sur son futon. Pratiquer des exercices de méditation. Puis, il faut faire vite ; écrire vite, tourner vite et diffuser. La saison prochaine. Les téléspectateurs s’attachaient aux personnages de la série, sondage à l’appui. Lui regarde peu la télé. Le JT. Pas plus. Il commence à envier Clémentine. En tournant la tête vers le fond de la pièce, il découvre 1, 2, 3 écrans plats alignés en hauteur. « Pour regarder ses séries télé ! Clémentine est une boulimique de travail, on dirait… »

Il revient s’installer sur son fauteuil crapaud : « Je ne suis pas chez moi, je n’ai pas de chez-moi. » Assis chez Clémentine, il fixe les photos grand-format : des visages misérables et des mains de forcenés. Il tourne la tête, ne comprend pas bien le choix de Clémentine. Tous les jours, chez elle, des mains aux ongles noirs et à la peau cent fois usée ? Tout un mur. « Clémentine est jeune, ces photos montrent la beauté des rides, des regards qui ont tout vu. Tout reçu… Et ces taches brunes sur ma peau sensible. Elles me rappellent celles de mon père quand il commençait à vieillir. Je les avais en horreur. Sur ma peau, je les ai en horreur. » Nicolas sent une décrépitude s’infiltrer en lui comme une longue fièvre qui n’en finit plus. Ses cellules se trouvent chamboulées, de futurs sillons profonds apparaissent sur son visage. Assis seul, il considère la situation : « Clémentine n’a pas 40 ans. Le dénuement, la gêne d’exister, elle les contemple en photos. Elle n’a pas peur. Moi, j’ai peur de tout. »

Il regarde sa montre, une heure qu’elle est partie. Il se lève d’un bond du fauteuil. Marche un peu. Après la vieille tristesse, il veut voir la lumière et se dirige vers un coin plus accueillant ; le coin zen avec pousses vertes. En voyant le livre du Yi King ouvert, il hésite un moment. « Clémentine prend-elle ses décisions importantes à la lueur d’un livre divinatoire ancestral ? » Il s’assoit en tailleur avec le livre des oracles. Lui ne croit plus en rien. Il lit un oracle tiré par Clémentine. Marqué d’une croix en crayon à papier :

— La solidarité apporte la fortune. L’incertain se rapproche peu à peu. Sonde l’oracle une fois encore pour savoir si tu as sublimité, durée et persévérance.4

Une autre croix lui saute aux yeux :

— La difficulté initiale opère une sublime réussite favorisée par la persévérance. Ne rien entreprendre.5

Il lâche un petit rire. Cherche à savoir le plus secret d’une vie de femme dynamique. Et brillante. Il hésite à quitter le coin lumière retrouver les mains sales. Exposées au mur. Nicolas commence à douter, à vouloir s’enfuir loin de ces objets qui ne sont pas les siens. « Je vais plutôt me faire conseiller par un oracle personnalisé, je verrai bien. Aucun risque chez Clémentine. »

Normalement, il est chez elle pour un déjeuner léger. Aucune table n’est mise. Il inspire un air frais. Commence à avoir faim. En fait, il ne veut plus bouger de là. Il la voit bien jeter trois pièces en l’air, dessiner l’hexagramme et chercher l’oracle correspondant. Tout est calme autour de lui, il a envie d’essayer. Il s’assoit sur le futon et jette les trois pièces en l’air. Elles lui indiquent un chiffre qui révèle l’oracle correspondant à la question posée. La sienne est bancale « Aurai-je pour seul avenir l’Hôtel de la mer et son mur bleu ? » En grimaçant, il lit l’oracle : « Suivre son évolution fait que la transformation de l’être s’effectue. Tout change, tout évolue. Le garçon devient un homme fort, et en suivant son chemin tant bien que mal, il deviendra peut-être sage. »6

« Pas envie d’évoluer, de changer. Je n’ai pas envie d’être sage. Je ne le suis pas. Suis un invisible qui vit à l’hôtel. Suis-je encore fréquentable, aimable ? En arrivant chez elle, Clémentine était repartie sans le vouloir. Une urgence. J’attends qu’elle revienne. Pourquoi s’intéresse-t-elle à moi ? L’invisible de l’hôtel de la Mer ? Celui qui aime qu’on lui fasse la lecture. Je suis faible. J’ai choisi de me dissimuler pour oublier ma femme, ses lectures, notre moulin. Clémentine a dérangé ma vie en quelques pages. Une heure. J’ai envie qu’elle revienne. »

Il suit son chemin chaotique comme il peut. Sans rêve ni avenir. Dans cette maison qui n’est pas la sienne, sa respiration devient plus vaste. Depuis longtemps, il ne s’était senti aussi bien. Il marche en hésitant avant de découvrir une porte entrouverte où est écrit : « Ici, je dors. » En dessous une photo de Clémentine enfant sur les genoux d’une dame qui semble être sa grand-mère. Elles se regardent toutes les deux en ignorant l’objectif. Une deuxième photo montre Clémentine seule entourée de cadeaux sous un sapin de Noël. Pas un sourire. Mystérieuse Clémentine. Il heurte un tabouret bas avec son pied : « Cette femme invente, recommence, réécrit des dialogues bien ficelés pour séries télé. Elle sort certainement beaucoup le soir. Et moi, je n’ai aucun avenir. »

Il découvre par la porte ouverte ; son lit défait, une table de chevet et un livre. Il peut même entendre la respiration régulière de Clémentine. Et sans faire de bruit, il entre dans la pièce. Contemple une de ses robes de soirée étalée sur son lit. Il est seul chez une inconnue. Aperçoit son livre de chevet après les devinettes du Yi King. Nicolas s’approche. Le livre est posé sur le ventre. Il jette un coup d’œil ; Le loup des steppes. Il l’a lu, il y a longtemps. Ne sait plus de quoi parle le livre qu’il prend entre ses mains. Elle s’appelle Hermine, une initiatrice. C’est tout ce dont il se souvient. 3 secondes et il remplace Hermine par Clémentine. Et rit de bon cœur en pensant à l’oracle : La difficulté initiale opère une sublime réussite favorisée par la persévérance.

Il laisse la porte de la chambre entrouverte, revient sur son fauteuil crapaud. Étend ses jambes quand retentit une voix connue :

— Je suis là Nicolas ! J’ai récupéré ma voiture. Pas trop longue mon absence ?
— Absence ? Je n’étais pas tout à fait seul.

Et il s’accroche à la poignée du fauteuil. Il est là pour déjeuner. La jeune femme recommence à bouger, à ouvrir ses placards. Elle est pressée. Sur son visage, une ombre passe mais elle retrouve vite son sourire de cinéma. « Je ne sais rien de cet homme qui vit à l’hôtel et le voilà chez moi… »

Clémentine voulait le voir hors de l’Hôtel, loin de ses clients inconnus, loin de l’Avenue de la mer au centre d’une ville de province fortunée. Quand le moment sera venu, elle lui demandera pourquoi il réside là. « Aussi longtemps ! » Une intuition la traverse en le dévisageant. Elle sait qu’il ne dira rien à l’hôtel. Clémentine voudrait être la confidente d’un homme qui semble être tout son contraire. Première fois. Elle aime jouer. Et Nicolas ne peut lui faire aucun mal avec ses yeux ternes. À l’hôtel, la façon qu’il avait eu de l’écouter lui faire la lecture de sa voix vivace l’avait remué. Il avait lâché les accoudoirs du fauteuil. S’était rapproché du canapé. Clémentine s’était alors arrêtée de lire un moment et s’était aperçue du cadeau que cette lecture représentait pour Nicolas. Lui, avait mis son poing sur son cœur comme pour le protéger. Les yeux fermés, il balançait sa tête de gauche à droite, enivré par les mots de sa lectrice.

Chez elle, il ne se sent plus enfermé dans un abri de luxe. Par la porte laissée ouverte sur le jardin de Clémentine, il aperçoit une banquette en pierre patinée où il voudrait aller s’asseoir. Clémentine quant à elle, va et vient à l’aise entre ses scénarios, son bar ouvert sur la pièce principale et ses coussins couleur sable. Cette fois, elle accueille un timide, un maladroit, limite autiste. Dans sa maison avec jardin privatif et herbe verte. Lui, en tenue décontractée ; jean et polo blanc. Avec ses chaussures neuves et ses yeux clairs, elle le veut vivant. Des fois, elle détourne la tête, un peu gênée. Il le remarque.

— Je vois que vous regardez mon jardin. Voulez-vous en profiter ? Le temps pour moi de préparer la table ?
— Oui, bien sûr. Puis-je vous aider ?
— Non, non. Merci, Nicolas.

Et il marche vers la banquette en pierre patinée après avoir fait coulisser les baies vitrées. Il ne la quitte pas des yeux. De temps en temps elle lui fait un signe de la main ; « Pas encore ! » Près de lui, seules des ronces à épines peuvent être ses confidentes. Peu importe. Elle est à quelques mètres de lui. Assis sur la pierre patinée, il a peur que Clémentine disparaisse sur un des écrans plats de son salon. Il ne lui dira rien. Il le sait d’avance. Ni de son ancien métier ; Directeur d’une entreprise de BTP ; costume et cheveux ras de rigueur où il avait gagné beaucoup d’argent. Ni de son passé proche. Il faisait partie de ces hommes qu’on remarque peu et qu’on oublie très vite. Sauf dans un hôtel de luxe aux notes mirobolantes.

Il voit des arbres feuillus dont il ne connaît pas le nom. Perchés sur les branches, des oiseaux chantent sans le voir. Lui voudrait être en vacances. La seule fois où il était allé en vacances sans ses parents, il avait beaucoup aimé. Sa mère ne l’oubliait plus partout : au bar, à un guichet de banque, à la maison. Elle le vivait comme une simple distraction. Sans gravité parce qu’elle avait toujours ramené « Mon Fils » à la maison. C’est comme cela qu’elle l’appelait. À sept ans, Nicolas faisait de plus en plus pipi au lit. Et ses parents avaient divorcé. Plus grand, il passait toutes ses soirées dans un club de billard. Sa mère ne rentrait plus toutes les nuits. Elle ne l’oubliait plus partout… « Mon Fils. »

Nicolas ne s’était jamais marié avec Clara. Elle ne s’en souciait pas. Autour d’eux, les couples se faisaient, se défaisaient. En quelques nuits seulement. Quelques minutes, quelques années. Cela ne lui suffisait pas. Il désirait une balançoire de mots. D’où ils pourraient s’envoler pour de bon. De la terre ferme. De ses soldats en plomb.

Venant de la maison, il sent des arômes secrets qu’il ne devine pas. Ses yeux s’arrêtent sur les ronces. Il lui montre son pouce pour lui dire que tout va bien. Alors que tout va mal ; « Je suis inconsolable et j’ai peur des femmes, surtout de celles qui s’en vont. Je ne sais pas ce que je fais chez elle. Avoir mal, encore et encore. Bien après la douleur originelle. Ma femme… »