Eugène Tavernier un poilu dans la guerre Tome III Paris - Clément Jean - E-Book

Eugène Tavernier un poilu dans la guerre Tome III Paris E-Book

Clément Jean

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Beschreibung

Rentré de Salonique le 13 mai 1917 avec le paludisme, Eugène Tavernier retrouve à Paris sa femme et son fils, mais les premiers bombardements sur la capitale vont à nouveau bouleverser la vie du couple. Henriette est enceinte et comme des milliers de Parisiens qui fuient la capitale et une possible avancée allemande, elle quitte Paris avec sa soeur et leurs deux enfants pour se réfugier à Pau. À nouveau séparés, les époux reprennent leur échange de lettres. Henriette vit mal cet exil dans une ville triste où tout manque tandis que sa soeur craint le pire pour sa maison de Château-Thierry qui est sous le feu des combats. Eugène, qui travaille comme infirmier auxiliaire à l'Institut Pasteur expédie colis et malles à sa femme et gère les affaires du couple comme il peut. Il ne rejoint sa femme à Pau, en train de nuit, que pour de rares permissions, de trois jours tout au plus. Ses lettres, dans les quelles il se raconte avec humour constituent un témoignage passionnant de la vie parisienne en cette année 1918 où la guerre peut basculer d'u moment à un autre. Finalement Henriette accouchera d'une petite fille, Marie Louise et ne retrouvera Paris qu'en octobre. Ainsi s'achèvent ces années de douloureuse séparation entre les époux en même temps que leur correspondance, si précieuse sur ces années de guerre.

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Seitenzahl: 426

Veröffentlichungsjahr: 2019

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À ma mère qui a précieusement gardé ces lettres pour nous les transmettre

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64

Chapitre 65

Chapitre 66

Chapitre 67

Chapitre 68

Chapitre 69

Chapitre 70

Chapitre 71

Chapitre 72

Chapitre 73

Chapitre 74

Chapitre 75

Chapitre 76

Chapitre 77

Chapitre 78

Chapitre 79

Chapitre 80

Chapitre 81

Chapitre 82

Chapitre 83

Chapitre 84

Chapitre 85

Chapitre 86

Chapitre 87

Chapitre 88

Chapitre 89

Chapitre 90

Chapitre 91

Chapitre 92

Chapitre 93

Chapitre 94

Chapitre 95

Chapitre 96

Chapitre 97

Chapitre 98

Chapitre 99

Chapitre 100

Chapitre101

Chapitre 102

Chapitre 103

Chapitre 104

Chapitre 105

Chapitre 106

Chapitre 107

Chapitre 108

Chapitre 109

Chapitre 110

Chapitre 111

Chapitre 112

Chapitre 113

Chapitre 114

Chapitre 115

Chapitre 116

Chapitre 117

Chapitre 118

Chapitre 119

Chapitre 120

Chapitre 121

Chapitre 122

Chapitre 123

Chapitre 124

Chapitre 125

Chapitre 126

Chapitre 127

Chapitre 128

Chapitre 129

Chapitre 130

Chapitre 131

Chapitre 132

Chapitre 133

Chapitre 134

Chapitre 135

Chapitre 136

Chapitre 137

Chapitre 138

Chapitre 139

Chapitre 140

Chapitre 141

Chapitre 142

Chapitre 143

Chapitre 144

Chapitre 145

Chapitre 146

Chapitre 147

Chapitre 148

Chapitre 149

Chapitre 150

Chapitre 151

Chapitre 152

Chapitre 154

Chapitre 155

Chapitre 156

Chapitre 157

Chapitre 158

Chapitre 159

Chapitre 160

Chapitre 161

Chapitre 162

Chapitre 163

Chapitre 164

Chapitre 165

Chapitre 166

Chapitre 167

Chapitre 168

Chapitre 169

Chapitre 170

Chapitre 171

Chapitre 172

Depuis qu’Eugène est rentré de Salonique le 13 mai 1917, la correspondance entre les époux a perdu son caractère de nécessité vitale puisqu’ils sont tous les deux réunis à Paris. Eugène n’est pas démobilisé (il ne le sera qu’en 1919) mais, rentré avec le paludisme, il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu où il est occupé à diverses tâches. Il a la permission de rentrer chez lui le dimanche retrouver sa femme et son fils rue Titon. Il lui arrive même parfois de faire le mur pour passer quelques heures avec eux dans la semaine.

Pendant cette période nous savons qu’Henriette a fait une fausse couche, mais pour le reste nous n’avons plus de lettres avant le 17 mars 1918. Non pas que les époux aient cessé de s’écrire. Les lettres jouent à cette époque le rôle dévolu aujourd’hui au téléphone ou au courrier électronique. Mais cette partie de la correspondance a disparu pour une raison inconnue.

Cependant les événements de la guerre vont à nouveau séparer les époux et la correspondance va reprendre, à un rythme plus fréquent que jamais. Et cette fois, pour notre bonheur, Henriette a gardé les lettres. Ce sont elles qui font l’objet de ce troisième volume.

Le 21 mars 1918 les Allemands lancent l’offensive « Michael » en Picardie. Le 23 les premiers obus de la « Grosse Bertha » tombent sur Paris. Le 28 Henriette et sa sœur Louise font comme des milliers de parisiens, elles fuient la capitale bombardée et la menace allemande pour s’installer à Pau avec leurs enfants. Le choix de cette ville des Pyrénées reste inexpliqué dans la correspondance mais on peut comprendre qu’il est dicté par l’envie de mettre la plus grande distance possible entre eux et la guerre. Elles y resteront six mois et ne rentreront qu’avec la certitude que la victoire ne peut plus échapper aux Alliés.

Cette distance mise entre les époux va contribuer à tendre leur relation. Certes Eugène reste très amoureux et soucieux de sa famille. Dès qu’il en obtient la permission il prend le train pour Pau ce qui représente toujours une épreuve pénible. Les permissions dépassent rarement un week-end. Les trajets de nuit sont très longs et inconfortables. On voyage assis, parfois couché dans un couloir encombré de bagages. Eugène et Henriette se retrouvent pour quelques heures seulement d’une intimité difficile à obtenir. Une nuit, une promenade au bord du Pau quand le temps le permet et c’est le retour à Paris.

La relation entre les époux est affectée par la grande inégalité entre leurs situations respectives. D’un tempérament naturellement dépressif, Henriette vit très mal sa situation. Elle a quitté Paris enceinte et cette grossesse la fragilise physiquement et moralement. Pau est une ville triste, souvent sous la pluie. Henriette et sa sœur vivent à l’étroit, sortent rarement, ne savent trop comment occuper les enfants qui tournent en rond et importunent les voisins. Les disputes ne sont pas rares. À cela s’ajoutent les difficultés de ravitaillement car à Pau encore plus qu’à Paris tout manque. D’où les demandes incessantes d’Henriette pour réclamer l’envoi de colis dont l’inventaire fait sourire aujourd’hui. Eugène fait ce qu’il peut pour y répondre en remplissant des malles d’objets censés rendre la vie plus facile à Pau et qu’il a du mal à trouver dans les armoires de la rue Titon. Réussir à les envoyer par le train est un vrai casse-tête.

Mais ce qui revient le plus souvent dans les rares lettres conservées d’Henriette ou que l’on devine à travers celles d’Eugène, c’est le souci de l’avenir. Car le temps de la guerre et celui de la grossesse sont orientés parallèlement vers une fin inéluctable. L’armistice pour la guerre, l’accouchement pour Henriette. Ces deux situations d’attente nourrissent les espoirs et les craintes. Deux questions reviennent souvent dans les lettres : quand rentrer et où accoucher. Paris n’est pas sûr et il faut chercher ailleurs. La maison de Louise à Château-Thierry est trop proche du front. Fontainebleau est un moment envisagé, mais l’option la plus évidente semble être la Loupe où se trouve la famille de l’oncle Henri, à moins que ce ne soit Almenêches dans la famille d’Eugène. Dans tous les cas il faudra quitter la rue Titon et commencer de déménager des meubles pour les mettre à l’abri. Mais dès le mois de mai le médecin interdit à Henriette de voyager.

La situation d’Eugène contraste fortement avec celle d’Henriette. Resté à Paris ses lettres sont un témoignage précieux de la vie des Parisiens en cette année 1918. Après un premier séjour à l’Hôtel-Dieu il est transféré à l’Institut Pasteur où il est soigné et travaille d’abord à la confection de colliers au profit de l’œuvre « Les blessés au travail ». Mais très vite il trouve à s’employer à des tâches administratives puis comme infirmier auxiliaire. Comme à Salonique ses qualités le font remarquer par le médecin major qui lui laisse une certaine initiative et répond favorablement à ses demandes de permission. Mais ce qui rend sa situation très supportable, c’est qu’il rentre tous les soirs chez lui, rue Titon. Certes les nuits n’y sont pas toujours tranquilles. Quand le ciel est clair les sirènes lancent l’alarme et tout le monde descend à la cave pour s’abriter des Gothas, ces bombardiers allemands qui menacent Paris, sans faire trop de dégâts cependant.

Dans ses moments de liberté Eugène partage la vie des Parisiens, loin du bruit et de la fureur de la guerre dont il suit cependant les nouvelles du front dans les journaux. Il aime rendre visite à des camarades, se rend souvent rue Mathis chez la famille de Charlotte, la sœur de Louise revenue de Grenoble, fréquente les cafés où il retrouve des amis pour des parties de cartes. Il profite de la vie parisienne, se rend parfois au cinéma ou au théâtre. Retrouvant sa vie de célibataire il retourne même au Vel’d’hiv de sa jeunesse pour faire du patin à roulettes !

Mais Eugène est aussi un fils dévoué à sa famille et à celle de sa femme. Dès qu’il le peut il prend le train pour Almenêches chez sa mère ou Argentan chez sa sœur ainée ou encore au Mans chez sa sœur cadette. Il y retrouve ses origines normandes, donnant un coup de main pour faire les foins ou accompagnant un ami pour une partie de pêche. La campagne est aussi une source de ravitaillement. Il en ramène du cidre qu’il met en bouteille à la cave et du beurre qu’il sale et met en pots.

Cependant à partir du mois de mai la situation militaire vient bouleverser la vie de Louise, la sœur aînée d’Henriette. En mai les Allemands s’emparent de Soissons, puis de Fère-en-Tardenois. Ils sont arrêtés devant Château-Thierry grâce au renfort des Américains. Les combats reprennent au mois de juillet. L’offensive allemande dite de « Champagne » se heurte à la résistance franco-américaine lors de la bataille de Château-Thierry dite « seconde bataille de la Marne ». Les Allemands sont refoulés, mais la ville a été bombardée. Louise qui s’était déjà inquiété pour sa maison du Tréport au début de la guerre est bouleversée à l’idée de retrouver sa maison de Château-Thierry en ruine. Dès qu’Eugène obtient la permission d’entrer dans la ville, il s’y rend avec Louise pour découvrir l’ampleur des dégâts. Tout a été dévasté et la maison est squattée par des soldats, ouverte aux pillards.

Le 22 août nait à Pau une petite fille, Marie-Louise, qu’on appellera Loulette puisqu’on appelait son frère Loulou. Eugène qui s’apprêtait à rejoindre Pau pour la naissance est surpris par cette nouvelle arrivée plus tôt que prévu alors qu’il est à Almenêches. Il saute dans un train et reste à Pau jusqu’au 1er septembre. Henriette ne quittera Pau que le 10 octobre. Les époux sont enfin réunis. Fin de la correspondance.

L’armistice avec la Bulgarie est signé à Salonique le 29 septembre avant celui d’avec la Turquie le 30. La guerre est sur le point de finir. La vie va reprendre ou plutôt elle va commencer vraiment pour ce couple d’amoureux que la guerre a séparé si tôt et si longtemps. Et nous qui, grâce à cette correspondance conservée précieusement, avons vécu ces années de guerre auprès d’Eugène et d’Henriette et partagé leur vie jusque dans son intimité la plus secrète, nous ne sommes pas près d’oublier ce que nous leur devons.

Eugène en 1917, avant son retour en France

Eugène à l’Hôtel-Dieu (au centre de la photo)

1

[17 mars 1918] Lundi, 4 heures

Ma petite Zette,

Quand je suis parti hier soir j’avais bien remarqué que la nuit était déjà venue mais j’ai été bien surpris en arrivant au métro de voir à la pendule de la gare qu’il était 9 heures. Ma montre retardait de 35 minutes et je suis arrivé seulement à l’hôpital à 9h1/2. Tout s’est bien passé malgré cela mais tu pourras faire avancer notre pendule d’une demi-heure car je l’ai réglée sur ma montre !!

À part cela à la visite de ce matin on m’a prescrit une nouvelle série de piqûres à commencer demain. Elles finiront juste samedi, tout au moins celles de quinine, ce qui ne m’empêchera donc pas de sortir dimanche et d’aller t’embrasser mon cher vieux, mais il n’y faut guère compter avant !!

J’espère que tu as passé une bonne nuit et que tes douleurs sont enfin disparues. As-tu pu écrire à Louise et à Charlotte1 ? Dépêche-toi de te rétablir, mon vieux Loup, et je compte bien te retrouver dimanche sinon debout, car il ne faut pas faire d’imprudences (aucune !!!!)2 mais plus vaillante qu’hier. Et notre Loulou. Il m’a promis d’être bien sage hier avant que je parte. S’il tient sa promesse !! dis-lui que je lui porterai une boîte de gâteaux dimanche.

J’ai terminé un de mes colliers et vais commencer le deuxième ce soir. Si je reste longtemps encore ici, j’en demanderai 4 par semaine !!! J’ai tout mon temps maintenant puisque je n’ai plus de visites et ne puis plus sortir. Je préférerais encore n’en faire que deux et pouvoir aller plus souvent te voir ou te revoir « chez moi » comme dit Loulou. Allons, je termine car tout ce que je te raconte est bien décousu. J’ai fait sensation avec mon « bleu3 » et comme petit Charles avec son passe-montagne, on a été jusqu’à m’appeler l’aviateur.

Embrasse bien Aline4 pour moi. Amitiés à Mme Fourny. Je t’embrasse bien bien fort et petit Loup aussi. Ton grand Jo.

1 Charlotte est la sœur aînée d’Henriette.

2 Henriette est enceinte depuis le mois de décembre 1917.

3 L’uniforme bleu horizon se généralise à partir de 1915.

4 Aline Bridoux, une parente d’Henriette qui venait lui rendre des services.

2

[18 mars 1918] 2) Mardi 6 heures du soir

Mon vieux Loup,

Je comptais presque !! sur une lettre de toi aujourd’hui mais je n’ai pas eu ce plaisir. Peut-être serai-je plus heureux aujourd’hui. Enfin pas de nouvelles bonnes nouvelles et j’espère que cela va de mieux en mieux et que tu ne vas même pas t’apercevoir de la période considérée ordinairement comme critique en pareil cas.

Pour tuer le temps je suis allé au concert. Cela m’a fait passer une heure et je vais me remettre dare-dare au travail pour abattre mon deuxième collier ce soir. Et allez donc. Demain matin au tour du troisième. Bonne semaine. Fort heureusement que j’ai ce passe-temps-là car j’aurais le temps de me tourner les pouces surtout depuis ces quelques jours où je suis si seul. Je ne sais si je pourrai résister jusqu’à dimanche à l’envie d’aller t’embrasser.

On m’a fait ma première piqûre tantôt et prendrai donc ma deuxième samedi. Je serai donc complètement piqué !! pour aller te voir dimanche.

Veux-tu m’envoyer la lettre de Bernie [?], de Salonique que j’ai laissée sur la commode dimanche. Je voudrais lui répondre mais je l’ai lue si distraitement que je ne me rappelle plus guère ce qu’elle contient. Si tu as d’autres lettres ou nouvelles, envoie-les-moi ou raconte.

Petit Loup est-il toujours bien sage ? Combien Mme Wagner t’a-t-elle demandé ? Je voudrais déjà être à demain pour te lire car je compte bien sur une lettre. Sans cela, gare !!

Mille baisers pour toi, ma petite Zette, et notre petit Marcel. Amitiés à Aline et à Mme Fourny.

Ton grand Jo

3

[23 mars 1918] Samedi 7 heures du matin

Mon vieux Loup,

Comme tu as dû avoir peur cette nuit, mon pauvre vieux, surtout que tu étais condamnée à rester clouée au lit au lieu de pouvoir aller chercher sinon un abri du moins une société chez Mr Fourny. Nous avons, en effet, été réveillés à 11h1/2 par les sirènes et les pompiers et ça a été un tohu-bohu peu ordinaire dans la chambre5. Tout le monde était debout et installé aux fenêtres. Les discussions et les suppositions allaient leur train. Comme j’ai pensé à toi, mon pauvre vieux, et comme j’aurais voulu être près de toi pour te rassurer au moins par ma présence.

Comment as-tu passé la nuit ? Mauvaise sans doute car cela a dû encore t’énerver davantage. Aline a dû être de beaucoup plus calme et il est bon quelquefois d’être sourde ? Louise a échappé à cette nouvelle émotion et pensera, elle aussi, bien à toi en lisant les journaux de ce matin. En somme beaucoup de bruit pour rien, fort heureusement. J’espère avoir une lettre ou un simple mot de toi ce soir me renseignant sur ton état général.

Je suis rentré sans encombre et personne ne m’a même rien demandé. D’ailleurs c’est la règle quand on n’est pas en faute. Ça va toujours tout seul et il suffit de se mettre hors des règlements pour ramasser une tuile. Je ferai demain l’impossible pour aller te voir ne serait-ce qu’une heure. Allons, promets-moi d’être bien sage dans le sens que je veux te dire, c’est à dire de ne pas t’énerver et que je te trouve tout à fait raisonnable à ma prochaine visite.

Je t’écris sur ce vieux papier car mon stock est épuisé et la cantine n’ouvre qu’à 8 heures et ma lettre ne partirait que ce soir. Mille bons baisers pour toi et notre cher petit Marcel.

Ton grand qui pense bien à toi.

John

Écris à Louise. Je vais lui mettre un mot en lui envoyant son carnet de Charles mais je ne vais lui parler de rien à ton sujet. De ton côté fais comme bon te semblera.

Encore une grosse bise

Jo

[Lettre au dos]

Les blessés au travail, œuvre pour les soldats convalescents ou réformés, rattachée au Ministère de la guerre, magasin de vente 24 Boulevard des Capucines Paris.

Tavernier,

Voici un modèle qui plait en ce moment en faisant un ruban plein tiret en palmes et en laissant un écart minime ou en le faisant comme ceux que vous avez l’habitude d’exécuter. Mes compliments.

L. Morel [?] Directrice des blessés au travail.

5 Ce 23 mars les premiers obus tirés par le canon allemand appelé la « Gosse Bertha » tombent su Paris.

4

Pau mercredi 5 heures [27 mars 1918]

Mon grand Jo chéri,

Me voici arrivée sans trop de retard et installée à Pau depuis une heure de l’après-midi. Mon voyage, bien que fort long s’est à peu près bien passé. Notre Loulou très sagement s’est endormi aussitôt notre départ jusqu’à 6 heures du matin, heure à laquelle nous étions à Bordeaux, nous avons déjeuné notre chocolat et la matinée a été plus agitée. Loulou a joué avec un petit garçon assez turbulent et il était temps que nous arrivions à destination. Quant à moi je suis moulue d’avoir eu Loulou sur mes bras toute la nuit et un peu étourdie d’être ici. Mes compagnons de voyage étaient très aimables et nous n’étions pas trop serrés. La maman du petit garçon a absolument voulu me céder son coin et je me suis trouvée mieux pour dormir.

Louise était à la gare naturellement avec Charles, une voiture m’attendait à la sortie. Nous avons déjeuné et ensuite bien bavardé sur tous ces événements. J’ai une chambre à côté de l’appartement de Mme Loeb et je prendrai mes repas chez elle naturellement. Loulou est heureux de retrouver sa Tatate et Charles. Il ne pense guère à la fatigue du voyage et le voilà déjà parti promener pendant que je t’écris. Je ne peux guère te donner de détails sur le pays que j’ai à peine vu mais qui est certainement loin de valoir Nice. Il fait un temps superbe mais pas plus chaud et l’on endure ses vêtements d’hiver.

Et toi mon grand chéri que deviens-tu ? Si tu savais comme j’ai pensé à toi depuis mon départ et je t’assure que j’ai encore le cœur bien gros. Combien de temps va durer cette séparation ? Les Gothas6 te vont-ils laisser dormir tranquillement et le canon boche s’est-il fait entendre ? Je voudrais déjà avoir de tes nouvelles et j’attends demain avec impatience !

Et ma malle, j’espère que le chauffeur ne s’est pas envolé avec. Je suis bien contrariée avec cela. Que vais-je devenir sans mes bibelots ? Je n’ai rien à me mettre et Loulou n’a pas même une chemise ni un tablier. Fais l’impossible pour me l’envoyer en grande vitesse ou bien alors ouvre-la et envoie-moi le tout en plusieurs colis car je suis bien gênée.

Bonsoir mon Loup chéri. Écris-moi bien tous les jours surtout et mets tes lettres avant deux heures pour que je les aie le lendemain. Je t’embrasse bien bien tendrement mon grand chéri et t’envoie aussi les bons baisers de Louise, Charles et Loulou.

Surtout va au Comptoir7 le plus tôt possible et ne laisse pas trainer l’argenterie.

Ta petite femme qui pense bien à toi et t’embrasse encore une fois.

Zette.

Dis à Mme Léger que j’ai confié son fils à la gare d’Angoulême à un employé et un voyageur complaisant. Nous n’avions que cinq minutes d’arrêt.

6 Bombardiers biplans allemands, les Gothas remplacèrent les Zepplins. Entre le 30 janvier et le 16 septembre 1918, ils firent 33 raids sur Paris qui tuèrent 787 morts.

7 Le Comptoir d’Escompte.

5

Le 28 mars 1918, 21h30

Ma chère petite femme,

Je te griffonne quelques lignes tantôt à Pasteur mais je ne suis jamais tranquille et suis toujours dérangé. Aussi dès ce soir et pour être à jour je t’écris de la rue Titon au coin de mon feu car la température s’est rafraîchie, il pleut et je fais sécher du bois pour être moins seul d’abord, puis pour ne pas avoir froid. Tu vois si je suis raisonnable.

En rentrant ce soir, la brave Marie m’a remis une carte de Charlotte tout à fait d’un autre style que la précédente que je t’envoie d’ailleurs, puis m’a annoncé la visite reçue tantôt de Georges Alnet en permission de 48 heures. Je dois lui téléphoner demain et peut-être dînerons nous ensemble demain soir.

Hier j’ai reçu pour toi une carte de Louise que je ne t’envoie pas puisque vous êtes maintenant et heureusement réunies. Il était temps que tu partes car aujourd’hui même est parue une note de la Cie d’Orléans prévenant qu’on ne louait plus de places et que les voyageurs étaient admis dans les limites disponibles. Or en raison des vacances de Pâques il se pourrait que l'expédition de ta malle soit encore retardée. Les malheureux réfugiés arrivent de plus en plus nombreux et c’est un spectacle vraiment lamentable de voir ces queues interminables à toutes les gares ! J’ai dû subir la description plus que détaillée de la tentative malheureuse de Mme Fourny en personne pour expédier ta malle et j’y serais encore, je crois, si je n’avais profité de l’heureuse arrivée d’un client pour m’éclipser.

J’ai dû lui promettre d’aller dîner un de ces soirs. Je voudrais déjà être revenu. Enfin !!!

J’espère recevoir de toi une longue lettre, peut-être demain, me donnant les détails sur ton voyage et sur ton installation là-bas. Je profite de mes longues soirées pour mettre ma correspondance à jour puis je passe dans ma chambre à coucher chercher un sommeil exempt d’alertes. Les Gothas8 ne viendront pas encore ce soir car la pluie tombe depuis tantôt.

Bombardier Gotha

J’espère qu’à Pau tu ne te couches pas habillée et que tu as perdu l’habitude de faire ton ballot de bombardement. Cela doit te sembler bon et tu dois rattraper le temps perdu. Allons bonne nuit. Embrasse bien Louise et Charles pour moi. Mille caresses à notre petit Loulou qui doit moins penser à son papa que je ne pense à lui.

Et toi ma « blonde » je t’embrasse aussi bien bien tendrement.

Ton grand Jo

8 Bombardiers biplans allemands, les Gothas remplacèrent les Zepplins. Entre le 30 janvier et le 16 septembre 1918, ils firent 33 raids sur Paris qui firent 787 morts.

6

Pau jeudi matin [28 mars 1918]

Mon grand chéri,

Me voici remise de mon voyage. J’ai passé une bonne nuit, heureuse de dormir au calme. Loulou n’a fait qu’un somme et c’est notre chocolat qu’on nous a apporté à 8 heures qui nous a réveillés. Notre toilette est faite et je vais me disposer à aller faire un petit tour avant le déjeuner.

J’ai une chambre immense (à deux lits, nous n’en occupons qu’un) deux fenêtres avec balcon sur la rue. Nous sommes tout à fait au bout de la ville et pour ainsi dire à la campagne. Au loin on aperçoit les Pyrénées couvertes de neige. Nous logeons au-dessus d’une bouchère pas très aimable qui n’aime pas les enfants et le bruit. Heureusement Charles ne viendra jamais ici jouer avec Loulou et je ne serai guère dans ma chambre. Il fait absolument la même température qu’à Paris, un beau soleil, mais un peu frais.

Je suis toujours bien tracassée avec ma malle et bien gênée de ne pas avoir mes affaires. As-tu trouvé un moyen pour me l’envoyer rapidement ? Je viens de voir sur le journal qu’on pouvait envoyer maintenant les bagages à Austerlitz. Mais comment faire puisque tu n’as plus de billets. Je t’envoie mes billets de location. Peut-être cela pourra-t-il te servir. En tous cas agis au plus vite car sans mes bibelots9 je ne pourrai rester ici.

Et toi mon vieux, as-tu bien dormi ? Comme je pense à toi, si tu savais. Je te vois rentrant seul dans notre logis bien triste sans personne pour t’accueillir. Espérons que cette séparation ne durera pas longtemps, mon pauvre Loup, et que les Boches vont laisser Paris tranquille. Si tu pouvais venir passer seulement 48 heures, comme je serais heureuse. Fait l’impossible pour cela mon vieux Lapin.

Allons, je t’embrasse bien bien tendrement, mon chéri, en t’envoyant mille caresses. Baisers de tous et de Loulou.

Ta petite femme.

Zette

9Vieilli. Meuble, petit mobilier, petit bagage

7

[Gouvernement militaire de Paris. Dispensaire antipaludique (Institut Pasteur, 26 rue Dutot)]

[29 mars]

Ma petite Zette,

Deux mots à la hâte pour que cette lettre parte ce soir. Rien de nouveau. Nuit calme et journée nuageuse. Pas de raid en perspective pour cette nuit. Godi est arrivé ce matin en permission et nous avons déjeuné ensemble. Il vous envoie ses bonnes amitiés et embrasse bien les gosses.

Quant à ta malle, ne sois pas étonnée de ne la recevoir que dans une huitaine. Aucun départ pour le moment en grande vitesse sauf pour ceux qui peuvent présenter leur billet et encore, ils doivent faire la queue pendant une journée ou deux. Ce n’est pas très drôle mais c’est ainsi. À la gare Montparnasse on voit arriver de malheureux réfugiés empilés dans des camions avec juste un baluchon comme bagages. Tant que l’offensive ne sera pas enrayée il en sera ainsi10. Prends donc patience mon pauvre vieux.

Je t’espère remise de la fatigue de ton voyage surtout que tu dois avoir bien et longuement dormi. Pas d’alerte à Pau je suppose. Allons, à demain. Je t’enverrai un mot chaque jour. Embrasse bien tout le monde pour moi et Loulou en particulier. Est-il sage au moins ?

Bons baisers pour toi mon vieux Loup.

Ton grand Jo

10 Le 21 mars 1918, les allemands lancent une grande offensive en Picardie dans l’espoir d’anéantir les armées alliées avant l’arrivée des américains. Mais malgré le renfort de leurs troupes libérées du front de l’Est après le traité Brest-Litovsk (3 mars 1918) les allemands ne parviennent pas à percer la ligne de front. L’offensive est arrêtée le 27 mars et cet échec marque le début de la fin de la guerre.

8

Pau vendredi matin [29 mars 1918]

Mon grand Jo chéri,

Je suis désolée de ne pas avoir de lettre encore ce matin et je commence à m’ennuyer, je comptais si bien sur un petit mot et des nouvelles de ma malle. Je suis de plus en plus gênée de ne pas avoir mon bibelot et si tu ne peux me l’envoyer, je vais être forcée de retourner à Paris.

J’ai pu faire connaissance hier avec la ville de Pau qui n’est pas jolie du tout. La plus belle promenade est le boulevard des Pyrénées au bord du Gave et de laquelle on aperçoit les montagnes assez hautes. Je ne sais pas si je me plairais longtemps ici car je m’ennuie de toi mon petit Loup, je me sens si loin, si loin, et je regrette presque d’avoir mis tant de kilomètres entre nous. D’après les rares nouvelles que nous avons ici, il ne s’est rien passé de grave depuis mon départ. Tant mieux tu as pu dormir tranquille, mon vieux Lapin.

Je fais ici une vraie cure de repos et de paresse, Louise veut que je reste au lit jusqu’à 11heures car j’ai l’air bien fatiguée, paraît-il. Je fais la sieste après le déjeuner et je n’ai pas besoin de te dire que je suis gâtée. Marcel fait toujours la malédiction et j’ai du mal à le tenir, il est plus terrible que Charles qui est tout à fait sage.

Je te quitte mon petit Loup car voilà 11h et je vais me lever pour déjeuner. Il fait bien triste aujourd’hui et la pluie qui menaçait hier tombe et ne réchauffe pas le temps. Que de mal ici pour le ravitaillement, le pain est horriblement mauvais et les choses les plus indispensables sont très rares.

Bons baisers et de longues caresses mon petit mari chéri. Tache de venir bientôt et de m’envoyer ma malle. Loulou et toute la famille t’embrasse.

Ta petite femme Zette

Surtout une lettre tous les jours.

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Samedi soir 20 heures [30 mars 1918]

Ma grande Zette,

J’ai reçu seulement aujourd’hui ta lettre du mercredi alors qu’hier j’avais celle du jeudi. Comment trouves-tu le bouillon ? J’étais surpris de ne pas avoir eu de détails sur ton voyage mais tout s’explique par ce retard de ta première lettre. C’est aussi ténébreux que le premier jour du bombardement alors qu’on se demandait d’où nous arrivaient ces bombes mystérieuses !!!

Aujourd’hui nous sommes fixés et si nous avons eu quelques jours de répit, les Boches se rattrapent aujourd’hui. Elles ont plu un peu toute la journée et c’est toujours, ou à peu près, le même quartier qui écope. Dans le coin de Georges et à peu de distance de son appartement il en est tombé cinq ou six aujourd’hui. Vous avez pu voir dans le journal les victimes de celui qui est tombé sur l’église St Gervais à la station du Louvre.

Je viens de conduire Georges au train car il rejoint Charlotte ce soir même. Nous avons dîné ensemble à la gare de Lyon et j’en arrive par un temps clair. Le ciel s’est débarbouillé mais le vent est encore bien fort. Dormirons-nous tranquilles cette nuit ? Il faut l’espérer. Demain matin il faut s’attendre à être réveillé de bonne heure par quelques éclatements de marmite. Enfin !

Je vais aller demain aux renseignements à Austerlitz pour savoir si je peux enfin t’expédier ta malle. Je comprends que tu sois bien gênée mon pauvre vieux, mais que veux-tu ? Patiente, il n’y a rien de mieux à faire. Quant à t’envoyer colis par colis les affaires indispensables, il n’y faut pas songer. Colis d’un kilo à la fois que pourrais-je t’y mettre. D’ailleurs l’affluence va être moindre, d’abord à cause des départs pour les vacances qui vont être terminés.

Mais vois-tu comme il était temps que tu partes. Plus de location de places. Comment aurais-tu pu accomplir debout un pareil voyage et avec notre petit Marcel. Comme je suis plus tranquille de te savoir là-bas et le sacrifice de la séparation quoique bien coûteux à notre affection n’est rien à côté des transes dans lesquelles tu vivais chaque jour et de l’inquiétude que j’avais quand je n’étais pas près de toi.

La petite sœur fait-elle encore des siennes et est-elle de plus en plus turbulente ? Ton entérite est-elle complètement disparue et es-tu toujours au régime ? Soigne-toi mon, vieux Loup, et que je te retrouve à notre première rencontre complètement transfigurée.

Bons baisers à Louise et à Charles. Embrasse bien Loulou pour moi et garde pour toi mes meilleurs baisers.

Ton grand Jo

Église Saint-Gervais après le bombardement par la « Grosse Bertha »

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Pau samedi matin [30 mars 1918]

Mon grand Jo chéri,

J’ai reçu hier soir ta première lettre et je t’assure que j’étais bien contente de savoir comment s’était passé ton retour rue Titon. J’espère maintenant avoir une lettre tous les jours.

Je viens de voir sur le journal du pays aux dernières dépêches que le gros canon s’était de nouveau fait entendre à partir de 3 heures hier et qu’il avait fait soixante-quinze victimes dans une église de la banlieue parisienne11. Sa chanson s’est-elle fait entendre longtemps et les Gothas sont-ils venus l’accompagner hier soir ? J’espère, mon petit Loup, que tu te lèveras à la première alerte et que tu descendras à la cave.

As-tu enfin pu expédier ma malle ? Renseigne-toi et suis le journal à ce sujet, il y a des jours où on peut faire partir les bagages. J’espère que mes billets de location te serviront.

Me voici tout à fait installée et habituée ici, je m’y plairais si tu étais avec moi mais te sentir si loin est pour moi un gros chagrin. Je me remets peu à peu de ma fatigue et de mes émotions car j’étais vraiment dans un triste état en arrivant.

Je passe ma vie étendue sur une chaise longue. C’est Louise qui l’exige et mon intestin a l’air de se remettre. Je suis sortie environ deux heures hier pour aller à l’église et faire un petit tour en ville. J’ai eu une meilleure impression car il faisait un peu de soleil La promenade des Pyrénées au bord du Gave est tout de même jolie et la chaîne des montagnes couvertes de neige se détachait sur le ciel bleu. Je voudrais faire des excursions mais j’en suis incapable et il faut que je sois raisonnable si je veux mener à bien le petit que nous attendons.

Le ravitaillement se fait très mal ici, le pain est horriblement mauvais et nous n’avons que 200 grammes. Le chocolat est absent, aussi voudrais-tu demander à Mme Léger si elle voudrait m’en envoyer la plus grande quantité possible. Tu pourrais te charger de l’envoi, je vais lui écrire à ce sujet.

À demain mon petit Loup. Loulou et moi t’embrassons bien bien fort.

Ta petite femme

Zette

11 Il s’agit de l’église Saint-Gervais, dans le 4ème arrondissement de Paris, à proximité de l’Hôtel de Ville. La bombe tombe sur les fidèles rassemblés pour la messe du Vendredi Saint, faisant 75 victimes.

11

Dimanche 31 mars

Ma petite Femme chérie,

Voilà encore une journée de passée et un dimanche de Pâques. Temps incertain, grand vent et menace de pluie.

Contrairement à ce que nous pouvions attendre, je n’ai pas été réveillé par le bombardement. Les Boches n’ont en effet commencé à nous gratifier de leurs marmites qu’à 2h ½ de l’après-midi au moment où je sortais pour me rendre à la gare d’Austerlitz aux renseignements. Mais je vais te donner l’emploi de mon temps.

Réveil à 8 heures !! Tu vois si j’ai bien dormi. J’ai flegmardé au lit jusqu’à 9h. Petit déjeuner, puis je suis allé à la mairie pour avoir ma carte d’alimentation. Il me faut pour cela une pièce officielle au porteur que je me procurerai demain matin et cela occupera ma matinée.

De retour à la maison, après être passé chez Léger faire ta commission, j’ai balayé sommairement salle à manger et chambre. J’ai emballé les deux couronnes puis mis en perce la ½ pièce de vin de la Loupe12. Tu peux dire à Louise qu’il est toujours aussi bon. Quant à mon cidre, rien à faire, il vient toujours de la lie. Déjeuner vivement fait et avalé, puis toilette générale.

En route pour la gare d’Austerlitz où j’ai eu l’assurance que demain lundi on pourrait enfin accepter mes malles. Je vais donc expédier la clef de la malle de Louise. Prends donc patience mon vieux Loup. Je suis passé chez Fourny qui, de ce fait, ira demain matin porter ces fameuses malles. J’ai dû subir une longue ½ heure de racontars et de bavardages et promettre à nouveau d’aller dîner un soir. Ouf !! Je préfèrerais encore dîner seul entre mes 4 murs ou aller à Buffon mais il faut faire des sacrifices.

Je n’ai pas eu de lettre aujourd’hui mais vais la trouver demain à Pasteur sans doute.

Tu me dis d’aller au Comptoir. J’irai, certes, mais faut-il encore que Louise écrive au service des coffres et m’envoie une autorisation.

Loulou doit être, en effet, bien heureux d’avoir retrouvé Charles. La paix règne-t-elle entre eux ? Trouvez-vous toujours de quoi vous alimenter ? Ta carte de pain te sert-elle là-bas ? Dois-je t'envoyer tes coupons pour le sucre ? Tranquillise-toi, mon vieux, et soigne-toi bien. Fais une bonne cure et prends des forces.

Embrasse bien Louise et Charles pour moi. Bonnes caresses à Loulou. Et toi, ma grande, je t’embrasse bien bien fort.

Ton grand qui pense bien à toi.

Jo

À l’Institut Pasteur. Eugène est au premier rang, deuxième en partant de la gauche

12 Commune d’Eure et Loir où Henri Dubourg, l’oncle maternel d’Henriette, tient une pharmacie.

12

Pau dimanche matin [31 mars 1918]

Mon grand chéri,

Quel triste jour de Pâques ! Le temps, les idées, tout est à l’unisson, nous devrions être si heureux tous les trois réunis et dire qu’il faut que nous soyons encore une fois séparés et pour combien de temps ? J’ai reçu hier, mon chéri, deux de tes lettres et la carte de Charlotte. Je vois que tu as eu bien du mal avec cette malheureuse malle et j’entends d’ici Mme Fourny. Je vais lui écrire pour la remercier de ses démarches car, après tout, elle est bien complaisante. Comment vais-je faire s’il faut que j’attende encore huit jours. Je n’ai absolument rien à me mettre, je suis partie exprès avec une blouse à moitié propre avec l’intention de la donner à nettoyer en arrivant et la voici toute noire. Loulou ne peut mettre les affaires de Charles et j’en suis si désolée que j’avais presque envie de reprendre le train pour Paris.

Enfin, ce sont des détails à côté de tant de misère et mon sort n’est pas aussi malheureux que celui de ces pauvres réfugiés. C’est épouvantable cette bataille13 et cela va bien mal. Louise tremble pour son Tréport14 et j’ai bien peur aussi que les Allemands arrivent jusque-là. Les nouvelles sont si mauvaises.

Où irions-nous au mois d’août. Louise parle maintenant de louer un petit logis pas très loin de Paris, dans la région de Fontainebleau par exemple, mais où s’adresser pour avoir des renseignements. J’ai pensé aux Pacton, je pourrais leur écrire, ils doivent connaître des petites villas. Donne-moi ton avis à ce sujet, mon chéri, je ne veux rien décider sans toi et je voudrais à tout prix me rapprocher de Paris, je me sens bien loin de toi ici. Espères-tu une permission et venir ne serait-ce que 48 heures ? Si tu savais comme je serais heureuse de te voir un peu. J’ai tant de peine de te savoir seul à Paris et tu dois t’ennuyer, la maison doit être si triste sans ton petit Loulou chéri qui tient tant de place.

Heureusement tu as eu pour te distraire la visite de Georges et de Goneau. Ce pauvre ami Goneau, je regrette de ne pas l’avoir vu, vous avez dû passer un bon moment ensemble. Je vais écrire à Charlotte pour lui raconter mes aventures.

As-tu été au Comptoir d’Escompte ? Vas-y le plus tôt possible. Avec tous ces événements il faut prendre des précautions Pour l’argenterie et les récépissés de valeur, Louise dit que tu ferais bien de m’envoyer le bleu des valeurs afin que nous ayons un double en cas d’histoire. Enfin je compte bien sur toi pour tout cela et je te recommande de prendre de grandes précautions car vraiment cette guerre prend une vilaine tournure.

As-tu été chez Mme Léger pour le chocolat ? Je vais lui écrire du reste, car on est bien malheureux ici avec les provisions et l’on a tout juste assez à manger. Je suis toujours bien mon régime, c’est très facile car Mme Loeb est atteinte également d'entérite et tout le monde suit le régime. Je vais très bien du côté de l’intestin et j’espère en avoir fini avec ces ennuis. J’avais vraiment besoin de calme pour mon pauvre Loup et j’aurais bien fini par tomber malade. Il paraît que j’ai meilleure mine et que je grossis depuis quelques jours. Je sens en effet que ma taille prend des proportions inquiétantes et il serait temps que je reçoive mes affaires car je ne vais plus pouvoir accrocher ma jupe.

Alors le gros canon s’est fait à nouveau entendre. Les journaux ne donnent pas de détails mais il y aurait eu 75 victimes dans une église. Quelle église ? Raconte-moi cela et surtout fais attention à toi. Allons, je te quitte car Loulou me taquine pour se lever et je vais m’habiller pour aller à la messe. Je t’embrasse bien bien tendrement mon grand Loup bien aimé.

Ta petite femme

Zette

Que dis-tu si nous prenions dans les environs de Fontainebleau ou ailleurs une villa non meublée et que nous y fassions transporter nos meubles les plus précieux, car j’ai peur de ne plus les retrouver. Allons mon petit Loup, j’attends ton conseil et écris vite à ce sujet.

Encore un long baiser et à demain

13 Déclenchée le 21 mars, l’opération « Michael » permit aux allemands de faire une percée de 50 km en Picardie. L’offensive sera arrêtée en avril dans la région de Montdidier au prix de nombreuses pertes.

14 Louise possède une maison de ville au Tréport, héritée de son mari. C’est là que sa mère est décédée en 1912. Après la guerre le Tréport restera longtemps un lieu de villégiature privilégié pour toute la famille.

13

Pau lundi matin [1 avril 1918]

Mon grand Jo chéri,

Il y a longtemps que je n’ai pas passé une journée aussi triste que celle d’hier. La pluie n’a pas cessé de tomber toute la journée et nous à tout juste permis de sortit une heure pour assister à la messe.

Nous avons eu l’après-midi des nouvelles excessivement mauvaises. On racontait que les Boches avaient avancé et étaient à quelques kilomètres de Paris. Louise était dans un état épouvantable et moi je ne valais guère mieux, pensant à toi, mon pauvre vieux.

Je crois que la situation n’est pas aussi mauvaise que le disent ces braves gens du Midi qui exagèrent toujours les nouvelles. Les communiqués, sans donner beaucoup de détails, sont plutôt rassurants. Malheureusement le canon empoté comme dit Loulou continue toujours sa chanson et ses dégâts. Je voudrais bien savoir quelle église a été atteinte. Impossible de le savoir par les journaux. Nous supposons que c’est Saint-Germain l’Auxerrois. Donne-moi des détails je t’en prie mon petit Loup et dis-moi bien ce que tu deviens au milieu de tous ces événements car je me fais bien vieille loin de toi, la journée a été bien longue sans nouvelles de toi hier. J’en attends avec impatience aujourd’hui.

Je rêve de plus en plus de me rapprocher de Paris, je suis trop loin ici, il faut deux ou trois jours pour avoir des nouvelles, c’est trop long. Il va falloir aussi prendre une disposition pour le mois d’août car ce n’est pas au dernier moment qu’il faudra se retourner. Il ne faut plus compter sur Château ni le Tréport et Louise aimerait assez la région de Fontainebleau. Les Fourny pourraient peut-être aller jusque-là transporter quelques meubles car Louise tient à ce que je gare nos affaires du bombardement qui ne va que croître et embellir.

Fais aussi le nécessaire pour le Comptoir d’Escompte. Envoie-moi le premier reçu des valeurs et je ne me lasse pas de te recommander de prendre beaucoup de précautions avec tous ces événements.

Écris-moi donc bien longuement et réponds à toutes mes questions. Envoie-moi l’ordonnance du docteur remplaçant le docteur Plessard pour les comprimés qui ont l’air de me réussir.

Je te quitte encore une fois, mon grand Jo bien-aimé, en t’embrassant mille fois bien fort et de trop loin.

Ta petite femme

Zette

Baisers de Louise, Charles et Loulou.

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Mardi 2 avril [1918]

Ma grande Zette chérie,

Les Boches continuent à nous gratifier de quelques marmites et cela devient monotone. Cela ne pouvait durer. Aussi cette nuit ou plutôt ce matin à 3 heures avons-nous eu une alerte de Gothas. Je dormais à poings fermés et si Royer ne m’avait réveillé je ne sais si j’aurais entendu. Un tir de barrage tout ce qu’il y a de fameux et aussi quelques bombes. Le quartier de la mère Piquet15 a été une fois de plus éprouvé. Naturellement je suis descendu à la cave où j’ai retrouvé presque tous les habitués. Quelques vides cependant. À 4 heures et demie nous remontions et si l’alerte avait duré une heure de plus nous n’aurions pas eu besoin de nous recoucher. Le « super canon » a encore donné aujourd’hui mais dans notre coin, tout au bout de la rue Vaugirard16, on n’a rien entendu.

J’ai reçu ta lettre adressée au 391. Merci mon vieux de ne pas trop m’oublier. J’espère que maintenant tu reçois les miennes régulièrement.

Aline est venue cet après-midi chercher de tes nouvelles et des miennes. Ecris-lui donc, cela lui fera plaisir. Si tu ne l’as déjà fait écris donc aussi à Maman.

Tu me demandes conseil pour te rapprocher de Paris et ce que je pense du Tréport. L’alerte a été chaude et on a pu craindre un moment pour Amiens. Le coup est, je crois, paré. Attendons les événements. La situation est plus rassurante.

L’idée de louer quelque villa est séduisante mais risquer un déménagement me paraît superflu. Il doit d’abord être très difficile de trouver quelque chose dans n’importe quel coin. Combien de gens partis depuis peu ont été obligés de réintégrer Paris. Reste donc tranquillement là-bas et quoique la séparation nous soit également pénible, soigne-toi bien et pense au cher petit que nous attendons puis à notre autre grand Loulou qui est mieux au grand air qu’à la cave. Quant à la question ravitaillement, dis-moi ce que je dois t’envoyer. Je verrai demain Mme Léger pour le chocolat.

Nous voici donc installés à notre nouveau dispensaire. Nous avons perdu au change sous tous les rapports. Enfin !

Quand tu recevras cette lettre j’espère que tu seras en possession de ta malle. Allons, bonsoir mon vieux Loup. Je vais aller dormir en attendant l’alerte. Bons baisers à Louise et Charles puis à notre polisson de Loulou.

Et toi ma grande, je t’embrasse longuement.

Ton grand

Jo

15 La mère de Louis Piquet, le parrain d’Eugène décédé prématurément sans enfant.

16 Eugène est désormais hospitalisé au dispensaire antipaludique de l’hôpital militaire, 391, rue de Vaugirard.

15

Paris 2 avril 1918, mardi

Mon grand Jo chéri,

Je viens de recevoir ta lettre de samedi, j’espère en recevoir encore une ce soir et avoir des nouvelles encore plus récentes. Nous sommes maintenant un peu plus rassurés au sujet de l’offensive et il faut espérer que les Boches seront encore cette fois arrêtés dans leur marche. Je t’assure qu’avec ces mauvaises nouvelles qui circulaient en ville nous avons passé un triste jour de Pâques. La journée n’a pas été plus gaie hier et Louise est sortie seule avec les mioches entre deux giboulées. J’en ai profité pour faire un long coup de chaise longue comme dit Loulou et tu ne peux te figurer le bien que j’éprouve à rester étendue. Mon entérite a l’air d’être tout à fait disparue. Cette vie agitée que nous avions y était pour beaucoup, je crois, dans mes malaises. La petite sœur n’est pas encore très turbulente mais elle se fait sentir par moment et il n’y a plus à douter de sa présence. Elle commence aussi à grossir et il paraît que depuis notre arrivée mes joues sont moins creuses.

Pourtant je n’ai pas encore le calme parfait car je me tourmente bien à ton sujet et me fais de la peine bien loin de toi. Je n’étais plus habituée à cette séparation et ta présence me manque plus que jamais. Marcel m’a dit en arrivant ici : comment vas-tu faire Maman tu ne pourras plus t’embrasser avec Papa. En effet les baisers de ce cher petit ne remplacent pas les tiens, mon pauvre vieux. Je caresse l’espoir de te voir arriver un de ces jours en permission, ne serait-ce que 24 heures, tu sais que cela me causera le plus grand plaisir et j’espère que si tu as ces quelques jours tu n’hésiteras pas mon chéri. Que penses-tu de notre combinaison Fontainebleau ? Il va falloir se décider et choisir un domicile assez loin des bombes mais pas trop éloigné de Paris. Je vois que le canon est loin d’être endormi et qu’il fait toujours des siennes. Paris commence donc à s’apercevoir que c’est la guerre.

Je n’ai pas encore eu le courage d’écrire à Charlotte ni à personne mais le temps étant encore bien maussade je vais faire tantôt toute ma correspondance en retard. À demain mon petit Loup chéri. Bons baisers de ton petit Loulou et de ta petite femme. Louise et Charles t’embrassent. Charles est tout à fait sage mais Loulou très insupportable.

Envoie-moi le plus tôt possible l’ordonnance pour mes comprimés et arrange-toi avec Mme Léger pour le chocolat.

Nous devons aller à Lourdes ces jours-ci. Il y a de bien belles excursions à faire dans toutes ces montagnes mais je ne suis guère leste pour faire des ascensions. Encore un long baiser et une longue caresse et à demain matin car c’est toujours dans mon lit que je t’écris.

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Mercredi soir 3 avril 1918

Ma petite Zette chérie,

Comment se fait-il que tu ne reçoives pas plus régulièrement mes lettres. Depuis ton départ, je te le répète, je t’ai écrit chaque jour et depuis cinq ou six jours je t’écris le soir et mets mes lettres à la poste le lendemain matin en allant au dispensaire. Le roulement devrait être établi et comme je reçois bien les tiennes il n’y a pas de raison pour que les miennes ne te parviennent pas.