Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Après avoir connu la guerre des mines comme sapeur mineur en Argonne, Eugène Tavernier se porte volontaire pour le corps expéditionnaire d'Orient. Le 18 septembre 1915 il embarque à Marseille pour Salonique. Durant vingt mois sans permission, dans des conditions difficiles, sous la neige ou la canicule il participe aux diverses campagnes d'abord comme projecteur de nuit puis comme préposé au Trésor et Postes. Les lettres à sa femme rassemblées dans ce volume sont celles d'un poilu ordinaire qui n'aspire qu'à la paix et porte sur cette guerre un regard désabusé. Derrière le talent et l'humour du conteur, pointent souvent la tristesse, l'amertume et parfois la colère.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 615
Veröffentlichungsjahr: 2018
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
À mes grands-parents
Après avoir connu la guerre des mines comme sapeur mineur en Argonne, Eugène Tavernier se porte volontaire pour le corps expéditionnaire d’Orient. Le 18 septembre 1915, il embarque à Marseille sur le Natal en direction de l’île de Lemnos où il reste quelques temps avant de débarquer le 17 octobre à Salonique. Il ne reviendra à Paris retrouver sa femme et son fils que le 13 mai 1917.
Les raisons de ce choix se devinent aisément. En Argonne, la vie d’un poilu ne valait pas cher. Car même si, compte tenu de son âge, il n’était pas en première ligne, Eugène était soumis à tous les dangers, ceux des mines que le sapeur pose sous les lignes ennemies, comme ceux de la canonnade permanente. Ces dangers il les minimisaient dans les lettres à sa femme. Mais, comme on l’apprend dans les lettres de Salonique, nombre de ses camarades de l’Argonne ne sont jamais revenus. Et quand sa femme se laisse à regretter ce choix qui le tient loin d’elle et de leur fils, il tient à lui rappeler que, quelque soient les risques et les peines de la séparation, ils ne sont rien à côté de ceux qu’il encourait en Argonne. Il est vrai que lui-même doute parfois d’avoir fait le bon choix en s’engageant dans l’armée d’Orient. Privé de permission, comme la plupart de ses camarades, il envie ainsi ceux qui en France en profitent régulièrement pour retrouver leur famille. C’est le cas de la plupart des hommes de sa famille ou de ses connaissances. Les poilus d’Orient, eux, sont condamnés à un exil qui semble ne pas devoir finir. D’une part la guerre sous-marine menée par les Allemands en Méditerranée rend toute traversée aléatoire ; d’autre part l’hécatombe des effectifs causée par le paludisme autant que par les combats rend indispensable de garder les hommes qui y ont échappé. La question des permissions est ainsi au cœur de nombreuses lettres et elle s’exacerbe au fur et à mesure que le temps passe jusqu’à devenir totalement obsédante.
Cette question est d’autant plus douloureuse que dans l’imaginaire occidental et pour l’opinion publique française, l’Orient reste un mirage. On imagine les soldats séduits par des femmes lascives et soumis à toutes les tentations. Henriette, la femme d’Eugène, n’échappe pas à cette vision, elle est elle-même inquiète. Elle l’est d’autant plus que dans son entourage, y compris familial, les mauvaises langues ne manquent pas de glisser des insinuations désobligeantes dans les conversations. Eugène doit donc se défendre non seulement en invoquant sa fidélité inébranlable, mais en décrivant la réalité sous un jour repoussant. Les rues de Salonique sont tantôt poussiéreuses, tantôt boueuses, la misère est partout et les femmes, écrit-il, y sont sales, laides ou voilées et inaccessibles. Il y a bien des prostituées, nombreuses, et des femmes à soldat, mais elles lui inspirent plutôt le dégoût.
D’ailleurs, ses préoccupations sont ailleurs. Si « ces messieurs les officiers », ont la belle vie et paradent en ville, lui doit faire face aux vicissitudes de la vie des sans grade. Car contrairement aux allégations, les « jardiniers de Salonique », comme les appelle avec condescendance Clémenceau, sont en guerre, et cette guerre dans les Balkans est compliquée.
On se souvient que c’est l’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François-Ferdinand qui mit en route l’engrenage de la première guerre mondiale le 28 juin 1914. Mais les Balkans avaient déjà subi deux guerres en 1912 et 1913, entrainant un premier démembrement de l’Empire Ottoman au bénéfice de la Serbie, de la Grèce, de la Bulgarie et du Monténégro. Cependant la Bulgarie s’estimait lésée dans ce partage. Elle revendiquait des territoires, notamment au détriment de la Serbie peuplée en partie de Bulgares. Et au total, chaque pays avait des raisons d’entrer en conflit avec ses voisins.
Lorsqu’en 1914 la guerre s’étend de toutes parts, les forces en présences se partagent en deux blocs. D’un côté l’Entente qui regroupe la France, l’Italie, l’Empire britannique et l’Empire russe ; de l’autre les Empires centraux qui rassemblent l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Empire Ottoman. Pour assouvir leurs ambitions ou se protéger de celle des autres, les pays des Balkans ont tour à tour misé sur l’un des deux blocs en fonction des avantages qu’ils espéraient en tirer. Les Serbes ont cherché le secours des Français quand ils furent envahis par les Bulgares, eux-mêmes alliés aux Turcs et aux Allemands. La Grèce et la Roumanie sont longtemps resté neutres avant de se rallier au camp des vainqueurs.
Quand Eugène débarque à Salonique le 17 octobre 1915, la ville est redevenue grecque depuis 1912, mais c’est surtout une ville multiethnique. Elle compte autour de 120 000 habitants, dont 80 000 Juifs, 15 000 Turcs et 15 000 Grecs, 5 000 Bulgares et 5 000 Occidentaux. Avec le débarquement des troupes alliées venues de France, d’Afrique, d’Angleterre, d’Italie, de Russie, de Serbie, elle va devenir une ville occupée et bouleversée, hostile à cet envahissement militaire qui ne cessera de grossir, mais dont elle saura aussi profiter. Malgré elle, Salonique est devenue le centre stratégique de toutes les opérations militaires à venir dans les Balkans, signant un tournant majeur de la guerre. Le nouveau commandant des troupes françaises, le Général Sarrail débarque le 12 octobre, juste avant Eugène.
C’est un nouveau front, en effet, qui s’ouvre ici, le front d’Orient. C’est d’abord parce que, face aux Allemands, la situation sur le front français paraissait figée pour un certain temps que l’idée de prendre l’ennemi à revers par le sud a fait son chemin chez les Alliés. Ceux-ci lancent en février 1915 une opération navale destinée à s’ouvrir le Détroit des Dardanelles pour atteindre Constantinople tout en soulageant l’armée russe avec l’espoir d’entraîner le ralliement des pays restés neutres, la Grèce, la Roumanie et même la Bulgarie. L’expédition, imaginée par Churchill, décidée par les Anglais et menée avec le concours des Français, se termine par un échec dramatique face aux Turcs soutenus par les Allemands. Les troupes françaises se replient alors sur Salonique où elles débarquent en janvier 1915, avant d’être rejoints par les troupes anglaises. Avec plusieurs objectifs : soutenir l’armée serbe contre l’invasion bulgare, fixer les troupes des Empires Centraux pour soulager le front occidental, couper la liaison Berlin-Constantinople, réutiliser les troupes engagées dans les Dardanelles
Eugène n’est qu’un simple poilu, mais il lit les journaux et suit de près les événements. Il va très vite être embarqué dans les opérations militaires. La première a déjà commencé quand il arrive. La Serbie vient d’être attaquée au nord par les Austro-Hongrois et à l’est par les Bulgares. Elle appelle au secours les Français qui tentent de faire la jonction avec les troupes serbes sans y parvenir, faute de moyens suffisants face aux difficultés du terrain. Quand Eugène, remontant avec son escouade le long du Vardar, arrive à Stroumitza, à la frontière bulgaro-serbe, la retraite des Français est déjà programmée. Elle se fait en bon ordre, mais dans des conditions si épouvantables qu’on a pu la comparer à la retraite de Russie. Les Serbes, eux sont abandonnés à leur sort et, poursuivis, par les Bulgares battent en retraite à travers l’Albanie dans des conditions encore plus dramatiques jusqu’à l’Adriatique où les Français les embarquent pour l’île de Corfou où ils pourront se rétablir.
Eugène va ensuite passer l’hiver à construire et aménager un camp retranché autour de Salonique. Défendu par une ligne fortifications de 110km, il est destiné à protéger la ville d’une attaque qui ne viendra pas, les Bulgares s’étant arrêtés à la frontière de peur de faire basculer la Grèce dans le camp des Alliés.
Au printemps, le Général Sarrail, qui ne supporte pas l’inaction, décide la sortie du camp retranché et entreprend de faire monter des détachements vers le nord, dans la montagne, à la rencontre des lignes bulgares. Une guerre d’escarmouches et de canonnades s’ensuit, à laquelle participe Eugène en tant que projecteur jusqu’au début du mois de juillet 1916.
La dernière montée au front d’Eugène a lieu à l’occasion de la « manœuvre de Monastir ». Il s’agit d’enchaîner la liberté d’action des Bulgares et de permettre ainsi à la Roumanie entrée en guerre du côté des Alliés d’agir avec le maximum de ses moyens contre l’armée autrichienne. C’est l’armée serbe reconstituée, accompagnée par une armée franco-russe qui est chargée de repousser les Bulgares à l’ouest du Vardar, au-delà de la Cerna, jusqu’à Monastir. Eugène se met en route début août et suit la troupe d’étape en étape, s’acquittant de ses fonctions d’auxiliaire des postes et du téléphone et de « scribouillard ». Malheureusement – ou heureusement – il subit sa première crise de paludisme et reste hospitalisé un mois à Salonique avant de rejoindre sa section. Une deuxième crise survient fin octobre. Il revient à nouveau à Salonique d’où il ne repartira plus, ayant trouvé à s’employer, d’abord à l’hôpital puis au bureau des P.T.T., détaché au Trésor. Début mai 1917 il finit par obtenir sa permission et embarque pour la France via l’Italie.
Ainsi Eugène n’aura pas vu la victoire des Alliés sur le front d’Orient. L’armée d’Orient est supprimée en décembre 1917. C’est elle qui par ses victoires en Macédoine a amené la Bulgarie puis la Turquie à cesser le combat, annonçant ainsi la victoire finale.
« Les rescapés, qui ont combattu loin de leur terre natale, dans des conditions extrêmement dures souffriront pour le reste de leur vie du manque de reconnaissance de la nation, de l’absence de prestige qui entoure ceux de la Somme, de Verdun, du chemin des Dames ou des Vosges…car les opérations excentrées auxquelles ils ont participé restent pour le plus grand nombre inconnues, au mieux marginales. » (Max Schiavon, Le Front d’Orient, du désastre des Dardanelles à la victoire finale 1915-1918.)
La péninsule des Balkans en janvier 1914 (Pierre Miquel, les Poilus d’Orient)
Les revendications bulgares à la suite du partage de 1913 (Max Schiavon, Le Front d’Orient, du désastre des Dardanelles à la victoire finale 1915-1918)
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Chapitre 69
Chapitre 70
Chapitre 71
Chapitre 72
Chapitre 73
Chapitre 74
Chapitre 75
Chapitre 76
Chapitre 77
Chapitre 78
Chapitre 79
Chapitre 80
Chapitre 81
Chapitre 82
Chapitre 83
Chapitre 84
Chapitre 85
Chapitre 86
Chapitre 87
Chapitre 88
Chapitre 89
Chapitre 90
Chapitre 91
Chapitre 92
Chapitre 93
Chapitre 94
Chapitre 95
Chapitre 96
Chapitre 97
Chapitre 98
Chapitre 99
Chapitre 100
Chapitre 101
Chapitre 102
Chapitre 103
Chapitre 104
Chapitre 105
Chapitre 106
Chapitre 107
Chapitre 108
Chapitre 109
Chapitre 110
Chapitre 111
Chapitre 112
Chapitre 113
Chapitre 114
Chapitre 115
Chapitre 116
Chapitre 117
Chapitre 118
Chapitre 119
Chapitre 120
Chapitre 121
Chapitre 122
Chapitre 123
Chapitre 124
Chapitre 125
Chapitre 126
Chapitre 127
Chapitre 128
Chapitre 129
Chapitre 130
Chapitre 131
Chapitre 132
Chapitre 133
Chapitre 134
Chapitre 135
Chapitre 136
Chapitre 137
Chapitre 138
Chapitre 139
Chapitre 140
Chapitre 141
Chapitre 142
Chapitre 143
Chapitre 144
Chapitre 145
Chapitre 146
Chapitre 147
Chapitre 148
Chapitre 149
Chapitre 150
Chapitre 151
Chapitre 152
Chapitre 153
Chapitre 154
Chapitre 155
Chapitre 156
Chapitre 157
Chapitre 158
Chapitre 159
Chapitre 160
Chapitre 161
Chapitre 162
Chapitre 163
Chapitre 164
Chapitre 165
Chapitre 166
Chapitre 167
Chapitre 168
Chapitre 169
Chapitre 170
Chapitre 171
Chapitre 172
Chapitre 173
Chapitre 174
Chapitre 175
Chapitre 176
Chapitre 177
Chapitre 178
Chapitre 179
Chapitre 180
Chapitre 181
Chapitre 182
Chapitre 183
Chapitre 184
Chapitre 185
Chapitre 186
Chapitre 187
Chapitre 188
Chapitre 189
Chapitre 190
Chapitre 191
Chapitre 192
Chapitre 193
Chapitre 194
Chapitre 195
Chapitre 196
Chapitre 197
Chapitre 198
Chapitre 199
Chapitre 200
Chapitre 201
Chapitre 202
Chapitre 203
Chapitre 204
Chapitre 205
Chapitre 206
Chapitre 207
Chapitre 208
Chapitre 209
Chapitre 210
Chapitre 211
Chapitre 212
Chapitre 213
Chapitre 214
Chapitre 215
Chapitre 216
Chapitre 217
Chapitre 218
Chapitre 219
Chapitre 220
Chapitre 221
Chapitre 222
Chapitre 223
Chapitre 224
Chapitre 225
Chapitre 226
Chapitre 227
Chapitre 228
Chapitre 229
Chapitre 230
Chapitre 231
Chapitre 232
Chapitre 233
Chapitre 234
Chapitre 235
Chapitre 236
Chapitre 237
Chapitre 238
Chapitre 239
Chapitre 240
Chapitre 241
Chapitre 242
Chapitre 243
Chapitre 244
Chapitre 245
[Moudros, le 24 septembre 1915]
Ma chère petite Femme,
Deux mots à la hâte avant même de débarquer. Nous sommes ancrés dans le port. Tout s ’est bien passé. Aussitôt débarqué je t’enverrai mon carnet de bord.
Le bateau postal accoste.
Un million de baisers pour toi et Marcel.
Ton grand
Jo
Moudros1
Vendredi 24, 8h du matin
Je ne connais pas encore mon adresse.
[Île de Lemnos, 25 septembre 1915]
Journal de bord
Le 16 septembre 1915. Départ de Versailles 3h1/2 du matin wagon 3ème classe style 1830. Six par compartiment les genoux touchent la banquette d’en face avec tout le fourniment on est on ne peut plus mal. Enfin à Juvisy on change. Là on s’installe dans de plus confortables wagons à couloir, mais sièges en bois. On se trouve heureux à côté de ceux qu’on vient de quitter. En route. À Laroche on rechange on était bien et on ronchonne car à chaque fois il nous faut nous rééquiper. Enfin on se réinstalle mais cette fois c’est presque le rêve. Toujours wagons à couloir, mais cette fois rembourrés et du coup nous roulons à toute vitesse. Pourvu qu’on ne nous fasse pas encore déménager. Non, on arrivera ainsi à Marseille. En cours de route, un incident malheureux. Un poilu est tombé entre deux wagons et a été broyé (je crois te l’avoir dit déjà).
Arrivée à Marseille le 17. 1h1/2 de marche pour rejoindre le cantonnement. Chaleur accablante. Cantonnement rudimentaire. Hall immense, mais ouvert à tous les vents. Sol en terre. Voyez matelas [sic]. Nettoyage à grande eau. Saut du mur pour sortir en ville. Avenue du Prado interminable. Enfin un tramway, en route pour Cannebière. Apéritif au choix (ça change de la joue [?] des armées). Un bon dîner (sans bouillabaisse cependant) promenade en ville au hasard. Retour au cantonnement par le même chemin (voyez mur) au dodo !! à une heure du matin.
Le 18 le bruit court d’un départ à midi. En route pour la ville, quelques emplettes voyez cartes postales puis déjeuner. Rassemblement à 11h½. Départ midi. Quelle chaleur ! Pire qu’hier. Un soleil et en plein midi pas d’ombre et il y a à faire 6 kilomètres ainsi avec tout le barda.
Quelques copains dont je suis font halte. On rejoint à la pause. On repart mais de nouveau nous calons. Heureusement que nous trouvons un camion vide qui va au port. On jette son sac par-dessus et en voiture. Nous arrivons un peu en retard mais à cela près. Tous nos vêtements sont trempés et nous sommes sous un hall frais. Je sors au soleil me sécher avec trois poilus puis nous allons nous rafraîchir chez un bistrot. Bref nous nous pressons tellement que nous ne trouvons plus que nos affaires sous le hall. Les autres copains sont déjà embarqués. Et allez donc. On se renseigne et nous les retrouvons déjà installés. Quelques coups de notre petite trompette et on nous répond. Sauvés. Quelle installation à fond de cale, sur le plancher. Une chaleur lourde, puante et suffocante. Le fourniment est vite jeté bas et nous montons sur le pont. Là de l’air et un joli panorama. On se rince l’œil et à 5h ½ notre « Natal »2 démarre. Acclamations sur notre passage. Puis le remorqueur nous lâche. En route pour la pleine mer. Mer superbe pas une vague à 6 heures. Grand branle-bas. C’est la soupe. On s’installe sur le gaillard d’avant et en prévision d’un mal de mer toujours possible on mange en conséquence. D’ailleurs le rata est bon et le pain frais. Puis on s’allonge sur le pont et on fait la sieste. Dormir en bas je ne puis m’y résoudre. Aussi je vais chercher ma toile de tente, ma couverture et mon caoutchouc et je m’installe tant bien que mal. Quelques copains ont fait comme moi. Je m’endors et me réveille à 4 heures du matin. Un coup d’œil circulaire. Je suis seul avec le matelot de quart. Le pont est tout humide. Je me lève et descends sur le pont arrière où beaucoup dorment encore. Je reste debout et assiste au lever du soleil. Ça c’est chic. La mer continue à être d’huile. Le 19 temps superbe. Jusqu’à 6 heures. On aperçoit quelques vagues à l’horizon. Les commentaires vont leur train. J’oubliais un incident de la veille. Un poilu qui avait bu plus que de coutume menait un tapage infernal. Il y gagne d’être mis aux fers dans un cabanon et pour nous le résultat est plutôt fâcheux. Le commandant consigne la cambuse. Et il fait cependant encore plus chaud si c’est possible. À 10 heures déjeuner. Puis malgré le soleil de plomb je m’endors sur le gaillard d’avant. Au réveil un coup de soleil sur la gorge et un sur le mollet. Car le temps est libre aussi pense un peu si j’en profite. Je suis nu-pieds, en kaki mais sans chemise. À 5 heures soupe. À 6 heures coup de cloche. Qu’est-ce que c’est. Changement de méridien. Il nous faut avancer nos montres de 35 minutes (chaque jour il en sera ainsi car nous arriverons à Lemnos avec une avance sur Paris de 1h ¾). On file toujours 12 nœuds. Le vent s’élève, aussi à mon grand regret dois-je descendre dormir dans la cale. Impossible d’y rester tant la chaleur est suffocante. Je remonte et dors là-haut. Au réveil vent fort, mer moutonneuse. Le 20. Si seulement ça pouvait chahuter un peu. Jus, lavage et en place sur le gaillard d’avant. C’est d’ailleurs ma demeure et quand les copains veulent monter là-haut ils disent Allons-nous [-en] chez Tata—car Tata c’est mon nouveau nom de guerre. Il n’est plus question de « Mon oncle » comme en Argonne. Changement de front. J’oubliais. Tous les matins lavage du pont à grande eau par les matelots retroussés jusqu’au genou. Or ce matin il fait un fort vent. Deux mousses chahutent avec le tuyau d’arrosage. Résultat, tous les poilus sont copieusement arrosés.
On rencontre trois voiliers. Un vapeur nous dépasse à midi. Rapport. Nous sommes paraît-il dans la zone dangereuse. Tout le monde en bas à 8 heures. On navigue tous feux éteins. Instructions en cas de torpillage ou autre accident. Que chacun ait à la portée de la main sa ceinture de sauvetage.
À 4 heures revue de ceinture par le commandant. À 5 heures nous passons en vue du cap Bon3. Dans le courant de la journée de gros poissons qu’on s’accorde à baptiser marsouins nous suivent à l’avant. Cela distrait un peu car comme ça commence à devenir un peu monotone. Le soir le vent s’élève. On craint la pluie. Nous dégottons un matelot qui nous refile du gigot pour le casse-croute de demain matin.
Nous allons donc à la recherche d’un lit !!! Nous dégottons un coin où sont empilés matelas et couvertures. Quelle aubaine. On s’installe sur la pile et on ronfle jusqu’au matin 5 heures. Le 21 mer calme. Un vrai lac. C’est la barbe. Soleil. Ça chauffe on passe en vue de Malte paraît-il. Casse-croûte. Gigot du matelot assaisonné de moutarde cornichons etc. Le vin seul fait défaut. Toujours le soleil. Nombreuses barques de pêche, voiliers, petits bateaux de pêche aux couleurs criardes vert-rouge. On salue, on nous répond mais par signes. Et la mer était toujours calme. Enfin le soir le vent s’élève mais la mer ne veut toujours pas se fâcher. À 8 heures tout le monde en bas. Mon lit !!!!! est libre. J’y cours. Bonne nuit.
Le 22 réveil toujours à la même heure. L’habitude. Même programme que par le passé. Le courage me prend et devine ce que je vais faire. Je brode un scorpion sur mon kaki. Midi rien de nouveau. Ciel et eau. On aperçoit quelques méduses puis 3 hirondelles qui nous accompagnent. Je m’allonge sur le pont. J’ai eu tort. Je me réveille avec les pieds rouges comme des écrevisses. Et ça pique. Pendant ce temps le temps a changé. Le vent s’est élevé et devient violent et la mer est moutonneuse. Enfin ! On veut quand même manger sur le pont. Et c’est un tort car le vent balaye tout. On résiste quand même. On s’accroche aux bastingages. Quelques copains donnent à manger aux poissons !!! C’est la fête qui commence. Cela va nous distraire un peu et on s’aperçoit enfin qu’on est sur mer.
7 heures on résiste encore on s’accroche. Quelques vagues balayent le pont et nous font céder. D’ailleurs le commandant nous donne l’ordre de faire descendre tout le monde. Les matelots vérifient leurs amarres. Il paraît que ça va barder.
8 heures, on se couche. Ça secoue dur. Nuit agitée comme la mer. À minuit je me lève ne pouvant dormir. Quelques copains se soulagent où et comment ils peuvent. Le spectacle est drôle mais peu appétissant aussi je monte à l’entrepont. 4 heures, même spectacle. Le 23 on passe en vue des îles Cyclades. Deux transports à l’horizon, nous les gagnons de vitesse. Puis tout à coup. Grand émoi. La vigie a signalé un sous-marin à l’horizon. Le bruit s’est répandu comme une trainée de poudre. On veut voir et malgré les ordres, on rampe sur le gaillard d’avant. On aperçoit le périscope. Il semble se diriger vers nous et en effet il approche et grossit à vue d’œil. Il navigue même en surface. Émotion générale. Il se rapproche toujours puis vire de bord. Soupir de soulagement. Il a hissé son pavillon. C’est un anglais qui vient convoyer les deux vapeurs que nous avons dépassé et qui sont chargés de groupes et de munitions. Alors on le regarde maintenant avec plaisir. Il est à peine à 500 mètres de nous et est fortement chahuté. On navigue de concert pendant une heure puis nous le laissons. Mais on a eu vraiment le frisson. Les réflexions vont bon train car nous sommes maintenant dans la zone où fut coulé le « Ville de Mostaganem »4. Brrrrr…
10 heures déjeuner. Quelques copains font défaut et restent couchés. Je reprends ma place sur le gaillard avant. On aperçoit des îles à droite et à gauche. Le vent souffle toujours de plus belle. Et comme ça toute la journée. On ne sent pas le moisi ici. Toujours des îles. Sont-elles habitées, mystère. Si oui, je me demande ce qu’on peut y récolter. Ce ne sont que montagnes sans un arbre. C’est toujours les Cyclades. Le pont est fréquemment balayé par les vagues, aussi doiton battre en retraite.
Je vais pour regagner mon lit mais un poilu a dû y faire la sieste car il a laissé trace de son passage et a arrosé copieusement. Voyez haricots rouges, macaronis, etc. Je me sauve à ce spectacle et porte mes pénates ailleurs. J’essaie de dormir mais ça chahute de plus en plus, trop pour dormir. Je me lève et vais faire un tour là-haut. J’aperçois un navire hôpital qui rentre en France. Il est facile à reconnaître, tous feux allumés, des croix rouges formées d’ampoules électriques rouges et des girandoles de feux verts. Je fume quelques cigarettes et je me vois obligé de descendre car je suis littéralement gelé. Heureusement qu’à l’intérieur il fait chaud. Réveil à 4 heures le 24. On aperçoit l’île de Lemnos. Encore quelques heures et nous serons arrivés. Déjà des voiliers des transports que nous apercevons font voir que nous approchons. Au loin on aperçoit de gros bâtiments groupés. Puis un torpilleur vient à nous et de son porte-voix indique au commandant où il doit mouiller. Nous entrons dans la baie. Spectacle vraiment féerique. Deux cents peut-être plus vaisseaux de tous types, croiseurs, cuirassés, torpilleurs, transports sont ancrés là, vaisseaux hôpitaux, et au milieu de tout cela de petits vapeurs et canots automobiles se faufilent et courent à droite et à gauche.
Enfin on jette l’ancre. Il est 7 heures du matin. À droite, à gauche et au fond ce ne sont que milliers de tentes flanquées au flanc de la montagne car cette île de Lemnos n’est qu’un ensemble de montagnes. Quand va-t-on débarquer ? Tantôt ou demain, attendons. Nous sommes ancrés en-face de transports bondés d’Anglais. D’un de ceux-là nous parvient un concert de cornemuses. Est-ce en notre honneur ? À la fin du morceau nous applaudissons et pourtant c’est criard, on croirait une vieille musique d’antiques chevaux de bois. Déjeuner 10 heures. On commence à décharger les mulets. Pauvres bêtes cela fait rire et pitié. À 2 heures rassemblement pour le débarquement et on nous charge à bord d’un chaland qui nous emmène à terre. Six kilomètres au soleil au travers de champs et de routes à peine tracées, voyez poussière. On traverse quelques villages !!!! Quelques maisons dont les murs sont montés à sec, des terrains arides où quelque vigne végète, quelques pieds de coton et voilà.
Enfin on arrive à notre cantonnement. Il nous faut monter nos tentes. Dîner sommaire et au dodo. La terre est un peu dure. Ce n’est que galets. On se cale comme on peut mais les nuits paraissent fraîches. Au réveil une nuée d’indigènes s’abat sur notre camp. Cigarettes, œufs frais.
Comme ravitaillement, il est interdit sous peine de conseil de guerre d’aller dans les villages voisins. Mais un poilu planton du commandant va au village et va nous rapporter tout ce qu’on peut désirer. Conserves, chocolat, vin, etc.
Comme vin, même à l’ordinaire, c’est du vin de Grèce dont on ferait son ordinaire comme vin fin. Aussi ne peut-on en boire à sa soif car il arriverait malheur. Comme tabac, c’est un beurre [?]. Les paquets de cigarettes « Bastos » qui à Paris coûtent 1 franc sont vendus ici à 0,25. Les œufs frais sont plus chers 0,15 pièce. Le vin 0,60. Ça peut aller hein ?
Et voilà. Que nous réserve demain, mystère.
Je te tiendrais au courant
Pour copie conforme
Ile de Lemnos, 25 septembre 1915
John Tavernier.
1 Situé dans l’île de Lemnos, à 50 km du détroit des Dardanelles, le port de Moudros a servi de base arrière à l’expédition désastreuse des Dardanelles. Il a été agrandi pour recevoir les navires de guerre britanniques, mais l’île manquait des infrastructures nécessaires aux soldats.C’est dans ce port que débarque Eugène pour rejoindre le Corps Expéditionnaire d’Orient.
2Lancé en Juillet 1881 aux chantiers de La Ciotat. Le « Natal » était prévu pour 185 passagers. En 1882 il assurait la ligne d’Australie ouverte par les Messageries Maritimes avec escales à Aden, Mahé des Seychelles, La Réunion, Maurice et Australie. En 1915, il assure le transport d’une partie des 50000 hommes de l’ar-mée serbe de Corfou à Salonique. Suite à une collision il coule le 30 août 1917 à 5 miles au SSE du Planier, devant Marseille.
3 Le cap Bon est un cap qui constitue la pointe nord-est de la Tunisie. Situé sur la mer Méditerranée, il ouvre le canal de Sicile et ferme le golfe de Tunis.
4 Le « Ville de Mostaganem » est torpillé le 9 septembre 1915 à 70 miles de Mostaganem par un sous-marin allemand qui avait montré des couleurs anglaises et changé de pavillon après que le cargo eut montré les siennes.
Correspondance militaire Carte-lettre
Expéditeur : Tavernier 1er Génie Projecteurs, Dépôt intermédiaire Base, Secteur postal 198, Armée d’Orient
Adresse : Madame Tavernier, 17 rue Titon Paris
Lemnos, le 27 septembre [1915]
Ma petite femme chérie,
Voilà donc encore une journée bien remplie. T’ai-je dit que j’étais embauché ici comme garçon maçon et occupé à construire des logements pour les officiers. Quel travail. La pierre ne manque pas et les sapeurs mineurs en extraient. Quant au mortier on le fabrique avec la terre de l’endroit.
Combien de temps vais-je remplir ces fonctions je l’ignore mais pour l’instant les maçons sont indisponibles et restent ici. Tu penses si je vais m’occuper sérieusement de cette affaire-là. D’ailleurs j’ai trouvé ici le fils Chagnon, entrepreneur à Paris qui est sergent fourrier5 et à qui j’ai causé tantôt. Il va parler de moi au lieutenant du camp et demain j’aurai des nouvelles.
Hier c’était dimanche et nous avions repos l’après-midi. Nous en avons profité pour aller à la mer et prendre un bon bain. Au retour on nous apprend qu’en raison de la mobilisation générale de la Grèce6 nos lieutenants nous offrent le café et le rhum, puis à 7h ½ concert amateur en plein air. Soirée réussie, chansons de tous genres. Bref chacun faisait de son mieux. D’ailleurs c’était fête générale dans l’île car toute la soirée nous avons entendu les clairons jouer des marches jusqu’à neuf heures. Ce spectacle a été corsé par l’apparition de quelques hydroplanes qui ont plané sur les camps et la baie pendant une heure.
En allant à la mer nous avons rencontré quelques femmes grecques. Quelques–unes sont d’ailleurs fort jolies du moins de ce que l’on en voit car elles ont un châle sur la tête qui leur enveloppe les joues et fait également le tour du cou. Mais on peut toujours leur adresser la parole, aussitôt qu’elles aperçoivent un étranger elles baissent la tête et ne la relèvent plus. Avec cela, elles marchent toutes nu-pieds, tout au moins celles de la campagne.
J’ai trouvé une tortue que j’ai ramenée à la maison. Si notre petit Loup était là il jouerait avec. Combien je suis privé de ne plus le voir et l’entendre. Les heures où on n’a rien à faire sont si longues ici. Les rares nouvelles que l’on reçoit ici tous les 2 ou 3 jours paraissent bonnes et feraient espérer une solution plus prompte qu’on ne l’es-pérait. Vivement donc que ça finisse et qu’on se retrouve, dis, mon vieux lapin. Je t’enverrai peut-être bientôt quelques épreuves de photos si elles sont réussies, on en a déjà pris un peu partout, sur le bateau, à côté de la tente, puis sur l’échafaudage en train de limousiner7. Les puces ont fait leur apparition sous notre tente. Heureusement que cela ne me gêne pas trop, mais il y a des copains qui sont littéralement mangés. Il est vrai qu’elles courent par centaines.
Si tu veux m’envoyer un paquet, envoie-moi 1 paire de lunettes noires (mais fais attention à ce qu’elles soient bien noires noires), des enveloppes car ce papier ne colle pas, mon passe montagne, une pile de rechange pour ma lampe, 1 mètre en bois (il y en a un dans mon bureau, et quelques journaux car ici le papier est rare et on en a quelques fois besoin.
J’ai écrit à Mr Piquet qui doit être rentré. S’il est là va donc le voir cela lui fera plaisir. Et Louise, est-elle rentrée ? J’ai écrit à Godineau en lui donnant quelques renseignements sur la vie d’ici. À Georges8, à Louise, Argentan, au Mans, Almenêches. Quel travail, hein ! Je voudrais déjà en avoir reçu de toi. Voilà bientôt 15 jours déjà que nous nous sommes quittés.
Rassure-toi donc sur mon sort présent et espérons que ma bonne étoile ne me quittera pas. Plus heureuse que moi de ce côté tu as déjà reçu de mes nouvelles. Et dire que je n’aurai des tiennes que dans une dizaine de jours. Enfin, j’espère qu’elles vont être bonnes.
Allons mon petit, embrasse bien notre cher petit Loulou qui je l’espère est aussi en bonne santé. À toi mes meilleurs baisers et caresses.
Ton grand Jo.
5 Le fourrier, ou sergent fourrier est le sous-officier chargé de l’intendance. Le terme vient de fourrage.
6 La mobilisation grecque de septembre 1915, voulue par le premier ministre Venizélos comme une première mesure de mise en œuvre du traité gréco-serbe de 1913, est présentée par le roi comme une simple précaution « à la suite de la mobilisation bulgare », qui ne doit servir « qu’à protéger les intérêts vitaux du pays »
7 Limousiner : faire du limousinage, maçonnerie réalisée avec des moellons et du mortier. Les maçons étaient souvent originaires du Limousin.
8 Sans doute Georges Alnet, le mari de Charlotte, sœur d’Henriette.
Correspondance militaire Carte-lettre
Expéditeur : Tavernier 1er Génie Projecteurs, Dépôt intermédiaire Base, Secteur postal 198, Armée d’Orient
1er octobre 1915
Ma chère petite Zette,
Toujours ici. Nous vivons d’émotions depuis quelques jours. Comme nouvelles officielles, nous n’en avons guère et comme journaux, nous n’en avons point. Aussi chaque jour ceux qui vont au ravitaillement à la petite ville voisine rapportent-ils chaque fois des nouvelles plus fantaisistes les unes que les autres. Il y a 2 jours la Grèce était mobilisée en général et partait sur le front bulgare car la Bulgarie avait déclaré la guerre à la Serbie ! Hier la Bulgarie restait neutre et la Grèce démobilisait !! 9Sur le front français nous avions avancé de 10 à 20 kilomètres sur tout le front !!!
Hier trente sapeurs et six projecteurs, dont je n’étais pas car on procède par classe et je suis le plus ancien, sont partis à Moudros pour embarquer. Ils devaient, paraît-il, être dirigés sur Salonique car les Anglais et les Italiens seuls termineraient l’affaire des Dardanelles car cela ne devait pas trainer Achi Baba10 étant en notre possession !!!! Et allez donc. Au total les projecteurs sont restés ici. Seuls les sapeurs sont partis, se sont embarqués et au moment de lever l’ancre, ordre de débarquer. Ce matin ils ont rembarqué pour une destination inconnue. Tantôt, nous recevons un ordre de nous tenir prêts à partir. Une heure après, personne ne partait plus. C’est à n’y rien comprendre.
En attendant, je maçonne dur !!! Le lieutenant m’a confié un travail spécial. S’il me laisse faire et terminer, j’aurai bien peur que la fin de la guerre arrive avant que j’aie fini. Mais est-ce moi qui le finirai ? Hier nous avons eu un brouillard qui en ½ heure est devenu si intense qu’on n’y voyait pas à un mètre. Il s’est levé ce matin pour faire place à une chaleur comme on n’en avait pas vu depuis notre arrivée. Oh ! Mon teint.
Je voudrais être encore huit jours plus vieux pour avoir reçu ta première lettre. Que le temps semble long et pourvu que nous n’ayons pas changé de domicile d’ici là, car le temps qu’elle coure après moi !!! J’aime à croire que tu es ainsi que notre cher petit Marcel en excellente santé mais quel plaisir je vais avoir à lire ta lettre que je souhaite longue car il me semble que la distance fait encore paraître le temps plus long.
Comme aliments, ne m’envoie rien mon vieux lapin. Pour l’instant on trouve à peu près ce qu’il nous faut. Les prix sont très fantaisistes par exemple. Ainsi une bouteille d’encre de 0,05 F11 vaut 0,50 F. Par contre un poulet vaut 2 F, le litre de vin qui à Paris vaudrait 3 ou 4 F, nous le payons 0,50 F et la gamme varie selon les articles.
J’aurais voulu t’envoyer quelques cartes postales mais il n’en reste aucune ou plutôt ce sont des fonds de magasin de Paris. Bons souhaits, bonne fête, poisson d’avril, etc.
Nous tirons quelques photos dont je t’enverrai échantillon quand elles seront prêtes. Et voilà.
Embrasse bien Louise et Charles qui sans doute sont rentrés. Bons baisers à notre petit Loulou.
À toi mes meilleures caresses.
Ton petit homme
Jo
Bonjour à Roger et à sa famille
9 Le 23 septembre 1915, la Bulgarie décrète la mobilisation générale. Les empires centraux lui ont promis la Macédoine et un accès à la mer. Elle s’apprête à envahir la Serbie en même temps que les Allemands et les Autrichiens. La Grèce réplique le 25 en mobilisant à son tour, malgré les désaccords entre le Roi Constantin 1er aux affinités germaniques et son premier ministre Venizélos, partisan de l’entrée en guerre contre les Bulgares. Les hésitations dont fait état la lettre tiennent aux indécisions de la Grèce et au jeu diplomatique des Bulgares qui dans un premier temps assurent ne pas vouloir envahir la Serbie. La Bulgarie déclarera la guerre à la Serbie le 5 octobre 1915, en même temps que le débarquement des premières troupes franco-anglaises à Salonique.
10 Achi Baba est une colline stratégique défendue par les Turcs à l’entrée des Dardanelles. Les alliés n’ont jamais réussi à s’en emparer. Les derniers français évacueront les Dardanelles le 8 janvier 1916, mais la possibilité d’un échec avait été évoquée dès le mois d’octobre
11 En 1915, 1 F équivalait à 2,30€
Carte postale : Palais royal Athènes
Adresse : Madame Tavernier 17 rue Titon Paris XI
M…s 12 octobre 1915 Tavernier 1er Génie A.O.
Chère Zette,
Toujours ici en bonne santé. Que les nouvelles sont longues à parvenir ici. Encore rien reçu de toi. Je t’avais cependant donné une adresse de Marseille. J’attends. Il est vrai que les courriers sont très irréguliers en ce moment. Embrasse bien notre petit Marcel. Bons baisers pour toi.
Ton grand
Jo
Carte postale : Beauté de Corfou
Expéditeur : Tavernier 1er Génie A.O.
Adresse : Madame Dubourg 17 rue Titon Paris XI
13 octobre 1915
Chère Louise,
Je ne sais où vous adresser cette carte. À tout hasard je l’adresse à la maison mère ! Je suis toujours ici et en excellente santé. Et vous ! Et votre petit Charles ! Écrivez-moi vite car je n’ai encore rien reçu de personne.
Bons baisers pour vous et petit Charles de votre grand
John
Île de Lemnos. Ville de Moudros114 octobre 1915
Ma Petite Zette Chérie,
J’ai donc enfin reçu ta première lettre partie de Paris le 26 septembre et arrivée ici hier soir. L’adresse quoiqu’étant incomplète a suffi. Elle a été longue à arriver mais l’essentiel c’est que je l’aie reçue. Les recevrai-je toutes et toi recevras-tu les miennes. On parle souvent ici de transports coulés au large et chargés de courrier. Tu me diras si tu les as toutes reçues. Je t’en ai envoyé depuis que je suis ici quatre, celle-ci est la 5ème et 2 cartes, le tout adressé rue Titon, ignorant tes projets de déplacement. J’espère que tu as reçu également mon journal de bord. Quant à l’endroit où je villégiature en ce moment, cherche l’île de Lemnos dans la mer Égée. Quant à trouver Moudros qui cependant se trouve au bord de la mer, c’est autre chose car avant la guerre qui la rendra à jamais célèbre, cette ville !!! devait être bien ignorée. Cela ressemble à un gros village d’Auvergne. Maisons grises en pierre du pays, construites sans mortier. Comme rues, la plupart sont des ruelles pavées de galets qui ne sont même pas enfoncés. L’intérieur des maisons a toutefois l’air propre. Je suis allé hier après-midi me promener dans la montagne et ai poussé jusqu’à un petit village espérant trouver !!! quelques bibelots souvenirs. Il n’y a plus d’hommes valides. Quant aux vieux, ils gardent les troupeaux dans la montagne. Il ne reste que des femmes dont tu ne vois que les yeux et qui, si tu t’approches, rentrent précipitamment chez elles. Une seule à qui sans doute je n’ai pas trop fait peur a consenti à ne pas se sauver mais je n’ai pas été plus avancé car pour se faire comprendre il n’y faut pas songer. Je suis donc revenu bredouille avec cependant une vingtaine de kilomètres dans les jambes. Dimanche dernier il y a eu messe au camp. J’y ai d’ailleurs assisté. Comme plein air, c’était là. Ce qui était là aussi samedi soir c’est un orage qui s’est déchaîné dans toute la montagne et comme on n’en voit paraît-il que par là.
Comme spectacle, c’était magnifique, mais ce qui l’était beaucoup moins c’est que la pluie s’étant mise à tomber tout d’un coup et à torrents et le vent s’étant déchaîné en même temps nos malheureuses tentes bien que nous ayons lutté pendant ½ heure se sont renversées sur nous et se sont sauvées et il nous a fallu subir le déluge pendant deux heures. Le comble de l’histoire c’était le soir à 10 heures. Vois d’ici le spectacle. Heureusement qu’on ne se déshabille pas pour se coucher car les panets13 auraient pu flotter au vent. Nous étions trempés jusqu’aux os mais on ne pouvait quand même pas s’empêcher de rire en entendant les cris de frayeur que poussaient quelques milliers de Sénégalais qui campent à côté de nous. Nous avons passé le reste de la nuit à la belle étoile et nous ne nous en portons pas plus mal pour cela.
Seul pour l’instant je suis malade mais ça va mieux. Rassure-toi, rien de grave. Voici. Quand nous sommes arrivés ici on nous a envoyé sur le port faire les débardeurs. Nous avions à décharger des sacs d’avoine. Or depuis quelques jours (t’ai-je dit que j’étais limousinard14) à force de tailler mes moellons avec une pioche démanchée dont le fer me servait de marteau, j’avais le poignet fatigué. Avec cela, décharger des sacs d’avoine, il était tout naturel que je me sois fait porter malade. Le major m’a reconnu en effet de la « synovie tendineuse » au poignet droit. Teinture d’iode et pansement humides. Je ne souffre pas et cela m’a permis de tirer au flanc 3 jours. Tu jugeras d’ailleurs sur une photo où je fais boire un nègre (car j’y ai le poignet bandé) si j’ai l’air de souffrir.
Pauvres photos, on prend beaucoup de clichés mais nous ne sommes pas des artistes et jusque-là nous en avons raté je ne sais combien. Quand par hasard c’est réussi le bain est mauvais ou avec le vent qui souffle et le sable qui vole ça ne les arrange pas. Enfin tu me reconnaîtras sans doute quand même à ma haute stature et à mon bouc !!! Sur quelques-unes même tu verras mes lunettes noires que je suis bien heureux d’avoir apportées.
Pour l’instant je suis installé tant bien que mal sur la plage !!! et le vent souffle. Quoique cela [sic] je ne suis pas trop mal et je serais encore mieux si tu étais là à côté de moi en train de broder tout en surveillant les ébats de notre petit Loulou. On se rattrapera au Tréport15 ou ailleurs plus tard, n’est-ce pas mon vieux loup. Tu me diras si tu es allé passer quelques temps en Normandie. Louise doit être revenue de Pornic.
Quant à mon vieux Gobineau, j’ai bien peur, même s’il le désirait, qu’il ne puisse me retrouver ici car les nouvelles troupes partant de la métropole sont dirigées vers la Serbie. Quand nous partirons de là nous aussi, la plupart seront dirigés de ce côté-ci. Vois-tu que par hasard je rencontre là « Petit Bert ». Si tu peux te procurer son adresse envoie-la moi donc. Si cela ne sert pas ça ne me changera toujours pas beaucoup.
Enfin, jusqu’à présent, si ce n’était la trop grande distance qui nous sépare, je préfère mille fois être ici qu’être retourné sur le front français car d’après les rares nouvelles que nous avons pu avoir au camp, ça m’a plutôt l’air de barder.
Ne te fais donc pas trop d’idées noires et comme moi supporte courageusement notre séparation.
Si tu es avec Louise, embrasse-la bien pour moi, ainsi que petit Charles. Où dois-je lui adresser sa correspondance ? Je lui ai écrit à Pornic et envoyé avant-hier une carte rue Titon. Donne-moi des nouvelles de toute la famille. Un bon souvenir à Aline.
Embrasse bien notre cher petit Marcel. À toi mes meilleurs baisers et caresses. Ton grand qui pense bien à toi.
Jo
12 Moudros est une toute petite bourgade et les conditions de vie des milliers de soldats qui s’y installent sont précaires et insalubres, mais c’est le port bien abrité de l’île de Lemnos. Les zouaves, les régiments coloniaux, les sénégalais, la légion étrangère, sont les premiers à y débarquer dès le mois de mars, en vue de l’attaque des Dardanelles. Ils forment le « Corps expéditionnaire d’Orient » qui deviendra l’armée d’Orient. Pendant toute la guerre, après le désastre des Dardanelles et l’établissement des Alliés à Salonique, Moudros restera une base stratégique pour les Anglais et les Français.
13 Panet, Pop. Pan (de chemise). En panet : en chemise, les pans flottants au vent.
14 Limousinard. Celui qui fait du limousinage, ouvrage de maçonnerie fait avec des moellons et du mortier.
15 La maison du Tréport est un lieu de villégiature pour toute la famille Dubourg et ses descendants qui y passeront encore de nombreuses vacances après la guerre.
Salonique, le 17 octobre 1915
Ma petite femme chérie,
Changement de décor. Nous voici débarqués à Salonique où les Grecs sont en pleine mobilisation et partent déjà pour la frontière24. Nous sommes campés dans un immense camp où arrivent et d’où partent chaque jour des milliers de troupes pour la Serbie. Depuis deux jours que nous sommes là il n’a pas cessé de pleuvoir et la boue a remplacé la poussière. Le sol me rappelle les anciens beaux jours de l’Argonne25.
Ne fais pas attention à l’écriture. Mon poignet me fait toujours un peu mal et surtout le mouvement de la main pour écrire. Je suis toujours exempt de service.
Je ne sais pour combien de temps nous sommes là, pourvu que nous y restions quelques jours car à part ta lettre du 26 septembre je n’ai rien reçu. Peut-être le courrier est-il arrivé à Moudros, mais nous rejoindra-t-il ici ? Et si nous partons encore avant son arrivée où et quand nous rejoindra-t-il ? Nous attendons ici les copains qui étaient aux Dardanelles26 et qui viennent nous renforcer pour la Serbie.
Et toi ? J’espère que ça va toujours bien ainsi que notre petit Loup. Et Louise et Charles ? Quand donc recevrai-je de vos nouvelles à tous ? Comme le temps semble long. Allons mon vieux Lapin, je te quitte. Embrasse bien tout le monde pour moi autour de toi. Les meilleurs baisers pour toi et pour notre petit Marcel.
Encore une bonne caresse de ton grand Jo qui pense bien à toi. Jo
Au moment de cacheter ma lettre on re-déménage. Nouveau camp, nouvelle adresse :
1er Génie Section des projecteurs ½, Élément d’armée, Armée d’Orient, Secteur postal A
24 Pour les Français, il est clair que l’expédition des Dardanelles, qui avait été décidé par Churchill, ne peut plus réussir et qu’il s’agit désormais de secourir la Serbie contre les Bulgares qui ont basculé du côté des Austro-Allemands et sont entrés en guerre le 5 octobre 1915. Les Grecs, quant à eux, sont liés aux Serbes, mais rechignent à affronter les Bulgares. La Grèce mobilise donc, mais elle est divisée politiquement et tergiverse.
25 La plaine de Salonique est marécageuse et insalubre. Le paludisme va décimer les soldats.
26 Les copains des Dardanelles sont les premiers français à quitter la presqu’île de Gallipoli, dans les Dardanelles, pour Salonique. Ils sont les survivants d’une hécatombe et d’une véritable déroute devant les Turcs commandés par les Allemands.
Salonique, le 20 octobre 1915
Ma chère Zette,
Quand donc vais-je recevoir une lettre de toi ? Chaque jour nous changeons de secteur et notre courrier nous parviendra-t-il un jour ? Depuis que nous sommes arrivés ici nous avons déménagé quatre fois. Et cela finit par devenir rasant. Aussi sommes-nous propres.
À part ça le travail ne serait pas trop pénible. Pour ma part je suis convoyeur puisque je ne puis encore travailler grâce à mon poignet. Heureuse synovie tendineuse ! Je me rends chaque matin au port distant d’environ quatre kilomètres. Là j’assiste au chargement des voitures puis je me place aux côtés du conducteur et on roule pour le parc du Génie où d’autres poilus déchargent ma voiture et ainsi de suite. Quant aux copains ils font quelque travail analogue et le soir une équipe à tour de rôle est chargée avec un projecteur de l’éclairage d’une partie de la gare où a lieu le déchargement des munitions d’artillerie. Comme nous sommes maintenant « Élément d’armée » il se pourrait que nous restions là quelque temps.
Ce n’est pas fameux comme installation mais on s’en contenterait longtemps encore. Te dire ce qu’il débarque de troupes françaises et anglaises ici est impossible. Cela n’arrête pas. Ajoute à cela les troupes grecques mobilisées et dont une grande partie est centralisée ici39, c’est une cohue militaire inextricable. Je suis allé quelques heures en ville, c’est d’une saleté repoussante. Est-ce la faute à la boue dans laquelle on patauge même dans les grandes rues ? Rien de la ville moderne. Les plus belles maisons sont affreuses. Les bicoques même en planches voisinent avec quelques pavillons prétentieux. Ce qui domine ce sont les coiffeurs et les horlogers. Il y en a autant ici que de bistrots à Paris ! Je voudrais que tu voies les accoutrements des indigènes et leurs attelages. C’est à mourir de rire. Quelques européennes au commerce facile se sont glissées dans ce brouhaha et bien que ce ne soit pas la fine fleur du pavé leurs toilettes tapageuses et malgré tout à la mode font contraste dans ce milieu.
Un journal local se charge de nous donner des nouvelles le plus souvent bonnes. Sont-elles exactes, je le souhaite.
Somme toute le plus exaspérant est le manque de nouvelles. Tout à l’heure des copains revenus ces jours-ci des Dardanelles ont reçu un volumineux courrier. Quelques-uns une quinzaine de lettres datées du 15 au 25 septembre. Cela nous fait espérer et chaque jour nous allons encore continuer à guetter l’arrivée du vaguemestre40.
Quant aux colis s’il t’arrive de m’en envoyer soigne l’emballage et au besoin mets ce que tu m’enverras dans une ou plusieurs boîtes en zinc. J’en ai vu arriver à l’instant même cousus dans de la toile en fort piteux état. L’un d’eux ayant dû contenir un tas de bonnes choses était complètement pulvérisé. Seules subsistaient quelques traces de confiture chocolat et tabac. C’était lamentable !!
Ce que je vais te demander c’est de m’envoyer quelque argent car si toutes les lettres mettent le même temps à parvenir que les premières (si elles arrivent jamais) je serai à sec avant que ne parvienne celle qui contiendra un mandat. Ce que je te recommande, c’est de ne m’envoyer que 10F à la fois, premièrement parce que le change est plus facile mais aussi en cas de perte ou de mauvaise destination. Fais -moi un envoi par semaine et quand j’aurai quelque avance je te ferai signe.
Tu me diras si tu as reçu mes photos. Au premier rayon de soleil nous tâcherons de prendre quelques vues intéressantes.
J’espère et souhaite que tu te portes bien ainsi que notre cher petit qui doit gazouiller maintenant à plaisir. Allons, que je reçoive de bonnes nouvelles et tout ira à peu près. Embrasse bien Louise et Charles pour moi. Pour toi et pour notre cher petit Loup mes meilleurs baisers.
Ton grand qui t’aime bien et pense beaucoup beaucoup à toi.
Encore un bon baiser.
Ton Jo
E. Tavernier Section des projecteurs 1-2, Élément d’armée, Secteur 502, Armée d’Orient, Par Marseille.
39 Les officiers grecs, formés à l’école allemande, sont hostiles aux alliés et leur présence constitue une menace potentielle autour du camp.
40 Militaire chargé de la distribution du courrier aux armées.
Carte postale : Cimetière Israélite de Salonique
26 octobre 1915
Ma chère petite Femme,
Toujours sans nouvelles. Cela devient vraiment décourageant.
À part cela tout va bien. Meilleurs baisers pour toi et notre petit Loup.
Ton Jo
Salonique 4 novembre 1915
Bien chère Zette,
Ça va mal ! Très mal ! Tes déplacements successifs t’absorberaient-ils à ce point que tu n’aies pas le temps de m’écrire. Après ta lettre reçue il y a 4 jours je comptais chaque jour en recevoir une autre pendant au moins quelques jours comme compensation mais depuis rien, rien. Quelques lettres de copains, sauf toutefois de Godineau, pas même une de Louise !
Décidément je vais être forcé de croire que plusieurs courriers ont dû faire naufrage en route et cependant les copains ici en reçoivent chaque jour les uns même [sic] et de Paris parties les dernières le 17 octobre. C’est à n’y rien comprendre et je n’ai vraiment pas de chance. J’en arrive presque à ne plus avoir le courage d’écrire à personne.
Je suis cependant bien sûr que m’écrire est un passe-temps pour toi et que tu m’adresses au moins deux lettres la semaine. Quelque mystère plane certainement là dessous mon pauvre vieux hein ! Peut-être même vais-je en recevoir toute une série demain. À partir de la prochaine numérote les moi. Je verrai de cette façon si quelques-unes s’égarent. De mon côté je ferai de même. Je t’ai expédié à ce jour lettres ou cartes depuis mon débarquement 13 babillardes et celle-ci porte le n° 14 car je suis obligé de tenir une espèce de comptabilité pour m’y retrouver ayant dû écrire plusieurs fois avant d’avoir une réponse.
Ce n’est pas un reproche mon vieux loup que je te fais là puisqu’il n’y a rien de ta faute mais tu dois, mieux que personne, te rendre compte de l’état d’esprit où on se trouve quand on est si longtemps sans nouvelles et si loin l’un de l’autre.
Ici il fait beau trois jours et la pluie a recommencé comme de plus belle mais c’est de l’orage et je ne pense pas que cela dure. Cela a interrompu nos travaux d’aménagement car notre escouade53, Machat54 et Cie s’est mise à l’œuvre et nous avons confectionné une table et des bancs. Cela n’aura qu’une vie éphémère mais si cela ne nous sert que quelques jours on sera toujours mieux. Quant à la santé ça va on ne peut mieux et c’est vrai, tu sais !! Pour une fois on peut appliquer le cliché « Tout va bien » et j’espère que cela va continuer.
Je souhaite et espère que toi et notre cher petit Marcel vous êtes également en excellente santé. J’ai reçu une lettre de Mélie me remerciant de ma visite avant mon départ et me donnant de bonnes nouvelles de Mr Piquet. Qui dit vrai de vous deux ? J’espère que c’est elle. J’ai écrit à Louise, toujours rue Titon. Donne-moi donc si tu es à Paris des nouvelles du fils Royer. Allons, je te quitte mon vieux lapin. Embrasse bien notre cher petit Loulou, Louise et Charles si tu es auprès d’eux. Pour toi mes meilleurs baisers et caresses.
Ton grand qui pense bien à toi et voudrai bientôt te serrer dans ses bras.
Jo
Pour punir Godineau puisqu’il est resté si longtemps sans aller te voir je ne lui récrirai que quand j’aurai reçu une lettre de lui.
53 La plus petite unité de l’armée française, elle regroupe en théorie 15 soldats sous le commandement d’un caporal. Il existe souvent un fort sentiment de camaraderie entre les membres d’une escouade.
54 On retrouve Machat dans des lettres ultérieures. Sans doute un des meilleurs camarades d’escouade d’Eugène.
N°15Salonique 6 novembre 1915
Ma chère petite femme,
Toujours sans nouvelles. Quand donc ce fameux courrier va-t-il me parvenir. J’écris sans courage de tous côtés pour l’avenir qui je l’espère me sera moins ingrat. Où es-tu en ce moment. Que deviens-tu depuis le 7 octobre. Tu as dû déjà aller en Normandie puis à la Loupe ? Vous êtes-vous rencontrées avec Louise. Vois comme la poste est bizarre. J’avais écrit à Maurice62 lui demandant l’adresse du petit Eugène63. Au lieu de me l’envoyer, il lui a écrit et j’ai reçu une lettre de lui ce matin avant même la réponse de Maurice. Il est dans la Gironde pour « courbatures fébriles » et dit aller beaucoup mieux. Ne t’inquiète pas de ma santé, elle est excellente.
Il arrive ici et part chaque jour de nombreuses troupes pour le front. Le beau temps a reparu mais les nuits sont fraîches. Notre aménagement se continue. Si nous pouvions en jouir encore quelques temps.
Bons baisers à notre cher petit Loulou. Et toi, ma grande Zette chérie, je t’embrasse bien bien fort.
Ton grand Jo qui pense bien à toi.
Jo
Vois comme la mer est calme. Viens donc faire une partie de barque. Tu n’auras pas à craindre le mal de mer !!! Comme au Tré-port. On dirait les bateaux parisiens !! Et cependant nous sommes loin.
62Morice Deshais
63 Eugène Piquet. Cousin germain d’Eugène. Il est le fils de Noël Piquet, frère de la mère d’Eugène, Virginie Piquet.
Carte postale : l’Église des douze apôtres à Salonique
N° 16 Le 9 novembre 1915
Ma chère Zette,
Décidément la fatalité s’acharne sur moi. Chaque jour le vaguemestre apporte un courrier chargé et chaque fois je reviens dépité de la distribution. Pas un mot à mon adresse de qui que ce soit. À côté de cela les copains qui sont partis de Versailles en même temps que moi en reçoivent parties de Paris à dates régulières. Ce soir même a été le record d’une datée ou plutôt timbrée de Paris Hôtel de Ville du 30 octobre. Quand donc vais-je recevoir ce volumineux courrier en retard.
Je suis inquiet malgré tout car ce manque de nouvelles est de plus en plus exaspérant. Malgré tout je veux croire que tout le monde se porte bien et que notre cher petit Loup fait chaque jour des progrès. Et Louise et Charles ! Êtes-vous réunis ? Que je serais donc heureux de savoir ce que vous faites. Je t’écris assis sur mon lit et vais m’en-dormir en pensant à toi, mon cher vieux. Quelles nuits on passe ici. Il fait nuit à 6 heures. Que faire sinon rentrer dans sa guitoune1 jusqu’au lendemain 6 heures ½. On fume une cigarette et on rêve aux chers absents.
Bonne nuit, donc. Embrasse tout le monde pour moi surtout notre cher petit Marcel. Pour toi mon vieux Loup mes meilleures caresses
Je t’embrasse bien fort,
Ton grand Jo
Correspondance militaire Carte-lettre
N° 17
Salonique le 11 novembre 1915
Ma petite femme chérie,