Faux Visages - Louis Joseph Vance - E-Book

Faux Visages E-Book

Louis Joseph Vance

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Beschreibung

À la veille de la déclaration de guerre des États-Unis contre lAllemagne, Michael Lanyard, alias le Loup Solitaire, réchappé des tranchées, trouve une occasion de venger la mort de sa femme et de son fils en sengageant comme espion sur un paquebot à destination de New York. Les enjeux politiques entre Allemands, Américains, Français et Anglais sont à la hauteur dun mystérieux objet aux mains de Cecilia Brooke, une jeune et jolie femme, qui occupe la cabine voisine de la sienne. Le Loup Solitaire va se jeter dans la mêlée et poursuivra sa dangereuse quête de vengeance dans les situations les plus rocambolesques.

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Louis Joseph Vance

FAUX VISAGES

© 2019 Librorium Editions

Tous Droits Réservés

ISORTI DU « NO MAN’S LAND »

Sur le bord vaseux d’une petite mare, l’homme restait à plat ventre, sans bouger, sans plus bouger que ces pauvres morts dont les cadavres mutilés gisaient tout autour de lui, là où ils étaient tombés, depuis des mois ou des jours, des heures ou des semaines, au cours de ces luttes acharnées que les fantassins étaient absurdement forcés d’engager pour quelques misérables mètres de terrain contesté.

Seul de tout cet effroyable entourage, cet homme-là vivait et, bien qu’il souffrît les maux de la faim, du froid et de ses vêtements trempés, il était sans blessure.

Depuis qu’à la tombée de la nuit une vive escarmouche lui avait permis de s’échapper, sans être vu, à travers les lignes allemandes, il était resté à l’air libre, tour à tour rampant vers les tranchées britanniques, sous le couvert de l’obscurité, ou s’arrêtant dans une immobilité de mort, comme à présent, lorsque les fusées et les bombes éclairantes flamboyaient là-haut, incendiant la nuit de clarté impitoyable et montrant dans le moindre détail cette zone de terrain de deux cents mètres, jonchée d’indescriptibles abominations, qui séparait les combattants. Quand cela se produisait, le vivant n’avait d’autre ressource que de faire le mort, de crainte qu’un mouvement, aperçu par les yeux qui guettaient sans trêve aux créneaux des parapets de sacs à terre, ne lui attirât une balle.

Il était à présent minuit, et les lumières flamboyaient moins fréquemment, tout comme la fusillade se raréfiait… comme si l’abondance de la pluie eût abattu la haine dans le cœur des hommes.

Car il pleuvait dru – une averse monotone et obstinée qui cinglait dans un air lourd dont l’énervement pesait comme l’oppression d’un cauchemar ; son crépitement continuel noyait presque le fracas lointain des mitrailleuses vers le nord, dominait même le sourd roulement de la canonnade quelque part là-bas, derrière l’horizon, tendait un immense rideau de lances reluisantes et serrées entre les tranchées et sur toute cette terre désolée. Il pleuvait ainsi depuis midi, et rien ne laissait prévoir que cela dût s’arrêter jamais…

La fusée lumineuse dont la clarté l’avait cloué auprès de la mare, pâlit et s’éteignit en retombant, et, plusieurs minutes, l’obscurité régna, tandis que l’homme rampait à quatre pattes vers cette brèche qu’il avait remarquée avant la chute du jour dans le réseau des barbelés britanniques. Une fois seulement son avance fut interrompue, quand ses sens aux aguets lui apprirent qu’une patrouille britannique profitait de la fausse trêve pour pousser une reconnaissance vers l’ennemi ; elle trahissait son approche par les chuintements de pas furtifs dans la terre boueuse, par un juron contenu lorsqu’un homme glissait et manquait de tomber, et par le « chut ! » impérieux d’un officier réprimandant le maladroit. À l’instant, celui qui rampait se laissa tomber à plat dans la boue et resta immobile.

Presque au même instant, à la vue d’une longue traînée d’étincelles s’élevant en parabole des tranchées allemandes, les soldats imitaient son geste, et, aussi longtemps que cette triple étoile se refléta dans la vase, ils restèrent pareils à lui et aux morts indifférents. Il y en avait deux si près de lui que l’homme les aurait touchés en allongeant le bras, ce qu’il se garda bien de faire, et il eut soin de serrer les dents pour les empêcher de claquer et de retenir sa respiration. Et, les lumières éteintes, il n’osa bouger que quand la patrouille se fut relevée et éloignée.

Après quoi ses mouvements furent moins furtifs ; ayant un détachement des leurs sur le No man’s Land, les Britanniques n’iraient pas tirer sur des ombres. On n’avait plus à craindre que les balles des Allemands s’ils venaient à découvrir la patrouille.

Se relevant, l’homme s’avança en une attitude fléchie, prêt à s’aplatir à la première alerte de nouvelle fusée. Mais cette nécessité lui fut épargnée, et avant qu’on lançât d’autres engins éclairants, il s’était glissé à tâtons entre les barbelés. Une heureuse chance le mena à l’endroit même du parapet par où les Britanniques étaient sortis, indiqué par les montants, qui dépassaient d’une grossière échelle en bois.

Il s’était retourné, cherchant du pied le premier échelon, et commençait à descendre lorsqu’une voix enrouée l’interpella des noires entrailles de la tranchée.

— Fichtre ! Tu es bien pressé de revenir ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu as oublié de mettre du patchouli sur ton mouchoir… ou quoi ?

La réponse de l’homme, s’il en fit une, se perdit dans un bruit d’éclaboussement : ses pieds avaient glissé sur les échelons vaseux, ce qui le précipita dans le flot d’eau croupie qui emplissait la tranchée jusqu’à hauteur du genou.

Se relevant tant bien que mal, il chercha vainement des yeux son compagnon car si la nuit était noire au dehors, c’était, dans la tranchée, l’opacité absolue, et l’homme ne pouvait distinguer absolument rien d’autre qu’une bande plus pâle là où les murs s’ouvraient à l’air libre.

— Eh bien ! et la politesse ? Tu ne peux pas répondre quand on te parle ?

Se tournant vers la voix, l’homme répondit en bon anglais, un peu trop soigneusement prononcé :

— Je ne suis pas de vos camarades. J’arrive des tranchées ennemies.

— Ah ! bien zut alors ! Haut les mains !

Le canon d’un fusil s’appuya sur la poitrine de l’homme. Obéissant, il leva les deux mains au-dessus de sa tête. Une seconde plus tard, il était aveuglé par le jet soudain d’une lampe électrique.

— Déserteur, hein ? Toi faire kamerad… ou quoi ?

— Kamerad ! répéta l’homme avec un accent de mépris. Je ne suis pas Allemand, je suis Français. Je suis venu à travers les lignes boches porteur d’un renseignement important que je désire communiquer à votre général.

— Tu te fiches du monde ! lança l’autre, sceptique.

Un nouveau bruit de barbotement se fit entendre dans la tranchée. Une troisième voix lança :

— Allô ! Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?

— Viens voir toi-même. C’est un farceur qui dit qu’il arrive des tranchées boches porteur d’un renseignement important pour le général.

— Un sacré menteur, prononça le nouveau venu avec détachement. Tiens-le à l’œil. Probable que c’est encore un truc des boches. Et toi, là ! (Le barbotement se rapprocha.) Quel est ton jeu ? Réponds, si tu ne veux pas attraper une balle dans le ventre.

— Je ne joue aucun jeu, répondit l’homme patiemment. Je suis désarmé… votre prisonnier, si vous voulez.

— Je te crois que je veux. Sois tranquille. Mais quel est ce renseignement important ?

— Je ne le révélerai qu’à qui de droit. Ayez l’obligeance de me conduire sans plus de délai à votre général.

— Qu’en penses-tu, caporal ? interrogea le premier soldat. Un petit coup de baïonnette pour lui délier la langue ?

Après un instant d’hésitation, le caporal prit la lampe électrique du soldat et, à sa clarté, examina le prisonnier de la tête aux pieds, ce qui ne le renseigna guère de voir un grand gaillard, vêtu de la capote grise familière aux soldats allemands. Son visage n’était qu’un masque de boue où brillaient des yeux d’un éclat et d’une énergie surprenants.

— Garde tes mains levées, ordonna sèchement le caporal. Et toi, Gringer, fouille-le.

Appuyant son fusil contre le mur de la tranchée, la crosse hors de l’eau sur la banquette de tir, le simple soldat se mit en devoir de passer en revue la personne du prisonnier. Au cours de cet examen, il déboutonna et ouvrit la capote grise, découvrant une vareuse informe et un pantalon brun foncé en ersatz de lainage.

— Il n’a pas d’armes… Il n’a rien sur lui, pas même son passe-partout.

— Très bien. Retourne à ton poste. Je me charge de lui.

Prenant son fusil, le caporal y ajusta la baïonnette, puis la brandit d’un air significatif et ordonna :

— En avant, marche ! Tu peux baisser les mains, mais rappelle-toi que je suis ici derrière.

Le prisonnier obéit en silence et pataugea dans la tranchée inondée. Le rond de lumière, jouant sur son dos, lançait des éclairs dans l’eau noire qui tournoyait autour de ses genoux et faisait entrevoir des silhouettes emmitouflées postées à intervalles réguliers le long de la banquette de tir, la figure appliquée aux créneaux du parapet.

De temps à autre, les deux hommes passaient devant l’ouverture d’une cagna qui laissait filtrer la lueur d’une bougie par les fentes des portes improvisées.

De l’une de celles-ci, à l’appel du caporal, surgit un lieutenant somnolent qui écouta de mauvaise grâce son subordonné et lui commanda aussitôt d’emmener le prisonnier au quartier général du régiment en arrière des lignes.

Un peu plus loin, le captif et son geôlier s’enfoncèrent dans un étroit et tortueux boyau de communication. Pendant dix minutes, ils parcoururent un labyrinthe de fossés profonds, étroits, puants et si pareils les uns aux autres que le prisonnier s’étonnait de voir le caporal s’y reconnaître dans cette obscurité abyssale. Puis, tout à coup les flancs de la tranchée s’abaissèrent, et les deux hommes débouchèrent à l’air libre, dans un vaste champ. Des homme nombreux y dormaient, abrités par des toiles imperméables contre le déluge qui fouettait la terre. Un léger renflement du sol se dressait entre ce champ et la ligne de feu où s’échangeait à présent une vive fusillade, et une rangée fantomatique de peupliers déchiquetés par la mitraille se silhouettaient sur un ciel où les bombes et les fusées éclairantes s’épanouissaient telles des fleurs d’enfer.

Là le caporal ordonna brutalement à son prisonnier de faire halte et s’arrêta lui-même, raidi au port d’armes, devant un groupe de trois officiers qui s’en venaient vers l’entrée de la tranchée. L’un de ceux-ci dirigea sur le couple la lumière d’une lampe de poche. À la vue de la capote grise, tous trois s’arrêtèrent net.

Une voix habituée au commandement interrogea :

— Qu’est-ce que vous avez là ?

— Un prisonnier, mon général, répondit le caporal… Il dit qu’il est français… et qu’il a traversé les lignes aujourd’hui, porteur d’un renseignement important… qu’il dit.

Le rond de lumière éclaira la figure du prisonnier. L’officier s’adressa directement à lui.

— Comment vous appelez-vous ?

— Cela, dit le prisonnier, comme mon renseignement… je préfère le dire en particulier.

Avec un geste de surprise, l’officier s’avança d’un pas et considéra de près la face maculée de boue.

— Il me semble que je reconnais votre voix, fit-il d’un ton pensif.

— Vous ne vous trompez pas, riposta le prisonnier.

— Messieurs, dit l’officier à ses compagnons, vous pouvez continuer votre ronde. Caporal, suivez-moi avec votre prisonnier.

Il tourna les talons et s’éloigna en pataugeant dans la boue du terrain découvert.

Derrière eux au bruit de la fusillade dans les tranchées avancées s’ajouta le tac-tac des mitrailleuses. Puis une batterie cachée quelque part dans les ténèbres, en avant d’eux, entra en action. Les obus passèrent au-dessus d’eux en miaulant sinistrement. Le prisonnier jeta un coup d’œil en arrière : les peupliers mutilés détachaient leurs squelettes sur un ciel inondé coup sur coup de lumière infernale…

Un peu plus tard il sentit un chemin pavé sous ses souliers trempés. On pénétrait dans les faubourgs d’un village en ruines. De chaque côté des débris de murs subsistaient avec des fenêtres sans châssis et des portes béantes.

Dans une entrée brûlait une pâle lumière ; l’officier y pénétra, escorté du prisonnier et du caporal, passa devant une sentinelle, puis descendit un escalier de bois branlant qui menait à une cave sombre, aux murs de pierre et voûtée. Au milieu se dressait une large table où un secrétaire écrivait à la lueur de deux bougies fichées dans des goulots de bouteilles vides. À une autre table, dans un coin, un sergent et un opérateur du génie s’affairaient autour d’un téléphone de campagne et d’appareils télégraphiques. Sut un lit de camp garni de paille, contre le mur opposé, plusieurs hommes, agents de liaison et sous-officiers, ronflaient bruyamment. Malgré le froid l’atmosphère était asphyxiante de fumée de tabac, de sueur et de vapeur s’élevant des habits mouillés.

L’homme de la table centrale se leva et salua, présentant au général une liasse de messages griffonnés et de rapports. Prenant la chaise ainsi vacante, l’officier parcourut les papiers, donna quelques ordres inspirés d’eux, et puis reporta son attention sur le prisonnier.

— Vous pouvez retourner à votre poste, caporal.

Le caporal exécuta un correct demi-tour et regrimpa l’escalier. En réponse au regard scrutateur de l’officier le prisonnier s’avança et lui fit face par-dessus la table.

— Qui êtes-vous ?

Le prisonnier regarda autour de lui pour s’assurer que personne des autres occupants de la cave n’était à portée de l’entendre, et prononça :

— Je m’appelle Lanyard… Michaël Lanyard.

Involontairement l’officier fit un bond, et faillit renverser la chaise.

— Le Loup Solitaire !

— En personne, confirma le prisonnier, qui ajouta, avec sur ses traits maculés et émaciés un rictus qui avait la prétention d’être un sourire : — Oui, général Wertheimer.

— Je ne m’appelle pas Wertheimer.

— Je le sais. Je n’ai prononcé le nom que pour vous confirmer mon identité ; c’est le seul nom sous lequel je vous aie connu autrefois, quand vous étiez, vous dans la police secrète britannique, et moi un voleur fameux dont la tête était mise à prix, et quand nous jouions à cache-cache à travers la moitié de l’Europe aller et retour… au temps de l’hôtel Troyon et de la Meute, au temps de Morbihan, de Popinot et…

— Et d’Ekstrom, compléta l’officier devant la bizarre hésitation du prisonnier.

Il y eut un petit silence entre les deux hommes ; puis l’officier songea tout haut :

— Tous morts.

— Tous… sauf un.

L’officier leva vivement les yeux.

— Lequel ?

— Le dernier nommé.

— Ekstrom ? Mais nous l’avons vu mourir ! C’est vous-même qui avez tiré la balle qui…

— Ce n’était pas Ekstrom. Il se serait bien gardé de risquer sa précieuse peau tant qu’il pouvait disposer d’un sous-ordre à sa place ! Je vous affirme que j’ai vu Ekstrom depuis moins d’un mois, vivant et servant le Vaterland comme l’âme damnée de ce système d’espionnage qui tient l’ennemi au courant de tous vos mouvements jusqu’au dernier… ce système qui permet aux Boches de saluer par son nom chaque régiment qui arrive en ligne dans vos premières tranchées.

— Vous m’étonnez !

— Je vais vous convaincre ; j’apporte un renseignement qui vous permettra de déchirer ce réseau de trahison à l’intérieur de vos propres lignes, et…

La voix lui manqua. L’officier s’aperçut qu’il tremblait au bord de la table.

— Vous êtes blessé ?

— Non, mais transi jusqu’aux moëlles, et je défaille de faim. Les soldats germaniques eux-mêmes sont à rations de famine à présent ; les civils pis encore ; et moi… j’ai passé là-bas des années, espion, bête traquée, mangeant plus irrégulièrement qu’un moineau.

— Asseyez-vous. Planton !

Et la conversation s’interrompit entre eux pour un temps. Non seulement l’officier refusa d’entendre un mot de plus avant que Lanyard eût bu et mangé tout son soûl, mais une communication urgente du front l’appela au téléphone et accapara momentanément son attention.

Tout en dévorant à belles dents le pain et la viande, Lanyard regardait avec curiosité les scènes qui se déroulaient dans la cave, lui permettant de suivre à peu près les phases du combat.

À la table des télégraphistes l’activité devint fébrile : le général, debout à côté, lisait les messages arrivant à mesure qu’ils étaient notés et prenait les dispositions que lui inspirait son jugement. On tirait de leur couche de paille les hommes de liaison à demi endormis, et les réveillant de quelques bourrades on les envoyait réveiller et expédier au front les troupes que Lanyard avait vues dormant à ciel ouvert. D’autres plantons dégringolaient en boitant les marches de la cave, remettaient leurs messages, et s’en allaient en titubant par une brèche du mur pour faire panser leurs blessures à l’ambulance de campagne installée dans la cave voisine, ou bien se jetaient sur la paille où ils s’endormaient instantanément, en dépit du vacarme assourdissant.

L’artillerie boche, afin de réduire au silence les batteries de campagne dont le feu gênait leur offensive, avait commencé à bombarder le village. Des obus passaient en l’air en miaulant, pour éclater en tonnerres sourds. Des murs s’effondraient avec un fracas effrayant, tantôt proche, tantôt loin. Le crépitement des fusils et des mitrailleuses sur le front faisait un arrière-plan de bruit assez pareil au déferlement du ressac. L’artillerie lourde entra en jeu derrière les lignes britanniques, apparemment à une grande distance du village ; les dalles même de la cave frémissaient aux détonations des pièces de gros calibre.

Par la brèche du mur arrivaient les plaintes et les cris des blessés. Une odeur d’iodoforme envahissait la cave. Les bougies vacillaient sous les courants d’air, projetant des ombres monstrueuses sur les murs salpêtrés…

Une heure entière le combat se prolongea ; puis sa violence décrût peu à peu. Les pièces lourdes britanniques se turent ; un peu plus tard ce fut le tour des batteries de campagne. Le volume de la fusillade dans les tranchées de première ligne, après des hauts et des bas, redevint normal. Une fois de plus les Boches avaient été repoussés.

Regagnant sa chaise, l’officier supérieur s’accouda sur la table et pencha sa tête entre ses mains dans une attitude de fatigue profonde. Il parut se rappeler l’existence de Lanyard au prix d’un effort épuisant, et leva ses paupières appesanties pour le regarder au visage d’un air presque incrédule.

— Je vous croyais en Amérique, dit-il d’une voix sourde.

— J’y ai été… pour un temps.

— Vous êtes revenu servir la France ?

Lanyard secoua la tête.

— Je suis revenu en Europe au bout d’un an, le printemps avant la guerre.

— Pourquoi ?

— J’ai été chassé de New-York. Les Boches ne voulaient pas me laisser tranquille.

— Les Boches ? fit le général d’un air surpris.

— Les Boches, ou plus exactement herr Ekstrom… pour le nommer comme nous le connaissons. Mais ceci je l’ai ignoré longtemps, que c’était lui l’auteur de cette persécution. Je savais seulement que la police d’Amérique, informée de mon identité avec le Loup Solitaire, songeait à me déporter, ce qui me fermait tout moyen honorable d’existence. J’ai donc dû partir, pour tâcher de me perdre…

— Votre femme… je veux dire, vous étiez marié, n’est-ce pas ?

Lanyard acquiesça.

— Lucy est restée auprès de moi… jusqu’à la fin… Elle avait un peu d’argent à elle. Il a servi à nous faire quitter les États.

— Vous êtes retourné à Paris ?

— Non : la France, comme l’Angleterre, était fermée au Loup Solitaire. Nous nous sommes établis en Belgique, Lucy et moi et notre petit garçon. Il avait trois mois. Nous avions trouvé une petite maison tranquille à Louvain…

L’officier l’interrompit d’une exclamation d’appréhension, que Lanyard arrêta d’un geste sombre.

— Laissez-moi vous raconter…

« Nous aurions pu être heureux. Personne ne nous connaissait. Nous nous suffisions à nous seuls. Mais j’étais sans emploi. Je m’avisai que mes mémoires pourraient avoir du succès, à Paris ; mes amis les Français sont aussi fiers de leurs criminels que vous autres Anglais de vos acteurs. Le 2 août je fis le voyage de Paris pour traiter avec un éditeur. Pendant mon absence les Boches envahirent la Belgique. Avant qu’il me fût possible de revenir Louvain avait été occupé, saccagé…

Il se tut un moment, et l’officier respecta son silence. Puis Lanyard reprit d’une voix sourde et monotone :

— Pour rentrer chez moi j’avais dû faire le tour par l’Angleterre et la Hollande. Je traversai la frontière hollandaise déguisé en paysan belge. Quand je rentrai à Louvain ce fut pour y trouver… Mais tout le monde sait ce que ces bêtes fauves ont fait à Louvain. Ma femme et son petit garçon avaient totalement disparu. Je les cherchai trois mois sans trouver trace de l’un ni de l’autre. Puis… Lucy est morte entre mes bras dans une misérable masure auprès d’Aerschot. Elle avait vu notre enfant massacré sous ses yeux. Elle-même…

Le poing de Lanyard, qui reposait sur la table, se serra et blanchit sous la peau basanée. Ses yeux sondèrent des distances infiniment au-delà des limites de cette cave sinistre. Mais bientôt il reprit :

— Ekstrom, qui accompagnait l’armée d’invasion, avait vu et reconnu Lucy en traversant Louvain. Aussi elle et mon fils furent-ils parmi les premiers sacrifiés… Quand sa tombe se fut refermée je vouai mon existence à l’extermination d’Ekstrom et de toute sa race. Depuis j’ai fait des choses auxquelles je préfère ne pas repenser. Mais le système d’espionnage prussien a souffert de ma besogne.

Mais Ekstrom je ne parvenais pas à le retrouver. On eût dit qu’il savait que je le cherchais. Il était rarement plus de vingt-quatre heures en avant de moi, et cependant je ne l’ai aperçu qu’une fois ; et alors il était trop bien gardé… Je l’ai poursuivi à Berlin, à Potsdam, trois fois au front occidental, en Serbie, à Constantinople, à Petrograd…

L’officier poussa une exclamation d’étonnement. Lanyard regarda de son côté d’un air dédaigneux.

— Rien d’extraordinaire à cela. Pour quelqu’un d’entraîné de bonne heure c’était facile… tout était facile sauf d’en arriver à mes fins… En passant je recueillais des renseignements concernant le système d’espionnage prussien. De temps en temps je trouvais moyen de les communiquer à la Sûreté de Paris. Je crois que la France et l’Angleterre ont déjà bénéficié quelque peu de mes efforts. Elles en profiteront davantage, et vite, lorsque je vous aurai dit tout ce que j’ai à vous dire…

« Tout d’un coup Ekstrom disparut d’Allemagne. Une fausse piste me ramena sur ce front-ci. Il y a deux jours j’ai appris qu’il avait été envoyé en Amérique, en mission secrète. Étant donné que les États-Unis ont rompu les relations diplomatiques avec Berlin et sont à la veille d’une déclaration de guerre, on peut deviner la nature de sa mission. Je veux la faire échouer… Le suivre en Amérique en passant par la Belgique et la Hollande, entraînait une perte de temps considérable. Aussi ai-je traversé les lignes cette nuit. Je compte sur votre assistance. Comme ex-agent du Service Secret vous êtes en situation de me faciliter les voies ; comme Anglais, vous servirez les intérêts d’un allié de demain pour l’Angleterre si vous m’aidez autant que vous le pouvez ; car ce que je veux faire en Amérique servira votre pays, en dénonçant les manigances des Boches de l’autre côté de l’eau, tout autant que cela servira mes propres fins.

La main de l’officier s’abattit sur la table et se referma sur le poing contracté du Loup Solitaire.

— Comme Anglais, dit-il avec simplicité… bien entendu. Mais non moins comme votre ami.

IID’UN PORT BRITANNIQUE

Impossible d’identifier avec l’homme traqué qui s’était faufilé hors du No Man’s Land dans les lignes britanniques, le M. Duchemin qui, dix jours après cette nuit d’hiver, prit passage pour New-York, dans « un port britannique », à bord du vapeur Assyrian.

André Duchemin était le nom inscrit sur les papiers d’identité à lui fournis en reconnaissance du service signalé rendu au Service Secret britannique dans sa tâche d’entraver le système d’espionnage allemand. Et la personnalité qu’il avait adoptée convenait bien à ce nom. Un homme d’allures modestes et débonnaires, regardant le monde avec des yeux intelligents et curieux. M. Duchemin prenait la vie comme il la trouvait, et s’accommodait des plus fâcheuses circonstances.

Cette dernière disposition lui venait bien à point. Car l’Assyrian n’était pas parti à la date indiquée et depuis toute une interminable semaine il restait à quai, sous vapeur, sa cargaison embarquée et arrimée, et n’attendant plus que l’autorisation de l’Amirauté pour entreprendre son voyage vers l’Ouest – autorisation retardée pour des motifs mystérieux, ce qui donnait naissance à un mécontentement général que les passagers dissimulaient au mieux de leurs capacités, c’est-à-dire dans la plupart des cas, faiblement ou pas du tout.

Tous jusqu’au dernier ils étaient venus à bord dans un état de grande nervosité, bien pardonnable chez quiconque doit livrer sa vie aux redoutables hasards de la zone interdite. Et la perpétuelle remise au lendemain les obligeait chaque jour de se cuirasser le cœur à nouveau contre la terreur qui circulait furtivement sous les eaux plombées de la Manche !

Seul, parmi eux, ce M. Duchemin arborait avec succès un faux air de résignation, sans toutefois montrer une prédilection particulière pour une tombe marine, ni un désir véhément de défier les Barbares sur leur terrain de chasse désigné. À la longue on finirait bien par l’autoriser à prendre la mer sur ce bateau. En attendant il semblait trouver distrayant d’explorer les rues en labyrinthe de cette antique cité maritime, transformée par la guerre en un port de mer affairé, de se promener par les chemins creux de ces vertes collines de Cornouailles qui enferment les eaux de la rade, ou de flâner sur les larges ponts blancs de l’Assyrian à considérer l’activité diurne du port.

Chaque jour, dès les premières lueurs de l’aube, les gens éveillés pouvaient assister à la mise en route d’une flottille singulièrement disparate de petits bâtiments, la patrouille de jour, qui s’en allait relever une patrouille de nuit tout aussi hétérogène. Chaque jour, à toute heure, les dragueurs de mines allaient et venaient, par deux, en troupeaux, et chaque jour les sourdes détonations au large annonçaient une heureuse récolte de ces noires semences de mort que les Huns répandaient sur les eaux. Et chaque jour des vaisseaux de guerre grands et petits arrivaient pour se radouber et panser leurs blessures, ou partaient furtivement en mission secrète.

Il n’était pas rare non plus que l’on vît un petit vaisseau de guerre, et voire un simple torpilleur, convoyer un sous-marin docile, pour l’amarrer avec un troupeau de ses pareils tout au fond du port dans un bassin interdit.

Et une fois, escorté d’un croiseur léger, entra mornement dans le port un cargo norvégien, un poseur de mines pris sur le fait, exerçant sous pavillon neutre son métier criminel.

Peu après que son équipage eut été débarqué, des salves de mousqueterie crépitèrent dans la cour de la prison.

Au milieu d’un groupe de trois personnes flânant sur le pont-promenade de l’Assyrian, Lanyard se retourna vivement et fixa des yeux aux paupières plissées dans la direction d’où provenait le bruit.

Son voisin, un Américain de la classe commerciale, aux membres veules, cessa de mâchonner un énorme cigare noir.

— Par ici la sortie, prononça-t-il pensivement.

Lanyard hocha la tête ; mais le troisième, un insinuant et dodu citoyen de Genève, connu des gens du navire sous le nom d’Emil Dressler, fronça les sourcils, intrigué.

— Pardon, monsieur Crane, mais qu’est-ce que vous dites… « par ici la sortie » ?

— Simplement, expliqua Crane, que cette fusillade m’a tout l’air d’annoncer l’exécution de nos bons amis les neutres de Norvège.

Le Suisse frissonna.

— C’est horrible !

— Ma foi, je ne sais pas. Ils ont fait tout leur possible pour que nous nous noyions quelque part là-bas dans ce joli et froid Channel anglais. Je suis tout aussi content que ce soient eux, en place, le dos au mur par ce chaud soleil, qui reçoivent leur dû. Ce n’est que justice. Pas vrai, monsieur Duchemin ?

— C’est la guerre, dit Lanyard en haussant les épaules.

Crane se remit à mâchonner son cigare tandis que le Suisse digérait la réponse en silence.

— Enfin, reprit-il, je ne serais pas surpris que cette exécution entraîne la terminaison de notre cure de repos ici. C’est le troisième poseur de mines qu’on a ramassé cette semaine… deux sous-marins, et à présent ce bienveillant neutre. Ai-je raison, monsieur Duchemin ?

— Qui sait, répliqua Lanyard avec un sourire. Voilà justement la flottille des dragueurs de mines qui rentre, comme vous voyez ; ce qui veut dire que les eaux avoisinantes sont déblayées. Il est fort possible qu’on nous laisse partir cette nuit.

Et il en fut ainsi ; au coucher du soleil, parmi une féerie de pourpre et d’or, on largua les amarres et l’Assyrian dérapa au milieu du fleuve, où on jeta l’ancre pour la nuit.

Comme on devait appareiller avec la marée, peu de temps avant le lever du soleil, les passagers reçurent l’avis de gagner leurs couchettes de bonne heure. Trente minutes avant l’arrivée du vapeur dans la zone de danger (et ce serait peu après la sortie de la rade) on les réveillerait et il leur faudrait se rassembler sur le pont, avec leurs ceintures de sauvetage, et se poster près des canots auxquels ils étaient individuellement désignés.

Ce furent des convives préoccupés qui s’assemblèrent dans la salle à manger pour un repas qui pouvait être le dernier. Sous l’influence de l’appréhension générale, la conversation languissait ; même Crane, le plus proche voisin de Lanyard à table, était plus absorbé que de coutume. Passant en revue cette série de figures graves et inquiètes, Lanyard remarqua non pour la première fois, mais avec une gratitude renouvelée – que sur le rôle des passagers il n’y avait pas d’enfants et seulement deux femmes ; une Américaine veuve d’un officier anglais, et sa fille anglaise, une demoiselle anguleuse et rébarbative.

Évitant la classique station d’après-dîner au fumoir, Lanyard s’éclipsa avec son cigare pour aller faire un tour solitaire sur le pont.

Sous un ciel lourdement chargé, la nuit était très noire et emplie du fort clapotement des eaux. Une brise capricieuse soufflait par rafales. À terre, quelques vagues lumières, largement espacées, clignotaient au loin ; les plus proches, celles des navires à l’ancre, se balançaient et vacillaient comme une danse de farfadets. Pour qui arpentait ce pont désert et obscur, le sentiment d’être séparé de tous les attributs coutumiers de la civilisation était une persuasion intime et inévitable. Sur l’aile noire de cette brise volait aussi la mélancolie.

Faisant halte sous la passerelle, l’aventurier s’accouda sur la rambarde en bois de teck et fouilla d’yeux inquisiteurs le visage masqué de son destin. Il y avait dans son cœur une grande crainte, non de la mort, mais que la mort le surprît avant cette heure rouge où il rencontrerait l’homme qui restait toujours pour lui « Ekstrom ».

Après cela, rien n’importerait plus ; la mort pourrait venir aussi vite qu’elle voudrait. Bien qu’il n’eût guère plus de trente-cinq ans, il considérait déjà son histoire comme un livre terminé, où il ne manquait plus que le seul mot FIN : il avait vécu, aimé, perdu – il s’était rebellé contre les hommes et les dieux, et finalement, après que l’amour d’une femme l’eut relevé un peu vers la lumière, il se retrouvait plongé sans remède dans l’abîme de sa damnation. Il ne s’illusionnait pas ; sans la divine étincelle que l’amour avait allumée en lui, il redevenait le Loup Solitaire, la bête de proie fermée à toute émotion humaine, animée d’un seul désir, n’existant que pour détruire et être détruite à son tour…

Deux ponts plus bas, vers le milieu du navire, un sabord de charge s’ouvrit soudain dans la nuit. Un large rais de lumière en jaillit, tirant des étincelles fugitives des facettes agitées des vagues. Des matelots de pont s’affairaient à disposer un escalier volant. Une vedette de petit tonnage arriva de l’inconnu en haletant et s’arrêta le long du bord. Le jet de lumière fouilla son pont supérieur, montrant au passage un groupe d’hommes en uniforme. Fugitivement quelque chose qui ressemblait à une jupe claqua au vent. Puis plusieurs personnes s’avancèrent vers l’escalier, y grimpèrent, disparurent par le sabord de charge. La porteuse de jupe ne les accompagna pas.

Préoccupé alors par ses propres pensées et ne voyant devant lui que sa sombre destinée, Lanyard enregistra ces détails subconsciemment…

Dix minutes plus tard un steward de pont vint le trouver, et touchant sa casquette, l’interpella :

— Excusez-moi, monsieur ; mais tous les passagers sont priés de se rendre à l’instant dans le salon de musique.

Avec indifférence Lanyard remercia l’homme et se rendit en bas. Dans le salon de musique était rassemblé tout le rôle de ses compagnons, tous attendant avec plus ou moins d’indignation d’être contre-examinés par les officiers de port de la vedette. Le commissaire du bord était là aussi avec les deux seconds et un certain nombre de stewards.

L’irritation était bien légitime : déjà, avant de pouvoir monter à bord de l’Assyrian, chaque passager avait dû se soumettre à un minutieux interrogatoire sur ses références, son état mental, moral et social, sa carrière passée, ses affaires présentes, et ses desseins futurs. Formalité à laquelle doivent s’attendre ceux qui voyagent en temps de guerre, elle avait été rigide, mais douce en comparaison de cet examen de la dernière heure.

Rien ne fut négligé : une fois vérifiés les passeports et autres pièces d’identité, chaque passager était conduit à sa cabine, où on soumettait sa personne et son bagage à une fouille scrupuleuse. Nul n’y échappait ; en revanche pas un ne fut trouvé coupable de particularité suspecte. À la fin les inquisiteurs, déçus et trahissant tous les signes du mécontentement, furent contraints d’y renoncer et de regagner leur vedette.

À ce moment Lanyard, un des derniers à passer sur le gril, avait aussi peu envie de dormir que le plus poltron de tous les gens du bord. Choisissant dans la bibliothèque du navire un roman américain, il se rendit au fumoir, où il devint l’auditeur involontaire et au début assez inattentif d’une discussion animée entre huit ou dix messieurs réunis à une table au milieu de la salle, et qui parlaient de la récente visite.

On s’accordait généralement à voir dans une mesure si extraordinaire le prélude à quelque stimulant plus extraordinaire encore.

— Il n’y a pas à sortir de là, déclarait Crane : il se brasse quelque drôle d’histoire, à bord de ce navire. On ne l’a pas retenu toute une semaine par pure précaution. Et ce n’est pas pour leur plaisir qu’ils sont venus à bord ce soir nous donner une autre représentation. Il y a un motif.

— Et, interrogea sarcastiquement une voix d’Anglais, que pensez-vous de ce motif ?

— Oh ça ! En ce qui me concerne je ne cherche pas à sonder les agissements du bureau B britannique.

— C’est bien simple, suggéra un compatriote de Crane : l’Assyrian est suspecté de renfermer un diable incognito.

— Monsieur veut dire ?… interrogea le Suisse.

— Je veux dire que les autorités ont été amenées à croire qu’il y a parmi nous un suspect.

— Un espion allemand ?

— Cela se peut.

— Ou un traître anglais ?

— Impossible, affirma avec force un autre Anglais. Cela n’existe plus aujourd’hui en Angleterre. Il y a deux ans la supposition eût été à la rigueur plausible. Mais cette race a été depuis longtemps abolie… en Angleterre.

— Autre supposition, coupa Crane. On a voulu s’assurer au dernier moment qu’aucun de nous n’avait l’intention de fourrer des bombes dans les soutes à charbon.

— Commettre un pareil attentat, ce serait la mort presque assurée.

— Et puis après ? On l’a déjà essayé… et cela a réussi. Un Fritz risquera tout pour servir Gott und Vaterland.

— Soit, reprit l’Anglais. Mais j’imagine qu’un individu de ce genre aurait de la peine à prendre passage sur ce bateau ou sur un autre quelconque.

— Pourquoi donc ? Il reste encore des tas d’espions allemands en Angleterre. Et s’ils ont pu échapper à votre Service Secret, sans parler de Scotland Yard, qu’est-ce qui les empêchera de quitter le pays ?

— Rien assurément. Mais je persiste à croire que c’est peu vraisemblable.

— Bien entendu que c’est peu vraisemblable. Les types de ce soir ont fait leur besogne à fond et ils n’ont épargné personne. J’ai craint un moment qu’ils ne retirent ma dent à pivot pour voir s’il n’y avait rien de compromettant caché à l’intérieur. Et personne ne s’en est tiré plus aisément. Je vous dis, moi, que ce brave navire l’Assyrian appareille avec une patente sanitaire joliment nette.

— D’autre part, prononça encore une voix d’Américain, aucun espion ou criminel qui se respecte n’essaierait de s’embarquer sans préparatifs assez complets pour lui assurer le succès.

— Criminel ? nasilla l’Anglais incrédule.

— Un bandit entreprenant continue à cambrioler même en temps de guerre. Il y a eu depuis peu de notoires cambriolages à Londres, d’après vos journaux mêmes.

— Et vous croyez que le voleur tenterait de sortir son butin du pays à bord d’un bateau comme celui-ci ?

— Pourquoi pas ?

— Nonobstant l’avis contraire de Scotland Yard ?

— Si Scotland Yard a autant de pouvoir que vous le pensez, monsieur, un voleur sensé ne manquera pas de faire tous ses efforts pour quitter un pays devenu trop malsain pour lui.

— Un criminel considérable ! railla Crane.

— Détrompez-vous, señor. (C’était le Brésilien, un petit homme brun qui se bornait le plus souvent au rôle de personnage muet dans les discussions de fumoir.) Il y a vraiment des criminels de haute intelligence. Et l’état de guerre les chasse d’Europe.

Tout à coup Lanyard – allongé sur les coussins de cuir, en pleine vue des bavards – se rendit compte qu’il était examiné attentivement. Par qui, dans quel but ou dans quelle intention, il ne pouvait le deviner ; et il eût été peu sage de lever les yeux de son livre. Mais son sixième sens – l’intuition, si l’on veut – l’avertissait qu’un personnage dans la salle le surveillait de près.

Sans faire d’autre mouvement que de tourner la page, son regard parcourut des lignes confuses de texte, et son esprit aiguisé ne surprit aucune trace d’intention ni d’intonation particulières dans la suite de la conversation.

— Un criminel de haute intelligence, observa quelqu’un, est un paradoxe dont l’existence se confine au royaume de la fiction.

— C’est exactement ce que j’allais dire, protesta Crane d’un ton piqué.

— Pardonnez-moi, señores : l’histoire réfute votre incrédulité.

— Mais nous parlons d’aujourd’hui.

— Même aujourd’hui… pouvez-vous le nier ?… des hommes arrivent à de hautes situations par des moyens que la Justice envisagerait comme criminels, s’ils n’étaient pas assez intelligents pour la surpasser en finesse.

— Le grand jeu, objecta Crane ; c’est encore autre chose. Ce que nous contestons, c’est qu’aucun homme de bon sens pourrait se résoudre à forcer un coffre-fort, ou dévaliser un appartement.

— Encore une fois vous négligez les faits d’actualité, s’obstina le Brésilien.

— Citez-en un… rien qu’un.

— Le Loup Solitaire, alors.

— L’histoire non naturelle n’est pas de mon ressort, riposta vivement Crane. Pourquoi est-ce un loup solitaire, en tout cas ?

La voix du Brésilien prit un accent d’irritation.

— Señores, je ne plaisante pas. Je m’occupe de psychologie, et en particulier de psychologie criminelle. J’ai vécu longtemps à Paris avant la guerre, et j’ai pris beaucoup d’intérêt au cas du Loup Solitaire.

— Ma foi, vous m’intéressez. Allez-y de votre histoire.

— Avec grand plaisir… Ce monsieur donc, ce Michaël Lanyard, comme il s’appelait, était une figure parisienne remarquable, un homme très cultivé, qui passait pour le connaisseur d’art le plus avancé de toute l’Europe. Brusquement, à l’apogée de sa carrière, il disparut. Par la suite on apprit qu’il ne faisait qu’un avec le grand criminel parisien, le Loup Solitaire, un super-voleur qui avait exploité toute l’Europe avec un succès constant depuis dix ans.

— Alors qu’est-ce qui a fait lâcher le métier à ce sot personnage ?

— À ce que j’ai su, il a conquis l’amour d’une jeune femme…

— Et s’est converti à cause d’elle, comme de juste ?

— Au contraire, señor ; Lanyard a renoncé à sa double vie à cause d’une théorie sur laquelle il avait fondé son étonnant succès. Suivant cette théorie, tout homme d’intelligence peut braver la société aussi longtemps qu’il voudra, pourvu toutefois qu’il n’ait ni ami, ni associé, ni maîtresse à qui se confier. Un homme renfermé en lui-même ne sera jamais trahi ; la police ne prend jamais même le plus stupide des criminels que par la trahison de quelque intime. Ce Lanyard démontra sa théorie en déjouant non seulement tous les efforts de la police mais même la jalouse inimitié de cette association de criminels connue sous le nom de la Bande Noire – jusqu’au jour où il devint amoureux. Alors il prouva son intelligence : du même coup il floua les policiers, livra entre leurs mains le noyau de la Bande Noire et disparut avec la femme qu’il aimait.

— Et puis…

— L’histoire, dit le Brésilien, s’arrête là.

— En attendant c’est pour cette nuit, observa Crane en bâillant. Voici le steward qui vient pour éteindre et nous mettre dehors.

Il y eut un mouvement général ; les hommes achevèrent les consommations, vidèrent les pipes, se levèrent et échangèrent des « bonne nuit ». Lanyard referma le roman américain sur son index, leva des yeux distraits, se mit debout et se dirigea vers la porte. Ses dons exceptionnels d’observation cachée l’assurèrent qu’en ce moment personne de la compagnie ne le favorisait d’une attention spéciale ; l’auteur de cette curiosité qu’il avait sentie peser sur lui avait été prompt à dissimuler.

En passant il échangea d’un air détaché des signes de tête et des sourires avec Crane et un ou deux autres. Mais quand il entra dans la coursive tribord il emportait la liste complète de ceux qui avaient pris part à la conversation. Avec tous, grâce à sept jours de cohabitation, il était en termes de camaraderie de bord. Aucun, à son jugement, n’était potentiellement plus malintentionné que les autres – pas même le Brésilien Velasco, qui avait le premier nommé le Loup Solitaire.

Il était d’ailleurs fort possible que la mention de son sobriquet antérieur eût été purement fortuite.

Et pourtant, il ne pouvait oublier cette impression d’être soumis à une surveillance attentive…

Dans sa cabine Lanyard resta quelques minutes à se regarder, au miroir de sa toilette.

Le visage qu’il scrutait, maigre et bronzé, s’encadrait de cheveux noirs déjà touchés d’argent aux tempes. Malgré le type nettement gallique de ses traits, trois années de souffrances avaient en partie réussi à leur ôter toute ressemblance avec le mondain personnage du Paris d’avant-guerre aussi bien qu’avec l’indésirable étranger que les autorités avaient cherché à expulser des États. Son étonnante facilité à incarner de nouvelles personnalités avait fait le reste ; il n’était plus aujourd’hui que ce qu’il voulait paraître : M. Duchemin, bourgeois de Paris.

Impossible de croire que son déguisement eût été si vite percé à jour.

Et malgré tout, encore une fois, ces ragots du fumoir…

L’œuvre de la police ? Ou les séides d’Ekstrom avaient-ils une fois de plus relevé sa trace ?

Un léger bruit, un imperceptible déclic métallique, rompant le silence de sa solitude, figea l’aventurier attentif. Seul son regard alla vivement à une porte condamnée dans la cloison avant – sa cabine étant la dernière des trois que l’on pouvait réunir en un seul appartement. On manœuvrait le bouton nickelé, avec d’infinies précautions. Au demi-tour il s’arrêta et le léger déclic se renouvela. Puis la porte elle-même frémit presque insensiblement sous la poussée, mais sans céder d’un millimètre.

Le regard de Lanyard se durcit. Il ne bougea pas de sa place, mais d’une main il prit dans sa poche un pistolet automatique, tandis que l’autre se portait sur l’interrupteur au chevet de son lit et éteignait la lumière.

Aussitôt un rais de clarté dans la cabine d’avant parut à travers une petite bande de grillage métallique encastrée dans le haut de la cloison pour l’aération.

En même temps le bouton de porte fut relâché sans bruit, et avec un autre déclic plus fort l’électricité fut coupée dans la cabine voisine.

Intrigué, Lanyard se déshabilla et se coucha – mais non pour dormir – pas tout de suite du moins.

Quel pouvait être ce voisin qui essayait si furtivement d’ouvrir sa porte ? Jusqu’à ce soir cette cabine était restée inoccupée. Apparemment l’un des passagers avait cru bon de changer de logement. Dans quel but ? Pour tenir à l’œil le Loup Solitaire, peut-être ? Tant mieux, alors : Lanyard n’aurait qu’à s’informer dans la matinée pour identifier son ennemi.

Fermant les yeux il ajourna la solution de l’énigme. Et, comme il possédait à un degré marqué cet attribut du génie, la faculté de s’endormir à volonté, les remous de ses pensées s’apaisèrent, et il ne tarda pas à s’enfoncer dans les visions semi-conscientes qui préludent au sommeil.

IIIDANS LA ZONE INTERDITE

Avec le lever du jour un coup de vent commença de souffler sous un ciel livide. Une fois sorti du goulet de la rade, l’Assyrian arriva dans une mer clapoteuse et se mit à danser fortement. Le pont avant était alternativement aspergé par des flots d’embrun et balayé par de violentes cataractes. Plus d’une fois l’équipe du canon de proue faillit être emportée par-dessus bord jusqu’au dernier homme. Bleus de froid, trempés jusqu’à la peau malgré leurs cirés, ils se tenaient obstinément à leurs postes. Juchés hors d’atteinte des lames déferlantes, les passagers sur le pont des canots se tassaient misérablement à l’abri des roufs – et ils accueillirent hargneusement la nouvelle réconfortante qu’une bienveillante Providence n’aurait pu susciter de meilleures conditions pour déjouer les omniprésents sous-marins U. Les rideaux d’embrun contribuaient à réduire la visibilité ; deux torpilleurs suivant des routes parallèles à environ 1.500 mètres sur tribord et sur bâbord étaient le plus souvent à peine visibles, vaisseaux fantômes roulant et tanguant dans la brume.