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Partez au pays du plaisir et du libertinage en suivant les aventures de la délicieuse Félicia !
Publié pour la première fois en 1775, l’œuvre a connu un vif succès et de nombreuses rééditions. Elle demeure un classique de la littérature licencieuse du XVIIIe siècle. Le roman prend la forme d’une joyeuse confession, celle des fredaines de Félicia, jeune fille libertine, selon le vocabulaire du XVIIIe siècle, libérée ou délurée pour employer des termes plus actuels.
Récit écrit à la première personne, Félicia raconte sa vie d’aventures à tous les sens du terme. Ainsi se mêlent des éléments purement romanesques, une véritable histoire, plaisante en elle-même et des scènes plus dénudées ! Félicia est vive, imaginative ; à son lecteur, elle ne cache rien ! Rien de son goût pour les plaisirs charnels, rien de sa stratégie et de ses stratagèmes pour attirer et circonvenir les hommes. D’humeur changeante ou curieuse, c’est selon, elle vole d’homme en homme au sein d’une société galante. Les scènes de sexe sont dénuées d’ambiguïté tout en évitant l’écueil de descriptions trop explicites ; ainsi, l’imagination du lecteur est nourrie sans être rassasiée !
Sous couvert d’un roman, Nerciat nous livre une œuvre joliment libertine, égratigne avec humour les dévots et plaide pour une sexualité sans contrainte. Étonnamment moderne ! Totalement jubilatoire ! Laissez-vous tenter…
Un classique de la littérature libertine indémodable et savoureux
EXTRAIT
Quoi ! c’est tout de bon, me disait, il y a quelque temps, un de mes anciens favoris, vous écrivez vos aventures et vous vous proposez de les publier !
— Hélas, oui, mon cher : cela m’a pris tout d’un coup comme bien d’autres vertiges, et vous savez que je ne m’amuse guère à me contrarier. Il faut tout dire, je ne me prive jamais de choses qui me font plaisir.
— Vous en avez donc beaucoup à composer votre roman ?
— Beaucoup : je vais passer et repasser mes folies en parade, avec la satisfaction d’un nouveau colonel qui fait défiler son régiment un jour de revue ; ou, si vous voulez, d’un vieil avare qui compte et pèse les espèces d’un remboursement dont il vient de donner quittance.
— C’est beaucoup dire, mais, entre nous, quel est votre but en écrivant ?
— De m’amuser.
— Et de scandaliser l’univers !
— Les gens trop susceptibles n’auront qu’à ne pas me lire.
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Seitenzahl: 493
Veröffentlichungsjahr: 2017
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Mon Introduction au premier tome de l’Œuvre du chevalier Andréa de Nerciat[1] contenait la première biographie un peu étendue du charmant écrivain dijonnais, en même temps qu’une bibliographie raisonnée de ses ouvrages. Depuis la publication de ce livre, quelques documents sont venus ajouter des faits nouveaux propres à éclairer l’existence d’un écrivain si peu connu ; d’autres ont modifié mon opinion touchant certains détails d’une vie très mouvementée. Je les consigne tous ici, souhaitant qu’on me sache gré d’étudier cette figure sémillante, frivole et un peu équivoque, ce personnage singulier et délicieux qui semble danser un pas oublié, à travers les dernières années du dix-huitième siècle, à travers toute l’Europe, à travers Paris même, au moment de la Révolution et jusqu’au seuil du XIXe siècle qu’il ne devait pas connaître, ayant été lui-même le représentant le plus caractéristique de ces Français internationaux dont la grâce civilisa les deux Mondes sous les règnes du Bien-Aimé et de Louis XVI.
La Note placée à la page 15 de ma première Introduction et relative à l’arrivée du chevalier André-Robert Andréa de Nerciat à Cassel, en 1780, était ainsi conçue :
« Je pense qu’Andréa de Nerciat venait de se marier. Sa femme mourut probablement en couches, en 1782. Quoi qu’il en soit, le chevalier se remaria en 1783. »
Il y a un mystère que je n’ai pu pénétrer touchant le mariage de Nerciat. Peut-être s’est-il marié deux fois, il est plus probable qu’il avait enlevé sa femme. Étant sa maîtresse, elle lui donna un fils à Cassel en 1782 ; peut-être encore était-il en Allemagne avec une maîtresse qu’il y laissa. En tout cas, il se maria l’année suivante, 1783, à Paris, en l’église Saint-Eustache, et, pensé-je, avec celle qui avait été sa compagne en Allemagne.
Page 29, je citais un document manuscrit conservé à la Landes Bibliothek de Cassel et qui relate la naissance et le baptême d’un fils du chevalier Andrea de Nerciat : Auguste, qui entra dans la carrière diplomatique. Je mentionnais quelques notes ajoutées par lui à un travail inséré dans le Recueil de voyages et de mémoires publié par la Société de Géographie. Il y a aussi du même Auguste Andrea de Nerciat une brochure intitulée : Examen critique du voyage de M. le Colonel Gaspard Drouville Dans les années 1812 et 1813 ; Par M. Le baron de Nerciat. Le texte commence sous cet Intitulé. La brochure a seize pages, et, à la fin on trouve : Aug. Andréa, baronde Nerciat, Chevalier Baron de l’Ordre du Soleil de Perse,de deuxième classe, ancien Interprète de l’AmbassadeurPerse attaché au Ministère des Affaires étrangères, membrede la Société de Géographie et membre de la Société Asiatique ; puis on lit l’indication suivante : De l’Imprimerie d’Everat, rue du Cadran, n°16.
L’auteur de Félicia émigra, ce semble, dès le début de la Révolution. Il alla prendre du service en Prusse. C’est ainsi qu’en 1792 nous trouvons Nerciat colonel dans l’armée prussienne, et le duc de Brunswick le chargea d’une mission importante à Paris. Les historiens n’ont pas eu connaissance de cet épisode intimement lié à celui de la mort de Louis XVI ; on en trouvera la trace dans une lettre du fils de Nerciat adressée à Beuchot qui avait rédigé une notice sur Nerciat pour la Biographie Michaud. Il faut ajouter toutefois que Beuchot n’a pas fait usage des renseignements contenus dans cette lettre qui se trouve actuellement à la Bib. Nat. mss. Nouv. acq. frses, 5203. En voici le texte[2]
J’ai rendu compte à ma mère de la note biographique que vous avez eu la bonté de me communiquer hier. Une circonstance assez importante de la vie de mon père, paraît ne pas avoir été portée à votre connaissance. En 1792, le Duc de Brunswick, Généralissime des Armées Prussiennes contre la France, reçut l’ordre de sa cour d’envoyer un Officier à Paris pour tâcher d’obtenir des garanties sur la vie de l’infortuné Louis XVI que les Anarchistes avaient incarcéré. Ce fut le Baron de Nerciat, alors Colonel, qui accepta cette honorable et déjà périlleuse mission. Il ne put arriver qu’auprès du Ministre Lebrun, qui, au bout de très peu de temps, lui donna des sauf-conduits pour retourner auprès de Son Altesse Royale, avec des promesses qui devaient avoir si peu d’effet. Si pour compenser quelques écarts d’imagination aux yeux des bons esprits, vous jugiez à propos de consigner dans la notice qui concerne mon père, cet acte de généreux dévouement ; et d’ajouter — que malgré des écrits trop libres, il n’en fut pas moins le meilleur des époux et des pères, le plus solide ami, l’un des esprits les plus sémillants, et l’un des hommes les plus aimables de son temps ; et qu’il fut en outre de plusieurs sociétés savantes de l’Europe, de l’Allemagne particulièrement, où plusieurs Princes protecteurs des Lettres l’honoraient de leur amitié ; tout en n’ayant été que juste et véridique, vous vous serez acquis, Monsieur, les droits les plus sacrés à la reconnaissance de sa famille. Moins rempli d’estime pour vous, Monsieur, je ne vous aurais peut-être pas soumis ces observations. — Veuillez les considérer comme une humble prière que vous pouvez exaucer, l’article n’étant pas encore imprimé. Les productions qui nous affligent furent d’ailleurs les essais de sa jeunesse. — C’est avec un profond respect que j’ai l’honneur d’être Votre très humble et très obéissant serviteur.
On notera l’orthographe du nom de famille Andrea, qui s’écrit indifféremment avec ou sans accent aigu sur l’e. Notons encore qu'à cette époque la veuve d’Andréa de Nerciat était veuve en secondes noces de M. de Guiraudet, Préfet de la Côte-d’Or.
On sait que Poulet-Malassis annonça plusieurs fois la publication de la correspondance de Nerciat avec divers gens de lettres comme Beaumarchais, Restif de la Bretonne, Grimod de la Reynière, Pelleport, etc. Ces lettres appartenaient à M. Bégis, le bibliophile célèbre pour ses démêlés avec la Bibliothèque Nationale, et on ne sait ce qu’elles sont devenues. La notice suivante, due à Paul Lacroix (le bibliophile Jacob) et publiée dans le Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire du libraire Techener, 16e série (1863), page 310, concerne un petit roman dont je n’ai pu retrouver aucun exemplaire.
L’auteur semble être au courant des relations entre le marquis de Sade et Andréa de Nerciat. D’ailleurs voici cette Notice qui est curieuse :
Javotte, ou la Jolie Vielleuse parvenue, Manuscrit trouvé au bois de Boulogne, chez Lagrange, rue Geofrois-lasnier, n°6250, an VIII ; in-12 de 140 pp., fig. gravée par Bonivet, d’après Chaillou, demi v. f., non rogné. (Élég. rel. de Hardy.)
Voici encore un de ces petits romans érotiques du Directoire, que les bibliographes n’ont pas sauvé du naufrage de tant de livres aujourd’hui disparus. Celui-ci n’est pas même mentionné dans les Bibliographies romancières de Marc et de Pigoreau. On peut donc annoncer, avant tout et à coup sûr, qu’il est fort rare, nous l’avons lu avec plaisir et nous lui délivrons volontiers une lettre de marque, pour qu’il fasse son chemin à travers l’océan des livres et qu’il s’empare, en vrai pirate, des sympathies de l’amateur qui veut être amusé et égayé, sans faire mine de se scandaliser. Nous ignorons quel est l’auteur de ces histoires gaillardes plutôt que galantes. Ce devait être un comédien, car il parle ex professo de la condition des troupes en province. Le titre de l’ouvrage se rapporte seulement à la première anecdote que raconte une belle aventurière nommée Donamour, laquelle habitait, avec son amant le chevalier de S***, un délicieux château situé sur les bords de la Seine. Ce chevalier de S*** ne serait-il pas le fameux marquis de Sade ? On pourrait le croire en voyant paraître le comte de N*** (Nerciat), envoyé de Naples, parmi les héros de l’aventure. Ce comte, auteur de tant de mauvais livres, admire un tableau du célèbre B*** (Boucher), représentant Léda et le cygne, et il déclare « qu’on ne pouvait regarder sans jalousie le divin cygne qui la possédait. — Les louanges que vous donnez au pinceau, reprit le peintre, ne sont dues qu’au modèle : ce tableau est d’après une jeune fille qui vient ici tous les jours pour un écu ». Cette jeune fille était une petite Savoyarde, qui se fit connaître à Paris en jouant de la vielle et en montrant sa marmotte, avant de faire fortune. Une chanson courut alors, qui se chantait avec accompagnement de guitare et dont le refrain était :
Il y a des scènes très plaisantes dans ce roman ; une d’elles est reproduite avec beaucoup d’esprit dans le dessin de Chaillou, qui avait dans ce temps-là le monopole des vignettes pour l’ornement des nouveautés qu’on vendait aux étalages des galeries du Palais-Royal, entre Justine et Le Portier des Chartreux.
J’ai trouvé des renseignements touchant le lieu où fut imprimée la bonne édition de Félicia (Londres, 1778), dont Nerciat donna un exemplaire à la bibliothèque de Cassel et dont il dit dans l’Extrait qui ouvre le roman de Monrose :
« La moins mauvaise édition est celle en deux volumes, chacun de deux parties et divisées en chapitres, qui est sortie en 1778 d’une presse d’Allemagne.
« On la reconnaît au titre gravé et placé dans un ovale de feuillage. »
Allemagne signifie ici Liège, qui était alors dans les Pays-Bas autrichiens, où Nerciat avait été fort bien accueilli par le prince de Ligne, et l’ouvrage fut imprimé très probablement aux dépens de l’imprimeur-libraire F.-J. Desoer. C’est sans doute dans la même officine liégeoise que furent imprimés les Contes Nouveaux (1777), la 1re édition (1792) de Monrose, la 1re édition (1793) des Aphrodites et des Contes saugrenus… (1799).
À propos de ce dernier ouvrage, j’ai réformé les erreurs où j’étais à son endroit. Je n’ai pas vu l’édition originale de cet ouvrage. Elle est ornée de six eaux-fortes et elle est fort rare. Je donne plus loin la description de la réimpression que j’ai lue et, aucun doute, le style est de Nerciat. L’éditeur Dur...ege qui fit faire la réimpression possédait un exemplaire de l’édition originale qu’il vendit après la réimpression. Il ne faut pas confondre ces contes de Nerciat avec un ouvrage paru antérieurement : Contes saugrenus. Bussora. M. D. C. C. LXXXIX. Il y en aurait deux éditions (1787 et 1789). J’en ai vu un exemplaire de l’édition 1789 et une réimpression du XIXe siècle. Ce livre n’a rien à voir avec l’ouvrage de Nerciat, qui, au demeurant, parut plus de dix années après. Ces contes, au nombre de neuf, ont été attribués à Sylvain Maréchal, auquel le chevalier de Nerciat aurait pris un titre. Au demeurant, il n’y a peut-être là qu’une coïncidence. Nerciat pouvait ignorer qu’il y eût des Contes saugrenus antérieurs aux siens. Les Contes saugrenus de Nerciat ont été réimprimés sous l’intitulé suivant :
Andréa de Nerciat, Contes polissons (Contes saugrenus). Ouvrage orné de 6 jolies illustrations (Paris 1891), réimpression conforme comme texte et gravures à l’édition originale de 1799.
Gr. in-4° carré tiré à 300 exemplaires, 88 pages et 6 illustrations hors texte, en couleurs, d’après celles de l’édition originale, couverture rouge imprimée.
J’ai encore trouvé des renseignements concernant L’Urne de Zoroastre ou la Clef de la science des mages, ouvrage inconnu des bibliophiles. D’après les souvenirs de la veuve de Nerciat en 1821, ce livre, qui est un petit traité de l’art cabalistique, a été imprimé à Neuwied, en 1791. Un exemplaire, envoyé par l’auteur à sa famille, fut confié par M. Ducaurroy, ami de la famille, à une personne dont la trace se perdit vers 1813, 1814 ou 1815.
Les vers placés en tête de Félicia sont reproduits de façon erronée dans la plupart des éditions. On les donne plus loin (comme le texte entier de Félicia) d’après l’édition de 1778, la seule approuvée par l’auteur. J’ajoute qu’après la publication de Félicia, plusieurs geais essayèrent de se parer des plumes du paon, et Nerciat s’en plaint vivement par une Note à l’Avertissement de l’éditeur qui se trouve dans l’édition de 1792, bonne édition, imprimée à Liège, chez Desoer, comme celle de 1778. Voici cette note :
L’auteur : « non pas le Chevalier de Bé…ille, qui n’a pas plus fait Monrose que Félicia, dont il a trouvé bon de se vanter, mais le baron de N…, qui ne s’attribue les écrits de personne, ne signe aucun Roman, attendu que le Public n’a que faire du nom des Auteurs quand leurs productions ne sont pas essentiellement utiles. »
Quoi ! c’est tout de bon, me disait, il y a quelque temps, un de mes anciens favoris, vous écrivez vos aventures et vous vous proposez de les publier !
— Hélas, oui, mon cher : cela m’a pris tout d’un coup comme bien d’autres vertiges, et vous savez que je ne m’amuse guère à me contrarier. Il faut tout dire, je ne me prive jamais de choses qui me font plaisir.
— Vous en avez donc beaucoup à composer votre roman ?
— Beaucoup : je vais passer et repasser mes folies en parade, avec la satisfaction d’un nouveau colonel qui fait défiler son régiment un jour de revue ; ou, si vous voulez, d’un vieil avare qui compte et pèse les espèces d’un remboursement dont il vient de donner quittance.
— C’est beaucoup dire, mais, entre nous, quel est votre but en écrivant ?
— De m’amuser.
— Et de scandaliser l’univers !
— Les gens trop susceptibles n’auront qu’à ne pas me lire.
— Ils y seront forcés, car votre petite vie…
— Courage, monsieur, dites-moi des injures… Mais vous avez beau me blâmer, je veux griffonner, et si vous me mettez de mauvaise humeur…
— Oh ! oh ! des menaces ! Et que ferez-vous ?
— Un petit présent ; c’est à vous que je dédierai mon livre, à vous ; bien entendu qu’il y aura au frontispice, en toutes lettres, votre nom et vos qualités.
— Le tout serait noir… Mais je me rétracte, belle Félicia. Oui, j’avais tort. Il est bien maladroit à moi de n’avoir pas senti d’abord toute l’utilité d’un ouvrage tel que celui dont vous vous occupez.
— À la bonne heure, présentement je suis contente de vous.
— Et puis-je me flatter que voudrez bien le dédier à quelque autre ?…
Sa frayeur était amusante : il me vint une idée qui me fit rire de bon cœur. Le rire est contagieux pour tout le monde : les larmes le sont pour les femmes en particulier ; mon marquis (c’en était un) rit donc avec moi sans savoir encore à quoi je devais mes joyeuses convulsions ; il fallut ensuite le lui apprendre.
— Je pensais, lui dis-je, que si j’étais dans le cas d’user de ressources, pour ne pas manquer de… vous m’entendez ? il y aurait moyen de rançonner tous les hommes de ma connaissance, en les menaçant, comme vous, d’une dédicace. Pour en être à l’abri, l’un serait taxé à dix corvées, l’autre à vingt, tel à plus, tel à moins, selon mon caprice ou les facultés de chacun. Ce serait, comme tout à l’heure avec vous, à qui ne serait pas le mécène de mon ouvrage. Hein ! Vous sentez où cela va ? Qu’en pensez-vous ? Ne ferais-je pas une belle récolte ?
— La spéculation est admirable. Les pauvres gens ! Je vous connais, vous ne manquerez pas d’exécuter l’heureux projet dont votre imagination vient d’accoucher. Nous serons tous rançonnés.
— En serez-vous fâché, marquis ?
— Bien au contraire, et pour vous le prouver, je vais me racheter sur-le-champ… Il le fit.
— Mais, lui dis-je ensuite, ne voyez-vous pas, mon cher, que pour que mon idée bizarre pût me devenir bonne à quelque chose, il faudrait que je ne fusse plus ni jeune ni belle, car maintenant, Dieu merci, je n’en suis pas encore à prendre les gens au collet.
— Il s’en faut tout.
— Eh bien donc si j’étais vieille et laide, ceux à qui je serais dans le cas de dédier auraient aussi vieilli, et je n’aurais plus à tirer que sur des infirmes la plupart insolvables.
— En effet, et à qui dédierez-vous donc ?
— À la galante jeunesse, aux amateurs des folies dont vous me connaissez l’amour ; et je recevrai tous les hommages de reconnaissance qu’on voudra bien m’offrir.
— De mieux en mieux. Voilà ce qui s’appelle aller au solide. Dans ce cas, je retiens un exemplaire, et vous allez trouver bon que je dépose un acompte du prix de ma souscription. Il le fit.
Combien d’auteurs envieront mon sort ! on me paie d’avance, et les pauvres diables ont, les trois quarts du temps, bien de la peine à retirer quelque faible rétribution de leurs ouvrages, après y avoir mis la dernière main.
Les romans ont coutume de débuter par les portraits de leurs héros. Comme, malgré la sincérité avec laquelle je me propose d’écrire, ceci ne laissera pas d’avoir l’air d’un roman, je me conforme à l’usage et vais donner aux lecteurs une idée de ma personne.
Trop modeste pour dire de moi-même un bien infini, je laisse parler à ma place ceux qui me connaissent, qui m’adorent et ne cessent de me louer. Tous s’accordent à me juger la plus belle et la plus jolie femme de mon siècle. Cependant il peut y avoir de la prévention de leur part ; je consens d’égaler, mais je ne veux surpasser personne. Au reste, il est prouvé que des traits aussi réguliers que les miens et aussi gracieux en même temps, sont la chose du monde la plus rare ; que j’ai seule la taille svelte d’une belle Anglaise, toutes les grâces d’une jolie Française, le maintien noble d’une princesse espagnole et les allures agaçantes d’une beauté de Florence ou de Naples. On sait que mes yeux grands et noirs ont un charme puissant qui enivre d’amour les hommes les plus froids et captive les plus volages. On connaît mes cheveux, uniques pour la longueur, la couleur et la quantité ; mon teint, ma fraîcheur ne se décrivent pas. On admire mes dents, qui sont du plus bel émail, merveilleusement rangées ; mais on redoute leurs morsures incurables. Les connaisseurs les plus difficiles prétendent que c’est tout au plus si la robuste Jeanne, de belliqueuse et chaste mémoire, avait la gorge aussi ferme que moi, et si la tendre Sorel l’avait aussi blanche ; tout le reste à proportion tout au moins. Cependant je ne pense pas à m’enorgueillir de ces rares avantages, simples effets d’un hasard heureux. Je serai peut-être fondée à tirer plus de vanité de beaucoup d’autres perfections que je ne dois qu’à moi-même. Par exemple, je peins très bien, je joue de plusieurs instruments, je chante à ravir, je danse comme une grâce, je monte à cheval à étonner et je manque rarement une perdrix au vol. Mais est-ce encore à ces talents que je dois mon bonheur ?… Il en est un dans lequel la nature perfectionnée par l’art… Chut ! j’allais presque dire une sottise.
Vénus naquit de l’écume des flots : moi, qui ressemble beaucoup à cette déesse par les charmes et les inclinations, je suis aussi née en plein océan, mais mes premiers instants ne furent point un triomphe. Ma mère accoucha de moi sur un monceau de morts et de mourants, parmi les horreurs d’un combat naval. Nous devînmes la proie d’un vainqueur qui, dès que nous eûmes pris terre en France, m’arracha du sein maternel, pour me livrer à l’infortune dans l’une de ces maisons cruellement charitables où l’on reçoit les fruits anonymes de l’amour. Il importe peu de savoir le nom du lieu qui vit élever mon enfance ; je fais même grâce de douze années pires que le néant, pendant lesquelles je reçus une éducation superstitieuse, qui par bonheur n’altéra point le bon sens dont la nature m’avait fait don. Ennui perpétuel, dépendance humiliante, travail grossier, auquel ma délicatesse ne s’accoutumait point ; telles étaient alors mes disgrâces. Cependant j’embellissais à vue d’œil, en dépit d’un séjour malsain et d’une très mauvaise nourriture.
Quoique naturellement inaccessible à la mélancolie, je commençais néanmoins à trouver cette existence insupportable, lorsque l’événement le plus heureux me procura tout à coup la liberté. Voici comment :
Un jeune homme aimable, issu d’honnêtes bourgeois et éperdument amoureux de la fille d’un nouvel ennobli, s’était fait aimer d’elle avec la même passion ; il en résultait un enfant. Ce moyen, auquel les amants ont assez souvent recours, quand ils craignent des obstacles de la part des familles, réussit mal à ceux-ci. Ils avaient affaire à des gens bizarres, hautains, dévots, qui ne convinrent point ensemble de la nécessité de les marier. On mit la fille au couvent ; le galant, au désespoir, s’enfuit, erra, se fixa enfin à Rome, où, cultivant avec succès d’heureuses dispositions, il devint en peu de temps un habile peintre. On lui avait mandé que son amie était morte en couches. En effet, elle en avait eu de très dangereuses, et les parents avaient exprès répandu le bruit de sa mort ; mais elle s’était tirée d’affaire, conservant, pour toutes suites, la commode imperfection de ne pouvoir plus donner la vie. Cependant les père et mère de la demoiselle moururent, et bientôt un grand benêt de fils, seul soutien de leur nouvelle noblesse, eut la complaisance de les suivre au monument. La recluse, qui s’était courageusement défendu d’entrer en religion, devint héritière universelle et reparut dans le monde. Le sort était las de la persécuter : il lui rendit presque en même temps son amant, qu’elle croyait perdu pour elle à jamais, ou peut-être mort. Ils se revirent avec transport et s’épousèrent. Il ne manquait plus à leur bonheur que de retrouver le tendre fruit de leur amour. Il avait été conduit dès sa naissance au même hôpital que moi ; mais quand ils vinrent l’y réclamer, il ne vivait plus. Ils me virent par hasard, ma beauté les intéressa. Je leur fis pitié ; ils me demandèrent pour leur tenir lieu de cet enfant, dont la stérilité assurée de la mère rendait la perte irréparable. Je ne tenais à rien, on me relâcha volontiers ; je suivis les nouveaux époux, qui s’attachèrent sincèrement à moi et me devinrent aussi chers que si je leur eusse dû la vie.
Un artiste dont les talents peuvent supporter le grand jour est déplacé dans une petite ville de province. Un peintre y est l’inférieur non seulement de M. le juge, de M. l’écuyer qui vient y passer ses hivers, mais aussi du petit bourgeois qui vit de son petit revenu, de l’avocat, du notaire, du contrôleur des actes, et même du procureur. Il est rangé, en un mot, à côté du barbouilleur qui met en couleur les portes et les volets des édifices que le maître maçon du lieu fait élever sans goût et à grands frais.
Sylvino (c’est le nom que mon oncle adoptif avait pris en Italie et qu’il eut la singularité de ne point quitter, quoiqu’il fût devenu, par son mariage, seigneur d’une fort belle terre : je dis mon oncle, parce qu’étant déjà grande pour mon âge et Sylvino n’ayant que trente ans, sa femme vingt-quatre, ils trouvèrent que je les vieillissais moins nièce que fille), Sylvino, dis-je, proposa bientôt à sa moitié d’aller fixer leur résidence à Paris. Elle y consentit d’autant plus volontiers que, quoiqu’elle mît beaucoup du sien dans les sociétés, elle ne laissait pas d’essuyer de temps en temps des mortifications auxquelles elle était fort sensible. Par exemple, on se dispensait quelquefois de lui rendre ses visites ; quand elle paraissait quelque part, on affectait d’éloigner les demoiselles ; allait-on la voir, on n’en amenait jamais. Quelquefois on se laissait apercevoir à dessein, après avoir fait dire qu’on n’était pas au logis. Et tout cela à cause de ce maudit enfant fait avant le mariage ; car, dans les petites villes de province, l’honneur est extrêmement délicat : il l’est aux dépens des connaissances, des grâces, des talents, du goût et de la politesse, qui n’y sont pas, à beaucoup près, aussi perfectionnés.
On fut prompt à tout disposer pour notre déplacement. Sylvino, quoique peu versé dans les affaires, ne laissa pas de donner aux siennes une forme passable. Nous partîmes, regrettant aussi peu nos sots concitoyens que nous pouvions nous-mêmes en être regrettés.
Presque toujours, un étranger qui vient de loin, tout seul, pour voir Paris et s’en faire une juste idée en quelques mois de temps, soutient, lorsqu’il s’en retourne, que cette capitale est un séjour fort ennuyeux. Je ne persuaderais pas aux gens de cette espèce que, dès mon arrivée, tout ce qui s’offrit à ma vue me plut singulièrement, que je m’habituai sans peine au mouvement, au tumulte, que les spectacles me ravirent ; que les promenades publiques m’auraient paru des jardins et des palais enchantés si j’avais eu pour lors quelques notions de ces jolies extravagances. Sylvino, plein de lumières et de goût, et qui désirait que sa femme en acquît, nous faisait connaître tout ce qu’il y avait d’intéressant dans tous les genres. Il rendait nos courses aussi instructives qu’amusantes, en nous faisant toujours accompagner de différents artistes, dont il avait connu grand nombre en Italie. Nous en voyions beaucoup : eux et leurs femmes furent, pendant quelque temps, notre unique société. Je dirai, par parenthèse, pour ceux qui peuvent l’ignorer, que les vrais artistes sont, pour la plupart, sociables et bons à voir ; qu’ils vivent, par exemple, incomparablement mieux entre eux que MM. les auteurs ; qu’au rebours de ceux-ci, les artistes qui ennuient ne le font guère en parlant trop ; qu’ils ont tous du génie, et que, passées par cette filière, leurs idées sérieuses sont toutes intéressantes, bouffonnes, pétillantes et marquées au bon coin.
N’ayant adopté dans ma solitude aucuns préjugés nuisibles au goût qui m’était naturel, je me trouvai propre à tout ce qu’on l’on exigea de moi : j’avais dès lors le bon sens de sentir l’utilité d’une bonne éducation. On me donna mes maîtres ; je m’appliquai beaucoup à l’étude de l’italien, que Sylvino parlait parfaitement ; au dessin, à la danse, au clavecin et surtout au chant, talent pour lequel la nature m’avait favorisée des plus brillantes dispositions. Mes progrès rapides enchantaient mes bienfaiteurs, ils ne cessaient de s’applaudir d’avoir fait un sort à l’aimable Félicia (c’est ainsi qu’il leur avait plu de me nommer ; et s’il n’eût tenu qu’à moi, j’aurais conservé toute ma vie un nom dont tout semblait concourir à justifier l’heureuse étymologie).
Charmant amour ! en dépit des romans, tu n’es pas fait pour rendre continuellement heureux par le même objet. Enfant, tu ne peux jamais devenir homme ; ton destin est de mourir et de renaître. Depuis une infinité de siècles, l’expérience prouve que tes feux s’éteignent aussi facilement qu’ils s’allument et que si tu étends la durée de ton règne sur certains cœurs, qui paraissent ne point changer, ce n’est qu’à la faveur de l’entêtement, de l’indifférence, souvent de l’ennui, du dégoût qui te succèdent et à qui tu permets d’usurper ton nom.
C’est de quoi la sensible Sylvina ne s’était pas encore doutée, lorsqu’elle avait formé les nœuds du mariage. On ne doit pas s’en étonner. Au couvent on peut croire à l’éternelle durée d’une passion. Là cette chimère vaut encore mieux que rien. Mais, dans le monde, au sein des plaisirs, environnée de distractions, agacée par des hommes aimables, Sylvina ne tarda pas à reconnaître qu’il faut quelquefois des efforts violents pour demeurer fidèle à l’objet qu’on croit adorer. Son mari, plus au fait de l’humaine faiblesse, n’avait garde de se raidir contre son penchant à l’inconstance. Époux de sa bien-aimée, il put l’adorer quelque temps sans partage ; mais il lui avait fait précédemment nombre d’infidélités, et le goût de la variété, seulement assoupi dans son cœur, ne tarda pas à s’y réveiller. Des amies charmantes, peu capables de rigueur (à Paris elles ne sont plus de mode), des modèles attrayants, dont la profession de Sylvino comportait qu’il vît et méditât les beautés, alarmèrent bientôt la jalouse tendresse de sa petite femme. Plus d’une fois il vit trop clairement qu’on lui faisait ce que les gens à préjugés ont la sottise de nommer des affronts. Il semblait, au peu de soin que Sylvino prenait de cacher ses épisodes, qu’il prît à tâche d’engager son épouse à s’en permettre. Mais il fallut bien du temps à celle-ci pour se résoudre à profiter de cette espèce de conseil ; en voici la raison : comme il faut toujours aux âmes sensibles quelque chose qui les occupe, Sylvina, dans son couvent, faute de mieux, était devenue dévote ; et, rendue au monde malgré l’inclination la plus décidée pour les plaisirs de toute espèce, elle s’occupait encore plus de son salut ; en un mot, elle avait pris un directeur. Ces sortes de gens excellent à s’emparer des jolies femmes qui font la sottise de leur accorder un certain degré de confiance. Celui de Sylvina était consommé dans l’art de tyranniser au nom de Dieu et de confisquer tôt ou tard les pénitentes à son profit. Il éloignait celle-ci de tout objet mondain, afin de l’occuper seul et de profiter du moment heureux où le tempérament devait enfin se révolter et jeter dans les bras d’un corrupteur spirituel celle qui aurait suffisamment détesté tout le reste des hommes. Le drôle voyait bien. Une femme jolie, fraîche, tendre, mécontente d’un mari volage, peu connue, et qui ne faisait point d’enfants ; Sylvina, enfin, au point où le sournois se proposait de l’amener, le friand morceau pour un saint homme !
— Prenez bien garde à vous, ma fille, lui répétait-il sans cesse. Le monde est rempli d’écueils ; Paris surtout, Paris est la capitale de l’enfer. Une âme pieuse est, à chaque pas, exposée aux embûches du démon. Elles y sont cachées sous mille fleurs. Méfiez-vous de ces amours perfides… Offrez au Tout-Puissant les infidélités de votre coupable époux… Que vous êtes belle ! qu’il est impardonnable de ne pas sentir tout ce que vaut le bien dont il est possesseur ! Mais a-t-il du moins de la religion ? — Non, par malheur, répondit Sylvina, c’est à Rome même que l’aveugle s’est accoutumé à la braver. Il méprise toutes pratiques pieuses, quiconque y est adonné.
— L’impie ! l’athée ! répliquait le cafard, gardez-vous, sous peine de damnation, de vous livrer à ses caresses ; imaginez des prétextes pour refuser de communiquer avec ce réprouvé.
— Hélas ! il est cependant bien dur pour moi… Je l’aime.
— Et votre âme, malheureuse !
À Paris, une fille de treize à quatorze ans reçoit déjà quelques marques d’attention quand elle est jolie. À cet âge, si j’avais eu la clef des propos flatteurs qu’on commençait à me tenir, j’y aurais aisément reconnu l’hommage du désir. Mais, autant j’avais d’intelligence pour ce qu’il me fallait apprendre, autant j’étais bornée relativement à la galanterie. Me disait-on que l’on m’aimait, je répondais bonnement que j’aimais aussi ; mais sans me douter des plus intéressantes acceptions d’aimer, ce mot si commun ! Bref, je ne savais rien, rien du tout ; et sans des hasards heureux qui m’éclairèrent tout à coup, j’aurais peut-être croupi longtemps dans ma déplorable ignorance.
Au bout d’un an, Sylvino fut obligé de retourner en province pour quelques affaires d’intérêt. Nous ne fûmes pas plus tôt seules que sa femme se mit à vivre tout à fait différemment de ce qu’elle avait coutume. Plus de spectacles, plus de promenades, plus de parure. Elle arbora les grands bonnets, les fichus épais, les robes sérieuses ; elle s’éloigna peu à peu de toutes les sociétés. Nous ne bougeâmes plus des églises : comme je m’y ennuyais ! M. Béatin, prêtre-docteur et confesseur de ma tante, vint d’abord de temps en temps à la maison… ; puis il vint un peu plus souvent…, puis tous les jours…, puis il obtint qu’on renvoyât tout le monde quand il était là. J’étais aussi de trop ; je me retirais dans une pièce voisine. Curieuse un jour de savoir à quoi pouvaient s’occuper, avec tant de mystère, ma tante et le modeste Béatin, je vins heureusement à détourner un petit morceau de fer qui bouchait de mon côté le trou de la serrure, et je fus transportée de voir mes gens aussi distinctement que si j’eusse été dans la même chambre… Mais quelle fut ma surprise ! Le vénérable docteur, aux genoux de sa pénitente, avait le teint animé, l’œil étincelant… en tout, une physionomie absolument différente de celle que je lui avais connue jusqu’alors. Je crus rêver quand je le vis baiser avec passion une main qu’on lui abandonnait à peu près volontiers. Il demandait très instamment… je ne savais pas quoi ; mais sa harangue, qui paraissait fort vive, était accompagnée de gestes encore plus pressants ; il glissait une main hardie sous le fichu…, l’autre encore plus insolente se fourra brusquement… plus bas.
— Monstre ! s’écria tout à coup un homme qui sortit de l’alcôve, furieux et tirant l’épée ; c’est pousser trop loin l’infamie et abuser trop indignement de sa crédulité. Tu vas périr, scélérat !
Un éclair de rage partit des yeux du Tartufe, mais il ne laissa pas de se contraindre ! la belle pénitente avait déjà perdu l’usage de ses sens. Le terrible trouble-fête était un nommé Lambert, sculpteur, intime de Sylvino, courtisan assidu de ma tante, et l’un de ceux à qui Béatin faisait défendre la porte le plus sévèrement. Lambert, ce jour-là, s’était introduit, je ne sais comment, dans la maison ; cependant l’évanouissement de Sylvina sauva le docteur ; un homme délicat est plus pressé de secourir sa maîtresse que de tuer un rival. Mais Lambert, en donnant des soins à son amie, ne laissait pas d’enjoindre au traître, en termes fort cavaliers, de se retirer au plus vite. Celui-ci voulait disputer la place : alors deux larges soufflets détachés avec vigueur sur ses joues potelées lui firent sentir la nécessité de ne point opposer ses faibles raisons à qui en avait d’aussi convaincantes.
Pendant qu’il cherchait sa calotte et rattachait son manteau, je le devançai dans l’escalier, pour jouir à mon aise de sa confusion ; mais inutilement, le drôle avait déjà repris son masque ; il me salua bénignement et avec l’apparence d’autant de sang-froid que s’il ne lui fût rien arrivé.
De retour à mon cher trou, je vis qu’on disputait vivement. Sylvina pleurait, disait des injures ; Lambert, à ses pieds, parlait avec émotion et tâchait de fléchir ce ressentiment injuste. L’entretien fut long et finit par un faible raccommodement. Lambert obtint à son tour de baiser une main ; après beaucoup de sollicitations, on voulut bien encore lui présenter les deux joues. On était ensemble couci-couci quand on se sépara.
Il faut si peu de chose pour bouleverser une jeune tête que je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Il me semblait bien que les entreprises du téméraire Béatin devaient aboutir à quelque chose ; mais je me tourmentai vainement pour deviner à quoi. J’avais eu beaucoup de plaisir à le voir souffleter ; cependant il me fâchait qu’il l’eût été si tôt. La porte allait probablement lui être interdite à son tour ; et j’étais désolée de ne pouvoir plus compter sur de nouvelles occasions de le voir aux prises avec ma tante.
Pourtant, à force de donner la torture à mon esprit, j’avisai quelque chose qui me parut un moyen infaillible d’apprendre ce que je brûlais de savoir. Mon maître de danse, un jeune homme bien fait, joli, d’une douceur charmante, et qui me traitait avec un tendre respect, Belval, avait toute ma confiance. Je le crus digne de recevoir mes épanchements et ne doutai pas qu’il ne m’expliquât d’une manière satisfaisante quels pouvaient avoir été les desseins du docteur. Le pis-aller était de rire ensemble des soufflets, et cela valait toujours bien la peine de jaser.
Tout concourut à favoriser mon petit projet de bavardage ; Sylvina, témoin ce jour-là de toutes mes leçons, ne le fut précisément point de celle de Belval. Elle avait à écrire, à Béatin peut-être. D’ailleurs Belval, coquet personnage, faisait une espèce de cour, qu’on tolérait, malgré la dévotion ; il pouvait en conséquence n’être pas suspect. Quoi qu’il en soit, Sylvina nous laissa seuls.
Aussitôt qu’à travers la serrure je la vis la plume à la main, j’entrai en matière, non sans beaucoup rire d’avance de certaines particularités qui se retraçaient vivement à mon imagination. Cependant Belval, à qui je croyais faire partager ma joie, ne riait point ! Je voyais au contraire sa physionomie se rembrunir un peu ; cela me fâcha.
— Quoi donc, monsieur Belval, lui dis-je, cette aventure ne vous paraît pas tout à fait plaisante ?
— Je vous demande pardon, mademoiselle… Elle est des plus singulières.
— Savez-vous qu’il était à peindre aux genoux de ma tante ?
— Oh ! je le crois : ces animaux-là… sont très gauches… oui ! cela devait être fort risible.
— Mais vous ne riez cependant pas de bien bon cœur ?
— C’est que je pensais… continuez… cela devait faire un bel effet.
— Rien de plus original.
— Il était, dites-vous, à genoux ? Comme me voilà ?
— Précisément.
— Mme votre tante assise ?
— Voilà comme elle était (et je m’assis).
— Bon, et vous dites qu’il avait une main… là ? sur ma gorge, le fripon.
— Oui. Mais monsieur Belval, cette imitation n’est peut-être pas nécessaire.
— Bon ! vous n’y pensez pas, rien de plus innocent ; et l’autre main du docteur… ici ?
— Ah ! Belval, qu’osez-vous ?
C’est qu’en effet la main du petit danseur avait, comme un éclair, pris la même route que celle du docteur avec Sylvina. Je ne m’étais pas attendue à cette licence ; il parcourait sans obstacle ce dont jamais encore main d’homme n’avait approché… Je me préparais à quereller ; mais la bouche de l’adroit libertin mura brusquement la mienne… une langue ! un doigt !… L’ivresse d’une sensation inconnue s’empara de tous mes sens… Dieu ! quel instant ! et de quel autre il allait être suivi, si la sonnette de ma tante !… Belval, à l’instant debout et rajusté, fut obligé de me pousser plusieurs fois pour me rappeler à moi-même. Je commençai un menuet ; mais mes jambes tremblaient sous le poids de mon corps abandonné de ses esprits ; un rouge foncé colorait mon visage. Sylvina, qui survint aussitôt, n’aida pas à me calmer ; la contenance du maître n’était pas non plus fort assurée… Ma tante envoya le lendemain chez lui retirer mes billets et le prier de ne plus venir. Nous avions été soupçonnés ; cependant, prudente et n’ayant que des semi-preuves évidentes, ou plus occupée de ses propres affaires que des miennes, Sylvina ne me fit ni reproches ni questions. Elle me donna, quelques jours après, un nouveau maître à danser, mais si laid, si laid, qu’il était pour le coup sans conséquence.
Nous donnions à dîner à deux artistes nouvellement arrivés d’Italie et à l’ami Lambert. On était de la plus grande gaîté. Ma tante et moi, devant qui l’on oubliait un peu de se gêner, riions aux larmes de milles saillies très vives qui échappaient à ces messieurs. Nous fûmes interrompues par l’arrivée d’une lettre qu’apportait un commissionnaire : elle était pour mon oncle.
« Mes amis, dit-il après avoir secoué deux ou trois fois la tête en lisant, c’est une lettre anonyme, et c’est vous qu’elle regarde, madame, voyez. » Son ton n’avait rien d’effrayant ; cependant certaine mine, en remettant le papier, était de mauvais augure. Sylvina tremblait d’avance… elle ne put lire jusqu’au bout. Le fatal écrit tomba de ses mains ; une pâleur soudaine ternit son visage ; elle se trouva mal ; on s’empressa de la secourir.
— Cela ne sera rien, disait mon oncle, la délaçant et livrant, tout mari qu’il était, deux globes divins aux yeux connaisseurs de ses confrères. L’un donnait un flacon, l’autre frappait dans les mains ; Lambert seul, par l’excès de l’intérêt qu’il prenait à cet accident, demeurait inutile, et Sylvino l’en plaisantait avec malignité. Cependant les beaux yeux de Sylvina se rouvrirent. Un baiser et quelques mots fort tendres de la part de son époux achevèrent de la rassurer. On se remit à table. La malade se rétablit en avalant quelques rasades de Champagne ; après quoi Sylvino, pour la tranquilliser et mettre ses amis au fait, prit la parole et dit : « Tout ceci, messieurs, doit vous paraître fort extraordinaire ; il n’y a, de vous trois, que l’ami Lambert qui puisse se douter à peu près de ce dont il s’agit ; voici le fait : ma femme est charmante, vous la voyez ; on l’aime, je n’en suis pas étonné, puisque moi, son mari, j’en suis encore amoureux. Il faut que pendant mon absence elle ait mécontenté quelque adorateur ; il cherche maintenant à se venger en m’écrivant des choses… assez graves pour mettre martel en tête à certains époux. Mais des gens ainsi susceptibles sont des hétéroclites honnis, et je suis bien éloigné d’avoir leurs petitesses. On me mande donc que certain ami très amoureux a beaucoup fréquenté ma femme ; que, pour répondre plus librement à cette passion, elle s’est séparée de toute société, privée de tout plaisir ; qu’il n’y a nul doute, en un mot, que le traître (c’est ainsi qu’on le désigne) n’ait poussé les choses au dernier période. On crie au scandale : on me conseille de punir ma femme… on… mais, dites-moi, messieurs, quel cas pensez-vous que je doive faire de ces avis importants ?… »
— Je pense, dit l’un des étrangers, que madame est incapable d’avoir donné matière à d’indignes soupçons…
— Cela est honnête, interrompit Sylvino.
— Et vous ? en s’adressant au second.
— Je pense de même que monsieur.
— Et l’ami Lambert ?
— Tiens, mon cher Sylvino, je t’entends à merveille : mais veux-tu que je te parle avec ma franchise ordinaire ? C’est moi, sans doute, que regarde l’accusation de ton impertinent anonyme ? Je ne disconviens pas d’avoir beaucoup vu ta femme pendant que tu étais là-bas ; mais c’était d’abord par ton ordre. Or penses-tu que j’eusse voulu la suborner ?
— Il ne s’agit pas de cela, mon ami. Chacun dans ce monde se conduit comme il peut ; tu auras fait ce qu’il t’aura plu : ma femme de même, c’est de quoi je me soucie peu et ne m’en informe point. Achève ce que tu voulais nous dire. Achève.
— Eh bien, je veux dire, mon cher, que si, succombant au danger de voir tous les jours une femme charmante, j’avais pu servir au fond du cœur quelque chose de plus que ce qu’un mari peut approuver, du moins, étant ton ami au point où je le suis, j’aurais eu l’attention de ne te donner aucun sujet de plainte. Celui qui t’écrit exagère ; ses soupçons n’ont pour fondement que sa basse jalousie : ta femme t’aime de tout son cœur ; je te suis entièrement attaché, et si je puis te conseiller dans une affaire qu’on veut me rendre personnelle, je serais d’avis que ta vengeance tombe uniquement sur celui qui a pu te manquer en te parlant de déshonneur ; qui a pu méditer le projet exécrable de troubler un ménage heureux et de brouiller de parfaits amis.
— Touche là, mon cher Lambert, tu viens de parler comme un sage, et tu m’as deviné. Ah ! si nous avons jamais le bonheur de vous happer, Monsieur le scandalisé, nous vous apprendrons à ne pas espérer qu’un honnête homme prenne des partis violents d’après une délation anonyme. Mais ma femme va, sans doute, nous faire connaître l’imposteur.
— Son écriture le trahit, dit Sylvina. Il ne se doutait pas, certainement, que je dusse voir cette lettre.
— Dis-nous donc sans hésiter qui il est ? où le trouver ? Il faut qu’il soit châtié, que tu sois vengée ! Tu connais heureusement l’écriture ?
— J’avoue que j’avais eu l’imprudence de recevoir quelques lettres de ce maudit homme, bien peu fait pourtant pour en écrire de l’espèce de celles qu’il m’adressait, et…
— Un homme bien peu fait, interrompit Lambert. J’y suis peut-être ! Ne serait-ce pas pas par hasard le vénérable docteur Béatin ?
— Lui-même.
— M. Béatin, ton directeur ? s’écrièrent tour à tour Lambert et Sylvino. Ah ! parbleu ! vous me le paierez, disait celui-ci. Il a déjà tant soit peu l’honneur de me connaître, disait l’autre. Puis il raconta comment il avait surpris un jour le drôle usant de violence, et comment, à la prière de Sylvina, il l’avait mis à la porte avec deux soufflets. (C’était ainsi qu’il convenait d’exposer le fait.) Le mari loua fort cette conduite : vous verrez, dit-il, que c’est pour se venger de cette disgrâce que le cagot essaie aujourd’hui de vous calomnier !
— C’est cela, mon cher.
— Ah ! le coquin ! le malheureux !
— Voilà bien les prêtres ! Chacun disait son mot. Ensuite il fut décidé d’une voix unanime que le scélérat devait être puni de sa double trahison, sévèrement et sans délai.
Il me vient une bonne idée, dit Sylvino. Je tiens le Béatin, sur ma parole ; écoutez, mes amis. Si ma femme lui écrivait que je suis furieux, que je viens de la traiter en époux sûr de son déshonneur ; qu’elle ne peut soupçonner de l’avoir compromise que ce brutal de Lambert, ce garnement sans respect pour les ministres de la sainte religion ; que quoique lui, directeur, se soit montré par trop fragile ; qu’il soit la cause directe de tout ce qui vient de se passer et qu’à cet égard elle ait lieu de lui vouloir du mal, elle ne l’a cependant point oublié ; qu’elle ne peut plus vivre sans le voir, qu’elle craint de nouveaux tours de la part du donneur de soufflets ; que dans l’embarras extrême où elle se trouve, elle n’a que le prudent et consolant Béatin pour ressource ; qu’elle le prie donc de se trouver… quelque part, bien secrètement, pour conférer ensemble et déterminer le parti qu’il convient de prendre dans des conjonctures aussi fâcheuses. Si ma femme, dis-je, écrivait toutes ces choses au docteur, je pense qu’il donnerait, tête baissée, dans le panneau. Il serait enchanté de voir que sa pénitente aurait pris le change, et qu’offrant d’elle-même un rendez-vous, elle ne pourrait s’en tirer sans payer de ses faveurs ces conseils dont elle paraîtrait avoir un besoin si pressant.
— L’idée fut généralement applaudie.
— Il faut, ma chère, ajouta Sylvino, que tu nous secondes bien dans tout ceci ; tu es la plus intéressée à te venger de l’odieux Béatin. Quand nous le tiendrons… nous faisons notre affaire du reste.
— Je vous le livre, répondit-elle ; périssent à jamais tous ces exécrables cafards ; me voilà corrigée pour la vie de leur accorder la moindre confiance. Que j’étais malheureuse ! mais c’est bien ma faute. Qu’avais-je besoin, ici, de me donner un tyran qui désapprouve jusqu’aux plus innocents plaisirs ! Et quel monstre avais-je précisément choisi !
— N’y pense plus, dit en l’embrassant le sensible Sylvino ; que ceci te rende plus sage à l’avenir.
Le projet d’écrire à Béatin fut exécuté sur-le-champ. Le ressentiment de Sylvina était fondé : le désir de se venger qui inspire toujours si bien les femmes, lui dicta des expressions si naturelles, si séduisantes, que le plus rusé porte-calotte n’eût pu soupçonner qu’elles cachaient un piège. Béatin se prit comme un sot à celui-ci.
On le priait de se trouver au pont-tournant, pour être conduit de là, par ma tante elle-même, à Chaillot, où nous avions une petite maison ; il accepta… Sa réponse était si passionnée qu’on le voyait assuré d’avance que Sylvina allait enfin le rendre heureux.
Elle fut exacte et trouva l’heureux Béatin à l’endroit indiqué. Il était en habit de campagne ; frais rasé, un peu mieux coiffé que de coutume ; car il n’était pas de ces ecclésiastiques élégants qui souvent plus recherchés dans leur ajustement que les gens du monde n’en diffèrent que par des cheveux ronds et une tonsure. Béatin, je l’ai déjà dit, était un prêtre : c’est assez le définir.
Bref, le voilà dans un fiacre à côté de ma tante qui feint les plus vifs empressements et conte que, son mari venant de partir pour quelques jours, ils pourront passer jusqu’au lendemain à Chaillot, s’il n’y a rien de mieux à faire. C’est alors que les transports du satyre n’ont plus de bornes. Ses yeux étincellent du feu de la concupiscence ; il est au troisième ciel, il jouit déjà de l’avant-goût des plus parfaites béatitudes. Ils arrivent enfin au village. La voiture est renvoyée et le fortuné directeur introduit bien mystérieusement dans notre maison.
Mais comment le pénétrant directeur ignora-t-il cette retraite pendant qu’il était si fort en faveur ? Comment ! elle était, avant le départ de Sylvino, le théâtre de ses escapades secrètes ; et sa femme ne fut mise dans la confidence qu’à l’occasion de la conjuration projetée contre Béatin. Si vous vous étiez douté d’un asile aussi propice, docteur, vous auriez bien sollicité votre pénitente de vous le faire voir, et sans doute vous vous seriez bien trouvé du voyage ? Comme tout change ! Vous le faites aujourd’hui sous de sinistres auspices. Vous courez à votre châtiment… Mais je ne vous plains pas, vous l’avez bien mérité.
Pendant que d’un côté la convoitise et la haine faisaient chacune un calcul, de l’autre, le mépris et la malignité, d’accord, préparaient leurs batteries pour accabler le vieux Béatin. Sylvino, Lambert, les deux étrangers et moi, qui voulus absolument être des leurs, suivîmes de près à Chaillot les acteurs principaux et entrâmes par une porte de derrière. Ils étaient au rez-de-chaussée ; nous nous établîmes sans bruit au premier.
Ma tante, sous prétexte de faire partout une visite exacte et de se procurer de quoi faire un léger repas, vint auprès de nous et l’on se concerta. Il fut décidé que Sylvina ballotterait Béatin pendant quelque temps, ferait semblant d’écouter ses conseils, feindrait pourtant des scrupules et se montrerait enfin disposée à lui tout accorder. Elle devait surtout l’engager à se coucher sans souper, les provisions que l’on croyait trouver à la maison se trouvant consommées, et la prudence exigeant qu’on ne sortît ni n’envoyât, de peur que la partie ne vînt à être découverte. Tout cela fut exécuté par Sylvina avec beaucoup d’adresse et de perfidie. Le docteur, alors dominé par un seul appétit, consentit, d’assez bonne grâce à jeûner. Ô pouvoir du désir ! Triompher de la gourmandise du docteur ! Amour ! ce n’est pas assurément le plus petit de tes miracles.
Béatin se crut enfin au comble de la félicité quand il reçut la ravissante permission de partager un lit avec Sylvina. Elle se réservait pourtant, par ménagement pour sa pudeur expirante, de ne point avoir de lumière dans l’endroit où se consommerait l’ouvrage de leur bonheur : l’adultère, disait-elle, est plus hardi dans les ténèbres ; trop de honte nuirait à ses plaisirs, et surtout il n’est pas hors de propos de se ménager pour une féconde jouissance quelque surcroît de volupté. — L’amoureux Béatin se rendit et, plein de confiance, suivit à tâtons Sylvina dans une chambre haute.
Il est enfin dans ce lit fortuné… Il brûle, il est consumé… Sa pénitente combat encore, elle hésite de venir dans ses bras… Mais quel revers !… Dieu !… Où se cachera le couple Béatin ? Cinq personnes paraissent tout à coup ! Une lanterne sourde fournit en un moment de la lumière à plusieurs flambeaux ! Le curieux Sylvino, le redoutable Lambert font briller leurs épées ; la maison retentit de leurs imprécations !
— Je vous y prends donc, infâme adultère, criait le mari en mettant la pointe de son fer près du sein de sa femme.
— Venge-toi, criait à son tour l’ami Lambert, je vais en même temps te délivrer du scélérat qui te déshonore et me calomnie. Où est-il ? Ô comble de l’horreur ! au lit ! dans ton propre lit !
— Arrête, mon ami, interrompt Sylvino, laissant échapper sa femme qui commençait à perdre le sérieux nécessaire à son rôle ; arrête, je ne puis te céder le plaisir de verser le sang du perfide…
Il faudrait avoir été témoin de la scène que j’essaie de décrire pour pouvoir s’en faire une idée à peu près juste. Je manque d’expression pour peindre l’effroi de Béatin et la révolution prodigieuse que souffrirent à la fois son corps et son esprit. Historienne fidèle, je ne puis me dispenser d’avouer, dussé-je causer quelque dégoût, que le malheureux docteur souilla très physiquement la couche de Sylvino. Cependant, on était convenu que les étrangers demanderaient grâce et désarmeraient les amis irrités. Mais ils ouvrirent en même temps un avis fait pour rassurer le coupable sur sa vie ; c’était de le mettre hors d’état de jamais faire de cocus. L’un d’eux, soi-disant chirurgien, prétendait pouvoir faire lestement l’opération, et même sur l’heure, ayant, par bonheur, sur lui les instruments nécessaires. À cette condition, Lambert et Sylvino, consentant à ne plus tuer, arrachèrent du lit le sujet plus mort que vif et le portèrent dans une autre pièce, sous prétexte de l’opérer. C’est là qu’il reçut l’outrage le plus pénible, trouvant la perfide Sylvina qui riait aux larmes. Cependant, elle voulut bien intercéder en sa faveur et, à sa prière, à laquelle la mienne se joignit, comme nous en étions d’accord, la peine fut encore commuée : on arrêta que le Béatin serait tenu quitte de tout moyennant une copieuse flagellation : cette sentence était pour le coup en dernier ressort. En conséquence, le suborneur de pénitentes, l’écrivain anonyme, fut lié par les pieds, les poings et les reins contre une colonne du salon, nu et livrant à notre vengeance une vaste paire de fesses. Nous traitâmes mal cet embonpoint béni. On avait apporté bonne provision de verges ; elles furent usées jusqu’au dernier brin sur le râble du pécheur qui, menacé du prétendu chirurgien, subit son exécution sans oser jeter un cri ; eh ! qui ne se laisserait pas martyriser le reste du corps, pour sauver une partie qui fait plus des trois quarts du bonheur de la vie ?
M. le docteur dûment fustigé, tout le monde parut apaisé. Ses vêtements lui furent rendus, sans oublier la chemise très maculée et qu’il fallut rendosser. Puis on le reconduisit jusqu’à la rue, chacun tenant un flambeau et lui témoignant les plus respectueux égards.
On voit assez que les gens avec qui je vivais n’étaient pas fort sévères à mon égard et que je ne les gênais plus ; ils me traitaient déjà comme une personne formée. Je surpassais, en effet, les espérances qu’ils pouvaient avoir conçues en m’adoptant ; j’étais à-but avec Sylvina, et son mari n’avait point le ton grave d’un oncle ou d’un père, dont il me tenait lieu. J’étais de tous les plaisirs. Je voyais bien des choses ; je suppléais au reste, et l’accommodais aux bornes étroites de mon imparfaite théorie. Les amis, et Lambert en chef, ne bougeaient de la maison. Sylvina faisait par-ci par-là des heureux ; aussi, était-elle d’une attention envers son mari !… d’une prévenance, d’une aménité pour les maîtresses et les modèles !… On ne peut le répéter assez : heureux les cocus.
Sylvino, que la fortune de sa femme mettait à même de ne travailler que pour la réputation, faisait peu de tableaux, mais ils étaient tous excellents ; son genre était l’histoire, et rarement il peignait le portrait. Bien né d’ailleurs, ayant un esprit fécond et cultivé et beaucoup d’usage du monde, il était non seulement chéri des femmes, mais encore recherché des hommes. Il comptait même au rang de ses amis particuliers plusieurs grands, de ceux qui sont nés pour aimer et être aimés ; car tous n’ont pas le malheur d’ignorer l’amitié, de n’inspirer que du respect et de la crainte. Sylvina, quoique un peu bornée et médiocrement instruite, ne laissait pas d’ajouter à l’agrément de la maison. Elle était gaie, toujours égale. Elle avait une de ces physionomies singulières qui plaisent, pour ainsi dire, malgré qu’on en ait, qui importunent, qui allument à tous moments des passions nouvelles, et, bien plus, ressuscitent celles que la jouissance peut avoir éteintes. Son mari lui-même avait quelquefois pour elle des retours étonnants. Alors, elle se réservait entièrement pour lui ; c’étaient là des procédés ! Mais ses bouffées d’amour s’évanouissaient bien vite, et chacun de son côté se désennuyait de la monotonie de ces retraites conjugales par de piquantes infidélités.