Julie philosophe - André-Robert Andréa de Nerciat - E-Book

Julie philosophe E-Book

André-Robert Andréa de Nerciat

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Beschreibung

Extrait : "C'est une consolation pour les malheureux de raconter leurs chagrins, de se repaître de leurs douleurs. C'est un renouvellement de plaisir que de s'occuper des jouissances passées. Femme, jeune encore, je profite d'un moment de repos des sens pour retracer quelques unes de mes aventures : dans leur narration je trouverai plaisir et douleur, mais je me consolerai de l'une par le souvenir de l'autre."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Première partie
Chapitre premier

Introduction. Naissance de Julie. Éducation. Première leçon de peinture.

C’est une consolation pour les malheureux de raconter leurs chagrins, de se repaître de leurs douleurs. C’est un renouvellement de plaisir que de s’occuper des jouissances passées. Femme, jeune encore, je profite d’un moment de repos des sens pour retracer quelques-unes de mes aventures : dans leur narration je trouverai plaisir et douleur, mais je me consolerai de l’une par le souvenir de l’autre.

On ne demande pas à une jolie femme de qui elle a reçu le jour : il lui suffit d’être aimable, d’inspirer le plaisir et de le faire goûter ; ainsi je passerai rapidement sur mon origine et sur mon éducation, quoiqu’elles aient toutes les deux beaucoup d’influence sur le reste de la vie. Comme je ne trace pas ici un cours complet de morale pratique, je n’examinerai pas combien l’une et l’autre agissent et réagissent sur nos actions.

Je suis née à Paris le 15 avril 1760. Mon père était tout simplement sergent d’un corps qui s’est couvert de gloire dans la révolution qui vient de s’opérer. Mad. son épouse faisait le commerce en détail des eaux-de-vie et tenait boutique ouverte sur le devant et sur le derrière dans le faubourg St-Honoré.

Après cet humble aveu, j’espère bien qu’on pourra croire à la vérité de ce que j’ai à raconter. Je ne dissimule pas même que pour le faire, cet aveu, il m’a fallu un certain fonds d’esprit et cette philosophie mâle qui dédaigne assez le rang et la naissance pour se faire admirer par ses propres moyens. Je n’ai pas toujours été si sensée : jouant un rôle sur la scène du monde, je n’avais pas ces grands sentiments que je dois à mon adversité ; c’est par eux que le gueux se croit quelque chose.

Les malheurs mènent donc à la philosophie, et la philosophie nous apprend que la plus pitoyable de toutes les manies est celle de l’homme qui s’enorgueillit ou qui rougit du hasard de la naissance. Qu’importe en effet qu’on soit né dans les derniers rangs, si l’on n’a pas contracté les travers, les ridicules, la bassesse des premiers. J’ai bien pu m’enticher un peu des principes qu’on puise dans la sphère des femmes de qualité, mais j’ai eu par-dessus elles l’avantage de conserver un cœur excellent. J’ai été toujours ce qu’on appelle une bonne fille.

J’ai eu de l’humanité sans morgue, de la tolérance sans méchanceté, parce que j’ai trouvé que dans ce bas monde, on avait assez à souffrir des maux qu’on ne pouvait ni prévoir ni empêcher, sans encore s’alambiquer l’esprit pour s’en forger de nouveaux.

J’ai cru à l’existence de la vertu chez les femmes, parce que je ne cherchais point à scruter leurs motifs : je n’en voyais que les résultats et sans désirer d’en faire autant qu’elles, je les laissais se comporter à leur guise, bien persuadée que le bonheur dépend beaucoup de l’imagination, et que chacun est parfaitement libre de le chercher comme il lui plaît. Je ne me suis jamais beaucoup souciée de l’opinion publique, parce que l’opinion en France est d’une aussi grande instabilité que la mode ; que d’ailleurs, grâce aux lumières et au libertinage, les femmes peuvent être tout ce qu’elles veulent. Je me sentis née pour le plaisir, je me livrai aux plaisirs. Je me suis fait à cet égard un plan de conduite que la brièveté de notre existence m’a toujours fait regarder comme le meilleur : jouir du présent et en jouir suivant ses goûts, tel est et tel fut toujours mon système, le principe et le mobile de toutes mes actions ; aussi ma devise était-elle celle de la fameuse Duchesse d’Orléans : Courte et bonne.

Cette digression un peu longue, mon cher Lecteur, a fait peut-être sur toi l’effet d’un soporifique. J’en suis fâchée ; mais souviens-toi que tu es en ce moment avec une femme vive, qui raisonne quelquefois, bavarde souvent, et s’amuse toujours. D’ailleurs il fallait bien que je te montrasse un peu mon moral à nu. Cette besogne au physique ne m’a jamais beaucoup coûté non plus ; ainsi grâces pour ce travers. Garde-toi de te livrer aux pensées diaboliques en lisant mes fredaines… Tiens ; à propos de cela, je me rappelle que mon jeune frère, en lisant le portier des chartreux, venait me trouver. Je n’avais que 12 ans alors et… Eh bien oui, il faut te l’avouer ; il me donnait des leçons de physique expérimentale, et nous commencions nos expériences dès la détestable gravure du frontispice. Garde-toi bien, lecteur, d’en faire autant lorsque j’offrirai quelques tableaux à ta vue. Songe que la maigreur, la pulmonie, l’étisie, la consomption t’attendent après quelques-unes de ces expériences.

Les premières années de ma vie n’offriraient rien de neuf à la curiosité publique, les inclinations de l’enfance étant à peu près les mêmes chez toutes les filles, c’est-à-dire qu’elles sont toutes disposées par la nature même à la coquetterie, à l’amour et à l’intrigue. L’exemple, l’éducation, les mœurs de leurs mères développent ces germes naturels ; et l’habitude ou le besoin renforcent ces passions ou ces qualités, comme on voudra les appeler. J’étais donc avide de plaisir, coquette, amoureuse par l’impulsion de la nature, et je devins dans la suite intrigante par celle du besoin et de la nécessité.

J’avais atteint ma quinzième année qu’à l’exception de quelques privautés avec mon frère, je n’avais point encore forfait à l’honneur. Ma mère m’avait appris qu’il gisait chez les femmes dans le lieu le moins fait pour le conserver, et je me gardais bien de l’y laisser chercher par d’autres que par mon cher frère qui, très amoureux et en même temps respectueux, n’y déposait que le bout de son doigt ; mais je ne me défendais guère des attaques préliminaires que les voisins et les amis de la maison me livraient tour à tour. Ayant le droit de venir à la maison paternelle à toute heure du jour, ils ne manquaient jamais, les uns après les autres, quelquefois tous ensemble, de m’appliquer les baisers les mieux conditionnés.

En réfléchissant aux caresses que les gens du peuple s’empressent de faire aux jeunes filles de leur classe, caresses qui seraient autant d’injures de la part d’un homme bien élevé, j’ai toujours été étonnée que ces caresses pussent être accueillies avec plaisir, car jamais je ne sortais de ces sortes d’assauts que meurtrie, égratignée, pincée, dans les vigoureux élans de leur grosse gaîté, et cependant je ne haïssais pas d’être tourmentée.

Il est à croire que pour une jeune fille dont le physique et le cœur s’entrouvrent au besoin… d’aimer, l’approche d’un homme opère une telle sensation physico-sentimentale qu’elles oublient jusqu’au dégoût même que l’attaquant peut inspirer.

La Bruyère a dit quelque part que, pour beaucoup de femmes de très haute importance, un maçon était un homme. Il en est de même pour les jeunes filles, et si cet homme choisit heureusement le temps, le lieu, les circonstances, il est indubitable qu’il remportera facilement sur elles une victoire complète : bien entendu que nous ne parlons ici que de l’instant de surabondance d’esprits vitaux et spermatiques qui pour la première fois frappent, échauffent, embrasent les organes de la génération. La nature ne connaît guère ces convenances sociales que la délicatesse ou plutôt la société a imaginées pour réveiller un peu les sens émoussés. Elle ne calcule pas les données en plus ou en moins du plaisir ; elle va droit à son but. Un homme grossier, primitif, s’approche d’une compagne ; il sent qu’il existe, qu’il faut épandre une portion de son existence. Le code de ces amants est court. Le style en est simple comme eux, et ma foi, je crois que sans le dire et sans les épuiser, ils jouissent de tous leurs sens.

Plus près de cette éducation primitive que les femmes à grands airs, je supportais sans beaucoup de déplaisir les grossiers quolibets de mes voisins. Je ne m’apercevais presque pas de la rudesse de leurs mains, ni de la laideur de leurs grimaces, parce qu’encore une fois ces voisins étaient des hommes.

Ma mère s’apercevait bien que ces agaceries m’animaient prodigieusement ; mais, elle-même pressée par un vigoureux chirurgien major des Gardes Françaises, elle fermait les yeux sur les dangers que courait ce qu’elle avait encore la manie d’appeler ma vertu.

Ce chirurgien pour qui j’avais à juste titre, je pense, un respect très filial, était un homme assez bien élevé, qui d’ailleurs ne voyait pas avec indifférence mes charmes se développer. Il me trouvait de l’esprit et avait pensé qu’on pouvait le cultiver avec succès. Dès lors pour commencer à me donner des preuves de l’intérêt qu’il prenait à moi, il me proposa un maître de dessin de ses amis qui s’offrait de me donner gratuitement ses leçons. J’acceptai avec empressement une proposition qui flattait mon inclination, et le maître parut.

M. Darmancourt (c’est le nom de ce peintre) avait bien ses petites intentions en m’offrant ses soins. Aussi dès la première visite, il me donna des preuves qui n’étaient point équivoques d’un goût décidé pour moi. Vous avez, me dit-il, une figure qui annonce les meilleures dispositions, et je crois que je pourrai bien promptement vous rendre habile dans mon art. Puissé-je y réussir de même dans celui d’aimer ! – Après ce très petit préliminaire, voulant me faire dessiner ce qu’on appelle sur modèle, il m’en exhiba un d’une grosseur énorme dont il voulait que je parcourusse de l’œil et de la main toutes les dimensions.

– « J’espère, me dit-il, que peu de maîtres seraient en état de vous fournir d’aussi bons originaux.

Une jolie femme qui se décide à embrasser la profession que vous avez choisie, doit bannir ces préjugés d’éducation décorés des grands mots de décence, pudeur, etc. Ses yeux doivent s’accoutumer à tout voir sans être blessés ; et puisqu’elle sort du cercle étroit des occupations ordinaires à son sexe, elle doit y laisser les pusillanimités qui les escortent. Ainsi croyez-moi : Vous avez des dispositions dont il faut profiter. Ne vous bornez pas au petit genre. La nature morte n’offrirait point de ressources à vos talents ; jetez-vous sur l’histoire, ce doit être là l’unique objet de vos études. »

Interdite du discours et de l’action de M. Darmancourt, je n’osais ni fuir ni lever les yeux. Il s’aperçut de mon embarras, et voulut en profiter pour me donner cette première leçon dont je comprenais assez l’objet. Car en me disant ce terrible jetez-vous sur l’histoire, mon audacieux Apelle y joignait le geste…

Lecteur, pardonne-moi de n’oser t’en dire davantage. Je m’échappai de ses bras malgré les efforts qu’il faisait pour m’y retenir ; je me dérobai à la leçon, à la morale et surtout à l’énormité du modèle que Darmancourt m’avait offert et dont je n’ai jamais vu par la suite de copie fidèle, quelques perquisitions que j’aie faites pour m’en procurer.

Chapitre II

Changement du Peintre. Lectures. Sainte occupation.

Les jeunes filles sont discrètes dans ce qui concerne les petites aventures du genre de celle que je viens de rapporter. Certainement ma mère ne se doutait nullement de ce qui m’était arrivé dans le silence de la chambre haute où elle m’avait envoyée avec le peintre et je me gardai bien de lui rien dire de la leçon.

Je ris aujourd’hui de sa sécurité, j’ai aussi toujours ri de la pudeur apparente des jeunes filles que j’ai rencontrées par le monde, qui, comme moi, ont toutes éprouvé de bonne heure et de diverses manières qu’il est des hommes sans scrupule et sans retenue ; au reste la lubricité effrénée et impétueuse de ces derniers justifie bien leur faiblesse. Que d’assauts ne sont pas livrés à leur innocence ! Enfants, des petits garçons leur offrent fans cesse les preuves de la différence des sexes ; plus grandes, des laquais les endoctrinent ; et telle surveillance que les parents apportent à leur éducation, il est presque de toute impossibilité que dans les grandes villes les jeunes filles à dix ans ne soient pas parfaitement instruites de ce qu’elles brûlent de connaître. Je me ressouviendrai toujours qu’à peine j’avais cet âge qu’aux chastes côtés de ma mère un homme en passant dans la rue me déposa dans la main le gage non équivoque de sa virilité.

J’étais fort inquiète de savoir si Darmancourt viendrait encore me donner des leçons ou s’il se déterminerait à me laisser tranquille sur la manière de les donner ; car j’étais bien résolue à ne pas être l’élève qu’il voulait faire ; le surlendemain de sa visite, il m’écrivit pour me demander pardon de ses méfaits et m’apprit qu’il était indisposé. Il me priait par ce billet de lui envoyer son ami le chirurgien.

Je communiquai verbalement à M. Gilet une partie de la lettre de Darmancourt ; il s’empressa d’aller visiter son ami qui, d’après ce que j’ai su depuis avait voulu donner une leçon du genre qu’il m’avait proposée, à une jeune dame de qualité, laquelle affectée d’une maladie qu’on appelle galante, malgré les horribles symptômes qui l’accompagnent, communiqua à M. Darmancourt sa douleur et ses larmes. Après avoir été la perle des maîtres, il ne lui resta de l’homme, grâce à cette femme et à M. St-Côme, que ce qu’il en fallait pour faire rougir la nature et la remplir d’effroi.

Cette nouvelle dont j’appris les détails par une lettre que le Chirurgien écrivait au père de Darmancourt et qu’il avait laissé tomber de son portefeuille, me fit faire une foule de réflexions sur les causes et sur les effets de cette maladie. Je plaignis mon pauvre maître et j’attendis avec impatience le moment où il reviendrait, car je me figurais qu’un être mutile tel que la lettre me l’annonçait, devait avoir un air bien sot et surtout bien modeste.

J’attendis donc son retour et, pendant cet intervalle, mes idées se développèrent, en même temps que les grâces de la jeunesse venaient embellir mon visage et toute ma personne. M. Gilet qui s’était aperçu de mon amour pour la solitude et la lecture, me fournit assez le moyen de satisfaire mes goûts. Il persuada ma mère que je n’étais pas appelée aux détails domestiques, qu’il valait mieux me laisser suivre l’inclination qui me portait à l’étude, et il fut convenu que je lirais puisque je voulais lire.

J’idolâtrais Rousseau. Avant de connaître ce brûlant philosophe, mes goûts étaient des besoins qu’Émile et Héloïse épurèrent. C’est à lui que je dois quelques heureux moments, et c’est d’après cette lecture que la propension à l’amour contemplatif l’emporta chez moi sur les effets du tempérament.

C’est alors que le besoin d’aimer se fit sentir avec force. C’est alors que mes yeux troublés, obscurcis de mes larmes erraient involontairement dans le vague, ne sachant sur quel objet se reposer. Je cherchais un St. Preux. Je voulais un amant beau, sage, généreux comme celui d’Héloïse. J’étendais mes bras vers un objet fantastique que dans mon délire je créais pour moi seule… Vous, aimables jeunes gens qui commencez à sentir les premiers feux de l’amour, dites combien il est doux, ce tourment des sens et de lame qu’on éprouve à la voix de la nature… ! Peignez cette force expansive, cette affluence de sensations et de sentiments, qui semble vous donner un nouvel être et qui prête de la vie à tout ce qui est inanimé et sans ornement pour les âmes apathiques et glacées par la vieillesse…

C’est dans ces moments où la nature se développe, où le corps s’électrise, où l’âme s’élance pour se rapprocher des êtres qui lui sont analogues ; c’est alors, que la créature qui ressemble le plus à l’être fantastique que l’on s’est formé sera chérie, adorée. Faute de la rencontrer, cette créature, on aime trop pour aimer quelque chose ; on finit par n’aimer plus rien de terrestre pour s’élancer vers un être de raison, et l’on s’attache au créateur parce qu’on n’a pu rencontrer encore dans son ouvrage un objet sur lequel on pût déposer ses affections. Voilà justement pourquoi les jeunes filles aimantes et sensibles commencent par aimer Dieu, et voilà pourquoi je devins dévote.

À dix-sept ans j’aimais Dieu : le Dieu qu’une mauvaise éducation et l’ignorance avaient imaginé. Je l’aimerais encore s’il parlait à mes sens, et si l’on m’apprenait à le connaître. Mais afin de mettre de l’ordre dans ma narration, suivons peu à peu mon amour pour Dieu et ensuite pour son ouvrage.

Trois mois s’étaient écoulés pendant l’absence de mon maître. Darmancourt qui avait laissé sous le bistouris les deux tiers et demi de son… modèle, était devenu d’une dévotion exemplaire. Il revint à la maison. La perte de ce qu’il avait de plus cher le rendit plus tranquille, et nous y gagnâmes tous les deux par les progrès que nous faisions, moi dans la peinture et lui dans l’embonpoint.

Devenu dévot, mon peintre écourté fut l’apôtre dont le ciel se servit pour me placer dans le droit chemin. La froideur de son sang avait fait pour lui ce que la fermentation du mien avait fait pour moi. Tous les deux nous aimions Dieu par des causes opposées. M’apercevant dans ces bonnes dispositions (il avait déjà soustrait de mon portefeuille toutes les nudités) il ne me donna plus à copier que des sujets de sainteté. Une vierge de Rubens succéda à une Vénus de Le Brun, St-Pierre à un Priape, l’ange Gabriel à Ganymède, etc. Enfin si je n’apprenais plus les belles proportions, si ma main ne traçait plus d’amoureux contours, du moins je n’avais plus sous mes yeux d’objets qui enflammassent mes sens, Conséquemment mon talent, seule ressource de l’indigence dans ce bas monde, décroissait à vue d’œil, mais aussi mes titres à la vie éternelle se décuplaient ; et déjà je me voyais dans le ciel, jouant ainsi que mon Peintre écourté, de la mandoline avec les harpistes et les clavecinistes du Père éternel.

J’ai toujours aimé à raisonner mes actions, mes jouissances et mes plaisirs. À mesure que mes facultés intellectuelles s’étaient développées, j’avais acquis des connaissances, et dans mes dévotes conversations je mêlais des questions qui embarrassaient fort mon pauvre Darmancourt. Un jour je lui demandai comment il se pouvait que la vierge fut restée vierge après avoir fait un enfant, et comment il était possible qu’elle ait fait cet enfant par l’entremise d’un pigeon… Ces mots courroucèrent mon maître qui me fit une mercuriale fort sévère, mais je ne fis qu’en inférer que j’avais raison de faire une question à laquelle il répondait si mal.

Vous êtes bien loin d’atteindre, me dit-il, cette perfection chrétienne à laquelle j’aspire de vous voir arriver. Vos doutes irréligieux annoncent assez que vos principes ne sont pas sûrs. Il faut vous instruire et vous diriger. Malheureusement je ne suis point en état de vous conduire dans la voie du salut ; mais si vous m’en croyez, vous aurez recours à un ministre des autels ; je puis même à cet égard vous être de quelque utilité, j’ai un parent dans les Jacobins de la rue St-Honoré. C’est un saint homme qui, quoiqu’encore dans l’âge des passions, est un exemple de vertu et d’édification dans son couvent. Si vous le permettez je l’engagerai à venir ici… Mais, M. Darmancourt, lui dis-je, ma mère ni mon père ne peuvent souffrir les moines. – Quand ils les connaîtront, dit-il, ils en seront enchantés. Le même jour Darmancourt demanda et obtint, un peu difficilement toutefois, la permission d’amener le Jacobin, et nu voilà dans les mains et sous la fétrule du père Jérôme.

Chapitre III

Portrait de Jérôme. Sa morale. Son hypocrisie. Correction mystique. Quart d’heure embarrassant.

Ce père Jérôme était un grand gaillard brillant de santé et de caffardise, qui, dès qu’il eut jeté les yeux sur moi, me laissa connaître qu’il n’était pas fâché de la commission qu’on lui donnait : moi seule je m’aperçus de ses dispositions, et quand mes parents et le bon Darmancourt voyaient un saint homme sous le ridicule habit de Jacobin, je n’y apercevais moi qu’un ribaud à 36 karats.

Allons, me disais-je en contemplant le père Jérôme, il est écrit dans le grand livre des destinées que ce qui pour les autres est un objet d’utilité ou un moyen de salut, deviendra pour moi une école de débauche ou une cause de damnation. Le père Jérôme vint assidûment m’endoctriner ; mais trompant mon attente, les yeux toujours baissés et l’air très sévère, il me réprimandait avec beaucoup d’éloquence sur mes doutes dont je ne lui celais jamais la moindre chose. L’hypocrite ne négligea rien pour me faire revenir de la première opinion que j’avais conçue de lui ; il y réussit, et lorsqu’il fut assuré de l’empire que sa prétendue autorité lui avait obtenu sur moi, il commença son cours de libertinage.

D’abord il n’était que mon directeur, ensuite je le choisis pour mon confesseur. Quoique j’eusse l’esprit assez délié, j’avais encore toute la candeur et la franchise de mon âge. Bientôt le père Jérôme devint le dépositaire de toutes mes pensées et de mes affections les plus secrètes ; je lui racontais toutes mes actions ; toutes annonçaient la sensibilité de mon cœur, toutes portaient l’empreinte de la nature, et toutes paraissaient exciter l’indignation du saint homme.

Plus je rougissais en lui racontant la manière dont, pendant le silence des nuits, je calmais l’impatience des privations masculines, plus le paillard se plaisait à me faire répéter le tout avec les moindres circonstances. Est-ce votre doigt qui vous sert ? Lequel ?… Je lui présentais celui du milieu ; il le serrait jusqu’à me faire crier et c’était un châtiment, disait-il, qu’il exerçait… Vous écartez-vous beaucoup ? vous tenez vous longtemps dans cette attitude luxurieuse ? le doigt va-t-il avant ? n’effleurez-vous que la superficie ?… Le délire est-il long ?… à qui pensez-vous ?… Telles étaient les questions libidineuses du cochon de St-Dominique… et moi de rougir et de ne répondre que par monosyllabes.

Un jour que j’avais fait un nouvel aveu des tentations du malin et de la manière dont j’y avais succombé, le père Jérôme me dit : Il n’est plus d’indulgence pour vous. J’ai longtemps suspendu les effets de ma sainte colère. Je vous ai montré tous les dangers du libertinage secret auquel vous vous livrez. Il faut dompter la chair et imiter les saints anachorètes dont je vous ai expliqué les pieux exercices et les utiles flagellations. – Comment, mon père, vous croyez que pour me défaire de l’habitude que j’ai pris tant de plaisir à contracter et que je voudrais perdre aujourd’hui il faut avoir recours à ces moyens impudiques que la raison réprouve. – La raison doit se taire où le ciel a parlé. Il vous ordonne d’obéir, ajouta-t-il du ton d’un inspiré… J’eus peur : soit faiblesse soit désir de voir du nouveau, je dis que j’étais la servante du Seigneur et que j’obéirais. Eh bien, me dit-il, voyez ce Christ… ! Témoin de vos fautes, qu’il le soit de votre repentir et de votre pénitence… Prosternez-vous.

Je me jetai à genoux sur le carreau : baisez la terre, me dit le père Jérôme, et pendant que j’étais ainsi prosternée, je sentis qu’il relevait mes jupons… Mais que faites-vous, mon père ? Dieu m’ordonne de vous aider à retrouver le chemin de la vertu : c’est par la Pénitence qu’il faut y arriver et accepter avec résignation les moyens que le ciel vous envoie. En disant ces mots, d’un bras qu’il passe sous mes jupons il me découvre entièrement, et de l’autre armé d’une longue poignée de verges, il m’applique légèrement quelques coups. Il tremblait sur ses jambes, ce pauvre Jérôme ; ses yeux pétillaient de concupiscence, et moi que le jeu n’ennuyait pas attendu la nouveauté, je ne proférais pas une parole. Maintenant, me dit-il d’une voix entrecoupée, lorsqu’il eut contemplé pendant quelque temps l’autel où il brûlait de sacrifier, levez-vous : Jésus baisait sa croix et les instruments de son supplice… Ici Jérôme s’était assis : approchez-vous de moi et baisez votre correcteur. J’approchai timidement et les yeux baissés du paillard Jacobin. J’ai déjà dit qu’il était encore jeune, frais, et très proprement habillé ; ce fut sans dégoût que je m’approchai de son visage. Alors il me prit sur lui, me baisa d’abord sur le front puis sur les yeux, puis enfin il m’appliqua un baiser que je lui renais involontairement.

On s’attend bien que ce baiser fut le signal d’une lutte amoureuse, et qu’ayant jeté le masque de l’hypocrisie, le père Jérôme allait tout simplement faire le gendarme ; point du tout : Caffard à l’excès, le Jacobin en recevant ce baiser, se retire en arrière : Que faites-vous donc, Mademoiselle… me dit-il ? J’aurais voulu, je crois, être au Diable et retenir ce maudit baiser. Comment, au moment où je cherche à réprimer l’ardeur de votre concupiscence, au moment où, imitant la miséricorde de Dieu, je vous pardonne après vous avoir châtiée, vous ne voyez plus en moi le ministre du très haut, votre luxure découvre l’homme à travers l’enveloppe céleste dont je dois être revêtu pour vous !… À genoux, Mademoiselle, à genoux, et recommençons la correction. Étonnée, interdite, et d’ailleurs aguerrie contre ces fameuses verges qui ne m’avaient point blessée, je me remis dans la même attitude, mais le père Jérôme en prit une autre.

Je ne vous ai point punie, me dit-il, par l’endroit qui chez vous est le plus sensible et la première cause de vos péchés. Il faut attaquer le mal dans sa racine. Prosternée et la tête en bas tournée de son côté, je cherchais en moi-même à résoudre cette énigme, quand j’aperçus le père Jérôme qui avait retroussé sa robe, tenant en main un modèle presque pareil à celui que Darmancourt avait dû faire rogner… Qu’allez-vous donc faire, père Jérôme, lui dis-je du ton le plus dolent et cependant le plus expressif ? car il est bon de savoir que ce fouet, ces baisers et les mains du père, tout cela me faisait désirer de voir l’aventure poussée à bout. Je vais, me dit-il, achever le grand œuvre de votre salut et de votre bonheur… Écarte un peu tes cuisses, mon ange, comme tu le fais quand tu es seule, écarte-les encore ; là… Ah mon dieu que vous avez chaud, père Jérôme… ! une de ses mains était par devant et me soutenait sur mes genoux, l’autre était sous mon mouchoir, et père Jérôme avec l’instrument de pénitence cherchait à m’infliger celle qu’il avait méditée depuis longtemps. Je n’étais pas conformée ni pour un Darmancourt ni pour un Jérôme. Les efforts que nous faisions lui et moi me faisaient éprouver de douloureux plaisirs ; mais quand, impatient, le vigoureux Jacobin rompit la barrière virginale, je ne pus m’empêcher de faire un cri aigu arraché par la douleur cruelle que je ressentis.

À ce cri, mon père, qui ce jour n’était pas de service, accourut. Le verrou heureusement était mis, ce qui donna le temps au Jacobin de s’ajuster… Que faites-vous donc là-dedans, le verrou fermé, dit mon père avec furie ? Voulez-vous bien m’ouvrir ! Le père Jérôme et moi, plus morts que vifs, nous ne savions que faire. Cependant j’eus la prévoyance d’imaginer un moyen : j’ouvris la porte, et en l’ouvrant je remis dans les mains du père Jacobin un Davier que le Chirurgien-major, M. Gilet, avait laissé sur la cheminée. Tenez bien cet instrument, lui dis-je, et moi la main sur ma bouche je me plaçai au-devant de mon père… Qu’est-ce que tout cela veut dire, s’écria-t-il en entrant ? des portes fermées ! des cris ! Pourquoi avez-vous été si longtemps à ouvrir ?

Le père Jérôme, répondis-je à mon père, est très expert à arracher les dents : comme je souffre depuis plusieurs nuits, et que ma mère qui n’aimerait point à me voir une dent de moins, n’a pas voulu se décider à me faire tirer celle qui me fait mal, je me suis enfermée avec le père, afin de n’être pas troublée dans cette opération que je l’ai prié de me faire. – Eh bien, où est cette dent, reprit mon père ? je veux la voir. –… J’ai eu peur : je me suis retirée à la première douleur et le père a manqué son coup. – Ah, il a manqué son coup ! Eh bien il n’en viendra pas à son honheur, dit-il en s’adoucissant, parce que je ne veux pas que Monsieur courre les risques de vous blesser. Le père Jérôme de l’air le plus hypocrite, baissa la tête devant mon père, et sortit en me jetant un regard où je lus qu’il se promettait bien de ne me pas manquer une autre fois. Mais malheureusement mon père raconta le mauvais succès de l’opération odontalgique, à laquelle les voisins donnèrent le nom propre assez hautement pour que mes parents se crussent obligés eu conscience d’interdire leur maison au très hypocrite Jacobin.

Chapitre IV

Nouvelle liaison. Nouvel assaut. Cas imprévu. Scène tragique.

Je faisais tristement de profondes réflexions sur tous les assauts livrés à ma vertu. Je me retraçais les cruels effets des efforts du centaure Jérôme et l’échec que mon honneur avait essuyé sans que mon cœur fût de la partie, et je me demandais avec un vif sentiment d’amertume si, arrivée à 17 ans, je ne connaîtrais de l’amour que les insipides caresses d’un peintre et d’un moine.

Je n’avais point encore aimé, cependant j’avais laissé cueillir cette fleur si précieuse que cent mains avaient déjà approchée sans succès, et ce que j’avais réservé à cet être céleste que mon imagination avait créé, était devenu, au milieu des douleurs, la proie d’un Jacobin !…

Je ne voyais plus qu’avec beaucoup de contrainte le trop crédule Darmancourt. Je dis crédule parce que lui seul contre tous défendait avec beaucoup de chaleur la vertu du saint Célibataire qu’il avait introduit dans la maison paternelle. Que les hommes sont méchants, me disait-il quelques jours après ma triste aventure ! Les meilleurs motifs sont tous empoisonnés. Dans un monde aussi pervers, dans un siècle aussi corrompu, la vertu se trouve sans cesse flétrie par le souffle affreux de la calomnie. Voyez, Mademoiselle, si l’on peut être plus méchant que ne le sont vos parents : ils m’accablent de reproches et prétendent que le père Jérôme… Pardonnez, je n’ose être l’écho de leurs calomnieuses imputations.

J’avais trop d’amour-propre, et, dans le repos des sens, j’étais trop affligée de l’aventure, pour ne pas renforcer la bonne opinion que Darmancourt avait du Jacobin, et très heureusement pour moi que la persuasion où il était de sa vertu vînt un peu à mon aide et fût assez éloquente pour faire taire enfin les sarcasmes du voisinage.

Je repris mes exercices ordinaires. Lecture, peinture, prières et soupirs faisaient mon occupation, quand Darmancourt qui me voyait maigrir à vue d’œil, et pensant qu’il me fallait un mari, alla à mon insu aux enquêtes. Effectivement il trouva un homme qui, selon lui, me convenait parfaitement, mais comme il avait si mal réussi dans le choix d’un Directeur, il ne voulut pas qu’il fût dit qu’il me donnait un mari de sa main. Ce jeune homme était médecin et m’avait vue quelquefois à l’Église ; il l’engagea à m’y voir encore, à s’approcher de moi, et comme il était facile d’avoir accès auprès de mes parents, à s’introduire chez eux. Il n’était pas très difficile à un homme un peu délié d’en imposer à ma mère, et de lui faire naître le désir de m’établir. Ce parti flattait extraordinairement son amour-propre, et rien de sa part ne fut épargné lorsque le docteur se présenta, pour l’engager à se décider promptement.

On doit bien juger quelle révolution cette alliance projetée fit dans le tripot où mon père était constamment un être nul. Les voisins surent bientôt qu’un médecin fréquentait Mlle Julie ; mais la pauvre Julie ne voyait, elle, dans ce mariage si désiré, qu’un moyen de s’affranchir du joug asservissant et de l’état humiliant dans lequel elle rampait. Quoique jeune et ayant des grâces et de l’esprit, M. Fargès n’était pas encore le Silphe que mon ardente imagination avait créé ; conséquemment je restai dévote et j’aimai Dieu sous l’empire du très insinuant médecin qui, pendant quelques mois, venait très assidûment pousser auprès de moi ses amoureux soupirs.

Ma mère qui ne craignait rien tant que de perdre la brillante occasion de mener l’aventure à bon port, voyait avec peine les jours s’écouler dans l’attente de la réussite. Un jour on tint un petit comité où mes deux chers pères furent appelés et où ma mère m’endoctrina de la sorte.

« Vous ne deviez jamais espérer, ma chère amie, que le hasard amenât près de vous un homme tel que M. Fargès. Le bonheur est fondé sur l’opulence, et dans ce siècle l’opulence est le véritable mérite. Jamais fortune ne fut plus solidement établie que celle d’un Médecin. Il ne craint ni un Lamoignon, ni un Archevêque de sens. Les sangsues de la Cour ont beau s’abreuver du sang des citoyens, il en coulera toujours assez dans leurs veines pour étancher sa soif doctorale. Il ne craint pas que le brigandage de l’autorité que l’on pallie du nom de réduction momentanée, rogne les deux tiers de son revenu parce que ce revenu repose dans l’existence même de ses concitoyens. De grands mots vides de sens, qui marquent son ignorance, des dehors imposants, une audace à toute épreuve, telles sont les avances qu’il risque, la science qui lui suffit pour réussir ; le silence de ses victimes est pour lui un nouveau garant du succès.

Il est jeune, M. Fargès. Soumettez-vous docilement aux écarts de sa jeunesse. Il aime ou paraît aimer le plaisir ; ayez l’art de lui en procurer, c’est le seul moyen de captiver un inconstant. Sa famille paraît s’opposer à ce mariage qu’elle trouve inégal, je ne sais trop pourquoi ; car entre roturiers je crois qu’il ne peut y avoir de mésalliance ; mais il est amoureux. Entretenez, tant qu’il vous sera possible, ces feux passagers mais qui se renouvellent souvent. Accordez assez pour enflammer son esprit et ses sens, et pour vous l’attacher entièrement d’une manière s’il est même nécessaire de vous laisser… Arrêtez, ma femme, s’écria ici mon père, vous avez toujours eu une singulière morale que je n’ai jamais trop aimée. Ne faudrait-il pas que Julie dès demain fabriquât un petit Docteur ? – Eh ! pourquoi pas, reprit ma mère ? Ne vaut-il pas mieux que ce soit avec un homme d’honneur qui a des sentiments ?… Effectivement, Madame, ces Messieurs en font preuve. De l’honneur ? chez des gens qui font métier de l’outrager sans cesse ! des sentiments ? seraient-ce par hasard ceux d’humanité ? Eh ! mon Dieu, si Julie avait le malheur de suivre vos conseils et que M. Fargès las de ses faveurs, voulût mettre l’honneur de la malheureuse qu’il aurait séduite à l’abri de la critique, savez-vous ce qu’il ferait aisément ? Un bouillon, Madame, un bouillon à la Desrues… »

Sur ce propos le chirurgien major qui trouvait l’honneur des assassins à brevet, compromis d’une étrange manière, décocha un coup de poing à l’orateur qui riposta d’un coup de pied. Je n’eus que le temps de me jeter entre eux deux ; ma mère, de son côté, sous prétexte de séparer les combattants, houspillait de la bonne sorte son très honnête époux, quand M. Fargès arriva.

Cette visite inattendue ralentit un peu la fureur des combattants ; mais comme il était impossible de garder le silence sur un pugilat dont le Docteur, à mon grand regret, avait été le témoin, je lis un conte sur les motifs de la querelle, et leur donnant une plus honnête origine, j’arrangeai de mon mieux le récit de cette scène grossière. Le Docteur, quoiqu’il ne parût pas pleinement convaincu de la vérité de ce récit, fit tomber la conversation sur un autre sujet. Et ma mère, toujours fortement attachée aux principes qu’elle avait développés et qui avaient amené la dispute, congédia mon père, emmena son cher Gilet dans une autre pièce et nous laissa seuls avec mon amant.

Tout ce que je vois, belle Julie, me dit Fargès, quand tout le monde fut parti, me prouve plus que jamais que vous êtes absolument déplacée dans une maison comme celle-ci. Mon amour me fait oublier que vous avez reçu le jour de parents à qui très heureusement vous êtes loin de ressembler. Mais mon père n’a pas les mêmes yeux que moi ; le flambeau de l’amour ne les éclaire pas de ses brûlants rayons. Il ne vous a pas vue : voilà son excuse. Il vient de m’écrire de ne rien terminer avant l’arrivée d’un de ses amis chargé de prendre des informations, dont, je ne vous le dissimule pas, je redoute les suites.

À cette apostrophe ridicule et raisonnable à la fois, on croyait entendre un Prince qui s’humanisant avec une soubrette, veut mettre son grand nom à l’abri. Aussi je répondis à mon timoré Docteur qu’il ne tenait qu’à lui d’empêcher ces informations. – Oh Julie, vous ne me rendez pas justice, reprit-il avec vivacité. Quand l’amour emprunte la voix de l’amitié, ne pouvez-vous entendre son langage ? Si je vous aimais moins, je ne vous eusse jamais communiqué mes inquiétudes. Je sais qu’on m’observe : lorsque je viens chez vous, je suis constamment épié. Je mourrais sans doute s’il fallait que je fusse privé du bonheur que l’on veut me ravir, et c’est pour prendre avec vous des mesures sur nos entrevues que pendant quelque temps je suis obligé de tenir secrètes, que je me suis enfin déterminé à un aveu que les défenses de mon père ont rendu nécessaire et indispensable.

J’avais, lui dis-je, assez gémi de mon malheureux sort, pour croire qu’il me serait difficile d’en rougir encore. Vous me détrompez. Ces défenses dont vous me parlez le rendent encore plus affreux. Je pourrais faire des observations très simples qui nous déplairaient à tous deux sur cette disproportion de fortune et de naissance que vos parents vous font tant apercevoir. Cependant je me tais ; dites-moi seulement ce que vous trouvez bon que je fasse… Ce qu’il faut, me dit-il, c’est, ne pouvant nous voir en liberté, de consentir à nous voir en secret ; c’est de nous passer d’un consentement qu’on nous refuse…

Je sentis bien où Fargès voulait en venir ; mais si j’avais désiré de devenir sa femme, je n’étais pas du tout disposée à n’être que sa maîtresse. Je vois bien votre dessein, lui répondis-je ; je ne puis être unie à vous par des liens autorisés par les lois, et vous trouvez plus commode de vous passer du sacrement ; quant à moi je tiens beaucoup à cette petite formalité ; ainsi, Docteur, rompons dès aujourd’hui… Mais y pensez-vous donc, ma chère Julie ? Est-ce bien vous qui me faites une si cruelle proposition ? Je ne vous engageais à rien d’incompatible avec vos principes et votre délicatesse que j’approuve. Je suis prêt à tout sacrifier pour vous prouver l’amour que vous m’avez inspiré, Fuyons, si vous le voulez, ces lieux où tous deux nous sommes malheureux. L’Angleterre nous offre un asile sûr et des ressources immenses. Londres a des hommes à peindre ; elle en a suffisamment à guérir. Vous et moi nous vivrons de ces petites occupations. Des talents, de la jeunesse et de la bonne volonté suffisent et servent partout.

L’idée d’une fuite de la maison paternelle avait déjà affecté mon cerveau ; rappelée par Fargès, elle l’affecta encore mais d’une manière plus douce et plus agréable. Je ne fus donc nullement fâchée qu’il eût ouvert un avis de cette nature ; à dire vrai, je me proposais bien, une fois arrivée à Londres, de me comporter avec lui de manière à l’éconduire si je le jugeais nécessaire à ma tranquillité. Ces réflexions me rendirent un peu de sérénité, et M. Fargès enchanté du changement qu’il aperçut en moi, s’épuisa en remerciements et en protestations d’amour.

Le plaisir qu’il éprouvait s’accrût encore par la permission de s’y livrer, que je lui accordais tacitement. Fargès ému, attendri, se jeta à mes pieds ; en le relevant je lui serrais la main. Ce signal appela un baiser que je rendis en feignant de vouloir m’échapper : mais, hélas ! tous les deux électrisés par ce baiser, nous ne pûmes attendre pour sceller notre union que nous fussions sous un ciel étranger. Ce fut le ciel du lit de ma mère qui reçut mes soupirs confondus avec ceux de mon amant. Cette fois grâce aux monstrueux efforts du Père Jérôme, je connus le plaisir, car Fargès n’était heureusement pour mes appâts que d’une conformation mitoyenne.

Il n’est point de plaisir sans amertume. Je dis plaisir, car les sens en procurent de très vifs, malgré que le cœur ne soit pas de la partie. On se ressouvient sans doute que le mien était vide ; il l’était même alors que Fargès s’efforçait de remplir l’autre. Sur ce lit où ma mère recevait les étreintes amoureuses de son cher major, lui et moi nous étions dans la délicieuse attitude de deux amants qui viennent d’être heureux, qui le sont de la courte trêve qu’ils font à leurs plaisirs, et qui s’apprêtent à l’être encore ; mais hélas, moins soigneux que le Père Jérôme, Fargès avait oublié de fermer le verrou. Ma mère, pressée sans doute du besoin de prendre la place que j’avais usurpée, était montée assez légèrement pour n’être pas entendue. Elle pousse la porte. Figurez-vous sa surprise et la nôtre, ma honte et mon embarras, en me glissant doucement dans la ruelle. Ma mère n’était pas un Dragon de vertu, mais décemment pouvait-elle se taire ? Quoiqu’intérieurement satisfaite du parti que nous avions pris, elle ne pouvait l’approuver, dès qu’elle en avait été le témoin ; aussi des reproches à Fargès, des menaces à sa fille tombèrent par torrents. Je remarquai qu’elle avait le soin de parler à moitié bas, et toute courroucée qu’elle se disait être, de caresser de l’œil le pauvre Fargès tout honteux d’être surpris dans une pareille situation.

Je m’échappai de la chambre et je les laissai s’escrimer en paroles. En descendant l’escalier, je rencontrai M. Gilet qui sans doute venait aussi faire sa petite offrande à ma mère qu’il croyait seule. Ah, te voilà, Julie, me dit-il ? où est ta mère ? Elle est avec M. Farces. Seule, reprit Gilet ? que Diable font-ils là ? – J’étais loin de m’en douter.

Le Docteur, qui connaissait les femmes, savait que le meilleur moyen de calmer leur humeur était d’employer ces caresses dont malgré la perte de leurs charmes, les vieilles femmes se croient encore dignes. Le dirai-je ? sur ce même lit où il venait de sacrifier à l’amour dans les bras d’une jeune beauté, il donnait à ma mère ce dont je m’étais trouvé privée par sa subite apparition.

Qu’on juge de notre étonnement en voyant ce qui se passait : qu’on juge de ce que cette scène révoltante m’inspirait, et de la colère du pauvre père Gilet ! Il ne tenait qu’à moi de servir à sa vengeance, car déjà il me serrait dans ses bras, déjà sa main avait soulevé mon mouchoir, en même temps que le col tendu et l’œil fixe, il calculait les secousses données au lit et contemplait sa bien-aimée prenant goût à leur multiplicité.

Peut-être même, quelque répugnance que j’eusse à me livrer à cette sorte de vengeance respective, me serais-je décidée à faire du palier de l’escalier un nouveau champ de bataille ; mais nous fîmes du bruit avec la porte de la chambre que nous avions entrouverte ; ma mère nous aperçut ; Fargès saute à bas du lit avec elle, tous les deux accourent vers nous, crient, tempêtent, jurent à qui mieux mieux. Gilet donne un coup de poing à ma mère ; Fargès en fait autant à Gilet et paraissait furieux de le voir aussi dans l’attitude d’un homme qui a vaincu ou qui va vaincre, étendard déployé et mèche allumée ; tous les quatre, nous oublions le danger de voir arriver mon père le sergent, qui manquait à cette scène. Il accourt, demande ce qui se passe, et voit ces deux Messieurs culottes sur les talons, ma mère sans mouchoir, échevelée et moi à peu près dans le même état…

Qu’on se figure ce groupe grotesque formé de cinq personnages aussi complètement ridicules, se battant entre eux et s’échauffant de plus en plus. Gilet et Fargès plus vigoureux et se cherchant dans la mêlée, s’atteignent enfin. Les coups qu’ils se portent sont si furieux qu’aucun de nous n’ose approcher. La perruque de Fargès avait roulé par terre, et son rival, ne trouvant pas de prise ailleurs descendit à celle que… (ma rougeur dit le reste) il suffit de savoir que le traître Gilet épila totalement Fargès. Celui-ci poussant un cri aigu et terrible, reprend des forces que redouble sa rage, et saisissant Gilet par l’instrument de son crime, lui fit à nos yeux ce que le fer de St-Côme avait fait à Darmancourt… Le sang coule, nous perdons connaissance ; des voisins nous enlèvent ; la garde accourt, s’empare de Fargès et de Gilet mourant. On plonge l’un au cachot et l’autre dans son lit, où il expira quelques heures après.

Chapitre V

Pouvoir de la clef d’or. Sollicitation fructueuse Cabinet d’un Ministre.

L’orage qui avait éclaté dans notre maison, était trop violent pour que le calme pût renaître promptement. J’étais l’étincelle qui avait embrasé nos foyers ; mon père qui n’avait rien appris du sujet de ce combat, sinon qu’il ne fait pas bon se trouver si près des gens qui se battent, voulut savoir le secret de l’aventure ; mais ma mère se garda bien de l’instruire, et usa envers mon père du même moyen qu’on emploie souvent envers d’autres gens plus importants que lui ; c’est-à-dire qu’à force de le faire boire quand sa raison se réveillait, on lui en fit perdre tout à fait l’usage.

Pour moi, le lendemain de la catastrophe, j’avais peine à croire que je veillasse. Toutes mes idées se confondaient. Je versais des larmes sur la mort tragique de notre pauvre major, mais je ne plaignais point le coupable et trop cruel Docteur. Ma mère seule s’attendrissait sur son sort et ne pleurait point le défunt ; il paraît que née pour le plaisir, tout ce qui lui en procurait se divinisait à ses yeux, et le présent effaçait facilement les impressions du passé. Combien de femmes lui ressemblent ! Il faut rendre justice aux hommes, ils sont infiniment moins dépravés que nous.