Ferragus - Honoré de Balzac - E-Book

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Honore de Balzac

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Extrait : "Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l'être un homme coupable d'infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s'est pas encore formé d'opinion ; puis des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles."

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Ferragus, chef des dévorants

À HECTOR BERLIOZ.

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues, ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des fermiers-généraux, est comme la Venise de Paris. La place de la Bourse est babillarde, active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce. La rue Traversière-Saint-Honoré n’est-elle pas une rue infâme ? Il y a là de méchantes petites maisons à deux croisées, où, d’étage en étage, se trouvent des vices, des crimes, de la misère. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil ne vient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des rues assassines qui tuent impunément ; la Justice d’aujourd’hui ne s’en mêle pas ; mais autrefois le Parlement eût peut-être mandé le lieutenant de police pour le vitupérer à ces causes, et aurait au moins rendu quelque arrêt contre la rue, comme jadis il en porta contre les perruques du chapitre de Beauvais. Cependant monsieur Benoiston de Châteauneuf a prouvé que la mortalité de ces rues était du double supérieure à celle des autres. Pour résumer ces idées par un exemple, la rue Fromenteau n’est-elle pas tout à la fois meurtrière et de mauvaise vie ? Ces observations, incompréhensibles, au-delà de Paris, seront sans doute saisies par ces hommes d’étude et de pensée, de poésie et de plaisir qui savent récolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissances flottantes, à toute heure, entre ses murailles ; par ceux pour lesquels Paris est le plus délicieux des monstres : là, jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf comme la monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégant comme une femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; ses premiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritables pieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés. Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? À peine le dernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières, et il se secoue lentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds, comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir. Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré les sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées, la ville aux cent mille romans, la tête du monde. Mais, pour ceux-là, Paris est triste ou gai, laid ou beau, vivant ou mort ; pour eux, Paris est une créature ; chaque homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisane de laquelle ils connaissent parfaitement la tête, le cœur et les mœurs fantasques. Aussi ceux-là sont-ils les amants de Paris : ils lèvent le nez à tel coin de rue, sûrs d’y trouver le cadran d’une horloge ; ils disent à un ami dont la tabatière est vide : Prends par tel passage, il y a un débit de tabac, à gauche, près d’un pâtissier qui a une jolie femme. Voyager dans Paris est, pour ces poètes, un luxe coûteux. Comment ne pas dépenser quelques minutes devant les drames, les désastres, les figures, les pittoresques accidents qui vous assaillent au milieu de cette mouvante reine des cités, vêtue d’affiches et qui néanmoins n’a pas un coin de propre, tant elle est complaisante aux vices de la nation française ! À qui n’est-il pas arrivé de partir, le matin, de son logis pour aller aux extrémités de Paris, sans avoir pu en quitter le centre à l’heure du dîner ? Ceux-là sauront excuser ce début vagabond qui, cependant, se résume par une observation éminemment utile et neuve, autant qu’une observation peut être neuve à Paris où il n’y a rien de neuf, pas même la statue posée d’hier sur laquelle un gamin a déjà mis son nom. Oui donc, il est des rues, ou des fins de rue, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle les choses les plus cruellement blessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle se trouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du pays parisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme. Mais si, par hasard, elle y est venue à neuf heures du soir, les conjectures qu’un observateur peut se permettre deviennent épouvantables par leurs conséquences. Enfin, si cette femme est jeune et jolie, si elle entre dans quelque maison d’une de ces rues ; si la maison a une allée longue et sombre, humide et puante ; si au fond de l’allée tremblote la lueur pâle d’une lampe, et que sous cette lueur se dessine un horrible visage de vieille femme aux doigts décharnés ; en vérité, disons-le, par intérêt pour les jeunes et jolies femmes, cette femme est perdue. Elle est à la merci du premier homme de sa connaissance qui la rencontre dans ces marécages parisiens. Mais il y a telle rue de Paris où cette rencontre peut devenir le drame le plus effroyablement terrible, un drame plein de sang et d’amour, un drame de l’école moderne. Malheureusement, cette conviction, ce dramatique sera, comme le drame moderne, compris par peu de personnes ; et c’est grande pitié que de raconter une histoire à un public qui n’en épouse pas tout le mérite local. Mais qui peut se flatter d’être jamais compris ? Nous mourons tous inconnus. C’est le mot des femmes et celui des auteurs.

À huit heures et demie du soir, rue Pagevin, dans un temps où la rue Pagevin n’avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme, et dans la direction de la rue Soly, la plus étroite et la moins praticable de toutes les rues de Paris, sans en excepter le coin le plus fréquenté de la rue la plus déserte ; au commencement du mois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, un jeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pour entrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouve précisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui, rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle il marchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plus jolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelle il était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir : elle était mariée. En un moment son cœur bondit, une chaleur intolérable sourdit de son diaphragme et passa dans toutes ses veines, il eut froid dans le dos, et sentit dans sa tête un frémissement superficiel. Il aimait, il était jeune, il connaissait Paris ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorer tout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante, riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellement furtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour que ce jeune homme avait pour cette femme pourra sembler bien romanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans la garde royale. S’il eût été dans l’infanterie, la chose serait encore vraisemblable ; mais officier supérieur de cavalerie, il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dans ses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant que de son costume. Cependant la passion de cet officier était vraie, et à beaucoup de jeunes cœurs elle paraîtra grande. Il aimait cette femme parce qu’elle était vertueuse, il en aimait la vertu, la grâce décente, l’imposante sainteté, comme les plus chers trésors de sa passion inconnue. Cette femme était vraiment digne d’inspirer un de ces amours platoniques qui se rencontrent comme des fleurs au milieu de ruines sanglantes dans l’histoire du Moyen Âge ; digne d’être secrètement le principe de toutes les actions d’un homme jeune ; amour aussi haut, aussi pur que le ciel quand il est bleu ; amour sans espoir et auquel on s’attache, parce qu’il ne trompe jamais ; amour prodigue de jouissances effrénées, surtout à un âge où le cœur est brûlant, l’imagination mordante, et où les yeux d’un homme voient bien clair. Il se rencontre dans Paris des effets de nuits singuliers, bizarres, inconcevables. Ceux-là seulement qui se sont amusés à les observer savent combien la femme y devient fantastique à la brune. Tantôt la créature que vous y suivez, par hasard ou à dessein, vous paraît svelte ; tantôt le bas, s’il est bien blanc, vous fait croire à des jambes fines et élégantes ; puis la taille, quoique enveloppée d’un châle, d’une pelisse se relève jeune et voluptueuse dans l’ombre ; enfin les clartés incertaines d’une boutique ou d’un réverbère donnent à l’inconnue un éclat fugitif, presque toujours trompeur qui réveille, allume l’imagination et la lance au-delà du vrai. Les sens s’émeuvent alors, tout se colore et s’anime ; la femme prend un aspect tout nouveau ; son corps s’embellit ; par moments ce n’est plus une femme, c’est un démon, un feu follet qui vous entraîne par un ardent magnétisme jusqu’à une maison décente où la pauvre bourgeoise, ayant peur de votre pas menaçant ou de vos bottes retentissantes, vous ferme la porte-cochère au nez sans vous regarder. La lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain, précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui se trouvait devant le jeune homme. Ah ! certes, elle seule était ainsi cambrée ! Elle seule avait le secret de cette chaste démarche qui met innocemment en relief les beautés des formes les plus attrayantes. C’était et son châle du matin et le chapeau de velours du matin. À son bas de soie gris, pas une mouche, à son soulier pas une éclaboussure. Le châle était bien collé sur le buste, il en dessinait vaguement les délicieux contours, et le jeune homme en avait vu les blanches épaules au bal ; il savait tout ce que ce châle couvrait de trésors. À la manière dont s’entortille une Parisienne dans son châle, à la manière dont elle lève le pied dans la rue, un homme d’esprit devine le secret de sa course mystérieuse. Il y a je ne sais quoi de frémissant, de léger dans la personne et dans la démarche : la femme semble peser moins, elle va, elle va, ou mieux elle file comme une étoile, et vole emportée par une pensée que trahissent les plis et les jeux de sa robe. Le jeune homme hâta le pas, devança la femme, se retourna pour la voir… Pst ! elle avait disparu dans une allée dont la porte à claire-voie et à grelot claquait et sonnait. Le jeune homme revint, et vit cette femme montant au fond de l’allée, non sans recevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueux escalier dont les premières marches étaient fortement éclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doit monter une femme impatiente.

– Impatiente de quoi ? se dit le jeune homme qui se recula pour se coller en espalier sur le mur de l’autre côté de la rue. Et il regarda, le malheureux, tous les étages de la maison avec l’attention d’un agent de police cherchant son conspirateur.

C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient au cordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Où allait madame ? Lejeune homme crut entendre les tintements d’une sonnette dans l’appartement du second. Effectivement, une lumière s’agita dans une pièce à deux croisées fortement éclairées, et illumina soudain la troisième dont l’obscurité annonçait une première chambre sans doute le salon ou la salle à manger de l’appartement. Aussitôt la silhouette d’un chapeau de femme se dessina vaguement, la porte se ferma, la première pièce redevint obscure, puis les deux dernières croisées reprirent leurs teintes rouges. Là, le jeune homme entendit : Gare, et reçut un coup à l’épaule.

– Vous ne faites donc attention à rien, dit une grosse voir. C’était la voix d’un ouvrier portant une longue planche sur son épaule. Et l’ouvrier passa. Cet ouvrier était l’homme de la Providence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ? Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petites affaires.

Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu de personne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sans les essuyer. Enfin, la vue des ombres qui se jouaient sur ces deux fenêtres éclairées lui faisait mal, il regarda au hasard dans la partie supérieure de la rue des Vieux-Augustins, et il vit un fiacre arrêté le long d’un mur, à un endroit où il n’y avait ni porte de maison ni lueur de boutique.

Est-ce elle ? n’est-ce pas elle ? La vie ou la mort pour un amant. Et cet amant attendait. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnut alors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta.

– La maison sera toujours là, je pourrai toujours la fouiller, se dit le jeune homme qui suivit la voiture en courant afin de dissiper ses derniers doutes, et bientôt il n’en conserva plus.

La fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit, entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortit après avoir choisi des marabouts. Des marabouts pour ses cheveux noirs ! Brune, elle avait approché le plumage de sa tête pour en voir l’effet. L’officier croyait entendre la conversation de cette femme avec les fleuristes.

– Madame, rien ne va mieux aux brunes, les brunes ont quelque chose de trop précis dans les contours, et les marabouts prêtent à leur toilette un flou qui leur manque. Madame la duchesse de Langeais dit que cela donne à une femme quelque chose de vague, d’ossianique et de très comme il faut.

– Bien. Envoyez-les-moi promptement.

Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentra chez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée, le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, double malheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un homme ivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y était venu. Il se jeta dans un fauteuil, resta les pieds sur ses chenets, la tête entre ses mains, séchant ses bottes mouillées, les brûlant même. Ce fut un moment affreux, un de ces moments où, dans la vie humaine, le caractère se modifie, et où la conduite du meilleur homme dépend du bonheur ou du malheur de sa première action. Providence ou Fatalité, choisissez.

Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblesse n’était pas d’ailleurs très ancienne ; mais il y a si peu d’anciennes familles aujourd’hui, que tous les jeunes gens sont anciens sans conteste. Son aïeul avait acheté une charge de Conseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Ses fils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et, par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avait balayé cette famille ; mais il en était resté une vieille douairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, mise en prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva ses biens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-fils Auguste de Maulincour, l’unique rejeton des Carbonnon de Maulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triple soin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quand vint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans, entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut fait officier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans la Ligne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, à vingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie, position superbe, et due à sa grand-mère, qui, malgré son âge, savait très bien son monde. Cette double biographie est le résumé de l’histoire générale et particulière, sauf les variantes, de toutes les familles qui ont émigré, qui avaient des dettes et des biens, des douairières et de l’entregent. Madame la baronne de Maulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancien Commandeur de l’Ordre de Malte. C’était une de ces amitiés éternelles fondées sur des liens sexagénaires, et que rien ne peut plus tuer, parce qu’au fond de ces liaisons il y a toujours des secrets de cœur humain, admirables à deviner quand on en a le temps, mais insipides à expliquer en vingt lignes, et qui feraient le texte d’un ouvrage en quatre volumes, amusant comme peut l’être le Doyen de Killerine, une de ces œuvres dont parlent les jeunes gens, et qu’ils jugent sans les avoir lues. Auguste de Maulincour tenait donc au faubourg Saint-Germain par sa grand-mère et par le vidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendre les airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis. Ce jeune homme pâle, long et fluet, délicat en apparence, homme d’honneur et de vrai courage d’ailleurs, qui se battait en duel sans hésiter pour un oui, pour un non, ne s’était encore trouvé sur aucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de la Légion-d’Honneur. C’était, vous le voyez, une des fautes vivantes de la Restauration, peut-être la plus pardonnable. La jeunesse de ce temps n’a été la jeunesse d’aucune époque : elle s’est rencontrée entre les souvenirs de l’Empire et les souvenirs de l’Émigration, entre les vieilles traditions de la cour et les études consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion et les bals costumés, entre deux Foi politiques, entre Louis XVIII qui ne voyait que le présent, et Charles X qui voyait trop en avant ; puis, obligée de respecter la volonté du roi quoique la royauté se trompât. Cette jeunesse incertaine en tout, aveugle et clairvoyante, ne fut comptée pour rien par des vieillards jaloux de garder les rênes de l’État dans leurs mains débiles, tandis que la monarchie pouvait être sauvée par leur retraite, et par l’accès de cette jeune France de laquelle aujourd’hui les vieux doctrinaires, ces émigrés de la Restauration, se moquent encore. Auguste de Maulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cette jeunesse, et voici comment. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il les aimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ? Tarare, bagatelles et momeries ! Près d’elles, il croyait en elles, le ci-devant monstre, il ne les contredisait jamais, et les faisait valoir. Mais, entre amis, quand il en était question, le vidame posait en principe que tromper les femmes, mener plusieurs intrigues de front, devait être toute l’occupation des jeunes gens, qui se fourvoyaient en voulant se mêler d’autre chose dans l’État. Il est fâcheux d’avoir à esquisser un portrait si suranné. N’a-t-il pas figuré partout ? et littéralement, n’est-il pas presque aussi usé que celui d’un grenadier de l’empire ? Mais le vidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influence qu’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à sa manière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle de la galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entre son vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’une persistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avait voulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, et l’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donna toutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot en apparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usa point au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’il était vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles le monde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité, le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffrait en silence ; mais il se moquait, avec les autres, de choses que seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant un caprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet de sa première passion, lui, homme de douce mélancolie et spiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur la sensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur, et se roula dans ses chagrins, en se plaignant de ne pas être compris. Puis, comme nous désirons d’autant plus violemment les choses qu’il nous est plus difficile de les avoir, il continua d’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félines délicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-être veulent-elles garder le monopole. En effet, quoique les femmes se plaignent d’être mal-aimées par les hommes, elles ont néanmoins peu de goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leur supériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sont inférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers un amant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir les craintes dont elles veulent se parer, ces délicieux tourments de la jalousie à faux, ces troubles de l’espoir trompé, ces vaines attentes, enfin tout le cortège de leurs bonnes misères de femmes ; elles ont en horreur les Grandisson. Qu’y a-t-il de plus contraire à leur nature qu’un amour tranquille et parfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sans orages n’est plus le bonheur pour elles. Les âmes féminines assez puissantes pour mettre l’infini dans l’amour, constituent d’angéliques exceptions, et sont parmi les femmes ce que sont les beaux génies parmi les hommes. Les grandes passions sont rares comme les chefs-d’œuvre. Hors cet amour, il n’y a que des arrangements, des irritations passagères, méprisables, comme tout ce qui est petit.

Au milieu des secrets désastres de son cœur, pendant qu’il cherchait une femme par laquelle il pût être compris, recherche qui pour le dire en passant, est la grande folie amoureuse de notre époque, Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans la seconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient le premier rang, une créature parfaite, une de ces femmes qui ont je ne sais quoi de saint et de sacré, qui inspirent tant de respect, que l’amour a besoin de tous les secours d’une longue familiarité pour se déclarer. Auguste se livra donc tout entier aux délices de la plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amour purement admiratif. Ce fut d’innombrables désirs réprimés, nuances de passion si vagues et si profondes, si fugitives et si frappantes, qu’on ne sait à quoi les comparer ; elles ressemblent à des parfums, à des nuages, à des rayons de soleil, à des ombres, à tout ce qui, dans la nature, peut en un moment briller et disparaître, se raviver et mourir, en laissant au cœur de longues émotions. Dans le moment où l’âme est encore assez jeune pour concevoir la mélancolie, les lointaines espérances, et sait trouver dans la femme plus qu’une femme, n’est-ce pas le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme que d’aimer assez pour ressentir plus de joie à toucher un gant blanc, à effleurer des cheveux, à écouter une phrase, à jeter un regard, que la possession la plus fougueuse n’en donne à l’amour heureux ? Aussi, les gens rebutés, les laides, les malheureux, les amants inconnus, les femmes ou les hommes timides, connaissent-ils seuls les trésors que renferme la voix de la personne aimée. En prenant leur source et leur principe dans l’âme même, les vibrations de l’air chargé de feu mettent si violemment les cœurs en rapport, y portent si lucidement la pensée, et sont si peu menteuses, qu’une seule inflexion est souvent tout un dénouement. Combien d’enchantements ne prodigue pas au cœur d’un poète le timbre harmonieux d’une voix douce ? combien d’idées elle y réveille ! quelle fraîcheur elle y répand ! L’amour est dans la voix avant d’être avoué par le regard. Auguste, poète à la manière des amants (il y a les poètes qui sentent et les poètes qui expriment, les premiers sont les plus heureux), Auguste avait savouré toutes ces joies premières, si larges, si fécondes. Elle