Force ennemie - John-Antoine Nau - E-Book

Force ennemie E-Book

John-Antoine Nau

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Beschreibung

Force Ennemie: premier prix Goncourt en 1903. Au début du 20ème siècle, quand Force Ennemie fut couronné par le Goncourt, John-Antoine NAU n'avait publié jusque là que quelques nouvelles dans la revue blanche et une plaquette de vers à compte d'auteur. C'est donc le livre d'un parfait inconnu qui circula parmi les membres du jury: J.K. Huysmans, Octave Mirbeau et Léon Daudet qui désignent ce roman fulgurant comme le meilleur de l'année et lui décernent le premier prix des Goncourt. peut être était-ce l'un des meilleurs romans du siècle entier de par sa force visionnaire, son lyrisme violent et son style révolutionnaire, qui préfigure Céline avec trente ans d'avance. Force Ennemie a sa place indéniable à côté du journal des fous de Gogol, du Maître et Marguerite de Boulgakov, du voyage au bout de la nuit de Céline. Parfois, férocement cocasse, alternant la noirceur et l'amour fou, c'est un chef-d'oeuvre absolu. Résumé: Philippe Veuly se réveille un matin dans un asile d'aliénés, en pleine possession de ses moyens, mais sans aucun souvenir des circonstances qui l'ont amené à être interné. Est-il fou? ou bien sont-ce les aliénistes..... Bonne lecture.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Table des matières

FORCE ENNEMIE

Première partie

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

Deuxième partie

I

II

III

IV

V

VI

Troisième partie

I

II

III

IV

V

VI

VII

Avertissement

Je prie les amis inconnus qui voudront bien me, ou plutôt nous, lire de ne pas réclamer, d’urgence, mon internement à Sainte-Anne ou dans tout autre asile.

Je n’ai collaboré à ce volume que dans les proportions les plus modestes. Force Ennemie est en réalité l’œuvre d’un aliéné à demi-lucide que j’ai pu souvent et longuement visiter et qui me chargea, peu de temps avant sa mort, de publier sa prose après l’avoir revue.

Or, mes retouches n’ont porté que sur des détails. Le fond demeure parfaitement insane malgré une apparence de suite dans les idées. C’est peut-être, à mon humble avis, ce qui rendra l’ouvrage curieux, voire intéressant, pour des lecteurs doués de quelque indulgence.

Je me hâte de déclarer que je n’ai vu, de ma vie, une maison de santé pareille ou seulement analogue à celle dont le vrai auteur nous entretient. Certes, j’ai visité bon nombre de ces établissements, j’ai causé avec force médecins-aliénistes, gardiens et gardiennes ; mais je puis jurer que je n’ai jamais rencontré ni un Dr Bid’homme, ni une Célestine Bouffard, ni un Le Lancier, ni un Barrouge, ni une Aricie Robinet.

J’ai toujours vu les déments et démentes bien traités et soignés avec dévouement ou tout au moins avec le zèle convenable. Encore une fois, le livre a été écrit par un fou raisonnant mais sujet à caution.

Mon habituelle modestie — encore peu notoire — mais que le public aura, je l’espère, mainte occasion d’apprécier dans un prochain avenir, — me pousse à faire aux amis lecteurs une dernière recommandation.

Quand ils découvriront, par hasard, dans les pages qui suivent, un passage bien écrit, des finesses d’expression, une phrase dénotant de la délicatesse de sentiments, de la hauteur morale, — une belle âme, enfin ! — qu’ils n’hésitent pas une seconde à m’attribuer le passage, les finesses, la phrase…..

Quand, au contraire, ils seront choqués par un style bas ou impropre, des idées baroques ou banales, des scènes plus ou moins indécentes ou grossières, des longueurs, des platitudes, — qu’ils en rendent responsable le mauvais fou, le vilain fou !

Je suis d’autant plus noble et généreux en agissant ainsi que je reconnais, dès lors, la part de travail du défunt et peu regrettable aliéné comme égale aux neuf dixièmes et demi du volume.

J. Ant. Nau.

Huelva, 28 juin 1902.

Pour mon cher B. Moussier.

Première partie

I

Quel étrange réveil ! Certes, je connais cette chambre, mais il me semble bien qu’il y a des mois, peut-être des années que je ne l’ai vue !

Ces parois de planches jaunes, cirées, m’ont été jadis assez familières ; mais pourquoi les avoir capitonnées depuis le parquet jusqu’à hauteur d’homme avec d’épais, d’énormes matelas recouverts de drap gris, — de « drap de wagon » ?

La lumière dorée du matin flue par une large fenêtre grillée aux barreaux médiocrement serrés.

Voyons : en me levant, en allant regarder par une vitre, je suis sûr que je vais apercevoir un grand bâtiment blanc, luisant, comme stuqué, un vaste jardin rapidement dessiné par un sous-Lenôtre contemporain et une sorte de tour en bois1 toute plissée de lamelles de jalousies.

Eh oui ! c’est bien cela ! Et je reconnais, là-bas, cette colline frisée de bosquets ; plus près, ce petit clocher frêle d’un gris doux que rosit un peu la verdure ; et, sur cette butte rougeâtre, l’orme solitaire qui paraît géant.

Comment tout ce paysage peut-il m’affecter à la même minute — et comme un spectacle habituel et comme une vision perdue dans le vague des temps ? Singulière contradiction qui me trouble d’une bizarre inquiétude : serais-je devenu très vieux sans le savoir ? Aurais-je sommeillé des lustres ou un siècle ? Suis-je une espèce de très ridicule, de très vilain « Beau au bois dormant » ?

Ces sottes idées m’écrasent d’une si lourde tristesse, d’une si oppressante « pesadumbre », — diraient les Espagnols, — que je veux tout oublier, de nouveau.

Je me recouche, laisse tomber ma tête sur l’oreiller et ferme les yeux… À moi les bons menteurs de songes ou la divine inconscience !

… Cllacc — fffrrr… Ce bruit dur, — autoritaire et menaçant, dirait-on, — me terrifie au point de me paralyser. C’est à peine si j’ose entr’ouvrir les paupières et ce que j’aperçois ne me rassure nullement : un guichet bée dans la boiserie, au-dessus de ma tête ; deux yeux bleus très pâles me dévisagent, — avec férocité, me figuré-je. Mais bientôt j’ai honte de ma couardise, je me dresse sur mon séant et crie d’une voix aussi formidable que possible :

— Qu’est-ce que vous f…ichez là ? Voulez-vous bien me laisser dormir et aller espionner ailleurs !

L’ouverture du guichet est de belles dimensions. Une tête en sort qui fait une grimace de pitié, — une tête trouée des étranges yeux pâles, — ornée d’un mince nez en bec de perroquet et de longues moustaches tombantes, plus jaunes que la paroi. Elle ouvre une bouche que tord un assez laid rictus exhibant une dentition mordorée, — à petits créneaux — et profère des sons :

— Y a pas d’offense de ma part et je suis heureux de voir que ça va mieux « de la vôtre ». Si « Monsieur » veut «kekchose», je vais « vous » le sercher.

— Donnez-moi à manger… n’importe quoi ! Mais auparavant… pourriez-vous me dire ce que je fais ici ?

— Dans un estant… je vais vous ezpliquer…

L’homme referme son « guignol » et le voilà parti.

Dix minutes plus tard j’entends des grincements de verrous et le lourd clapotis d’une grosse serrure.

Le possesseur des yeux pâles et de la moustache jaune entre, agite des clefs géantes, repousse la porte et s’approche de mon lit, un plateau à la main.

— Voilà l’artique demandé.

— Merci. Mais, maintenant, allez-vous répondre à ma question de tout-à-l’heure ?

— Tout de suite… D’abord, que « Monsieur » mange.

— Bon, je ne demande pas mieux… Voyez ! Parlez à présent ! où m’a-t-on fourré ? Je vois que je ne suis pas en prison : il y a bien les verrous, mais…

— Non ! « Monsieur » n’est pas « dans la honte ». Il s’est trouvé « dans le malheur » tout simplement. « Vous » avez été malade, très malade…

— Alors je suis dans… un hôpital ?

— C’est ça, sans l’être…

— Enfin, quoi ?

— C’est une maison pour les personnes souffrantes… comme Monsieur.

— Une maison de… santé ?

— On appelle ça comme ça, des fois, — si on veut.

J’ai un frisson si violent que j’en éprouve comme une douleur dans la nuque, puis tout le long de la colonne vertébrale :

— Vous ne voulez pas dire que je me trouve dans un asile d’aliénés !…

— Oh ! vous « ezpliquez » les choses d’une façon !… Et puis il ne faut pas vous frapper, c’est pas une de ces baraques à bonnes sœurs où on déniche des erquésiastiques dans tous les placards… Ici c’est libre : ça n’appartient ni à l’État ni aux « Cléricaux » ; c’est l’établissement du docteur Froin.

— Et ça se trouve ?

— À Vassetot, donc ! Vous savez bien !

— Mais, j’ai des parents par ici !

— Parbleu ! c’est M’sieur vot’ cousin qui vous a « apporté » l’autre jour ! il a dit comme ça que vous vous étiez trouvé souffrant en promenade à Dieppe et qu’y savait plus quoi fiche avec vous. Le dites pas « que je vous ai dit qui » ! C’est défendu ici ; mais je vous vois si tranquille, si « plaisant »…

— Ah ! si Roffieux est dans l’affaire, je ne suis plus surpris ! En tout cas, vous avez raison ; je suis très calme et n’éprouve pas la moindre colère contre… cet… individu. Mais vous dites : «l’autre jour» ? Il y a donc peu de temps que j’ai été… mis au frais dans cette chambre ?…

— Après-demain il y aura deux semaines.

— Vous êtes sûr que je n’étais jamais venu ici… autrefois ? Il me paraît que j’ai déjà vécu entre ces quatre murs mais qu’il y a des siècles de cela…

— Oui, on dit que ça produit de ces effets-là. C’est des idées que vous avez, car moi « qu’y a dix ans que je reste dans la maison », j’ai pas jamais vu le « pareil de Monsieur ». Je peux lever la main de ça ! Mais, vous savez, voilà comment ça peut s’arriver : on « apporte » une personne ici, en voiture, « par exemple » ; on la présente au Directeur qui l’admet. Ça fait qu’alors on a tout d’un coup besoin de faire une visite à kékun qui demeure à côté ; le directeur aussi ; et c’est pas la peine que la personne apportée se dérange ; c’est une visite embêtante « et ci et l’autre » ; la « personne » attendra en se reposant : Alle est un peu fatiguée. Étant indisposée, alle a eu de l’egzitation ; ça va mieux mais faut la ménager. Seulement alle s’ennuierait dans le cabinet du Directeur qui est pas une pièce « avantageuse » : « Ça fait qu’alors » on va l’acconduire dans un endroit où qu’y a une bien belle vue et des journaux illuscrés. — Ça va bien pour une petite domieure : La « personne » regarde par la fenêtre, raffûte dans l’appartement, alle trouve tout ça « gentil et comme-il-faut ». Mais après ça, alle s’impatiente et quand çui-ci ou çui-là lui egzplique qu’on n’a pas pu revenir la sercher et que le Directeur l’invite, «sensé» par amitié, à passer la nuit dans l’établissement, la personne veut s’en aller, on l’empêche : « Ça fait qu’alors » elle se fâche, a… une attaque de nerfs ; on la couche — et elle reste des dix ou douze jours tantôt dans l’egzitation, tantôt dans le sommeil. Quand alle est guérie a’ se souvient d’un peu de ce qu’alle a vu l’promier jour ; mais ça lui semble « loin de loin ». Y a rien comme l’egzitation pour faire paraître le temps long… après ; parce que « durant » c’est pas ça qui gêne.

L’homme au bec de perroquet n’est pas aussi absolument idiot qu’on pourrait le croire en le regardant tout d’abord… et en entendant certaines de ses phrases. Il vient, je le vois, de me raconter à sa manière, tantôt fort stupidement et maladroitement, tantôt avec des précautions assez heureuses, l’histoire de mon entrée dans l’établissement du Dr Froin. Çà et là, au cours de son bref récit et surtout en son explication finale, il s’est peut-être même montré capable de sécréter une certaine dose de psychologie rudimentaire.

Eh non ! c’est un crétin, — puisqu’il m’a permis de savoir que j’avais été fou pendant une dizaine de jours.

Il aurait dû s’arranger pour me laisser ignorer cela… longtemps. J’aurais pu croire… quoi ?… qu’aurais-je pu croire ?…

Au fait, c’est moi le crétin ! Que vais-je demander là à un pauvre diable abruti par ce milieu, après une première éducation reçue, sans doute possible, sur un fumier de campagne !

Quoi qu’il en soit, puisqu’il compatit évidemment à mon malheur, j’aurais bien tort de l’indisposer contre moi ; il a la langue longue, il peut donc m’être utile quand j’aurai besoin d’être renseigné…

On dirait que la mémoire me revient un peu : oui, les façons mystérieuses de Roffieux, Dieppe, la voiture, l’arrivée dans l’ « Établissement », le départ du cousin pour la fausse visite, voire même ma colère, — je me souviens « brumeusement » de tout cela. Mais il est indispensable que j’ « alimente » la conversation si je tiens à demeurer dans les bonnes grâces de mon gardien. Les individus de son espèce détestent par-dessus tout le mutisme des « gens fiers », des « mufes bourgeois » ; ( je dois lui faire l’effet d’un bourgeois, hélas !) Je lui pose donc la première question venue :

— Et Roffieux ? mon cousin ? A-t-on reçu des nouvelles de lui depuis qu’il m’a voituré jusqu’ici ?

— Ah ! il est venu il y a cinq jours, lundi dernier, il est parti une domieure (demi-heure) après, très contrarié : il disait comme ça qu’il avait bien de l’ennui que Monsieur voulait pas le reconnaître et qu’il reviendrait peut-être l’autre lundi, après-demain.

Voici qu’une nouvelle idée me traverse le cerveau : une idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent, avoir parlé au Directeur, mais il me semble qu’à peu de minutes d’intervalle il a subi une métamorphose complète : d’abord grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu tout à coup jeune, de taille et d’embonpoint plus que médiocres, son poil grisonnant a pris des teintes d’un fauve roux. La voix seule ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon gardien, tout en prenant soin de la « traduire » de manière aussi peu démente que possible.

— Non, non ! me répond l’homme aux moustaches éplorées. Notre maison n’a pas deux directeurs. Voilà ce qu’il y a : le Patron, le Dr Froin, le seul patron, a amené, comme adjoint, qu’y disent, de son pays, de Franche-Comté, — une espèce de petit singe de médecin qui a le même agzent que lui, qui imite son parler, ses espressions et toutes ses magnières, — un « bas du dos » si enragé de montrer qu’il est quelque chose ici qu’il arrive toujours sur les talons de son chef quand il y a « de l’entrée ». Ça serait un petit malade de quatorze ans qu’y ferait le même fourbi pour l’épater et se rendre important. Dès que le père Froin a le dos tourné c’est lui qui joue au directeur, qui chahute, qui fait de la mousse. Il imite plus personne alors ! Si Monsieur était fatigué du voyage y se sera « confusionné » et n’aura plus su à quel moment « le petit s’est détaché du gros » pour continuer la conversation sur le même ton que le Patron, mais avec moins d’arménité. Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l’une de l’autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dr Bid’homme, c’est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c’est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?

— C’est un brave homme, le Dr Froin ?

— Il est bien avenant, bien « parlant ». On dit qu’il est « scientifique comme un musée ». En tout cas, il est bon pour les « malades ». Il les embête pas, pas même assez que raconte « par derrière lui » son second. Oui, le Dr Bid’homme, il est toujours à chanter qu’y a pas de descipline ici, que les « malades » les moins récarcitrants se promènent trop à leur aise dans les jardins, qu’on en a vu parler aux femmes, près de l’autre bâtiment ; qu’ailleurs, dans le Doubs, il a été employé dans une maison où c’était sérieux, où les presque guéris eux-mêmes ne bougeaient pas de leurs sections, tantôt casernés dans les salles, tantôt en récriation dans des cours dont les portes s’ouvraient que pour le gros monde…

— Vous ne l’aimez guère, ce Bid’homme…

— Comme la bronchique et les engelures… Sitôt que le père Froin est sorti il tarabuste tout le bazar « de la tête aux pieds ». Les infirmières de l’aut’bâtiment crèvent de coliques quand elles le voient sans son « employeur ». Nous autres, on est plus d’attaque, mais c’est eugal, des fois on se sent tournibulé tout de même.

— C’est tout à fait un mauvais diable ?…

— ’coutez : je vais vous répondre comme je le ferais à personne, passque, réellement, vous êtes « un malade » bien convenabe et « raisonnant »…

Un nouveau frisson me parcourt, qui n’a rien de délicieux…

— Oui, je vais vous parler, je pourrais dire comme sous le siau de la confession, si j’étais un clérical, mais ne répétez jamais ce que je vous confie là ; c’est grave !

La figure de mon « gardien » prend une expression mystérieuse, alarmée. Il se penche vers moi et c’est presque à mon oreille qu’il murmure d’une voix éteinte :

— Le Dr Bid’homme, vous voulez que je vous donne mon « opinion de jugement », eh bien, c’est un « nom de Dieu » !

Cette qualification blasphématoire a, sans doute, pour lui, un sens terrible ; ces trois mots doivent contenir des océans d’horreur, constituer la suprême injure, flétrir à jamais ; car l’homme aux yeux pâles tire frénétiquement sa moustache jaune et sa physionomie angoissée me révèle qu’il se repent déjà de s’être si dangereusement compromis.

— Je vous assure, conclut-il, que j’aime mieux ne plus revenir là-dessus, jamais, jamais. D’ailleurs pourquoi ? À présent vous savez tout et je vous demande le silence le plus abzolu.

Son émotion me gagne. Pour détourner le cours de ses inquiétudes, je le prie de bien vouloir débarrasser mon lit de deux assiettes qui me gênent ; l’une contient encore une tranche de viande froide, l’autre un fort morceau de gruyère. Mon gardien dépose la première dans le tiroir de la table de nuit, met la seconde — sous clef — à un étage quelconque de la commode avec une tasse vide, un couteau et une fourchette et se retourne vers moi, déjà soulagé par la satisfaction du devoir accompli. Il pontifie un peu :

— ’faut avoir de l’ordre : c’est pas un bon système de tout laisser traîner à la valdrague, on retrouve plus rien après ! Oh ! c’est pas que j’accuserais Monsieur de s’approprier la vaisselle de l’établissement, mais un agzident s’est si vite arrivé !

Il regarde sa montre et change de ton :

— ’c’est pas tout ça : voilà sept heures. Vous allez pas tarder à recevoir la visite de Bid’homme. Quand le service est pas désorganisé y commence toujours par cette aile-ci, l’aile des à part. J’aime autant le rencontrer dans le couloir qu’ailleurs, ’y a du champ et Bid’homme a la patte leste.

Là-dessus il fait une belle sortie sur les pointes gigantesques de ses pieds, en m’adressant une quantité de gestes avertisseurs qui me recommandent, sans doute, la discrétion, la prudence, une circonspection extrême dans mes rapports avec le terrible petit médecin.

II

Il a dû survenir quelque accident qui aura désorganisé le service car voici deux heures qu’on n’a fait jouer les ferrailles de ma porte quand j’entends une voix à la fois joyeuse et dure que je reconnais !

— Léonard ! cochon ! barbouillé ! Où traîne-t-il ses sales espadrilles ? Ah ! vous voilà, espèce de loupe ! Débarricadez-moi cet antre un peu lestement ou bien…

Nouvelle musique de serrures et de verrous !

L’huis massif reçoit une impatiente poussée et m’apparaît, tout botté, un petit bonhomme de noir vêtu, redingoté, paré (?) d’une cravate blanche un peu jaunie, mais coiffé d’un bonnet de boyard, portant éperons aux talons et cravache à la main.

Il a des yeux d’une méchanceté allègre, des sourcils fauves, — en brosses à dents, — une grosse moustache plus rousse, — en brosse à ongles, — une barbe panachée de roux et de fauve, taillée en deux pointes très écartées. Le nez court et droit, — mais droit dans le sens horizontal, — semble viser des canons de ses narines, un objet ou un être placé à quinze mètres de son possesseur ; et bien qu’embroussaillée de poils, la mâchoire se révèle terriblement saillante, simiesque, trop volumineuse pour les proportions de la tête.

Il se détourne pour jeter sa cravache sur une chaise.

Son buste relativement haut et large, aux épaules remontantes, est absolument plat de profil et rigide comme une plaque de cuirassé. Les jambes épaisses et courtes pourraient appartenir à un enfant de douze ans assez « développé. »

Il souffle avec bruit en marchant et dégage un composite parfum de cigares, de drogues et de balayures d’écurie. À le voir se frotter les mains, cligner de l’œil, glousser de petits rires comme distraits, tout en faisant claquer sa mâchoire, sa féroce mâchoire, et en fronçant ses vilains sourcils hérissés, je n’ai pas grands efforts à faire, surtout après la recommandation de Léonard, — puisque c’est Léonard, — pour deviner en lui le parfait « mufle » qui joue au bon garçon, pour la minute :

— Crebleu ! crebleu ! On m’y repincera, à cheval, un jour de boue !

Il s’adresse au mur, à la fenêtre, aux arbres de la cour. Selon toute apparence je n’existe pas pour lui, — bien que je l’aie vu me regarder très fixement quand il est entré. Il s’approche d’une table, bouscule des livres qui s’y trouvent, a l’air de chercher quelque chose, examine le marbre de la commode… Intrigué, je ne perds pas un de ses gestes… Mais sa petite comédie, — si c’est une comédie, — ne dure qu’un instant.

Brusquement il pivote sur les talons, s’approche à grands pas de mon lit ; le voici à moins d’un mètre de moi. Il me plante ses yeux dans les yeux et part d’un éclat de rire :

— Ah ça ! je vous parais donc énormément drôle, que vous écarquillez les paupières comme cela !

Sa voix très gutturale et très sonore semble insistante ; il prolonge certaines syllabes comme pour bien affirmer qu’elles sont d’une extrême importance et qu’il ne les a pas employées au hasard.

Je ne puis m’empêcher de lui faire cette réponse bête :

— Drôle, peut-être, mais nullement surprenant, assez banal au contraire. Avant de vous parler dans le cabinet du Directeur, je vous avais déjà rencontré dans les Contes d’Hoffmann et d’autres bouquins de ce genre.

Ses sourcils dessinent deux brosses circonflexes et l’on dirait qu’ils vont pointer en avant, pour attaquer.

— Allons ! vous n’êtes pas aussi bien réveillé que je le croyais !… Et vous ne vous souvenez pas de m’avoir vu depuis le moment où je vous ai adressé la parole dans le Cabinet di-rec-to-rial ?

Ces deux derniers mots avec amertume. Je l’ai blessé en lui rappelant qu’il n’est que le second dans la maison.

— Non, je ne m’en souviens pas…

— Tant pis !

— Mais c’est exactement ce que je croyais. Et comment vous trouvez-vous ce matin ?

— Plutôt bien.

— Avez-vous mangé ?

— Avec appétit.

— Ce n’est pas trop tôt, car, ces derniers jours, ce qu’on a pu vous obliger à prendre n’a pas été grand’chose.

Je me préoccupe bien de cela ! C’est du passé ! Ce qui m’inquiète, c’est l’avenir immédiat. Je lui demande avec impatience :

— Et combien de temps pensez-vous me garder encore ici, je vous prie ? Si j’ai été fou, je ne le suis plus ; je suis encore un peu faible et voilà tout. Pourriez-vous me renseigner à ce sujet ?

Les sourcils de Bid’homme se hérissent de plus en plus :

— Il vous serait facile de me parler sur un ton moins impoli ; mais je vais vous répondre catégoriquement : Vous sortirez de cette maison dès que je… dès que l’on jugera à propos de vous en laisser sortir.

— Me voilà bien avancé ! Enfin vous n’avez pas l’intention de me conserver ici sous clef indéfiniment. Je suis absolument raisonnable et ne puis être un danger pour personne.

— Vous êtes encore très excitable et très nerveux, comme tous ceux qui se sont mis dans votre cas.

— Que voulez-vous dire ?

— J’entends, comme tous les alcooliques.

— Ah ça ! êtes-vous venu ici pour m’insulter ?

— Eh ! vous commencez à m’échauffer les oreilles ! Et vous me tapez sur les nerfs ! Est-ce qu’on insulte un ivrogne, un soûlaud, en lui disant qu’il est un soûlaud ?

Je fais tous mes efforts pour demeurer de sang-froid et réplique très posément :

— Je veux bien admettre que j’ai certains excès à me reprocher. J’ai été jusqu’à ces temps derniers, malgré mon apparence, un homme de très forte constitution, gros mangeur et grand buveur. Pourtant je vous assure que je n’ai jamais souffert de mon « intempérance » avant d’avoir éprouvé de cruels ennuis récents. En tout cas, il me semble que le rôle d’un médecin est de soigner et non d’injurier. Quand je quitterai cet établissement , vous pourrez m’adresser des recommandations… aussi courtoises que possible. Là s’arrête votre droit.

— Vous me tapez sur les nerfs ! Je vais, peut-être, prendre des gants !…

— Bon ! supposons pour un instant que vous agissiez admirablement en me parlant comme vous le faites ; mais pourrai-je vous demander qui vous a si bien mis au courant de mes habitudes ?

— Vous allez me poser des questions, encore ! Mais c’est le monde renversé !

— En effet ! C’est vous qui auriez dû me poser quelques questions avant de prendre pour argent comptant tout ce qu’il a plu à M. Elzéar Roffieux, mon illustre cousin, de vous débiter sur mon compte. Je me souviens très bien que c’est lui qui m’a amené.

— Mais vous m’embêtez à la fin ! Vous me retapez sur les nerfs ! Si vous savez qui, pourquoi m’interrogez-vous ? Et puisque vous me faites « sortir de mon caractère », je vous dirai une bonne fois que, quand un « malade » est dans votre situation, sa façon d’envisager les choses importe fort peu. Surtout quand il s’agit d’un malade qui se croit « pohâte », qui « rimaille » depuis des années, auquel on a mis cent métiers dans la main et qui en est toujours revenu à son grattage de papier ! L’opinion de la famille a seule du poids.

Il trouve un argument, — selon lui décisif ; — et cette découverte le remplit d’une telle joie, d’une telle estime pour lui-même, qu’il se redresse comme un petit coq de Cayenne et me parle de très haut, si j’ose m’exprimer ainsi quand il s’agit d’un pareil gnome.

(Cette détestable plaisanterie est de Léonard qui, malgré sa crainte du petit médecin, a eu la curiosité d’entrer deux ou trois fois dans la chambre, pendant la visite, pour les besoins du service, affirme-t-il).

Les sourcils de Bid’homme pointent obliquement vers le ciel ou plutôt vers le plafond de la chambre et sa voix clangore, triomphale :

— Et puis est-ce vous qui vous êtes confié à nous pour le traitement ? Non, monsieur Philippe Veuly, c’est une autre personne qui vous a remis entre nos mains. Alors je ne dois d’explications qu’à cette personne.

Il exulte. Il n’y a vraiment pas de quoi, mais il exulte.

— Monsieur le docteur Bid’homme, je suis trop poli pour vous dire ce que je pense d’un pareil raisonnement.

— Pensez ce que vous voudrez : « C’est comme ça » ! Du reste, je perds mon temps ici : je vais aller voir des malades un peu moins insolents et butés que vous. Toutefois, je ne veux pas être venu pour rien dans votre tanière. Vous êtes très « excité » ; (serai-je toujours poursuivi par cet affreux mot ?) « Léonard vous aura donné du vin ou du café à boire ce matin, nous allons supprimer tout cela : rien que de l’eau rougie et de la tisane ! Ah ! si j’étais tout à fait le maître ici !… Il y a, est-ce à Vienne, est-ce à Bruxelles, est-ce à Copenhague ? un excellent hôpital pour les gens de votre espèce. On n’y boit jamais que de l’eau claire, de l’eau, de l’eau et encore de l’eau ! — Et je voudrais, moi, que ce fût de l’eau qui, bien que saine, eût un goût atroce, un goût… de… saloperie ! — Ça embêterait les sales poivrots ! Mais on est encore trop sentimental en Europe !

J’ai le tort de me laisser, de nouveau, gagner par l’impatience et de crier au Bid’homme :

— Quand donc y aura-t-il des hôpitaux pour les médecins aliénistes ? Si j’en connaissais un je vous donnerais immédiatement une lettre de recommandation pour son directeur ! Car vous avez besoin de soins, vous aussi, puisque vous appelez cela des soins !

Bid’homme se fâche pour de bon et oublie radicalement qu’il a reçu mission de soigner.

— Ah ! cochon ! vous me tapez sur les nerfs ! J’ai vu bien des ivrognes dans ma vie, mais jamais un aussi infect et révoltant soûlaud que vous !

Puis, satisfait de « ne me l’avoir pas envoyé dire », il se dirige noblement vers la sortie. Il cueille, en passant, sa cravache et s’en sert pour épousseter ses bottes avec une exaspérante désinvolture. J’écume, littéralement. Il ouvre la porte, son « beau corps » disparaît… quand… je ne sais vraiment de quelle façon la chose s’est passée ! — quand l’assiette si pieusement déposée par Léonard dans le tiroir de la table de nuit — se pulvérise avec fracas contre l’épaisse masse de chêne qui tourne encore sur ses gonds. Le tiroir est ouvert et je me retrouve, pieds nus, en chemise, au milieu de la pièce, tout secoué de l’accès de rage qui m’a fait sauter du lit.

Bid’homme hulule :

— Léonard ! cochon ! barbouillé ! ici tout de suite !

Mon « gardien » n’était pas loin. Le voici, épouvanté, ses yeux pâles tout ronds, sa longue moustache plus éplorée que jamais. Il entre, suivi de Bid’homme qui le pousse devant lui et jure comme un défroqué : « Sacré nom de »… toutes sortes de choses ! Il y en a bien pour deux minutes de ces sacrés noms plus profanes que sacrés, car j’entends surtout parler d’enfants de femmes plutôt immodestes, d’hôtelleries où ces mères d’une triste progéniture prennent pension sous l’œil tolérant de la police, de hauts pontifes certainement peu délicats dans leurs goûts, d’insectes, de poissons, d’… anciennes génisses, etc. etc…

Il est couleur de prune de monsieur, — Bid’homme ! Le flot de sa coléreuse éloquence finit par se filtrer de jurons et il vocifère, le nabot :

— Ce sagouin-là ! Vous m’entendez, Léonard ! Vous allez me le coller dans une baignoire… Et pas d’eau chaude !… l’autre robinet ! D’abord il « pue ! » (J’espère que cette assertion est gratuite). « Oui, il pue, le cochon ! Et vous m’aérerez la porcherie où il couche ! Quand il sera calmé et désinfecté, vous me l’emmènerez dans les cours et dans les « terrains » (puisque c’est l’habitude ici !) pour le fatiguer, l’éreinter un peu. Vous le ferez marcher au moins trois heures et vous aurez soin de lui montrer le coin des « Agités » où on le f… ourrera s’il recommence !

Le bain froid n’a rien pour me déplaire ; mais j’affecte d’être indigné de la tyrannie du gnomique docteur. Je veux qu’il me croie aussi épouvanté que furibond. Comme cela, il se décidera, sans doute, à me « châtier » toujours désormais en m’infligeant le « supplice de l’eau » il ne doit pas aimer les bains, lui, Bid’homme, si j’en puis juger par la teinte grise de son cou et je n’ai qu’à crier un peu fort pour qu’il éprouve des joies d’inquisiteur à me faire immerger le plus souvent possible.

Je hurle :

— « Pas de bains froids ! Sacré nom ! (à mon tour). Ça me tuera ! Ça me donne des coliques de Miserere ! (Ce nom de bizarre affection est lancé au hasard, je ne sais pas ce que c’est, au juste). Au secours ! À l’assassin ! »

Mes vœux sont comblés. Le « féroce tourmenteur » exécute une série de ricanantes et diaboliques grimaces avant de prévenir Léonard de ses intentions dans les termes suivants :

— Et puis, c’est tous les jours que vous me le dessalerez, ce m…hareng-là ! Et quand il m’aura em…bêté, ce sera deux trempettes. Ah ! je le tiens, à présent, le sale bougre ! Et nous essaierons de la douche s’il me tape trop sur les nerfs !

Il sort dans un état de jubilation que je ne saurais décrire.

III

J’ai pris un bain délicieux, trop court, à mon gré, mais Léonard a pensé devoir l’abréger « pour c’te raison qu’y faut pas que le sang s’éluge. » Il bafouille encore quelque chose au sujet des eztrimités, des congections cérébrales, tout en m’aidant à me rhabiller. N’ayant jamais eu de valet de chambre je suis plutôt gêné par cette collaboration. Enfin la toilette est achevée : allons visiter les cours et les « terrains ».

Léonard me fait sortir par une autre issue du « pavillon des bains ». Nous suivons une sorte de couloir à ciel ouvert, entre deux constructions blanches et basses, pareilles à tels bâtiments scolaires.

Nous voici arrêtés devant une porte d’aspect moyen-âgeux, bardée de fer, ornée d’une serrure grosse comme quatre dictionnaires de Quicherat. Mais mon gardien promène un trousseau de clefs de dimensions, sans doute, inconnues jadis à la Bastille. Il en choisit une avec laquelle on briserait des pavés et l’obstacle cède presque sans bruit.

Nous sommes dans une grande cour plantée de hauts arbres épais, entourée de préaux au sol bitumé. Au milieu bombe une petite pelouse que bordent comme d’une chaîne de médaillons ovales des corbeilles de fleurs d’une jolie diaprure.

Autour de la pelouse et sous les préaux circulent par groupes de trois ou quatre, comme des collégiens en récréation, des gens d’apparence, en général, paisible, de mise propre, qui semblent converser avec douceur ou réfléchir profondément entre deux phrases prononcées ou écoutées. Ces promeneurs ne font aucune attention à nous. Ils paraissent « supérieurs » aux soucis ordinaires de la vie, préoccupés uniquement de suivre le cours de certaines pensées qu’ils peuvent se communiquer entre eux, — au besoin, — pas toujours, — mais qui seraient incomprises ou tout au moins faussées par le médiocre intellect d’auditeurs appartenant à un milieu plus vulgaire. Ils ont, par instants, des sérénités de fakirs hindous.

— Ah ! ceuze-là ! me confie Léonard, c’est la crême de la crême ! C’est bien rare si on a du chambard avec eusse. Ou alors c’est qu’on a été les sercher, les porvoquer ! Je dis pas qu’y y a pas des fois !… Mais pour ce qui est « du général » y en a pas de plus distingués. C’est au point que Monsieur qui est bien moins abruti qu’eusse, bien plus gentil, bien plus vivant, y serait pas une bonne société pour ces personnes-là ; y leur donnerait, des jours, de son egzitation. » (Encore !) Le seul malheur avec des gens « si bien » c’est que, pour certains, tout d’un coup ça sange et c’est alors des intervalles de maladie noire. Oh ! quand ces accès-là les prennent, y a plus, y a plus ! ’Y sont salement enquiquinants !… Rarement méchants, par exemple. C’est pas comme les maladies noires que je vous montrerai dans une autre section. Là y a pas de mal plus dangeaireux. ’Y en a que je vois pas actuellement, qui sont de la bonne catégorie mais moins satisfaits et qui n’aiment pas les autres. Ils viennent rarement par ici, bien qu’ils appartiennent à la cour. Ils préfèrent un petit jardin de moins d’espace qu’est là-bas derrière et qui « communique » avec une belle pièce qui leur sert comme de clubre, de cerque, comme on dit. ’Y sont que cinq en tout. Nous les appelons les Philosophes vu qu’y en a un qui a été médecin « reçu et de pratique » ; deux étaient avocats ; un autre « a fait » l’ « agteur de théâtre » et le dernier, le plus embêtant, on dit qu’il écrivait des « feuilletons de pouésie » et aussi d’histoires d’aventures pour les journaux et autres…

— Tiens, un confrère !

— … C’est-y que vous voulez les voir ? ’Y a pas à sanger de quartier.

Certainement, je veux les voir ! Je crois que je sympathiserai plus facilement avec ceux-là qu’avec les Mahatmas timbrés pour lesquels je suis trop egzitè.

Cette fois pas de portes closes, pas de serrures. Une grande salle s’ouvre sur l’un des préaux. Nous la traversons, médiocrement charmés par des senteurs aigres ou fades qui m’écœurent même un peu. C’est le réfectoire des « bons apôtres » de la première division. Mais une bouffée d’héliotrope et de réséda chasse le malaise. Nous marchons sur le gravier très fin d’une allée cernée de deux rangées de frais arbustes ; d’étroites plates-bandes embaument. Vingt pas à faire, une marche à monter et nous entrons dans une pièce qui me paraît moins belle qu’à Léonard. Elle est assez propre mais, bien que très vaste, ne contient qu’une table et quelques chaises.

Cinq messieurs des plus « comme-il-faut », ainsi que mon gardien me le fait observer, se lèvent avec une affectation d’extraordinaire politesse. Je réponds à cinq saluts et serre cinq mains — tendues de façon assez noble.

Quatre de ces gentlemen se rasseoient aussitôt, en me priant, en chœur, de les imiter et reprennent des poses dignes bien qu’un peu accablées. Mais le cinquième reste debout et, passant son bras sous le mien, me contraint doucement d’accomplir le périple de la chambre, comme désireux de me faire les honneurs des murs nus, de la natte passablement éraillée et des sièges semés çà et là.

Quand il juge que je me suis bien familiarisé avec les craquelures du stuc des parois, il me mène vers une chaise qu’il a soin d’épousseter avec son mouchoir et me supplie — en propres termes — d’y prendre place. Il en choisit alors une autre, s’installe auprès de moi et se met à causer en hôte désireux de rompre la glace, — de mettre le nouveau venu complètement à son aise :

— J’espère, Monsieur, que vous n’êtes qu’en visite dans cette maison, — du reste bien tenue et suffisamment agréable. Je regretterais que vous y fussiez en résidence — et pour les mêmes raisons que ces Messieurs et moi.

Je lui réponds que je crains bien que mon séjour chez le Dr Froin ne se prolonge au moins de quelques semaines.

— Vous m’en voyez, Monsieur, très peiné. Je redoute pour vous des journées assez dures à passer. D’autant plus que vous êtes, j’en suis sûr, très légèrement atteint. Je suis médecin, le « docteur Magne… » (Il salue)… et connais la marche de la plupart des affections qui rendent l’internement nécessaire. J’ai pu faire diverses observations sur mes amis ici présents et sur moi-même, ce qui n’a rien de gai. Eh bien ! je suis désolé que mon collègue Froin vous ait retenu ici car il est rare qu’il se trompe… Quelquefois cependant…

Il a un sourire singulier, un clin d’œil mystérieux que je prends pour des symptômes de son état mental…

Je lui demande, un peu malgré moi :

— Alors vous avez conscience que tout ne… se passe pas régulièrement en vous ?

— Assurément ; bien qu’il y ait une puérile exagération dans les propos du médicastre Bid’homme quand il affirme que les cinq individus que vous voyez devant vous sont fous à lier ; (et je me permettrai de vous faire remarquer que ce n’est guère là le langage d’un médecin s’adressant à des patients). — Il est trop certain que le fonctionnement de nos cerveaux n’est pas toujours normal ; n’est-il pas vrai, mes chers amis ?

Ses quatre compagnons ont un hochement de tête éloquent.

— … Nous avons, par exemple, constaté le phénomène suivant — et les uns chez les autres — et chacun de nous en lui-même : il nous arrive souvent, contre notre vouloir, en dépit de nos réels efforts pour nous contraindre au silence et à l’immobilité, — de prononcer telles paroles, de commettre telle action qui prouvent surabondamment que le parleur, que l’être agissant est dans une période de très légère insanité. Voici un fait entre mille : dernièrement le fâcheux Dr Bid’homme nous fit l’immense plaisir, — je le dis sans la moindre charité, — mais tant pis ! — nous fit l’incommensurable plaisir de contracter une fièvre peu dangereuse mais qui le retint quelques jours dans son lit. Nous étions donc momentanément débarrassés des visites de ce polisson mal embouché, capricieux et méchant. Nous éprouvâmes tous cinq une impression de temporaire délivrance positivement exquise mais gâtée pour moi par une affreuse obsession : je comprenais le mieux du monde, moi-même, que c’était ridicule, invraisemblable, imbécile, mais — n’étais-je pas poursuivi par l’idée fixe que, si Bid’homme venait à se trouver en danger de mort, il importait que ce fût moi, moi seul qui lui adressasse les dernières paroles de consolation. Notez bien qu’il ne m’entra jamais dans la tête que j’eusse reçu les ordres et que les ornements sacerdotaux pussent me seoir mieux qu’une ceinture de sauvetage à un squale !… Mais dès que faiblissait ma volonté de reporter ma pensée sur d’autres sujets de préoccupation, j’étais horriblement tourmenté par le retour de cette vision grotesque : un Magne toujours aussi barbu et porteur du complet d’étoffe anglaise dont vous avez peut-être déjà — en vous-même — approuvé la coupe élégante et la nuance discrète, mais revêtu d’un transparent surplis qui laissait voir ce veston ventre-de-biche et cette cravate mauve et vert-de-gris, — un Magne dont les gestes de prédicateur et les filandreuses homélies stupéfiaient puis attendrissaient un petit bout d’homme simiesque roulé en boule dans ses couvertures. Le pis est qu’avec la plus ferme résolution d’épargner à mes compagnons habituels le spectacle de mon exécrable égarement, je me surpris bientôt à jouer toute la scène devant ces bons camarades indulgents mais faiblement ravis. Je voyais Bid’homme comme je vous vois, j’imitais même ses grimaces d’abord féroces puis béatement pieuses ; je l’exhortais avec un zèle toujours croissant et voulais obliger mes amis à déclarer que le hideux petit docteur était bien sous nos yeux… En même temps j’avais honte de mon rôle et me disais que j’étais comme ces enfants qui, jouant au soldat ou au marin, assistent presque réellement à la déroute d’ennemis imaginaires ou à la capture d’un vaisseau de pure fantaisie. Et il y avait un malheureux texte latin absolument indispensable à ma « prédication », — un texte dont je ne pouvais jamais retrouver que les deux premiers mots : Et nunc… et nunc… et nunc !… L’infructueuse recherche des autres vocables disparus de ma mémoire me causait une irritation des plus cocasses. Je ne me guéris de ma funèbre manie que le jour où mons Bid’homme, remis sur pied et plus courtois que jamais, me gratifia, lors d’une rencontre matinale, des agréables mais mystérieuses épithètes de : « grand dardaillon » et de « margouillard ». À propos, il faut que je vous fasse voir une caricature de ce Bid’homme, un dessin assez médiocre mais divertissant qui est mon œuvre. Je vais vous chercher ce « crayon ».

Le Dr Magne sort après avoir adressé à ses compagnons, à moi, aux murs, — surtout aux murs, — un superbe salut circulaire. Aussitôt l’un de ses amis se lève et vient occuper sa chaise. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, glabre, un peu grisonnant ; sa figure d’une pâleur luisante semble poncée. Il a deux poches sous les yeux, — de gros yeux bombés que recouvrent à demi leurs paupières en forme de coquilles de clovisses. Son nez est formidable, d’une courbe si ample et si hardie que je ne puis le comparer qu’à certains promontoires. Il tient continuellement à la main une sorte de casquette d’officier de marine avec laquelle il s’évente de temps à autre. Sa politesse est exquise, plus familière, toutefois, que celle du Dr Magne :

— Ami, — me dit il, vous êtes nouveau dans cette maison heureuse à la fois et contristée de vous avoir accueilli. Vous semblez plein de sagesse et de pénétration mais il est bon qu’un vieux pilote pratique de ces parages « cirés et frottés mais non dépourvus d’écueils » vous mette au courant de quelques particularités. Vous savez déjà ce que nous pensons du sieur Bid’homme : c’est un monstre à face « tout juste humaine » ; mais il est ici d’autres dangers que ceux qui proviennent de la fréquentation de gredins de cette espèce. Certains périls vous menacent et « j’ai la persuasion que vous ne les ignorez pas » (??)… Mais vous-même pouvez devenir redoutable à telles belles intelligences un instant obscurcies »…

… Léonard a raison. Je dois être bien dangereux pour que ce bon monsieur s’en aperçoive ainsi après moins d’un quart d’heure de fréquentation…

— … Soyez toujours plein de tact et de mesure dans vos rapports avec… disons, par exemple, avec notre cher Dr Magne. Vous le voyez : nous tâchons de lui complaire en tout ; nous confirmons tout ce qu’il lui prend fantaisie d’avancer. Le Dr Magne, ami, est un homme de la plus haute valeur, mais il a trop travaillé, — trop certes, — au point de s’anémier le cerveau et il est actuellement « sous un nuage » comme disent les compatriotes de mes défunts amis Richard-Cœur-de-Lion, porte-couronne, et Jerry Nastyswine, bookmaker. Il est « malade » et le sait. Malheureusement il veut à toute force que nous quatre, — victimes d’erreurs ou de machinations familiales, — soyons dans le même état que lui. Comme c’est l’être le meilleur et le plus noble du monde entier, nous jouons une pieuse comédie pour ne pas l’affliger ; mais vous saurez désormais que lui seul, dans ce petit groupe de cinq compagnons de misère, est réellement un peu frappé de ce que je me refuse à nommer et vous le ménagerez en conséquence, n’est-ce pas ? Si vous avez, ami, quelque observation à faire sur son compte, prenez-moi à part et transmettez-la-moi, à moi, monsieur A. Desbosquets, artiste dramatique, créateur, — comme vous ne pouvez l’ignorer, — du rôle de Cusenier dans les « Dangers de la distillation », ce beau drame du grand poète Noilly-Prat.

Ayant mis ainsi sa conscience en repos, M. A. Desbosquets oublie complètement ma présence et va causer avec Léonard qui est demeuré près de la porte. Il lui reproche, pêle-mêle, sa mâchoire, son accent, le peu de soin qu’il prend de son « indécente moustache », son inaptitude à marcher les pieds en dehors et lui déclare, — avec douceur, — qu’il ne fera jamais un bon « jeune premier ». — Je vous crois, Desbosquets !

La suite de la conférence m’échappe car, dès qu’il voit le bon acteur bien absorbé par le soin de cuisiner ses périodes en lesquelles le blâme s’oint de quelque bienveillance, — un autre membre du groupe, un homme encore jeune à figure de Chinois, mais de Chinois passé à la gelée de framboises, s’approche de moi avec précaution.

Son teint naturellement jaune s’égaie de capricieuses et « complémentaires » enluminures de couperose plutôt violette que rouge. Il a les cheveux rudes, le front fuyant, des pommettes saillantes, d’étroits yeux mongols dont les prunelles brunes semblent « fourbies à la peau » plutôt que vivantes, d’imperceptibles moustaches couleur feuille-morte, une petite barbe poivre et sel qu’on dirait usée comme un vieux tapis, un long cou dont la pomme d’Adam ressemble à une grosse noix restée là en route, des omoplates pareilles à celles d’un très vieux cheval très maigre — et qui jurent avec le buste épais et court et le bedon rondelet. Cagneuses, ses jambes en arcs sont embellies de genoux cocoïdes.

Il emprunte, lui aussi, la chaise du Dr Magne, m’envoie deux bouffées de cigarette au nez et m’ « entreprend » à son tour. Son langage est moins fleuri que celui de ses prédécesseurs ; il s’exprime avec une certaine difficulté de parole que l’on peut croire due à de la timidité ; sa voix est sourde, ses gestes sont gauches. Il paraît horriblement malheureux et gêné d’être venu là ; mais il y est. Il faut qu’il marche et il y va héroïquement, la mort dans l’âme :

— Monsieur, — enfin oui !… Monsieur… je n’aime pas chiner des frangins… absolument non ! Cependant, il faut que je vous dise que Desbosquets est beaucoup plus… absolument… (oh ! je lâcherai le mot !) — beaucoup plus… absolument craqué que le copain Magne. Absolument oui !

Il a un désir d’être franc, de « s’abandonner », dont il se repent à toute seconde parce qu’il sait qu’il s’ « abandonnera » maladroitement, qu’il va prêter à la moquerie ; il se sent ridicule et souffre de se connaître trop bien ; mais il est remordu de son besoin de sincérité, de laisser-aller — et se soulage avec son argot et ses « absolument » — « absolument oui ! » « absolument non ! » — à l’aide desquels il croit pouvoir révéler le fin fond de son âme.

Il reprend :

— On vous a peut-être parlé de moi — oui ! Je sais : blim, bloum — mécanique ! absolument oui ! — Littérateur, on vous a dit, — (Ah ! c’est le confrère !) et aussi le plus embêtant du groupe, n’est-ce pas ? C’est l’expression de Léonard, — oui ! Ah ! quand je suis un peu… blim, bloum… mécanique ! enfin — mal luné, — je ne dis pas… mais pas méchant pour un clou !… Dégoûtante, cette sale difficulté de parole, mais la mécanique, vous savez, — et pour moi c’est de la mécanique, — pas moyen ! Voulez-vous… je vous dise mon nom ? Ah ! pas connu du tout, mon nom, mais ’veux pas qu’on le défigure méchamment en vous le citant : Oswald-Norbert Nigeot. Prière de ne pas entendre Nigaud, — non ! — Bien que mes vers !… Ah ! satanée mécanique !… Un crétin, un simple crétin « boulotté » par la manie maladive d’écrire — et les calomnies des anciens élèves de Polytechnique ! — Oh ! écrire ! Métier terrible pour les mal doués comme moi qui sont… blim, bloum pas mécaniques ! et fâchés avec la mécanique des mots. Cochons de Polytechniciens forgent les mots ; pour cela pauvres littérateurs ne peuvent pas s’en servir. Ah ! cela même est de la mécanique !… Et ivrogne avec cela, Desbosquets aussi, très ivrogne ! Vous voyez bien : Cusenier, Noilly-Prat, pourquoi pas Pernod ? C’est une hantise pour les gens comme lui et comme moi ! Car ici, savez, — liquides sont rares, — bien que grâce à la haine des gardiens pour Bid’homme… (ah ! chameau ! chameau !) grâce aussi au père Froin, trop bon, croit pas au mal, lui, — mais peut-on appeler cela un mal ? il existe avec le ciel des… mécaniques… des… bloum… des accommodations, non ! veux dire dements, pas dations !