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Friedrich Nietzsche

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Beschreibung

Mes idées sur l’origine de nos préjugés moraux — car tel est le sujet de cette œuvre de polémique — ont trouvé leur première expression laconique et provisoire, dans ce recueil d’aphorismes qui porte le titre : Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres. J’ai commencé à l’écrire à Sorrente, au cours d’un hiver où il me fut donné de m’arrêter, comme s’arrête le voyageur, pour embrasser d’un coup d’œil tout ce pays vaste et dangereux, parcouru par mon esprit. Cela se passait pendant l’hiver de 1876 à 1877 ; les idées elles-mêmes sont de date plus ancienne. C’étaient déjà, dans les grandes lignes, les mêmes idées que je reprends dans les présents traités : — espérons que ce long intervalle leur aura profité, qu’elles auront gagné en maturité, en clarté, en solidité, en perfection ! 
Friedrich Nietzsche.

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Généalogie de la morale

Friedrich Nietzsche

Traduction parHenri Albert

Table des matières

Friedrich Nietzsche

Généalogie de la morale (1887)

Avant-propos

1. « Bien et mal », « bon et mauvais »

2. La « faute », la « mauvaise conscience », et ce qui leur ressemble.

3. Quel est le sens de tout idéal ascétique ?

Notes

À propos de l’auteur

Couverture

Généalogie de la morale (1887)

Friedrich Nietzsche

Avant-propos

1

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »… 

2

Mes idées sur l’origine de nos préjugés moraux — car tel est le sujet de cette œuvre de polémique — ont trouvé leur première expression laconique et provisoire, dans ce recueil d’aphorismes qui porte le titre : Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres. J’ai commencé à l’écrire à Sorrente, au cours d’un hiver où il me fut donné de m’arrêter, comme s’arrête le voyageur, pour embrasser d’un coup d’œil tout ce pays vaste et dangereux, parcouru par mon esprit. Cela se passait pendant l’hiver de 1876 à 1877 ; les idées elles-mêmes sont de date plus ancienne. C’étaient déjà, dans les grandes lignes, les mêmes idées que je reprends dans les présents traités : — espérons que ce long intervalle leur aura profité, qu’elles auront gagné en maturité, en clarté, en solidité, en perfection ! Le fait que je m’en tiens encore à elles, que depuis lors elles se sont resserrées toujours davantage, jusqu’à se fondre et à s’enchevêtrer, ce fait fortifie en moi la joyeuse assurance qu’elles n’ont pas pris naissance d’une façon isolée, au gré du hasard, sporadiquement, mais qu’elles ont poussé d’une souche commune, d’une volonté fondamentale de la connaissance, qui commande aux forces les plus intimes, parle un langage toujours plus net, exige des concepts toujours plus précis. Car c’est là la seule façon de penser digne d’un philosophe. Nous n’avons pas le droit de rester isolés en quoi que ce soit : il ne nous est pas plus permis de nous tromper que de rencontrer la vérité d’une façon fortuite. Que dis-je ! De même qu’il est de toute nécessité qu’un arbre porte ses fruits, nos idées sortent de nous-mêmes, nos évaluations, nos « oui », nos « non », nos raisons et nos causes se développent — tous parents et en relation les uns avec les autres, comme autant de témoignages d’une volonté, d’un état de santé, d’un terroir, d’un soleil. — Seront-ils à votre goût, ces fruits de notre jardin ? — Mais qu’importe cela aux arbres ? Que nous importe, à nous autres philosophes !…

3

Grâce à un scrupule qui m’est propre et que je n’aime pas à avouer — car il se rapporte à la morale, à tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale, — à un scrupule qui surgit dans ma vie si tôt et d’une façon si inattendue, avec une force irrésistible, tellement en contradiction avec mon entourage, ma jeunesse et mon origine, si peu en rapport avec les exemples que j’avais sous les yeux, que j’aurais presque le droit de l’appeler mon a priori, — ma curiosité aussi bien que mes soupçons durent s’arrêter à temps devant cette question : « Quelle origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et du mal ? » Et, de fait, j’étais encore un enfant de treize ans que déjà le problème de l’origine du mal me hantait : c’est à lui, qu’à un âge où « Dieu et les jeux de l’enfance se partagent le cœur », je consacrai déjà mon premier enfantillage littéraire, mon premier exercice de calligraphie philosophique. — Et, pour ce qui en est de la « solution » du problème que je proposais alors, il va de soi qu’elle fut à l’honneur de Dieu dont je faisais le père du mal. Était-ce mon « a priori » qui exigeait de moi pareille conclusion ? Ce nouvel « a priori » immoral ou du moins immoraliste et son expression, cet « impératif catégorique », hélas ! si anti-kantien, si énigmatique, à quoi, sur ces entrefaites, j’ai toujours davantage prêté l’oreille et non seulement l’oreille ?… Heureusement j’appris bientôt à distinguer le préjugé théologique du préjugé moral et je ne cherchai plus l’origine du mal au delà du monde. Quelque éducation historique et philologique, non sans un tact inné, délicat à l’endroit des questions psychologiques en général, transformèrent promptement mon problème en cet autre : Dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal : Et quelle valeur ont-elles par elles-mêmes ? Ont-elles jusqu’à présent enrayé ou favorisé le développement de l’humanité ? Sont-elles un symptôme de détresse, d’appauvrissement vital, de dégénérescence ? Ou bien trahissent-elles, au contraire, la plénitude, la force, la volonté de vivre, le courage, la confiance en l’avenir de la vie ? — À cela je trouvai en moi et je risquai maintes réponses, j’établis des distinctions entre les temps, les peuples, le rang des individus ; je spécialisai mon problème ; les réponses se transformèrent en nouvelles questions, recherches, conjectures, probabilités, jusqu’à ce que j’eusse enfin conquis un pays, un sol qui me fût propre, tout un monde ignoré, florissant et en pleine croissance, semblable à un jardin secret dont personne ne devait même soupçonner l’existence… Ah ! que nous sommes heureux, nous qui cherchons la connaissance, à condition que nous sachions nous taire assez longtemps !…

4

Ce qui me poussa d’abord à faire connaître quelques-unes de mes hypothèses sur l’origine de la morale fut la lecture d’un petit livre clair, propret, sagace et même d’une sagacité vieillotte, d’un livre qui me présenta nettement, pour la première fois, un genre d’hypothèses généalogiques à rebours et d’essence perverse, genre vraiment anglais. Ce petit livre m’attira avec cette force attractive que possède tout ce qui nous est opposé, tout ce qui est à nos antipodes. Il s’intitulait De l’Origine des Sentiments moraux, il avait pour auteur le Dr Paul Rée et parut en 1877. Peut-être n’ai-je jamais rien lu qui éveillât en moi la contradiction avec autant d’énergie, phrase par phrase, de conclusion en conclusion : toutefois ce fut sans aucune amertume, sans la moindre impatience. Dans l’ouvrage déjà mentionné, et que je préparais alors, je fis allusion à tout propos et hors de propos aux thèses de ce livre, non pour les réfuter — qu’ai-je à me mêler de réfutations ! — mais, ainsi qu’il convient a un esprit positif, pour remplacer l’invraisemblable par le vraisemblable, et, suivant les circonstances, une erreur par une autre. C’est alors, je le répète, que je mis pour la première fois en pleine lumière ces hypothèses sur les origines qui sont le sujet de ces dissertations, d’une façon maladroite sans doute, je suis le dernier à me le dissimuler, sans avoir encore ni la liberté, ni le langage propre à ce domaine spécial, avec maintes défaillances et des fluctuations multiples. Pour les détails, que l’on compare ce que je dis dans Humain, trop humain, aphorisme 45, sur la double origine du bien et du mal (c’est-à-dire que ces concepts sont différents suivant qu’ils sont nés de la sphère des maîtres ou de celle des esclaves) ; de même, mes idées sur la valeur et l’origine de la morale ascétique (aph. 136 et suiv.) ; puis sur la moralité des mœurs (aph. 96, 99, — vol. II aph. 89), ce genre de morale beaucoup plus ancien, plus primitif, qui diffère toto cœlo de l’évaluation altruiste (où le Dr Rée voit, comme tous les généalogistes anglais de la morale, l’évaluation morale en soi) ; enfin aph. 92. — Voyez encore dans le Voyageur et son ombre, aph. 26 — Aurore, aph. 112, mes théories sur l’origine de la justice considérée comme un accord passé entre des puissants à peu près égaux (l’équilibre comme condition première de tous les contrats, partant du droit tout entier) ; de même sur l’origine du châtiment, le Voyageur et son ombre, aph. 22, 33, — du châtiment qui n’a pas pour caractère essentiel et primordial l’intention d’inspirer la terreur (comme le croit le Dr Rée : — ce but lui a plutôt été adjoint après coup, dans des circonstances déterminées, et toujours comme quelque chose d’accessoire, d’additionnel).

5

Au fond, ce que j’avais alors à cœur, c’était quelque chose de beaucoup plus important qu’un monde d’hypothèses, propre ou étranger, sur l’origine de la morale (ou plus exactement : ce n’était là qu’une des voies multiples où je m’engageais pour parvenir à un but). Il s’agissait pour moi de la valeur de la morale — et sur ce point je n’avais à m’expliquer presque exclusivement qu’avec mon illustre maître Schopenhauer, à qui s’adressait ce livre, comme à un contemporain, ce livre, avec toute sa passion et sa secrète opposition (— car Humain, trop humain était aussi un « écrit polémique »). Il s’agissait, en particulier, de la valeur du non-égoïsme, des instincts de pitié, de renoncement, d’abnégation que Schopenhauer précisément avait si longtemps enjolivés à nos yeux — divinisés et élevés aux régions de l’au-delà, tant qu’enfin ils demeurèrent pour lui les « valeurs en soi » et qu’il se basa sur eux pour sa négation de la vie et de lui-même. Mais c’est justement contre ces instincts que s’élevait en moi une défiance de plus en plus fondamentale, un scepticisme de jour en jour plus profond ! En eux je voyais précisément le grand écueil de l’humanité, la tentation et la séduction suprême qui la conduirait… où donc ?… Au néant ? — Je voyais là le commencement de la fin, l’arrêt dans la marche, la lassitude qui regarde en arrière, la volonté qui se retourne contre la vie, la dernière maladie s’annonçant par des symptômes de tendresse et de mélancolie : je comprenais que cette morale de compassion qui s’étendait toujours plus autour d’elle, qui atteignait même les philosophes et les rendait malades, était le symptôme le plus inquiétant de notre culture européenne, inquiétante elle-même, son détour vers un nouveau bouddhisme ! vers un bouddhisme européen ! vers — le nihilisme !… Chez les philosophes, cette préférence, cette estimation exagérée et toute moderne de la pitié est, en effet, quelque chose de nouveau : jusqu’à présent c’était précisément sur la valeur négative de la pitié que les philosophes étaient tombés d’accord. Qu’il me suffise de nommer Platon, Spinoza, La Rochefoucauld et Kant, ces quatre esprits aussi différents que possible l’un de l’autre, mais unis sur un point : le mépris de la pitié.

6

Ce problème de la valeur de la pitié et de la morale altruiste (– je suis un adversaire de la honteuse effémination du sentiment qui a cours aujourd’hui —), ce problème ne paraît être tout d’abord qu’une question isolée, un point d’interrogation unique et à part ; mais à celui qui s’arrêtera ici une seule fois, à celui qui apprendra à interroger, il lui en adviendra comme il m’en est advenu : — une perspective nouvelle, immense, s’ouvrira devant lui, la vision d’une possibilité le saisira comme un vertige, toutes espèces de méfiances, de soupçons, d’appréhensions se feront jour, la foi en la morale, en toute morale chancellera, — enfin une exigence nouvelle élèvera la voix. Énonçons-la, cette exigencenouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, et la valeur de ces valeurs doit tout d’abord être mise en question — et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les conditions et les milieux qui leur ont donné naissance, au sein desquels elles se sont développées et déformées (la morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou malentendu ; mais aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave, ou poison), connaissance telle qu’il n’y en a pas encore eu de pareille jusqu’à présent, telle qu’on ne la recherchait même pas. On tenait la valeur de ces « valeurs » pour donnée, réelle, au-delà de toute mise en question ; et c’est sans le moindre doute et la moindre hésitation que l’on a, jusqu’à présent, attribué au « bon » une valeur supérieure à celle du « méchant », supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de l’influence féconde pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Comment ? Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme « bon », il y avait un symptôme de recul, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui fait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir ? d’une façon plus agréable, plus inoffensive, peut-être, mais aussi dans un style plus mesquin, plus bas ?… En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence ?…

7

Qu’il me suffise d’ajouter que moi-même, depuis que cette perspective s’est ouverte à moi, j’ai eu mes raisons pour chercher des collaborateurs érudits, audacieux et travailleurs (et aujourd’hui j’en cherche encore). Il s’agit de parcourir, — en posant quantité de problèmes nouveaux, et comme avec des yeux nouveaux, — l’énorme, le lointain et le si mystérieux pays de la morale — de la morale qui a vraiment existé et qui a été véritablement vécue : n’est-ce pas là presque découvrir ce pays ?… Si, entre autres personnes, j’ai pensé au Dr Rée, c’est que je ne doutais nullement qu’il ne fût poussé, par la nature même des problèmes qu’il se posait, à une méthode plus rationnelle pour les résoudre. Me suis-je trompé en cela ? Mon désir a été, en tout cas, de donner à un regard aussi pénétrant et aussi impartial une direction meilleure, la direction vers une véritable Histoire de la morale et de le mettre en garde, lorsqu’il en est temps encore, contre un monde d’hypothèses anglaises bâties dans le vide, dans l’azur. Il est clair que pour le généalogiste de la morale il y a une couleur cent fois préférable à l’azur : je veux dire le gris, j’entends par là tout ce qui repose sur des documents, ce que l’on peut vraiment établir, ce qui a réellement existé, bref, tout le long texte hiéroglyphique, laborieux à déchiffrer, du passé de la morale humaine ! — le Dr Rée ne le connaissait pas ; mais il avait lu Darwin : — et voila pourquoi, dans ses hypothèses, on voit, d’une façon pour le moins divertissante, la brute humaine de Darwin tendre gentiment la main à l’humble efféminé de la morale, création toute moderne qui « ne mord plus », mais qui répond à cette gracieuseté avec un visage empreint d’une certaine indolence débonnaire et gracieuse, à quoi se mêle un grain de pessimisme et de lassitude, comme s’il ne valait vraiment pas la peine de prendre si fort à cœur toute cette affaire — c’est-à-dire le problème de la morale. Pour moi, il me semble au contraire qu’il n’y a rien au monde qui ne mérite autant d’être pris au sérieux ; on méritera peut-être alors un jour d’avoir le droit de le prendre aisément. En effet, la gaieté, ou pour parler mon langage le gai savoir, est une récompense : la récompense d’un effort continu, hardi, opiniâtre, souterrain, qui, à vrai dire, n’est pas l’affaire de tout le monde. Mais au jour où nous pourrons nous écrier : « En avant ! Notre vieille morale, elle aussi, rentre dans le domaine de la comédie ! », nous aurons découvert, pour le drame dionysien de la Destinée de l’âme, une nouvelle intrigue, une nouvelle possibilité — et l’on pourrait gager qu’il en a déjà tiré parti, lui, le grand, l’antique, l’éternel poète des comédies de notre existence !…

8

Si d’aucuns trouvent cet écrit incompréhensible, si l’oreille est lente à en percevoir le sens, la faute, me semble-t-il, n’en est pas nécessairement à moi. Ce que je dis est suffisamment clair, à supposer, et je le suppose, que l’on ait lu, sans s’épargner quelque peine, mes ouvrages antérieurs : car, en effet, ceux-ci ne sont pas d’un abord très facile. Pour ce qui en est, par exemple, de mon Zarathoustra, je ne veux pas que l’on se vante de le connaître si l’on n’a pas été quelque jour profondément blessé, puis, au contraire, secrètement ravi par chacune de ses paroles : car, alors seulement, on jouira du privilège de participer à l’élément alcyonien d’où cette œuvre est née, on se sentira de la vénération pour sa resplendissante clarté, son ampleur, sa perspective lointaine, sa certitude. Dans d’autres cas la forme aphoristique de mes écrits offre une certaine difficulté : mais elle vient de ce qu’aujourd’hui l’on ne prend pas cette forme assez au sérieux. Un aphorisme dont la fonte et la frappe sont ce qu’elles doivent être n’est pas encore « déchiffré » parce qu’on l’a lu ; il s’en faut de beaucoup, car l’interprétation ne fait alors que commencer et il y a un art de l’interprétation. Dans la troisième dissertation du présent volume, j’ai donné un exemple de ce que j’appelle en pareil cas une « interprétation » : — cette dissertation est précédée d’un aphorisme dont elle est le commentaire. Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder avant tout une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui — et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, d’une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer…

Sils-Maria, Haute-Engadine.

Juillet 1887.

Dissertation 1

« Bien et mal », « bon et mauvais »

1

Ces psychologues anglais à qui nous sommes redevables des seules tentatives faites jusqu’à présent pour constituer une histoire des origines de la morale — nous présentent en leur personne une énigme qui n’est pas à dédaigner ; j’avoue que, par cela même, en tant qu’énigmes incarnées, ils ont sur leurs livres un avantage capital — ils sont eux-mêmes intéressants ! Ces psychologues anglais, que veulent-ils en somme ? On les trouve toujours, que ce soit volontairement, ou involontairement, occupés à la même besogne, c’est-à-dire à mettre en évidence la partie honteuse de notre monde intérieur et à chercher le principe actif, conducteur, décisif au point de vue de l’évolution, précisément là où l’orgueil intellectuel de l’homme tiendrait le moins à le trouver (par exemple dans la vis inertiæ de l’habitude, ou bien dans la faculté d’oubli, ou encore dans un enchevêtrement et un engrenage aveugle et fortuit d’idées, ou enfin dans je ne sais quoi de purement passif, d’automatique, de réflexe, de moléculaire et de foncièrement stupide) — qu’est-ce donc au juste qui pousse toujours les psychologues dans cette direction ? Serait-ce quelque instinct secret et bassement perfide de rapetisser l’homme, instinct qui n’osa peut-être pas s’armer lui-même ? Ou serait-ce, par hasard, un soupçon pessimiste, la méfiance de l’idéaliste désillusionné et assombri, devenu tout fiel et venin ? Ou bien une petite hostilité souterraine contre le christianisme (et Platon), une rancune qui peut-être n’a pas encore passé le seuil de la conscience ? Ou bien encore un goût pervers pour les bizarreries, les paradoxes douloureux, les incertitudes et les absurdités de l’existence ? Ou enfin — un peu de tout cela, un peu de vilenie, un peu d’amertume, un peu d’anti-christianisme, un peu de besoin d’être émoustillé et de goût pour le poivre ?… Mais on m’assure que ce sont tout simplement de vieilles grenouilles visqueuses et importunes qui rampent et sautillent autour de l’homme, qui s’ébattent même dans son sein comme si elles étaient là dans leur élément, c’est-à-dire dans un bourbier. Je m’élève contre cette idée avec dégoût, je lui refuse même toute créance ; et s’il est permis d’émettre un vœu, lorsqu’on ne peut pas savoir, je souhaite de tout cœur qu’en ce qui les concerne ce soit tout le contraire, — que ces chercheurs qui étudient l’âme au microscope soient au fond des créatures vaillantes, généreuses et fières, sachant tenir en bride leur cœur comme leur rancœur et ayant appris à sacrifier leurs désirs à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, âpre, laide, répugnante, anti-chrétienne et immorale… Car de telles vérités existent. —

2

Honneur donc aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale ! Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des philosophes, une façon de penser essentiellement anti-historique : on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions non-égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons « l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une appréciation dont, jusqu’à présent, l’homme supérieur avait été fier, comme d’une sorte de privilège de l’homme supérieur en général. Cette fierté doit être humiliée, cette appréciation doit être dépréciée : ce but a-t-il été atteint ?… Pour moi il apparaît d’abord clairement que cette théorie recherche et croit apercevoir le véritable foyer d’origine du concept « bon » à un endroit où il n’est pas : le jugement « bon » n’émane nullement de ceux à qui on a prodigué la « bonté » ! Ce sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme « bons », qui ont jugé leurs actions « bonnes », c’est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer : que leur importait l’utilité ! Le point de vue utilitaire est tout ce qu’il y a de plus étranger et d’inapplicable au regard d’une source vive et jaillissante de suprêmes évaluations, qui établissent et espacent les rangs : ici le sentiment est précisément parvenu à l’opposé de cette froideur qui est la condition de toute prudence intéressée, de tout calcul d’utilité — et cela, non pas pour une seule fois, pour une heure d’exception, mais pour toujours. La conscience de la supériorité et de la distance, je le répète, le sentiment général, fondamental, durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec un « bas-fond humain » — voilà l’origine de l’antithèse entre « bon » et « mauvais ». (Ce droit de maître en vertu de quoi on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. Ils ont dit : « ceci est telle et telle chose », ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire appropriés.) C’est grâce à cette origine que de prime abord le mot « bon » ne s’attache point nécessairement aux actions « non égoïstes » : comme c’est le préjugé de ces généalogistes de la morale. C’est bien plutôt sur le déclin des évaluations aristocratiques que l’antithèse « égoïste » et « désintéressée » (« non égoïste ») s’empare de plus en plus de la conscience humaine. — C’est, pour me servir de mon langage, l’instinct de troupeau qui, dans cette opposition de termes, finit par trouver son expression. Et même alors il se passe encore beaucoup de temps jusqu’à ce que cet instinct devienne maître, au point que l’évaluation morale reste prise et enlisée dans ce contraste (comme c’est par exemple le cas dans l’Europe actuelle, où le préjugé qui tient les concepts « moral », « non égoïste », « désintéressé » pour équivalents règne déjà avec la puissance d’une « idée fixe » et d’une affection cérébrale).

3