Vers le milieu de la rue
de l'Université, entre le numéro 51 et le 57, on voit quatre hôtels
qui peuvent compter parmi les plus beaux de Paris. Le premier
appartient à M. Pozzo di Borgo; le second, au comte de Mailly; le
troisième, au duc de Choiseul; le dernier au baron de Sanglié.
C'est celui qui fait l'angle de la rue Bellechasse.
L'hôtel de Sanglié est une
habitation de noble apparence. La porte cochère s'ouvre sur une
cour d'honneur soigneusement sablée et tapissée de treilles
centenaires. La loge du suisse est à gauche, cachée sous un lierre
épais où les moineaux et les portiers babillent à l'unisson. Au
fond de la cour à droite, un large perron, abrité sous une
marquise, conduit au vestibule et au grand escalier. Le
rez-de-chaussée et le premier sont occupés par le baron tout seul;
il jouit sans partage d'un vaste jardin borné par d'autres jardins,
peuplé de fauvettes, de merles et d'écureuils qui vont de l'un chez
l'autre en pleine liberté, comme s'ils étaient habitants d'un bois,
et non citoyens de Paris.
Les armes des Sanglié, peintes à
la cire, se répètent sur tous les murs du vestibule. C'est un
sanglier d'or sur champ de gueules. L'écusson est supporté par deux
lévriers et surmonté d'un tortil de baron avec cette légende: SANG
LIÉ AU ROY. Une demi-douzaine de lévriers vivants, groupés suivant
leur fantaisie, s'agacent au pied de l'escalier, mordillent les
véroniques en fleur dans les vases du Japon, ou s'aplatissent sur
le tapis en allongeant leur tête serpentine. Les valets de pied,
assis sur des banquettes de Beauvais, se croisent solennellement
les bras, comme il convient à des gens de bonne maison.
Le 1er janvier 1853, vers les
neuf heures du matin, tous les domestiques de l'hôtel tenaient sous
le vestibule un congrès tumultueux. L'intendant du baron, M.
Anatole, venait de leur distribuer leurs étrennes. Le maître
d'hôtel avait reçu cinq cents francs, le valet de chambre deux cent
cinquante. Le moins favorisé de tous, le marmiton, contemplait avec
une tendresse inexprimable deux beaux louis d'or tout neufs. Il y
avait des jaloux dans l'assemblée, mais pas un mécontent, et chacun
disait en son langage que c'est plaisir de servir un maître riche
et généreux.
Ces messieurs formaient un groupe
assez pittoresque autour d'une des bouches du calorifère. Les plus
matineux avaient déjà la grande livrée; les autres portaient encore
le gilet à manches, qui est la petite tenue des domestiques. Le
valet de chambre était tout de noir habillé, avec des chaussons de
lisière; le jardinier ressemblait à un villageois endimanché; le
cocher était en veste de tricot et en chapeau galonné; le suisse,
en baudrier d'or et en sabots. On apercevait ça et là, le long des
murs, un fouet, une étrille, un bâton à cirer, une tête de loup, et
des plumeaux dont je ne sais pas le nombre.
Le maître dormait jusqu'à midi,
en homme qui a passé la nuit au club: on avait bien le temps de se
mettre à l'ouvrage. Chacun faisait d'avance emploi de son argent,
et les châteaux en Espagne allaient bon train. Tous les hommes,
petits et grands, sont de la famille de Perrette qui portait un pot
au lait.
«Avec ça et ce que j'ai de côté,
disait le maître d'hôtel, j'arrondirai ma rente viagère. On a du
pain sur la planche, Dieu merci! et l'on ne se laissera manquer de
rien sur ses vieux jours.
—Parbleu! reprit le valet de
chambre, vous êtes garçon; vous n'avez que vous à penser. Mais,
moi, j'ai de la famille. Aussi, je donnerai mon argent à ce petit
jeune homme qui va à la Bourse. Il me tripotera quelque
chose.
—C'est une idée, ça, monsieur
Ferdinand, repartit le marmiton.
Portez-lui donc mes quarante
francs, quand vous irez.»
Le valet de chambre répondit d'un
ton protecteur: «Est-il jeune!
Qu'est-ce qu'on peut faire à la
Bourse avec quarante francs?
—Allons, dit le jeune homme en
étouffant un soupir, je les mettrai à la caisse d'épargne!»
Le cocher partit d'un gros éclat
de rire. Il frappa sur son estomac en criant: «Ma caisse d'épargne,
à moi, la voici. C'est là que j'ai toujours placé mes fonds, et je
m'en suis bien trouvé. Pas vrai, père Altroff?»
Le père Altroff, suisse de
profession, Alsacien de naissance, grand, vigoureux, ossu, pansu,
large des épaules, énorme de la tête, et aussi rubicond qu'un jeune
hippopotame, sourit du coin de l'oeil et fit avec sa langue un
petit bruit qui valait un long poème.
Le jardinier, fine fleur de
Normand, fit sonner son argent dans sa main, et répondit à
l'honorable préopinant: «Allais, marchais! ce qu'on a bu, on ne l'a
plus. Il n'est tel placement qu'une bonne cachette dans un vieux
mur ou dans un arbre creux. Argent bien enfouie, les notaires ne la
mangent point!»
L'assemblée se récria sur la
naïveté du bonhomme qui enterrait ses écus tout vifs, au lieu de
les faire travailler. Quinze ou seize exclamations s'élevèrent en
même temps. Chacun dit son mot, trahit son secret, enfourcha son
dada, secoua sa marotte. Chacun frappa sur sa poche et caressa
bruyamment les espérances certaines, le bonheur clair et liquide
qu'il avait emboursé le matin. L'or mêlait sa petite voix aiguë à
ce concert de passions vulgaires; et le cliquetis des pièces de
vingt francs, plus capiteux que la fumée du vin ou l'odeur de la
poudre, enivrait ces pauvres cervelles et accélérait le battement
de ces coeurs grossiers.
Au plus fort du tumulte, une
petite porte s'ouvrit sur l'escalier, entre le rez-de-chaussée et
le premier étage. Une femme, vêtue de haillons noirs, descendit
vivement les degrés, traversa le vestibule, ouvrit la porte vitrée
et disparut dans la cour.
Ce fut l'affaire d'une minute, et
pourtant cette sombre apparition éteignit la joie de tous ces
valets en belle humeur. Ils se levèrent sur son passage avec les
marques d'un profond respect. Les cris s'arrêtèrent dans leur
gosier, et l'or ne sonna plus dans leurs poches. La pauvre femme
avait laissé derrière elle comme une traînée de silence et de
stupeur.
Le premier qui se remit fut le
valet de chambre, un esprit fort.
«Sapristi! cria-t-il, j'ai cru
voir passer la misère en personne. Voilà mon jour de l'an gâté dès
le matin. Vous verrez que rien ne me réussira jusqu'à la
Saint-Sylvestre. Brrr! j'ai froid dans le dos.
—Pauvre femme! dit le maître
d'hôtel. Ça a eu des mille et des cents, et puis voilà! Qui est-ce
qui croirait que c'est une duchesse?
—C'est son gueux de mari qui lui
a tout mangé.
—Un joueur!
—Un homme sur sa bouche!
—Un coureur qui trotte du matin
au soir, avec ses vieilles jambes, à la suite de tous les
cotillons!
—C'est pas lui qui m'intéresse:
il n'a que ce qu'il mérite.
—Sait-on comment va Mlle
Germaine?
—Leur négresse m'a dit qu'elle
était au plus bas. Elle crache le sang à plein mouchoir.
—Et pas de tapis dans sa chambre!
Cette enfant-là ne guérirait que dans les pays chauds, à Florence
ou en Italie.
—Ça fera un ange au ciel du bon
Dieu.
—C'est ceux qui restent qui sont
à plaindre!
—Je ne sais pas comment la
duchesse sortira de là. Des comptes à n'en plus finir chez tous les
fournisseurs! Le boulanger parle de leur refuser crédit.
—Combien ont-ils de loyer
là-haut?
—Huit cents. Mais je m'étonne si
monsieur à jamais vu la couleur de leur argent.
—Si j'étais de lui, j'aimerais
mieux laisser le petit appartement vacant que de garder des
personnes qui font tache dans l'hôtel.
—Es-tu bête! Pour qu'on ramasse
sur le pavé le duc de La Tour d'Embleuse et sa famille? Ces
misères-là, vois-tu, c'est comme les plaies du faubourg: nous avons
tous intérêt à les cacher.
—Tiens! dit le marmiton, je m'en
moque pas mal! Pourquoi qu'ils ne travaillent pas? Les ducs sont
des hommes comme les autres.
—Garçon! reprit gravement le
maître d'hôtel, tu dis des choses incohérentes. La preuve qu'ils ne
sont pas des hommes comme les autres, c'est que moi, ton supérieur,
je ne serai pas seulement baron pendant une heure de ma vie.
D'ailleurs la duchesse est une femme sublime, et elle fait des
choses dont ni toi ni moi ne serions capables. Mangerais-tu du
bouilli pendant un an à tous tes repas?
—Dame! ça n'est pas amusant, le
bouilli!
—Eh bien! la duchesse met le
pot-au-feu tous les deux jours, parce que son mari n'aime pas la
soupe maigre. Monsieur dîne d'un bon tapioca au gras, avec un
bifteck ou une paire de côtelettes, et la pauvre sainte femme avale
jusqu'au dernier morceau de gîte qui se bouillit dans la maison.
Est-ce beau, cela?»
Le marmiton fut touché dans
l'âme. «Mon bon monsieur Tournoy, dit-il au maître d'hôtel, c'est
des gens bien intéressants. Est-ce qu'on ne pourrait pas leur faire
passer quelques douceurs, en s'entendant avec leur négresse?
—Ah bien oui! elle est aussi
fière qu'eux; elle ne voudrait rien de nous. Et cependant m'est
avis qu'elle ne déjeune pas tous les jours.»
Cette conversation aurait pu
durer longtemps, si M. Anatole n'était venu l'interrompre. Il entra
juste à point pour couper la parole au chasseur, qui ouvrait la
bouche pour la première fois. L'assemblée se dispersa en toute
hâte; chaque orateur emporta ses instruments de travail, et il ne
resta dans la salle des délibérations qu'un de ces balais
gigantesques qu'on appelle tête de loup.
Cependant Marguerite de Bisson,
duchesse de La Tour d'Embleuse, cheminait à pas pressés dans la
direction de la rue Jacob. Les passants qui la frôlèrent du coude
en courant donner ou recevoir des étrennes la trouvèrent semblable
à ces Irlandaises désespérées qui piétinent sur le macadam des rues
de Londres à la poursuite d'un penny. Fille des ducs de Bretagne,
femme d'un ancien gouverneur du Sénégal, la duchesse était coiffée
d'un chapeau de paille teinte en noir, dont les brides se tordaient
comme des ficelles. Une voilette d'imitation, percée en cinq ou six
endroits, cachait mal son visage et lui donnait une physionomie
étrange. Cette belle tête, marquée de taches blanches d'inégale
grandeur, semblait défigurée par la petite vérole. Un vieux crêpe
de Chine, noirci par les soins du teinturier et roussi par les
intempéries de l'air, laissait tomber tristement ses trois pointes,
dont la frange effleurait la neige du trottoir. La robe qui se
cachait là-dessous était si fatiguée que le tissu était
méconnaissable. Il eût fallu l'examiner de bien près et à la loupe
pour reconnaître une moire ancienne démoirée, limée, coupée dans
les plis, effrangée par en bas, et dévorée par la boue corrosive du
pavé de Paris. Les souliers qui supportaient ce lamentable édifice
n'avaient plus ni forme ni couleur. Le linge ne se montrait nulle
part, ni au col, ni aux manches. Quelquefois, au passage d'un
ruisseau, la robe se relevait à droite et laissait voir un bas de
laine grise, un simple jupon de futaine noire. Les mains de la
duchesse, rougies par un froid piquant, se cachaient sous son
châle. Elle traînait les pieds en marchant, non par une habitude de
nonchalance, mais dans la peur de perdre ses souliers.
Par un contraste que vous avez pu
observer quelquefois, la duchesse n'était ni maigre, ni pâle, ni
enlaidie en aucune façon par la misère. Elle avait reçu de ses
ancêtres une de ces beautés rebelles qui résistent à tout, même à
la faim. On a vu des prisonniers qui engraissaient dans leur cachot
jusqu'à l'heure de la mort. A l'âge de quarante-sept ans, Mme de La
Tour d'Embleuse conservait de beaux restes de jeunesse. Ses cheveux
étaient noirs, et elle avait trente-deux dents capables de broyer
le pain le plus dur. Sa santé était moins florissante que sa
figure, mais c'est un secret qui restait entre elle et son médecin.
La duchesse touchait à cette heure dangereuse et quelquefois
mortelle où la femme disparaît pour faire place à l'aïeule. Plus
d'une fois elle avait été saisie par des suffocations étranges.
Elle rêvait souvent que le sang la prenait à la gorge pour
l'étouffer. Des chaleurs inexplicables lui montaient au cerveau par
bouffées, et elle s'éveillait dans un bain de vapeur animale où
elle s'étonnait de ne point mourir. Le docteur Le Bris, un jeune
médecin et un vieil ami, lui recommandait un régime doux, sans
fatigues et surtout sans émotions. Mais quelle âme stoïcienne
aurait traversé sans s'émouvoir de si rudes épreuves?
Le duc César de La Tour
d'Embleuse, fils d'un des émigrés les plus fidèles au roi et les
plus acharnés contre le pays, fut récompensé magnifiquement des
services de son père. En 1827, Charles X le nomma gouverneur
général de nos possessions dans l'Afrique occidentale. Il était à
peine âgé de quarante ans. Pendant vingt-huit mois de séjour dans
la colonie, il tint tête aux Maures et à la fièvre jaune; puis il
demanda un congé pour venir se marier à Paris. Il était riche,
grâce au milliard d'indemnité; il doubla sa fortune en épousant la
belle Marguerite de Bisson, qui possédait à Saint-Brieuc soixante
mille livres de rente. Le roi signa son contrat le même jour que
les ordonnances, et le duc se trouva marié et destitué tout d'un
coup. Le nouveau pouvoir l'aurait accueilli volontiers dans la
foule des transfuges; on dit même que le ministère de Casimir
Périer lui fit quelques avances. Il dédaigna tous les emplois, par
fierté d'abord, et autant par une invincible paresse. Soit qu'il
eût dépensé en trois ans tout ce qu'il avait d'énergie, soit que la
vie facile de Paris le retint par un attrait irrésistible, son seul
travail pendant dix ans fut de promener ses chevaux au Bois et de
montrer ses gants jaunes au foyer de l'Opéra. Paris était un pays
nouveau pour lui, car il avait vécu à la campagne sous la férule
inflexible de son père, jusqu'au jour où il partit pour le Sénégal.
Il goûta si tard à tous les plaisirs, qu'il n'eut pas le temps de
se blaser.
Tout lui parut bon, les
jouissances de la table, les satisfactions de la vanité, les
émotions du jeu, et même les joies austères de la famille. Il
montrait dans sa maison l'empressement d'un jeune mari, et dans le
monde la fougue d'un fils de famille émancipé. Sa femme était la
plus heureuse de France, mais elle n'était pas la seule dont il fit
le bonheur. Il pleura de joie à la naissance de sa fille, vers
l'été de 1835. Dans l'excès de son bonheur, il acheta une maison de
campagne à une danseuse dont il était fou. Les dîners qu'il donnait
chez lui n'avaient point de rivaux, si ce n'est les soupers qu'il
donnait chez sa maîtresse. Le monde, qui est toujours indulgent
pour les hommes, lui pardonna ce gaspillage de sa vie et de sa
fortune. On trouva qu'il faisait galamment les choses, puisque ses
plaisirs du dehors n'éveillaient pas un écho douloureux dans sa
maison. En bonne justice, pouvait-on lui reprocher de répandre un
peu partout le trop-plein de sa bourse et de son coeur? Aucune
femme ne plaignit la duchesse; et, en effet, elle n'était pas à
plaindre. Il évitait soigneusement de se compromettre, il ne se
montrait en public qu'avec sa femme, et il aurait mieux aimé
manquer une partie que de l'envoyer seule au bal.
Cette vie en partie double, et
les ménagements dont un galant homme sait envelopper ses plaisirs,
eurent bientôt entamé son capital. Rien ne coûte plus cher à Paris
que l'ombre et la discrétion. Le duc était trop grand seigneur pour
compter avec personne. Il ne sut jamais rien refuser à sa femme ni
à la femme d'autrui. Ne croyez pas qu'il ignorât les brèches
énormes qu'il faisait à sa fortune; mais il comptait sur le jeu
pour tout réparer. Les hommes à qui le bien est venu en dormant
s'habituent à une confiance illimitée dans le destin. M. de La Tour
d'Embleuse était heureux comme celui qui prend les cartes pour la
première fois. On estime que ses gains de l'année 1841 doublèrent
son revenu et au delà. Mais rien ne dure en ce monde, pas même le
bonheur au jeu: il en fit bientôt l'expérience. La liquidation de
1848, qui mit à nu tant de misères, lui apprit qu'il était ruiné
sans ressource. Il aperçut sous ses pieds un abîme sans fond. Un
autre aurait perdu l'esprit; il ne perdit pas même l'espérance. Il
alla droit à sa femme et lui dit gaiement: «Ma chère Marguerite,
cette maudite révolution nous a tout pris. Nous n'avons pas mille
francs à nous.»
La duchesse ne s'attendait pas à
semblable nouvelle. Elle songea à sa fille, et pleura
amèrement.
«Ne craignez rien, lui dit-il;
c'est un orage qui passe. Comptez sur moi; je compte sur le hasard.
On dit que je suis un homme léger; tant mieux! je reviendrai sur
l'eau.»
La pauvre femme essuya ses larmes
et lui dit:
«Bien, mon ami! Vous
travaillerez?
—Moi! Fi donc! J'attendrai la
Fortune: c'est une capricieuse; elle est trop bien avec moi pour me
quitter de but en blanc sans esprit de retour.»
Le duc attendit huit ans dans un
petit appartement de l'hôtel de Sanglié, au-dessus des écuries. Ses
anciens amis, dès qu'ils eurent le temps de se reconnaître,
l'aidèrent de leur bourse et de leur crédit. Il emprunta sans
scrupule, en homme qui avait beaucoup prêté sans billet. On lui
offrit plusieurs emplois, tous honorables. Une compagnie
industrielle voulut l'adjoindre à son conseil de surveillance, avec
une allocation qui valait un traitement. Il refusa, de peur de
déroger. «Je veux bien vendre mon temps, dit-il; mais je n'entends
pas prêter mon nom.» C'est ainsi qu'il descendit un à un tous les
échelons de la misère, décourageant ses amis, fatiguant ses
créanciers, se fermant toutes les portes, usant son nom qu'il ne
voulait pas compromettre, mais sans jamais prendre au sérieux
l'habit râpé qu'il promenait dans les rues, et sa cheminée sans
feu, faute de deux morceaux de bois.
Le 1er janvier 1853, la duchesse
portait au mont-de-piété son anneau de mariage.
Il faut être bien destitué de
tout secours humain pour engager un objet d'aussi mince valeur
qu'un anneau de mariage. Mais la duchesse n'avait pas un centime à
la maison, et l'on ne vit pas sans argent, quoique la confiance
soit le grand ressort du commerce de Paris. On se procure bien des
choses sans les payer, lorsqu'on peut jeter sur le comptoir du
marchand un beau nom et une adresse imposante. Vous pouvez meubler
votre maison, remplir votre cave et monter votre garde-robe sans
faire voir aux fournisseurs la couleur de vos écus. Mais il y a
mille dépenses quotidiennes qui ne se font que la bourse à la main.
Un habit se prend à crédit, mais le raccommodage se paye comptant.
Il est quelquefois plus facile d'acheter une montre que d'acheter
un chou. La duchesse avait chez quelques fournisseurs un restant de
crédit qu'elle ménageait avec un soin religieux; mais quant à
l'argent, elle ne savait où le prendre. Le duc de La Tour
d'Embleuse ne possédait plus d'amis: il les avait dépensés comme le
reste de sa fortune. Tel camarade de collège nous aime jusqu'à
concurrence de mille francs; tel compagnon de plaisir est homme à
nous prêter cent louis; tel voisin charitable représente une valeur
de mille écus. Passé un certain chiffre, le prêteur est dégagé de
tous les devoirs de l'amitié: il n'a rien à se reprocher; il a bien
fait les choses; il ne vous doit plus rien; il a le droit de
détourner les yeux lorsqu'il vous rencontre et de défendre sa porte
quand vous entrez chez lui. Les amies de la duchesse s'étaient
détachées d'elle l'une après l'autre. L'amitié des femmes est
assurément plus chevaleresque que celle des hommes; mais dans l'un
et l'autre sexe on n'a d'affection durable que pour ses égaux. On
éprouve un plaisir délicat à gravir deux ou trois fois un escalier
difficile et à s'asseoir en grande toilette auprès d'un grabat,
mais il est peu d'âmes assez héroïques pour vivre familièrement
avec le malheur d'autrui. Les plus chères amies de la pauvre femme,
celles qui l'appelaient Marguerite, avaient senti leur coeur se
refroidir dans cet appartement sans tapis et sans feu; elles n'y
venaient plus. Lorsqu'on leur parlait de la duchesse, elles
faisaient son éloge, elles la plaignaient sincèrement, elles
disaient: «Nous nous aimons toujours, mais nous ne nous voyons
presque jamais. C'est la faute de son mari!»
Dans ce délaissement lamentable,
la duchesse avait eu recours au dernier ami des malheureux, au
créancier qui prête à gros intérêt, mais sans objection et sans
reproche. Le mont-de-piété gardait ses bijoux, ses fourrures, ses
dentelles, le meilleur de son linge et de sa garde-robe, et
l'avant-dernier matelas de son lit. Elle avait tout engagé sous les
yeux du vieux duc, qui regardait partir une à une toutes les pièces
de son mobilier, et leur souhaitait gaiement un bon voyage. Cet
incompréhensible vieillard vivait dans sa maison comme Louis XV
dans son royaume, sans souci de l'avenir, et disant: «Après moi le
déluge!» Il se levait tard, déjeunait de bon appétit, passait une
heure à sa toilette, teignait ses cheveux, plâtrait ses rides,
mettait du rouge, polissait ses ongles, et promenait ses grâces
dans Paris jusqu'à l'heure du dîner. Il ne s'étonnait point de voir
un bon repas sur la table, et il était trop discret pour demander à
sa femme où elle l'avait trouvé. Si la pitance était maigre, il en
faisait son deuil, et souriait à la mauvaise fortune comme
autrefois à la bonne. Lorsque Germaine commença à tousser, il la
plaisanta agréablement sur cette mauvaise habitude. Il fut
longtemps sans voir qu'elle dépérissait. Le jour où il s'en
aperçut, il éprouva une vive contrariété.
Quand le docteur lui annonça que
la pauvre enfant ne pouvait être sauvée que par miracle. Il
l'appela médecin Tant-Pis, et dit en se frottant les mains:
«Allons, allons, cela ne sera rien!» Il ne savait pas bien lui-même
s'il prenait ces airs dégagés pour rassurer sa famille, ou si sa
légèreté naturelle l'empêchait de sentir la douleur. Sa femme et sa
fille l'adoraient tel qu'il était. Il traitait la duchesse avec la
même galanterie qu'au lendemain du mariage, et il faisait sauter
Germaine sur ses genoux. La duchesse ne le soupçonna jamais d'être
la cause de sa ruine; elle voyait en lui, depuis vingt-trois ans,
un homme parfait; elle prenait son indifférence pour du courage et
de la fermeté; elle espérait en lui, malgré tout, et le croyait
capable de relever sa maison par un coup de fortune.
Germaine avait quatre mois à
vivre, au sentiment du docteur Le Bris. Elle devait tomber aux
premiers jours du printemps; les lilas blancs auraient le temps de
fleurir sur sa tombe. Elle pressentait sa destinée et jugeait son
état avec une clairvoyance bien rare chez les phthisiques.
Peut-être même avait-elle soupçon du mal qui minait sa mère. Elle
couchait à côté de la duchesse, et dans ses longues nuits
d'insomnie elle s'effrayait quelquefois du sommeil haletant de sa
chère garde-malade. «Quand je serai morte, pensait-elle, maman me
suivra de près. Nous ne nous quitterons pas pour longtemps. Mais
que deviendra mon père?»
Tous les soucis, toutes les
privations, toutes les douleurs physiques et morales habitaient ce
petit coin de l'hôtel Sanglié; et dans Paris où la misère abonde,
il n'y avait peut-être pas une famille plus complètement misérable
que celle de La Tour d'Embleuse, qui possédait pour dernière
ressource un anneau de mariage.
La duchesse courut d'abord à la
succursale du mont-de-piété qui est située dans la rue Bonaparte,
auprès de l'École des Beaux-Arts. Elle trouva la maison fermée:
n'était-ce pas jour de fête? L'idée lui vint que le commissionnaire
de la rue de Condé aurait peut-être ouvert sa boutique. Elle
remonta le faubourg jusqu'à la rue de Condé: porte close. Alors
elle ne sut plus où s'adresser, car les établissements de ce genre
ne sont pas communs au faubourg Saint-Germain. Cependant, comme il
ne fallait pas que le duc commençât l'année par le jeûne, elle
entra chez un petit bijoutier du carrefour de l'Odéon, et elle
vendit sa bague pour onze francs. Le marchand promit de la garder
trois mois à sa disposition, dans le cas où elle voudrait la
racheter.
Elle noua l'argent dans un coin
de son mouchoir de poche, et marcha sans s'arrêter jusqu'à la rue
des Lombards. Elle entra chez un droguiste, acheta un flacon
d'huile de foie de morue pour Germaine, traversa la halle, choisit
une langouste et un perdreau, et revint, crottée jusqu'aux genoux,
à l'hôtel de Sanglié. Il lui restait quarante centimes.
L'appartement qu'elle occupait
alors est une construction légère, ajoutée il y a quelque trente
ans aux communs de l'hôtel. Les quatre pièces qui le composent sont
séparées par des cloisons de bois. L'antichambre s'ouvre d'un côté
sur le salon, de l'autre sur un long couloir qui mène à la chambre
du duc. On passe du salon à la chambre de la duchesse, et de là
dans la salle à manger, qui termine l'enfilade et relie la chambre
de la duchesse à celle de son mari.
Mme de La Tour d'Embleuse trouva
dans l'antichambre son unique servante, la vieille Sémiramis, qui
pleurait silencieusement sur une feuille de papier.
«Qu'est-ce que tu tiens là? lui
dit-elle.
—Madame, c'est tout ce que le
boulanger a apporté. Nous n'aurons plus de pain si nous ne donnons
pas d'argent.»
La duchesse prit le mémoire; il
se montait à plus de six cents francs: «Ne pleure pas, dit-elle.
Voici un peu de monnaie; va chez le boulanger de la rue du Bac: tu
prendras un petit pain viennois pour monsieur, et pour nous du pain
à la livre. Emporte ceci dans ta cuisine, c'est le déjeuner de
monsieur. Germaine est-elle éveillée?
—Oui, madame; le médecin l'a vue
à dix heures. Il est encore dans la chambre de M. le duc.»
Sémiramis sortit, et Mme de La
Tour d'Embleuse se dirigea vers la chambre de son mari. Comme elle
ouvrait la porte, elle entendit la voix du duc, claire, joyeuse et
brillante comme une fusée:
«Cinquante mille francs de rente!
disait le vieillard. Je savais bien que la veine me
reviendrait!»