Givernia - Rémi Payre - E-Book

Givernia E-Book

Remi Payre

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Beschreibung

Face à un monde en proie à des menaces toujours plus inquiétantes, le célèbre village de Giverny, en Normandie, a choisi lui aussi, au terme d’élections démocratiques, la voie de l’indépendance.

La Principauté de Givernia ainsi créée offre désormais un cadre idyllique et ultra sécurisé à ses habitants comme aux très nombreux visiteurs venus admirer les extraordinaires jardins conçus autrefois par le peintre Claude Monet. Mais, derrière cette image sans aspérités, ne se cache-t-il pas des secrets inavouables ?

Une équipe d’auditeurs internationaux, chargée d’accorder à la Principauté la toute nouvelle et prestigieuse certification sociétale GESP, découvre progressivement la face sombre de son organisation. Yasmine, la chambrière du gouverneur, parviendra-t-elle à les mettre sur la voie de l’insoupçonnable vérité ?




À PROPOS DE L'AUTEUR



Après des études de chimie, Rémi Payre a travaillé notamment dans le monde de la parfumerie. Ayant vécu quelques années à la Nouvelle-Orléans, il a développé de retour en France des activités de conseil aux entreprises.

Aujourd'hui propriétaire d'un restaurant saisonnier à Giverny, il dispose de temps pour se consacrer à sa passion de toujours : écrire.

Issu d'une famille de musiciens, lui-même pianiste amateur, il a choisi de publier une série de 2 romans ayant pour fil conducteur la musique, à travers l'histoire extraordinaire d'un violon d'exception, depuis sa création au XVIIIème siècle à Venise jusqu'à nos jours. C'est l'occasion d'une enquête pleine de suspens menée de la Côte d'Azur à Venise, de Riga à Ibiza en passant par Paris et la Nouvelle-Orléans.

"L'Ultimo" et "Le Dernier Secret", publiés aux Editions des Falaises, éditeur régional important de Normandie, et découvreur notamment de Michel Bussi.

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Couverture

Couverture : Laurent Parrault

Relecture et mise en page : Sonia Salès

© Rémi Payre – Éditions du Long Buisson, 2024

27000 Évreux

Le Code de la Propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Page de Titre

Rémi Payre

GIVERNIA

Roman

Du même auteuraux Éditions des Falaises

L’ULTIMO, roman, 2021, prix normand du Lions Club 2023

LE DERNIER SECRET, roman, 2022

GIVERNY EN TOILE DE FOND, beau-livre, 2023

« Il eut fallu que tout change pour que rien ne change »

D’après Guiseppe Tomasi di Lampedusa

Toute ressemblance avec des personnages ayant existé, existants, ou qui existeront, ne saurait être que pure coïncidence.

Remerciements à Sonia, Marie, François, Laurent.

Principauté de GiverniaSituation en janvier 2056

PROLOGUE

C’était l’heure à laquelle la lumière du soir s’étendait rasante sur les prairies. Kerstin Petersen s’éloignait de la foule, marchant dans l’ombre grandissante le long d’une sorte de large ruisseau serpentant entre deux haies de saules. De longues algues vert pâle ondoyaient paresseusement dans le courant, laissant croire à la chevelure de quelque naïade indolente. La jeune femme prenait garde à ne pas trébucher sur le sol irrégulier creusé par les sabots de vaches venues s’abreuver. Lorsqu’elle se retournait de l’autre côté, elle distinguait au loin dans la plaine la grande tribune tendue de noir qui avait été dressée au-delà des parkings. D’où elle se trouvait, on pouvait encore entendre par vagues la rumeur du public amassé devant la scène, s’impatientant dans l’attente du début du concert.

Kerstin Petersen savait toujours, lorsqu’elle était en mission, s’accorder ainsi quelques instants de quiétude à l’écart du monde, dans une sorte de rêverie apaisante et régénératrice. Après tout, c’était une fille de la campagne. Sa jeunesse passée dans un village au bord du Sognefjord lui avait laissé un goût indéfectible pour le grand air et la solitude. Aussi, lorsqu’elle avait vu au bout du parking ce sentier oublié qui se glissait sous un bosquet, elle n’avait pas hésité. Elle disposait d’une bonne heure avant le début du spectacle. Cela lui suffisait amplement. Il avait simplement fallu enjamber un barbelé barrant le chemin et oublier le panneau d’interdiction avant de pouvoir filer le long de la rivière.

Les ombres gagnaient maintenant et la surface de l’eau s’obscurcissait sous les frondaisons. Elle respirait intensément l’air tiède et cet inimitable parfum s’élevant des hautes herbes. Elle avait dépassé un petit pont et était finalement parvenue à l’orée d’une zone de marais perdue sous des taillis impénétrables. Un grillage infranchissable en barrait l’accès. Curieuse, elle s’était approchée de la clôture. Au-delà, quelque part dans la pénombre, des grognements sourds se faisaient distinctement entendre, sans qu’on ne puisse en distinguer précisément la provenance. Sans doute une harde de sangliers en quête de nourriture. Le cri d’un oiseau de nuit, suivi d’un bruissement d’aile juste au-dessus d’elle, la fit sursauter. Elle frissonna malgré la tiédeur de l’air, et tourna son regard face aux dernières lueurs rassurantes du couchant. Allons, il était temps de revenir vers la foule, avant que les ténèbres n’envahissent tout à fait la campagne.

Elle avait été dépêchée par son journal pour couvrir l’ensemble des festivités du week-end. L’idée de ce reportage, qui semblait consister avant tout à rendre compte de quelques mondanités sans grand intérêt, ne l’enthousiasmait guère. Ce n’était tout simplement pas son truc. Elle préférait mille fois la poussière des déserts, le stress des checkpoints incertains, la folie des zones de guerre. Mais personne d’autre n’était disponible à la rédaction. Alors, consciencieuse, elle s’était dévouée.

Elle jeta un dernier coup d’œil à la surface ridée par le courant avant de rebrousser chemin. C’est alors qu’il lui sembla distinguer une masse sombre coincée par des branches basses, à l’endroit où la rivière se glissait sous le grillage. Machinalement, elle s’approcha. L’utilisation du projecteur de son mindphone ne lui permettait guère d’en voir davantage. Cela aurait pu ressembler à un vieux tapis roulé. Mais ce n’en était pas un. Elle se retourna, cherchant des yeux une branche morte. Puis, posant un pied sur une racine affleurante tout en se tenant d’un bras au tronc d’un jeune saule, elle se pencha en équilibre précaire au-dessus de l’eau. Elle parvint ainsi à appuyer sur la masse qui se retourna sur elle-même lentement, comme dans un effort, dégageant un bras inerte qui resta là à flotter dans le courant.

Elle en avait déjà vu des cadavres, durant sa vie de grand reporter, et dans de plus sales états que celui-là. Elle n’eut qu’un léger mouvement de recul qui faillit pourtant la faire basculer dans le courant. Se rattrapant de justesse, elle regagna la rive et jeta la branche désormais inutile dans les herbes. Restant là un instant sur le bord, elle se demandait maintenant que faire : prévenir les services de sécurité ? Les nombreux contrôles subis depuis son arrivée la veille dans le village l’incitaient inconsciemment à la prudence. Évidemment, elle n’avait rien à faire ici, à l’écart des périmètres balisés. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle risquait pour avoir traîné dans ce coin désert et interdit. Peut-être pas grand-chose. Elle n’avait en tout cas guère envie de le savoir. D’un autre côté, son silence paraîtrait encore davantage suspect si l’on parvenait à découvrir qu’elle était venue jusqu’ici. Et ce ne serait pas difficile, entre les capteurs dont devait être truffé le secteur, ou tout simplement la localisation de son implant ID.

Finalement, revenant vers le bruit et la cohue, elle choisit la raison et se décida à chercher un membre de la sécurité. Quelques minutes plus tard, quatre hommes en uniforme sombre s’affairaient à extraire le cadavre du courant et à le hisser ruisselant sur la rive. Le corps n’était pas resté longtemps dans l’eau, et le visage, simplement un peu trop pâle, balafré d’une longue algue accrochée à la bouche, semblait endormi. À peine avait-elle eu le temps de distinguer une profonde blessure entaillant son flanc gauche. Maintenant, debout dans la pénombre aux côtés du responsable de la sécurité arrivé sur les lieux, elle répondait calmement aux premières questions :

— Comment l’avez-vous découvert ?

Le ton semblait vaguement soupçonneux. Elle répéta dans quelles circonstances elle était parvenue jusqu’ici.

— Et que faisiez-vous de ce côté-ci de la prairie ?

— Eh bien, je suppose que je me promenais le long de la rivière.

Tom Spencer la regarda en coin, goûtant peu le ton de cette dernière remarque. Il avait consulté les données de la jeune femme et connaissait son statut de journaliste.

— Vous saviez pourtant que c’était une zone interdite, non ? C’est dangereux, ici. Il y a des vipères à cornes.

— Je suis désolée. Je voulais juste me détendre un instant à l’écart de la foule. J’étais fatiguée…

L’argument était idiot, elle le savait.

— Et donc, vous l’avez trouvé par hasard ?

— Absolument. Comment aurait-il pu en être autrement ? Je m’apprêtais à rejoindre l’esplanade pour assister au concert, et il a fallu que je tombe sur… lui.

Elle désigna d’un geste de la tête le cadavre qui s’apprêtait à disparaître dans une housse noire luisante. Un visage jeune, barré d’une fine moustache noire et de cette algue qui semblait ne pas vouloir le quitter.

Après qu’elle eut confirmé ses codes d’identification et répondu à quelques questions complémentaires de principe, le responsable de la sécurité l’autorisa à quitter les lieux pour rejoindre la foule. Il ne lui restait désormais que quelques minutes si elle ne voulait pas manquer le spectacle.

— Je m’en voudrais que vous ratiez l’allocution de notre gouverneur Lambert par ma faute ! Mais soyez-en sûre, nous nous reverrons dès demain matin pour une déposition complète.

Kerstin Petersen lâcha un vague sourire de circonstance, jeta un dernier regard sur la housse, avant de filer vers les lumières et vers la vie.

Première partie

I

Pendant une semaine, un air mauvais avait balayé la région. De grands nuages d’altitude venaient sans cesse charger le ciel par l’ouest, lâchant des orages soudains qui noyaient les rues en quelques minutes. Les informations radars WSF, alarmistes, indiquaient un risque pour tout le secteur de phénomènes violents classés 9. Aussi, les autorités des villes avoisinantes, craignant jusqu’au passage de tornades le long de la vallée de la Seine, avaient diffusé des appels à la prudence, imposant aux populations de rester chez elles à l’abri, sauf motif impératif dûment vérifiable. Les forces de protection multipliaient les patrouilles, contrôlant systématiquement les implants ID des rares passants, embarquant sans ménagement les contrevenants. Mais finalement, le phénomène s’était évaporé comme il était venu, en quelques heures, laissant place à un ciel de traîne aux reflets blafards. Comme si rien n’avait eu lieu. Seules quelques rafales résiduelles filaient encore la plaine depuis le matin. Les gens émergeaient de chez eux, hésitant, levant timidement le regard vers les nuées, longeant les murs et contemplant d’un air absent les dégâts que les équipes de nettoyage s’affairaient déjà à faire disparaître.

Devant cette évolution inattendue et pour tout dire miraculeuse de la situation, Tom Spencer, le responsable de la sécurité de la Principauté de Givernia, avait poussé un énorme soupir de soulagement, non sans avoir préalablement revérifié au moins trois fois les prévisions à court terme des services météorologiques.

Et depuis l’aube, il essayait de chasser de son esprit les conséquences qu’aurait eues l’annulation de la grande fête de l’Indépendance prévue durant le week-end. Des semaines que ses équipes s’affairaient sans relâche. Et il aurait fallu que tous ces efforts soient anéantis par un phénomène météo aussi violent qu’incontrôlable ?

C’est que tout avait été pensé, prévu, anticipé : les contrôles d’entrée renforcés, les procédures de protection des personnalités invitées, la maîtrise des médias et de la communication, la sécurisation du site. Peu importait le budget, mais il fallait, il était impératif que le déroulement de ces célébrations soit parfait. Il en allait de l’avenir de Givernia, lui avait même asséné comme une menace le gouverneur lors d’une réunion préparatoire. Vous avez carte blanche, avait-il insisté. Carte blanche… De la couleur de ses nuits à venir.

Alors il avait mis le paquet : une escouade de drones furtifs de dernière génération avait été déployée sur l’ensemble du territoire. On avait upgradé les portiques de contrôle de l’entrée publique de Manitot. Un centre de presse avait été aménagé dans la grange de la Dîme, un site historique du village. On avait briefé sans relâche les équipes de la GIPO, multiplié les exercices d’intrusion, révisé encore et encore le protocole d’accueil des personnalités. Surtout, un dôme de protection IEM1avait été mis en place à grands frais. Compte tenu de la superficie du village, c’était une gageure bien difficile à tenir, Spencer le savait. Il avait dû faire appel à des spécialistes israéliens et danois pour relever le challenge. Des techniciens en combinaison noire parlant anglais s’étaient affairés pendant des jours pour installer un écran virtuel NoWay censé protéger l’ensemble du site de toute attaque électromagnétique.

La dernière réunion de préparation du Comité de Pilotage, deux jours auparavant, avait été tendue. Chacun restait concentré sur les derniers points à aborder, sur ses objectifs, faisant semblant d’oublier la pluie frappant en grandes ondes les vastes baies vitrées de la salle du Conseil.

Finalement, la nuit suivante, les dieux des vents et des nuées avaient daigné s’apaiser, comme pour donner leur assentiment à cette folie qu’avait été dix années auparavant la déclaration d’indépendance du village.

Et depuis le matin, sous le soleil retrouvé, tout se déroulait pour le mieux. Une grande scène avait été installée dans la plaine des Ajoux, quelque part entre le village et la Seine. Tout à l’heure, après la tombée du jour, le gouverneur Lambert y avait tenu un discours d’à peine dix minutes à l’attention de la foule massée face à lui. Aisance naturelle, diction impeccable, comme il en avait l’habitude. Depuis sa jeunesse, Edouard Lambert avait toujours eu le don de trouver les mots, les intonations, l’attitude nécessaires pour obtenir ce qu’il voulait, quand il le voulait. Nul besoin de conseil en communication, de scribouillard issu d’on ne sait quelle haute école d’administration pour lui mâcher ses textes, lui souffler à l’oreille ses punchlines. Il était imbattable dans ce domaine, maniant l’improvisation tel un jongleur, sachant s’adapter aux réactions des auditoires avec la fluidité d’un caméléon. Ou d’un poulpe. Certains appelaient ça de l’autorité naturelle, du charisme. D’autres du génie de la manipulation. Lui de la compétence, tout au plus. Et c’était en tout cas de cette manière, après les années de business acharné de sa jeunesse, qu’il avait su entraîner le village de Giverny vers un destin hors du commun, un destin enfin à la hauteur de sa réputation.

Le contexte international catastrophique avait favorisé depuis vingt ans l’éclosion partout à travers le monde de multiples collectivités fermées, au sein desquelles chacun cherchait à se protéger au mieux des incertitudes grandissantes. Depuis de simples gated communities perdues au fond des montagnes de l’Oural ou du Nouveau-Mexique jusqu’à des provinces européennes entières ayant fait sécession à la suite d’élections, toutes proposaient des solutions et des politiques drastiques pour tenter d’assurer enfin à leurs habitants avenir et sécurité.

Giverny, en Normandie, n’avait pas été en reste. Quelques habitants s’étaient dit, non sans bon sens, que si la commune parvenait à capter à son bénéfice les revenus considérables générés par le tourisme de masse, alors elle pourrait enfin prendre son destin en main. Ils avaient créé, un peu par bravade, une liste autonomiste lors des élections municipales de 2044. Le discours avait séduit les habitants et, à la surprise générale, la liste l’avait largement emporté. Un an plus tard, le nouveau maire, après une préparation minutieuse menée dans la discrétion avec son équipe, tentait un coup de poker et proclamait unilatéralement la naissance de la Principauté de Givernia, s’intronisant par la même occasion gouverneur, sans que l’État français ne sache une fois de plus de quelle manière réagir.

La foule massée là en bas de la tribune, dans laquelle se mêlaient parmi les touristes de nombreux Citoyens et Résidents givernois, attendait impatiemment le concert, le gouverneur le savait. Alors il s’était contenté de quelques phrases clés issues de son répertoire de base, incluant en vrac les mots « fierté », « bonheur », « longue vie », « exemple », parmi quelques autres. Pour finir, levant les bras tel un maître de cérémonie, il avait annoncé le concert à venir :

— Et maintenant, place à ceux que vous attendez tous, place aux héros de Giverny, place à nos gloires locales, j’ai nommé YSS !

Sous un tonnerre de cris et d’applaudissements, il avait serré les mains des musiciens arrivés sur scène en une parfaite synchronisation, avant de descendre lui-même prestement les marches de l’estrade pour rejoindre son HMAV2stationné discrètement derrière les installations. Quelques instants plus tard, il se posait sur les arrières du Palais où il était attendu pour la cérémonie de gala. Le temps de passer un smoking et il s’était lancé à l’assaut des sourires et des mains tendues qui se pressaient dans la grande salle de réception.

Tom Spencer, lui, était resté un moment à côté de la console de mixage, afin d’assister au début du concert. Il repensait encore au cadavre découvert une heure auparavant dans la rivière par cette journaliste norvégienne. Un contretemps, bien sûr, mais qui ne saurait pas gâcher la fête. L’implant du jeune homme avait confirmé qu’il s’agissait d’un cuisinier pakistanais de la Guinguette, le petit restaurant situé en amont sur le ru. Spencer avait déjà choisi la raison officielle de la mort : en quittant son travail, cet imbécile s’était trop approché de l’eau, peut-être pour satisfaire un besoin naturel, avait glissé et s’était noyé, voilà tout. Pour les faits réels, une enquête interne bien menée saurait démêler pour quelles raisons ce cadavre traînait là où il n’aurait jamais dû se trouver.

Spencer avait immédiatement donné des ordres pour traiter le corps, et surtout, pour brouiller toutes les émissions de la journaliste, au moins jusqu’à ce qu’il l’interroge plus précisément. Il était certain qu’elle avait remarqué le filet de sang coulant depuis le sommet du crâne, et peut-être aussi la blessure sur le flanc. C’était là des détails objectivement peu compatibles avec l’hypothèse d’une noyade. Alors Dieu sait ce qu’elle pourrait imaginer ou raconter. Il connaissait par cœur les réactions du gouverneur. La divulgation qu’un homicide aurait pu être commis à Givernia, surtout lors des fêtes de l’Indépendance, le mettrait dans une colère sombre, il en était certain. Alors il ne fallait prendre aucun risque. Non, tout ceci devait rester discret, comme si cela n’avait jamais existé, tout simplement. Et ça, il savait parfaitement le gérer.

Les musiciens accordaient leurs instruments dans un rougeoiement de spots et de fumigènes. YSS était une formation de rock native de Giverny, ayant débuté sa carrière dans les années dix avant d’atteindre une renommée mondiale. Les désormais sexagénaires n’avaient plus rejoué depuis leur retraite, vivant désormais repliés aux quatre coins de l’Europe dans de vastes villas face à la mer ou perdues dans les montagnes. Mais comment auraient-ils pu refuser de reformer une dernière fois leur célèbre line-up le temps d’un concert, pour participer au dixième anniversaire de l’indépendance de leur village ?

Un premier accord grave, comme une plainte, était tombé de la Gibson Flying V avant qu’une rythmique lourde n’envahisse la plaine des Ajoux. Tom Spencer s’était retourné, laissant d’une tape sur l’épaule la gestion de la sécurité du site à son adjoint pour le reste de la soirée. Et il était remonté à pied par la rue du Colombier encombrée de touristes, pour rejoindre le Palais du gouverneur et la grande cérémonie de gala.

1 Impulsion Électro Magnétique : émission d’ondes électromagnétiques brève et de très forte amplitude qui peut détruire les appareils électriques et électroniques et brouiller les télécommunications.

2 Hydrogen Manned Aerial Vehicle. Véhicule volant piloté à hydrogène.

II

Kerstin Petersen avait mal dormi. La veille, elle était restée un moment devant la scène pour assister au début du concert puis, grâce à son accréditation avait rejoint la soirée officielle, non sans être passée préalablement à son gîte pour se changer. Le Palais du gouverneur était un bâtiment noyé dans la verdure, à l’allure sobre typique de l’architecture moderniste du XXe siècle. Toits-terrasses, larges baies vitrées, lignes nettes et sans fioritures. Ancien musée, il avait été préempté par la toute nouvelle Principauté dès l’annonce de la sécession, pour devenir un lieu emblématique de prestige et de pouvoir. Les anciennes salles d’exposition avaient notamment été réaménagées en de grands salons susceptibles de recevoir les plus belles cérémonies qui soient. Il y avait ce soir-là quelques têtes couronnées, venues autant pour témoigner de leur sympathie à l’égard du projet Givernia que pour afficher leur dédain envers la République française, toujours plus isolée et perdue au cœur d’un monde qu’elle semblait ne plus comprendre. Des leaders de communautés florissantes, tout sourire, avaient également fait le déplacement et côtoyaient au hasard des buffets un assortiment hétéroclite de people invités à grands frais par le service communication de la Principauté.

Kerstin avait fait le job, restant jusque tard dans la soirée. Puis, rentrée dans sa chambre, elle avait travaillé un moment sur l’article destiné à son comité de rédaction, sans que rien de clair ne lui vienne spontanément à l’esprit. Plus elle réfléchissait à l’obsession d’indépendance qui se répandait un peu partout sur la planète, et moins elle ne savait quoi en penser. Cette balkanisation d’un monde ancien qu’elle observait lors de ses voyages, et qui affectait jusqu’à un simple village comme Giverny, l’effrayait sans doute un peu, d’autant qu’elle avait conscience d’être extraordinairement privilégiée, native d’un pays naturellement épargné des nouvelles menaces par sa géographie et ses richesses. Alors oui, sans doute les populations d’ailleurs avaient-elles raison de tenter de se protéger elles aussi. Mais leur volonté pouvait-elle être suffisante ? Toutes ne vivaient pas au fond de fjords impénétrables, à l’abri de falaises hautes de cinq cents mètres. Toutes ne bénéficiaient pas d’une démographie raisonnable. Toutes n’étaient pas installées sous des latitudes septentrionales clémentes.

Et puis il y avait autre chose au fond d’elle-même qu’elle n’osait s’avouer. Quelque chose de mesquin, de terriblement humain : après tout, quoi qu’on dise, le bonheur et la quiétude se partagent difficilement avec des inconnus. Et ces évolutions incontrôlées, ces instabilités qui surgissaient partout ici et là, ne pourraient-elles pas un jour nuire à son propre pays et à sa vie, au terme de déséquilibres stratégiques qu’elle ne parvenait pas à concevoir clairement, mais qui ne lui semblaient pas moins inquiétants pour autant ? Elle était si heureuse lorsqu’elle rentrait en Norvège pour retrouver son amoureux dans leur maison loin de tout, face aux montagnes vertigineuses.

Au bout d’un moment, elle avait préféré éteindre son interface, avait ouvert une bière et était restée appuyée au chambranle de la porte, face à la nuit. Le gîte où elle avait réservé une chambre était constitué de plusieurs vieilles bâtisses en pierre, ceinturant une cour gazonnée barrée au fond par une haie de bambous. Le jardin était peuplé de vieilles tables bancales, de pots de terre de formats variés, d’outils de jardinage traînant ici et là. Quelques lampions défraîchis semblaient abandonnés aux branches d’un grand noyer. Tout de suite, en arrivant, elle avait apprécié cette nonchalance, ce désordre spontané qui lui rappelait un peu son propre jardin. Un vieux piano déglingué traînait en plein air, sous un auvent. Elle se demanda un instant si l’on pouvait encore en tirer un son, mais n’osa pas s’y essayer, de peur de déranger les locataires des autres chambres, certainement endormis à cette heure tardive. Le propriétaire des lieux, un grand type volubile se disant insomniaque, au regard vif, voyant le rayon de lumière dans la cour, était venu discuter un moment avec elle tout en mâchonnant machinalement une cigarette éteinte. Était-ce pour lui une habitude de draguer ainsi nuitamment les clientes ? Elle avait tenu une conversation d’usage avant de s’excuser, prétextant la fatigue, pour se replier dans sa chambre. Mais une fois allongée, c’était, au-delà de ces histoires d’indépendances, un visage trop jeune, humide comme un poisson et froid comme la pierre, qui avait longtemps dansé devant ses yeux avant qu’elle ne trouve le sommeil.

Le lendemain matin, après un café pris dans le jardin en compagnie de deux collègues italiens qui avaient choisi le même gîte, elle avait rejoint le centre de presse situé à deux rues de là. À peine arrivée dans le grand bâtiment aux pierres apparentes, elle avait vu surgir Tom Spencer, le responsable de la sécurité. Ce dernier l’avait immédiatement conduite dans un bureau situé au premier étage, avant de lui proposer un café.

— Avez-vous passé une bonne soirée ?

Ce n’était évidemment qu’un préambule. Il était très vite entré dans le vif du sujet :

— J’espère que votre découverte hier soir ne vous a pas trop perturbée. Mes services ont enquêté cette nuit. Il s’agit d’un cuisinier travaillant à Givernia qui s’est noyé en rentrant de son service.

— C’est bien triste. Il semblait si jeune. Comment a-t-il pu tomber ainsi dans la rivière ? Elle n’est pas bien profonde… Et sans aucun témoin ? Ne trouvez-vous pas cela curieux ?

— Il semblait être en état d’ébriété avancé. Nous ne savons pas pourquoi. Mais, au final, ça ne change rien. Son responsable l’avait libéré, n’ayant pas besoin de lui pour le service du soir.

— Mais… il avait de sérieuses blessures à la tête et sur le côté, non ?

— Sérieuses… comme vous y allez. Tout au plus de légères coupures. Il se les est faites sans aucun doute lorsqu’il est tombé… Vous permettez que je fume ?

Kerstin Petersen avait horreur de l’odeur de cigarette. Particulièrement le matin. Mais Spencer avait déjà porté une Carlton à ses lèvres. Essayant d’oublier les volutes qui se répandaient dans le bureau, elle enchaîna, prenant machinalement un ton professionnel comme si elle était elle-même partie prenante de cette histoire :

— Selon moi, cela semblait tout de même autre chose que de simples égratignures causées par des branches…

Spencer l’interrompit brusquement, tapotant sèchement sa cigarette sur le bord d’un cendrier en inox :

— Je vous dis qu’il s’agissait de coupures. Notre médecin a vérifié. Il n’y a pas à en douter…

— Mais…

— Écoutez Madame Petersen, il n’y a pas de « mais ». Vous avez pu vous-même constater le niveau de sécurité de notre Principauté. Ce pauvre jeune homme est décédé accidentellement, c’est ainsi. Le destin, vous savez…

Tom Spencer la regardait maintenant dans les yeux :

— Si je tenais à vous voir ce matin, c’est précisément pour éclaircir certains points. Nous… comment dire, nous avons le plaisir de vous accueillir ici, dans notre Principauté, à l’occasion d’un événement qui revêt une grande importance pour l’ensemble de notre communauté. Nous ne voudrions pas que, aussi bien pour vous que pour nous, ces cérémonies soient gâchées par un incident insignifiant, dont il ne reste d’ailleurs aucune trace. Vous savez que vous n’auriez jamais dû vous trouver là. Nous n’en faisons pas une histoire, mais je vous en prie, n’allez pas imaginer des choses qui n’existent pas. Le mieux est d’oublier tout ça, croyez-moi.

Au fur et à mesure qu’il parlait son ton avait changé, comme s’il était en proie à un agacement qu’il ne parvenait plus à contrôler. Kerstin Petersen le regardait incrédule. Il s’agissait ni plus ni moins d’intimidations à peine voilées. Qu’avait donc ce Spencer à cacher ? Son regard tout à l’heure accueillant avait pris un éclat dur, fixe, qu’elle préféra éluder en tournant la tête.

Elle d’habitude si pugnace dans ses enquêtes aurait dû vouloir en savoir davantage. Il y avait évidemment quelque chose de suspect dans la mort de ce gamin. Mais là, bizarrement, face à cet événement inattendu survenu dans un contexte qui ne l’intéressait guère, et face à ce type devenu presque menaçant, elle se laissait aller à penser que le jeu n’en valait pas la chandelle. Tout simplement, elle n’avait pas l’énergie ni même l’envie de prendre de quelconques risques pour essayer d’élucider cette histoire. Peut-être même ne la mentionnerait-elle pas dans son article. Après tout, et c’était une bonne excuse, son vol de retour pour Oslo était programmé dès le lendemain matin. Forte de ce raisonnement, elle parvint à se convaincre elle-même qu’il n’y avait aucune raison de douter de la parole de ce Spencer :

— Bien sûr, je comprends. Excusez-moi. Je ne voulais pas mettre en doute votre enquête.

Spencer devant le ton de la jeune femme se radoucit aussi vite qu’il s’était emporté :

— Je vous remercie de votre écoute. J’étais certain qu’il n’y aurait pas de confusion.

Il écrasa sèchement le mégot dans le cendrier, avant de resservir une tasse à la journaliste.

— Allons, il vous reste une journée entière pour profiter de notre beau village. Je suis sûr que vous en garderez un excellent souvenir.

III

1 an plus tard – 10 mars 2056

La température est déjà tiède, en cette fin d’hiver. Yasmine a quitté sa chambre ce matin vers neuf heures. Elle se discipline chaque jour à faire un brin de ménage dans son studio avant de partir, écoutant de la musique en sourdine pour ne pas déranger le voisin qui travaille au bar de la Musardière et termine son service chaque nuit à deux heures. Un coup de balai, un peu de dépoussiérage, ce n’est pas le temps que ça prend. Quatorze mètres carrés, kitchenette et salle de douche incluses, c’est là tout son monde. Au moins, de cette façon, se dit-elle, elle n’a rien à faire le soir lorsqu’elle rentre, si ce n’est se détendre. Avant de partir, elle ouvre sa fenêtre quelques instants, s’attardant à regarder le paysage en finissant sa tasse. Le sifflement sourd des rollwinds au loin se fait déjà entendre derrière le piaillement des oiseaux. Une sorte de brume grisâtre flotte là-bas sur la plaine, effaçant par endroits dans l’air tremblant la grande forêt lointaine qui barre l’horizon.

Elle referme le battant, tire le rideau pour emprisonner dans sa chambre un peu de la fraîcheur de la nuit, et dévale l’escalier en béton de son petit immeuble.

Aujourd’hui, elle a l’autorisation d’arriver un peu plus tard au travail. Le patron a un rendez-vous à l’extérieur de la Principauté et ne sera pas là de la journée. Pas de déjeuner à servir, donc. Elle ose en profiter un peu, prenant le temps de passer à la cafétéria pour s’attarder devant un café brûlant et un croissant.

La cafétéria est une construction circulaire en béton brut posée sur pilotis, ceinturée d’une large terrasse qui surplombe d’un mètre une sorte de place centrale poussiéreuse coincée au milieu des immeubles. Des herbes folles trouvent refuge sous le bâtiment et la volée de grandes marches en bois. Un bar incurvé occupe un côté de la salle, devant les cuisines, tandis que le reste de l’espace est occupé par des tables et chaises de cantine. Les murs entre les baies vitrées sont parsemés d’affiches encadrées représentant sur papier glacé un florilège des plus beaux points de vue du village de Giverny, en Normandie : on y voit la maison du peintre Claude Monet, des petites rues fleuries, l’église Sainte-Radegonde, ou encore le bassin aux nymphéas…

Il n’y a plus grand monde à cette heure-ci. La majorité des ouvriers est déjà partie travailler. Yasmine s’attarde quelques instants avec la nouvelle serveuse. Une très jolie blonde aux joues perlées comme la rosée, arrivée deux mois auparavant. En voilà une qui va faire chavirer les cœurs, se dit-elle. Elles n’ont encore jamais eu l’occasion de discuter : quand elle passe prendre un verre, en fin de journée, il y a habituellement toujours du monde. Mais ce matin, elle est seule derrière son bar. Dès son arrivée, Yasmine avait ressenti pour elle une sympathie instinctive, comme il arrive parfois irrationnellement lorsque l’on rencontre une personne pourtant inconnue. Elle s’assoit sur un tabouret haut :

— Alors, tu es installée dans quel bloc ?

— Les Gentianes…

— Ah oui c’est bien. C’est l’immeuble un peu à l’écart, n’est-ce pas ?

— Oui. Et j’ai une chambre qui donne sur la forêt.

— Veinarde… Alors ça te plaît le travail ?

— Oui je crois… Tu sais, je n’ai aucun diplôme, moi. Et aucune famille chez qui loger. Ça va peut-être te paraître absurde, mais je me sens en sécurité ici.

Comme pour faire écho à ses propos, l’écran suspendu au-dessus du bar diffuse un flash info évoquant de nouveaux pillages en périphérie d’une ville, quelque part en France. Elles n’ont même pas entendu l’endroit où ça se passe. Peu leur importe. Yasmine renchérit :

— Tu as raison. C’est vrai que moi aussi, je ne savais pas où aller quand je suis arrivée ici. Pour ça, c’est sûr, à Givernia, on est en sécurité.