Gribi - Patrick Rège - E-Book

Gribi E-Book

Patrick Rège

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Beschreibung

Gribi, le chat aux trois vies, n’est pas un félin comme les autres. Ancien coiffeur biker, voyageur du monde intermédiaire, il réinvente aujourd’hui son existence. Avec humour et sagesse, il observe les humains et leurs drôles d’habitudes, se demandant pourquoi ils ne sont pas plus heureux. Il vous parlera d’addiction aux crevettes, d’amour, de talons aiguilles, d’ego surdimensionné, d’asociaux et d’âmes sœurs. Une fois que vous rencontrerez Gribi, il vous deviendra impossible de ne pas le voir partout dans votre quotidien !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une carrière dans la communication et le droit, Patrick Rège anime un « CaféPhilo » où l’on discute aussi bien d’Alain Souchon que de Montaigne. Bénévole pour l’association Lire et Faire Lire, il se définit avant tout comme un humaniste, observant le monde avec ses apparences et ses contradictions, toujours avec cet humour qu’il considère comme la plus belle des politesses. "Gribi", son premier roman, prend la forme d’un conte philosophique.

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Seitenzahl: 247

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Patrick Rège

Gribi

Conte philosophique

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Patrick Rège

ISBN : 979-10-422-4690-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Si Gribi a une tête un peu hypertrophiée, c’est parce que son cerveau héberge trois mémoires.

Car outre celle du chat qu’il est aujourd’hui, Gribi se souvient de sa vie terrestre précédente, quand il était coiffeur la semaine et motard le week-end. Mais aussi de son séjour entre ces deux vies-là, dans le Monde intermédiaire, dont il conserve des images et des impressions.

C’est grâce à ce parcours plutôt atypique qu’aujourd’hui il peut observer les humains s’agiter, se rencontrer, vivre comme ils peuvent.

Gribi sait beaucoup de choses. Mais comment les exprimer quand on est un chat ? Un chat ne parle pas, et n’a pas d’ordinateur pour écrire ? Gribi trouvera !

En principe, ce n’est pas possible : quels que fussent tes actes tout au long de ta vie, si en humain tu vécus, en humain, tu seras réincarné. Rien à remettre en question, rien à attendre d’autre. Règle immuable.

Je t’explique : les âmes ont pour vocation d’habiter des enveloppes charnelles… Des enveloppes humaines, mais pas depuis toujours. Il y en a eu d’autres auparavant : animales et peut-être bien végétales plus tôt encore, mais ça, je ne peux te l’assurer car je n’en ai aucun souvenir.

Quand on atteint le statut d’humain, c’est pour toutes les vies à venir. Même les individus les plus abjects que tu as croisés, les tordus, les vénéneux ne reviendront pas sur la Terre sous l’aspect de poulets ou de pucerons. La « régression » selon laquelle un humain pourrait être réincarné en animal, c’est impossible, même si on s’est très mal comporté par le passé. C’est comme ça.

Sauf que moi…

Un moment d’inattention de la part de ces Puissances qui veillent sur la bonne marche du système ? Ou juste une expérimentation qu’Elles auraient tentée sur le premier venu ?

Auraient-Elles eu envie, en cédant à mon audacieuse requête, de réparer quelque chose ? De me dédommager de la vie médiocre que je venais de subir en tant qu’humain.

Mon audacieuse requête ? Celle d’être réincarné en animal. Peu m’importait lequel : vache plutôt que chien, cheval ou libellule ? Au final, ce fut chat. Va donc pour le chat !

C’est ainsi que l’âme de Gaëtano, le jeune homme que je fus, mort en 2009 dans un accident de moto, est revenue sur Terre investir un corps de chat européen. Ordinaire, le chat européen, trouves-tu ? Possible, mais moi, vraiment, je ne suis pas obsédé par le paraître. Frimer en chat Birman ou en Sphynx, non merci. Le physique, ça compte j’en conviens, mais est-ce bien l’essentiel ?

Surtout, je trouve que j’ai déjà fait très fort en obtenant ce que j’avais tant souhaité sans trop y croire : me défaire de cette incommode vie d’humain, m’en détacher au profit de l’existence douillette d’un petit félin de compagnie, quelle ascension ! Douillette, et paisible cette vie ? Pas toujours, ainsi que tu le découvriras bientôt.

J’endosse donc aujourd’hui la forme d’un matou. Mais attends, le plus beau n’est pas là : Parce que tiens-toi bien : La mémoire intégrale de ma vie d’avant, quand j’étais Gaëtano, je l’ai conservée ! Inouï, non ? Dans le cours normal des choses, l’âme réincarnée n’a plus accès à la mémoire d’avant. Tout est oublié, perdu. À part quelquefois des petites bribes des vies passées les plus récentes. Tu sais, ces instants bizarres pendant lesquels tu as l’impression d’être déjà venu dans un endroit avant ou qu’une personne que tu viens de rencontrer ne t’est pas inconnue. Comme un sentiment fugace de déjà-vu. Sur le coup, tu as pu croire à un dérapage incontrôlé de ton cerveau ; alors que c’était beaucoup plus que ça : des petites bulles d’autres existences remontant à la surface avant de disparaître à jamais.

Eh bien dans mon cas, la totalité du parcours de ce que fut Gaëtano, individu tantôt maussade, tantôt flamboyant, tout est là, bien visible ! Fabuleux non ?

Bien sûr, il a fallu que j’atteigne l’âge adulte pour récupérer l’accès à cette existence passée. Mes connaissances, mes aptitudes acquises autrefois, tout ça logé dans mon cerveau… de chat. Pour ce faire, il a fallu que le cerveau en question soit légèrement plus volumineux que les cerveaux ordinaires, ce qui me vaut d’être doté d’une tête un peu full size, enfin juste un peu et au fond ça me va bien : ça me donne un air poupin, candide, comme les personnages des mangas pour ados…

Attends, ce n’est pas encore fini ! J’ai vraiment dû bénéficier d’une promotion incroyable, que dis-je ? De la promotion du siècle. Juge un peu :

Toute la séquence correspondant à mon séjour dans le Monde intermédiaire depuis 2009 jusqu’à ma nouvelle incarnation, eh bien, elle aussi est restée inscrite dans mon méga-cerveau ! Disque dur intact, si j’ose cette métaphore. Mais oui, aujourd’hui je me souviens, comme si j’y étais encore, de mon passage dans l’Astral, dans l’Au-delà si tu préfères. Rien que ça ! Mais j’y reviendrai plus tard.

Voilà, tu sais maintenant l’essentiel. Alors tu penses bien que la question de la race et du pedigree, je n’allais quand même pas essayer de les négocier. Et d’ailleurs, à qui me serais-je adressé ?

Quoi qu’il en soit, moi, Gribi, chat européen presque banal, je cache plutôt bien le jeu de mes identités multiples et je l’avoue : je remercie la Vie tous les jours. Jamais, au grand jamais, je ne regrette d’être devenu chat.

Aux yeux des autres animaux, je demeure un petit félin ordinaire. Encore que ma mère, lorsque j’étais un chaton, me regardait bizarrement. Une inquiétude, une curiosité. Il n’avait pas échappé à son instinct que j’étais un peu différent.

« Un petit félin ordinaire ». Avec la notable particularité que moi, minet au crâne légèrement proéminent, je peux écouter, et comprendre ce que les gens racontent. Je peux aussi capter tout ce que je vois sur l’écran de la télé, laquelle, dans la maison de mes « maîtres », est située au salon juste en face de mon panier.

En découvrant mon histoire, une question devrait te tarauder l’esprit. Une question assortie d’un doute. Car enfin, ce que je raconte là, ça devrait d’emblée sentir l’escroquerie : comment un chat du nom de Gribi, qui se targue d’avoir connu des expériences exceptionnelles, aurait-il pu, au moyen de ses petites papattes, écrire lui-même une seule ligne de texte ? Ses « maîtres » lui auraient-ils offert un ordinateur portable pour son anniversaire ? Ou alors, outre les aptitudes qu’il prétend avoir, serait-il doté de la parole, comme dans les contes pour enfants ? Auquel cas il suffirait de lui confier un dictaphone… Un peu fumeux tout de même. Tu n’y croirais pas et tu aurais bien raison.

En réalité, je ne peux bien entendu pas me servir d’un PC. Quant à la parole, n’y pense même pas. Option non disponible. Et heureusement, car imagine un peu, si je parlais comme un humain, je serais perçu dans le meilleur des cas, comme une merveille de la Création, mais plus probablement comme un monstre, une chose diabolique. Et dès lors, je serais sérieusement en danger, exposé au bûcher, ou convoité par des laboratoires en vue d’expérimentations louches ; à moins que je ne devienne l’objet de toutes les convoitises dans les milieux du cinéma ou du cirque.

Mais Gribi ne parle pas. Il miaule.

Par conséquent, je te dois une explication : qui donc écrit à ma place, ce que moi, j’ai à raconter ? C’est un peu laborieux à décrire, mais je me lance quand même. Si ça devient trop technique, tu peux sauter deux pages ; mais ce serait franchement dommage.

Les chats disposent d’aptitudes télépathiques plus ou moins développées, les rendant capables de communiquer avec les humains ; à condition toutefois que ces derniers se trouvent dans un état de relâchement mental suffisant. Par exemple, lors d’un coma, d’une méditation profonde, ou à la suite de la prise de substances psychotropes. Ou encore, lors de phases de somnambulisme.

L’intérêt pratique de ce pouvoir reste minime, du fait que les chats ne disposent pas d’un langage commun avec les humains. Sauf moi, qui peux leur envoyer et recevoir non seulement des images, mais aussi des mots et des phrases. Une faculté qui ouvre de larges perspectives. Et tout d’abord, celle de rechercher les personnes susceptibles plus tard, de transcrire, sur leur ordinateur, ce que je leur dicterais au cours d’un état de quasi-inconscience. C’est ce que j’ai entrepris récemment sans trop savoir ce qu’il en adviendrait.

Ça ne s’est pas fait tout seul. J’ai dû tâtonner plusieurs semaines avant de réussir l’opération. Un casting laborieux. Des nuits entières à partir à la pêche d’informations diverses sur les « postulants », évidemment ignorant tout de mes investigations : Leur prénom, ainsi que leur capacité à se servir d’un logiciel de traitement de texte et quelques autres caractéristiques utiles pour l’emploi auquel je les destinais. Mais vraiment très peu.

J’ai approché d’abord une certaine Mary, très branchée Zen, et jouissant d’une longue expérience de méditation. Pas de problème pour la connexion de nos âmes respectives. Aucune réticence pour qu’elle s’installe devant son PC pour un test d’aptitudes.

Mais, amateurisme de ma part, je n’avais pas perçu tout de suite que Mary, d’origine anglo-saxonne, n’était pas devenue suffisamment francophone pour faire l’affaire. Ainsi, l’effort cérébral qu’elle devait déployer pour transcrire mes mots sur son clavier a fini par la faire sortir de son état de subconscience ; très étonnée, je l’ai bien senti, de se découvrir installée à son bureau devant un écran. Quant aux quelques phrases qu’elle était parvenue à taper sur le clavier avant son réveil, je suppose qu’elle les a reçues comme un signal envoyé par un quelconque « être de lumière », ou autre chose du genre. Pourtant, je le jure, je n’avais aucune intention de la mystifier. Mais comme pour ma part, j’étais en phase de test, j’avais procédé comme ces techniciens qui étalonnaient la sonorisation avant un spectacle, en psalmodiant « un, deux, trois » dans des micros. Moi, ce que j’avais introduit dans le subconscient de Mary, c’étaient des bribes de textes lues sur l’emballage de mes croquettes « Transit » – j’avais alors des petits problèmes de transit intestinal –. Mon objectif était juste de faire un test de retour, une confirmation de bonne réception. Mais Mary, comme la plupart des humains, au lieu de reconnaître l’incohérence du message, a compris ce qu’elle avait envie de comprendre : de « transit » à « transition », et de « transition » à « transmutation » ou « transpersonnalité », elle a dû beaucoup interpréter et fantasmer. Mais ça, c’était son problème, pas le mien.

Car moi Gribi, je demeurais à la recherche du bon « médium ». Autrement dit, de la personne adéquate pour dactylographier du texte à ma place puisque je ne peux le faire par mes propres moyens. Encore deux tentatives infructueuses avant d’entrer en contact avec Alexandra :

J’essuyai d’abord, un autre échec avec le gentil Bekir, très bon récepteur télépathique, aidé en cela par la consommation de certains champignons, tu sais, de ceux qu’on ne trouve pas au supermarché. Il me plaisait bien ce Bekir. Ou plutôt, il m’aurait bien plu s’il s’était donné la peine d’entretenir tant soit peu son matériel informatique avec un pare-feu et un antivirus à jour. C’était hélas loin d’être le cas si bien que les bugs se sont révélés insupportables ; au point de me déconcentrer et d’interrompre la communication. J’ai ainsi laissé Bekir avec ses hallucinations. Lui aussi aura trouvé sur son écran le mot « transit », sans se douter qu’il ne s’agissait pas de voyages psychédéliques, mais seulement de mes croquettes digestives. C’est tout ce que j’avais sous les yeux pour le test de télépathie.

Encore une pensée pour Martine, elle aussi consommatrice de substances à extase, et qui aurait pu devenir une secrétaire acceptable, si ses notions d’orthographe avaient été plus solides. Car tout de même, avec mon parcours hors du commun, moi qui détiens la version intégrale de la mémoire d’un type nommé Gaëtano, décédé en 2009, je vaux un peu mieux qu’une assistante incapable de taper « croquettes » avec deux « t » ni d’accorder un participe passé avec son complément d’objet. Bien sûr, le correcteur du PC devait effectuer son travail de correcteur, mais ça perturbait le flux télépathique puisque moi je ne voyais rien de ce qui se passait sur l’écran. Retourne à l’école, Martine !

Il me fallait donc du « haut de gamme ». Et j’ai fini par le trouver en la personne d’Alexandra.

Cette pauvre Alexandra…

Alexandra, qui dans la journée est assistante dans une étude notariale, souffrait sans le savoir d’un somnambulisme plus que sévère. C’était en l’occurrence un atout important pour que la télépathie fonctionne bien.

J’avoue ne pas être très compatissant. Ma vie antérieure, sur laquelle je reviendrai plus tard, m’a même rendu placide, voire cynique. Pourtant, je ressens un semblant de culpabilité à l’égard d’Alexandra. Non pas du remords pour ce que je lui fais subir ; nécessité fait loi après tout. Mais tout même une petite pincée de culpabilité.

Imagine un peu cette pauvre petite qui traîne désormais sa fatigue toute la journée, qui se dope au Red Bull et au ginseng en gélules, sans comprendre, la malheureuse, d’où lui vient cet épuisement chronique. Elle qui s’astreint à deux heures de jogging trois fois par semaine, qui se nourrit sainement, et qui pratique le hatha-yoga, quelle injustice ! Elle se couche tôt, Alexandra. 21h30 maximum. Ça, elle le sait…

Par contre, ce qu’elle ignore, c’est que vers 23 h, elle se lève, se dirige vers sa table de travail au salon, et qu’elle allume son PC. Alors commence pour elle, au milieu de la nuit, une nouvelle journée de labeur : tout ce que je lui dicte, elle le transcrit en fichier Word, et ce, parfois jusqu’à des 4 heures du matin, voire davantage si je suis en verve et si rien n’a troublé la sérénité du panier où je me suis installé.

De 23 h à 4 h non-stop, c’est usant, je sais, mais ma dictée télépathique, ce n’est pas du haut débit ! C’est laborieux et lent, surtout s’il faut revenir sur un passage après coup : Alexandra risque alors d’émerger de son état. Il paraît que ce n’est pas bon de réveiller une somnambule. Elle pourrait très mal réagir, tomber par exemple, se casser un bras ou un poignet. Et alors ça, pas question ! La sécurité physique de ma secrétaire est primordiale pour le bon déroulement de mon plan !

Alors, je pèse mes mots, je les ressasse, je les remâche avant de les lui dicter. Afin qu’elle s’applique sur sa dactylographie, et en même temps, que rien ne perturbe son pseudo-sommeil. Alexandra… Non seulement, j’accapare ses nuits – au fond, c’est presque du viol – mais en outre, je l’astreins à cacher dans un recoin de son PC un fichier de texte dont elle ignore tout. Car ce texte, je l’ai protégé par un mot de passe au milieu d’une masse de documents gravés dans son disque dur. Eh oui, mon assistante téléguidée possède chez elle, une histoire exceptionnelle – la mienne – et elle n’en sait rien ! Le propre des somnambules est de ne pas avoir de souvenir au réveil. Tout se passe donc à son insu. Et moi, je dispose désormais à ma guise, entre 21 h 30 et 4 h du matin, d’une secrétaire efficace, gratuitement ça va de soi, mais pas vraiment bénévole pour autant. Et je ne dis pas ça pour me vanter.

J’en viens à relater une partie de ce qui s’est passé avant.

Je t’ai dit que dans ma maison d’accueil, on a installé mon panier au salon sur une commode, pile en face du téléviseur. C’est justement sur l’écran d’icelui que j’ai vu avant-hier un soi-disant spirite s’exprimer au sujet de « l’Au-delà ». J’ai souri mentalement avec l’indulgence de celui qui connaît bien le sujet. L’expérience de mort imminente, l’aspiration dans un tunnel de lumière, accompagnée d’une douce musique céleste… Bon, je ne dis pas que tout ça, c’est du pipeau, mais comprends bien que la différence entre ce monsieur et moi, c’est la même qu’entre Neil Armstrong, qui fut le premier Terrien à poser le pied sur la Lune, et ceux qui regardent cette Lune par la fenêtre de leur chambre : avoir vécu une situation, ou n’en percevoir que quelques bribes, c’est très différent. Et je ne dis pas ça pour me vanter.

Quant à la vie terrestre d’avant, comme je l’ai expliqué, c’est délibérément, parce que j’en avais exprimé le désir, que j’ai pu renaître en chat, après avoir été le Gaëtano, coiffeur pour dames, messieurs, enfants, dans une petite ville au nord de Paris.

Je fus célibataire le plus souvent. Parfois en couple par inadvertance ou désœuvrement. Pendant mes périodes de célibat du moins, je fus plutôt à l’aise financièrement. Mais beaucoup moins à l’aise dans ma peau :

Leur p’tit Gaëtano… Cette familiarité condescendante, c’est le sort réservé souvent aux professionnels de la branche coiffure et haute coiffure. La relation coiffeur-client est alors dissonante. Avec trop souvent l’impression d’un rapport tarifé ambigu : Moyennant une somme d’argent convenue, le « p’tit Gaëtano » avait pour mission de bien écouter, hocher la tête de temps à autre, et judicieusement relancer le monologue lorsque s’essoufflaient les confidences, ou les considérations sur la marche du monde voire sur la vie des personnalités qui font le buzz. Se montrer complice, apparemment captivé par la conversation. Attitude indispensable, pour mériter la fidélité du client, voire la petite gratification avant qu’il ne quitte les lieux.

Au salon de massage de la belle Olga, les séances devaient être assez semblables, sauf qu’à la fin du parcours, Olga ne faisait sans doute pas les sourcils en prime. Alors que le p’tit Gaëtano s’affairait non seulement sur le cheveu du client ou de la cliente ; il lui fallait encore, et pour le même prix, écouter toutes les sottises dont on l’abreuvait depuis le shampoing jusqu’au coup de peigne final.

Il n’y avait qu’avec les enfants que ça se passait bien : nul besoin de faire la conversation. On s’en tenait aux aspects techniques : température de l’eau pour le shampoing, mouvements de la tête pour faciliter le travail sur la nuque, gel de finition ou pas. Hélas, le gros de la clientèle, c’étaient les adultes.

Comment ne pas déprimer lorsque tu baignes du matin au soir, dans cette prison verbeuse. Du matin au soir, subir en paroles la médisance, la suffisance, la vulgarité, la mesquinerie des clients. Est-ce le fauteuil inclinable, variante du divan de psychanalyste qui incitait à la confidence, qui faisait émerger tant de méchanceté, de fourberie, et de suffisance ? Ces gens ne pensaient qu’à leur gueule. Fondamentalement préoccupés par leur ego, tous et toutes. C’était du selfie en continu, mais du selfie avec un écran qui devait leur renvoyer l’image d’une « belle personne ». Tous et toutes s’estimaient bien au-dessus du troupeau, superbes mais incompris.

Lorsqu’ils vomissaient sur les autres, tous les autres, leur voisin, leur bonne copine, leur patron, leurs collègues de travail ou l’État, c’était encore pour conclure qu’eux-mêmes étaient impeccables en toute chose. Tant de turpitudes du matin au soir, il fallait les supporter. Et le « p’tit Gaëtano » endurait. J’endurais avec le sourire. Parfois même en simulant la reconnaissance pour la confiance que ces gens me témoignaient en m’honorant de leurs bavardages. Peut-être aurais-je dû réagir, leur clouer le bec. Alors que je demeurais lâche par lassitude.

Ma vie de Gribi, c’est bien différent : mes congénères, lorsqu’ils communiquent avec moi, le font sans fioritures. C’est direct : Territoire, sexe, domination, nourriture. Quant aux humains que je croise aujourd’hui, c’est l’indifférence totale à l’exception de ceux du foyer qui m’héberge. Quand parfois ils me parlent, ils le font avec des gestes et des intonations. Et si ça me déplaît, il me suffit de m’éloigner. C’est plus clair.

Le quotidien d’un animal de compagnie n’est cependant pas toujours paradisiaque. Mais confortable, ça oui, au moins en ce qui me concerne : Logement propre et chauffé en hiver, assistance à la toilette au moyen d’une brosse spéciale, et nourriture de base servie à volonté, sans que ça n’implique en retour une contrepartie de ma part. C’est déjà beaucoup. La plupart des animaux s’en contenteraient, pour peu que l’on y adjoigne une dose de sensualité dans le souci de perpétuer l’espèce. Des désagréments, j’en subis aussi bien sûr, mais quels sont les gentils parasites comme moi qui n’en ont aucun ?

Christophe et Myriam ne s’aperçoivent pas, et c’est bien heureux, qu’au fond, je ne suis à leur égard, qu’un parasite. Un parasite, sympa peut-être, qu’ils hébergent, nourrissent, soignent, et couvrent d’amour. Ces attentions dont je suis l’objet me laissent beaucoup de temps libre que je consacre à la dictée avec Alexandra, ainsi qu’à mon bien-être. Un chat d’appartement – le terme de chat domestique prête à confusion – est par essence exempté des charges qu’assume un animal sauvage.

Du temps, il m’en faut aussi pour la chasse. Ce sport, ce n’est pour moi qu’un loisir en option. Rien ne m’oblige à le pratiquer. D’ailleurs, pas de chasse si les conditions atmosphériques sont défavorables. Pourquoi irais-je me couvrir de boue, faire une mauvaise chute en tombant d’un toit mouillé, ou contracter une bronchite ? Mais par beau temps, pour un félin comme moi, la chasse constitue plus qu’un exercice physique, puisqu’il m’offre de surcroît la faculté de gagner moi-même ma pitance à la sueur de mon front.

Je n’ai rien à redire aux croquettes Transit, ni aux Hair and Skin, et je reconnais que les Ultra premium sont un must. Mais pour une alimentation équilibrée, je compte aussi sur les proies débusquées au cours de mes raids en forêt. Surtout au printemps, lorsque les nids dans les arbres sont encore garnis d’œufs délectables. Et la viande de musaraigne, tu n’as pas idée de son raffinement.

Lors d’incarnations lointaines, j’ai déjà dû investir des corps de félins. Petits et grands. Des prédateurs de toute façon, féroces et toujours aux aguets. J’en ai gardé le besoin atavique de cette montée d’adrénaline, qui te saisit les tripes lorsque tu guettes dans le noir, un souriceau égaré. La tension de tous les muscles. Le regard implacable… Une sensation qui ne s’est pas dissipée au fil des années.

La chasse pratiquée par l’homme, elle, n’a pas grand-chose de commun avec la vraie chasse, celle qui mobilise le corps et l’esprit : Partir en forêt lourdement armé, juste pour dans le meilleur des cas trucider, ou alors dans le pire pour mutiler, chevreuils et cerfs, je ne dirai pas ce que j’en pense. Même la manière de se mettre en condition diffère complètement : Pour un chat, un mois ou deux sans entraînement et tu perds les quelques centimètres de détente, ceux qui conduisent à coup sûr à la capture de la proie. Un quart de seconde de trop et tu peux dire adieu au merle que tu croyais surprendre. C’est le jeu. Impitoyable et noble.

Parfois, je rentre bredouille ; en toute discrétion. Rien de grave : Les croquettes m’attendent. Je n’en manque jamais. Mes « maîtres » y veillent.

J’éprouve néanmoins un certain pincement à l’estomac en contemplant Christophe et Myriam avaler leur propre repas. Ils sont végétariens tous les deux. Grand bien leur fasse tant qu’ils se gardent de tout prosélytisme. Car moi, attention, je suis un animal carnivore : va pour une pincée de céréales dans mes croquettes « Transit » à la rigueur.

J’ai bien vu à la télé, un documentaire sur le scandale des déchets carnés douteux, les équarrissages illégaux, les viandes impropres à la consommation, et j’en passe. Mais moi, je m’en fous ! De la barbaque, même importée de loin, même en poudre, peu m’importe au fond. Mais de la barbaque, de la bidoche, on ne plaisante pas avec ça. J’ai beau poil, belle ligne, une haleine presque fraîche, que demander de plus, franchement ?

Dès qu’elle rentre à la maison, Myriam allume la télé. Je me suis déjà demandé si c’est seulement pour me faire plaisir car elle, n’y jette qu’un regard de temps à autre, pendant qu’elle s’active à la cuisine avant le retour de Christophe. Bien que je ne sois jamais vraiment concerné par ce qui défile sur l’écran, je regarde… Difficile d’ailleurs de faire autrement depuis mon panier pile en face, à croire qu’on a installé cette télé spécialement pour moi.

Ce qui intéresse Myriam, du moins avant les programmes du soir, ce sont les chaînes d’information. Franchement, ce ne sont pas celles que je préfère. Les spots publicitaires qui les ponctuent sont souvent plus intéressants et moins stressants. Je dois être le chat le mieux au fait des actualités de la Planète. Surtout que moi, je comprends tout. Pas seulement les images, mais tout ce qui est exprimé par des mots et des phrases en français. Et même assez bien en italien.

Attention ! Comprendre, ça ne veut pas dire que je trouve tout ça normal. Déjà dans ma vie de Gaëtano, cette passivité bienveillante des humains face aux écrans, ça me gênait : beaucoup de discours assénés par des experts, spécialistes en ceci et cela, et qui au fond expliquent avec de belles phrases ce que ceux qui regardent savaient déjà – mais sans les belles phrases –. Ils montrent aussi aux braves gens ce qu’ils doivent aimer ou rejeter, ce qu’ils doivent trouver important, et ce qu’ils doivent faire.

Il n’en faut pas davantage pour que ces braves gens se sentent informés alors que, je le vois bien, ils ne sont que manipulés. Est-ce que je suis le seul à m’en apercevoir ? C’est un peu à cause de cette comédie que je ne me sentais pas vraiment à ma place dans ma vie d’avant.

Bien sûr, il y a aussi de l’information réelle, réaliste et nécessaire. Parfois diffusée sans filtre. Je viens d’en recevoir une, qui me laisse songeur :

Ce matin, pas très loin d’ici, trois types équipés d’armes automatiques ont fait irruption chez d’autres bipèdes, hommes, femmes et enfants réunis pour une fête de famille. Ils n’allaient pas se livrer à un pillage, ni accomplir une vengeance personnelle, ni rien d’autre de rationnel. Loin de tout ça, ils se réclamèrent plus tard, d’une cause… religieuse. Leur mission : Trucider au nom d’un dieu. C’est du moins l’explication qu’ils ont donnée.

Ces types voulaient juste montrer à leur « dieu » combien ils le vénèrent, et combien ils l’aiment. Je me demande comment ils se l’imaginent ce dieu, dont ils disent qu’il est grand infiniment, créateur de l’Univers, maître de tout. Selon eux, il est super puissant. Mais alors, pourquoi, a-t-il soudain besoin de faire appel à des humains pour en zigouiller d’autres ?

Tu trouves que ça tient la route, cette histoire de service commandé ?

La situation n’est pas nouvelle : de tout temps, des individus prétendant être en contact direct avec le Grand Patron ont parlé au nom de ce dernier. Et de tout temps aussi, d’autres individus, les ont écoutés, les ont crus et sont partis en croisade sans se poser de question ni douter de quoi que ce soit. Ils sont comme ça, les humains. Du moins certains et parfois.

Après ce spectacle, je me suis encore félicité d’être un chat européen, même à grosse tête.

Avant-hier, alors que je visionnais un spot télé à la gloire d’un shampoing démêlant, mon regard a été attiré par un curieux phénomène, sur la table basse près du canapé : une revue se déplaçait par petites secousses, presque imperceptiblement, même pour moi, qui capte beaucoup mieux ce qui est en déplacement que ce qui reste immobile.

Encore quelques à-coups ; centimètre par centimètre jusqu’à ce que la revue, désormais en porte à faux, finisse par tomber au sol. Personne d’autre ne semblait avoir remarqué quelque chose. Ni Myriam, qui était au téléphone, ni a priori la petite Léna, occupée à installer les pièces de sa dînette.

Quelques minutes plus tard, Myriam ramassa le « Biba » – c’est le nom de la revue – en jetant un regard en coin vers sa fille. Puis, ce fut une assiette, en plastique de la dînette, qui glissa doucement depuis la mallette de rangement jusque sous le canapé, non pas en ligne droite, mais en en zigzaguant. Cette fois, Léna avait observé le déplacement, un sourire amusé sur les lèvres, avant de retourner à ses affaires.

Je venais d’assister à une scène que d’autres qualifieraient sûrement de « paranormale ». Avec raison. Une scène dont je ne compris pas tout de suite, le sens. Des objets s’étaient discrètement déplacés tous seuls dans le salon. Sans trucage, c’était évident. Quelque chose à décoder dans ce petit jeu ?

Ce fut vers minuit, alors que j’étais occupé à ma dictée télépathique avec Alexandra que je sentis planer au-dessus de moi, une présence furtive, comme si quelque chose ou quelqu’un me fixait. Un humain aurait pensé à un courant d’air, car la température semblait soudainement avoir baissé. Une légère brise, diffuse, s’infiltrait dans la pièce. Moi, c’est à une autre cause que j’ai pensé…

Je pressentais un phénomène plutôt inattendu dans mon environnement actuel, mais banal dans le Monde intermédiaire où j’avais séjourné des années. Pour la première fois sur Terre, je découvrais une âme vagabonde.

Tout d’abord, elle esquiva tout contact avec moi. Mais ma journée avait été morne. Je n’allais pas laisser passer une occasion de me distraire. Alors, j’ai insisté. Vulgairement parlant, il semblait n’y avoir personne sur la ligne ! J’ai concentré mon énergie mentale pour adresser des signaux de recherche. Rien d’exceptionnel pour un chat ; c’est un peu comme lancer un message radio du genre « Allô, ici la tour de contrôle ».