L’Amour sublime.
Véra
L’Amour
est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux
pouvoir est illimité.C’était
à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à
Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures,
allumées
déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une
d’elles s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel
seigneurial, entouré de jardins séculaires; le cintre était
surmonté de l’écusson de pierre, aux armes de l’antique famille
des comtes d’Athol, savoir:
d’azur, à l’étoile abîmée d’argent,
avec la devise «Pallida Victrix», sous la couronne retroussée
d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants s’écartèrent.
Un homme de trente à trente-cinq ans, en deuil, au visage
mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes
serviteurs élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les
marches et entra. C’était le comte d’Athol.Chancelant,
il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette chambre où,
le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours et
enveloppé de violettes, en des flots de batiste, sa dame de
volupté,
sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.En
haut, la douce porte tourna sur le tapis, il souleva la
tenture.Tous
les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés la
veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa
bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était
perdue en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de
délices, avait défailli: ses lèvres s’étaient brusquement
mouillées d’une pourpre mortelle. A peine avait-elle eu le temps
de donner à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une
parole: puis ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient
abaissés sur la belle nuit de ses yeux.La
journée sans nom était passée.Vers
midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau
familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se
renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de
marbre, il avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée.—De
l’encens brûlait sur un trépied, devant le cercueil:—une
couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte,
l’étoilait.Lui,
debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans
espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au
crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le
sépulcre, il avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se
haussant sur la dernière marche du seuil, il l’avait jetée
doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur
les dalles intérieures par le trèfle qui surmontait le
portail.—Pourquoi ceci?... A coup sûr d’après quelque
résolution mystérieuse de ne plus revenir.Et
maintenant il revoyait la chambre veuve.La
croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or,
était ouverte: un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre
de
bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda,
autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la
cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi
fermé, les lourds flacons de parfums qu’Elle
ne respirerait plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues,
resté défait, auprès de l’oreiller où la place de la tête
adorée et divine était visible encore au milieu des dentelles, il
aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune âme avait
battu de l’aile un instant; le piano ouvert, supportant une mélodie
inachevée à jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans
la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe; et, au
pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours
oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée
en perles: Qui verra
Véra l’aimera.
Les pieds nus de la bien-aimée y jouaient hier matin, baisés, à
chaque pas, par le duvet des cygnes!—Et là, là, dans l’ombre,
la pendule, dont il avait brisé le ressort pour qu’elle ne sonnât
plus d’autres heures.Ainsi
elle était partie!...
Où donc!... Vivre
maintenant?—Pour quoi faire?... C’était impossible, absurde.Et
le comte s’abîmait en des pensées inconnues.Il
songeait à toute l’existence passée.—Six mois s’étaient
écoulés depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au
bal d’une ambassade qu’il l’avait vue pour la première
fois?... Oui. Cet instant ressuscitait devant ses yeux, très
distinct. Elle lui apparaissait là, radieuse. Ce soir-là, leurs
regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus,
intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.Les
propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations,
toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder
l’inévitable félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient
évanouis devant la tranquille certitude qu’ils eurent, à
l’instant même, l’un de l’autre.Véra,
lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage, était venue
vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant
ainsi, d’auguste façon, les démarches banales où se perd le
temps précieux de la vie.Oh!
comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des
indifférents à leur égard leur semblèrent une envolée d’oiseaux
de nuit rentrant dans les ténèbres! Quel sourire ils échangèrent!
Quel ineffable embrassement!Cependant
leur nature était des plus étranges, en vérité!—C’étaient
deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement
terrestres. Les sensations se prolongeaient en eux avec une
intensité
inquiétante. Ils s’y oubliaient eux-mêmes à force de les
éprouver. Par contre, certaines idées, celles de l’âme, par
exemple, de l’Infini,
de Dieu même,
étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand
nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un
sujet de vagues étonnements: lettre close dont ils ne se
préoccupaient pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou
justifier.—Aussi, reconnaissant bien que le monde leur était
étranger, ils s’étaient isolés, aussitôt leur union, dans ce
vieux et sombre hôtel, où l’épaisseur des jardins amortissait
les bruits du dehors.Là,
les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de ces joies
languides et perverses où l’esprit se mêle à la chair
mystérieuse! Ils épuisèrent la violence des désirs, les
frémissements et les tendresses éperdues. Ils devinrent le
battement de l’être l’un de l’autre. En eux, l’esprit
pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur semblaient
intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes, les
enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement! Tout à
coup le charme se rompait; l’accident terrible les désunissait;
leurs bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa
chère morte? Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est
emportée dans le cri d’une corde qui se brise?Les
heures passèrent.Il
regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux:
et la Nuit lui apparaissait
personnelle;—elle
lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et
l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule,
brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l’azur.
—
C’est
Véra, pensa-t-il.A
ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille;
puis, se dressant, il regarda autour de lui.Les
objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur
jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les
ténèbres, et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître
ici comme une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs
d’encens, d’un iconostase, reliquaire familial de Véra. Le
triptyque, d’un vieux bois précieux, était suspendu, par sa
sparterie russe, entre la glace et le tableau. Un reflet des ors de
l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi les joyaux
de la cheminée.Le
plein-nimbe de la Madone en habits de ciel, brillait, rosacé de la
croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans le
reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des
perles. Depuis l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le
visage maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa
nature, hélas! ne pouvant lui consacrer qu’un
superstitieux
amour, le lui offrait parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle
passait devant la veilleuse.Le
comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus
secret de l’âme, se dressa, souffla vite la lueur sainte, et, à
tâtons, dans l’ombre, étendant la main vers une torsade,
sonna.Un
serviteur parut: c’était un vieillard vêtu de noir: il tenait une
lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se
retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il
vit son maître debout et souriant comme si rien ne se fût
passé.
—
Raymond,
dit tranquillement le comte,
ce soir, nous sommes accablés de fatigue, la comtesse et moi;
tu serviras le souper vers dix heures.—A propos, nous avons résolu
de nous isoler davantage, ici, dès demain. Aucun de mes serviteurs,
hors toi, ne doit passer la nuit dans l’hôtel. Tu leur remettras
les gages de trois années, et qu’ils se retirent.—Puis, tu
fermeras la barre du portail; tu allumeras les flambeaux en bas,
dans
la salle à manger; tu nous suffiras.—Nous ne recevrons personne à
l’avenir.Le
vieillard tremblait et le regardait attentivement.Le
comte alluma un cigare et descendit aux jardins.Le
serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop
désespérée, avait égaré l’esprit de son maître. Il le
connaissait depuis l’enfance; il comprit, à l’instant, que le
heurt d’un réveil trop soudain pouvait être fatal à ce
somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un tel
secret.Il
baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux rêve?
Obéir?... Continuer de
les servir sans
tenir compte de la Mort?—Quelle étrange idée!... Tiendrait-elle
une nuit?... Demain, demain, hélas!... Ah! qui savait?...
Peut-être!...—Projet sacré, après tout!—De quel droit
réfléchissait-il?...Il
sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir
même, l’insolite existence commença.Il
s’agissait de créer un mirage terrible.La
gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond, d’abord avec
stupeur, puis par une sorte de déférence et de tendresse, s’était
ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s’étaient
pas écoulées qu’il se sentit, par moments, presque dupe lui-même
de sa bonne volonté. L’arrière-pensée pâlissait! Parfois,
éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire que la
comtesse était positivement défunte. Il se prenait à ce jeu
funèbre et oubliait à chaque instant la réalité. Bientôt il lui
fallut plus d’une réflexion pour se convaincre et se ressaisir. Il
vit bien qu’il finirait par s’abandonner tout entier au
magnétisme effrayant dont le comte pénétrait peu à peu
l’atmosphère autour d’eux. Il avait peur, une peur indécise,
douce.D’Athol,
en effet, vivait absolument dans l’inconscience de la mort de sa
bien-aimée! Il ne pouvait que la trouver toujours présente, tant la
forme de la jeune femme était mêlée à la sienne. Tantôt, sur un
banc du jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les
poésies qu’elle aimait; tantôt, le soir, auprès du feu, les deux
tasses de thé sur un guéridon, il causait avec l’Illusion
souriante, assise, à ses yeux, sur l’autre fauteuil.Les
jours, les nuits, les semaines s’envolèrent. Ni l’un ni l’autre
ne savait ce qu’ils accomplissaient. Et des phénomènes singuliers
se pressaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le
point où l’imaginaire et le réel étaient identiques. Une
présence flottait dans l’air: une forme s’efforçait de
transparaître, de se tramer sur l’espace devenu
indéfinissable.D’Athol
vivait double, en illuminé. Un visage doux et pâle, entrevu comme
l’éclair, entre deux clins d’yeux; un faible accord frappé au
piano, tout à coup; un baiser qui lui fermait la bouche au moment
où
il allait parler; des affinités de pensées
féminines qui
s’éveillaient en lui en réponse à ce qu’il disait; un
dédoublement de lui-même tel, qu’il sentait, comme en un
brouillard fluide, le parfum vertigineusement doux de sa bien-aimée
auprès de lui, et, la nuit, entre la veille et le sommeil, des
paroles entendues très bas: tout l’avertissait. C’était une
négation de la Mort élevée, enfin, à une puissance inconnue!Une
fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de lui, qu’il
la prit dans ses bras: mais ce mouvement la dissipa.
—
Enfant!
murmura-t-il en souriant.Et
il se rendormit comme un amant boudé par sa maîtresse rieuse et
ensommeillée.Le
jour de sa
fête, il plaça, par plaisanterie, une immortelle dans le bouquet
qu’il jeta sur l’oreiller de Véra.
—
Puisqu’elle
se croit morte, dit-il.Grâce
à la profonde et toute-puissante volonté de M. d’Athol, qui, à
force d’amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans
l’hôtel solitaire, cette existence avait fini par devenir d’un
charme sombre et persuadeur.—Raymond, lui-même, n’éprouvait
plus aucune épouvante, s’étant graduellement habitué à ces
impressions.Une
robe de velours noir aperçue au détour d’une allée; une voix
rieuse qui l’appelait dans le salon; un coup de sonnette le matin,
à son réveil, comme autrefois; tout cela lui était devenu
familier: on eût dit que la morte jouait à l’invisible, comme une
enfant. Elle se sentait aimée tellement! C’était bien
naturel.Une
année s’était écoulée.Le
soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du feu, dans la
chambre de Véra, venait de
lui lire un fabliau
florentin:
Callimaque. Il
ferma le livre; puis en se versant du thé:
—
Douschka,
dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses, des bords de la
Lahn,
du château des Quatre-Tours?... Cette histoire te les a rappelés,
n’est-ce pas?Il
se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à
l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une coupe et
regarda les perles attentivement. Véra ne les avait-elle pas ôtées
de son bras, tout à l’heure, avant de se dévêtir? Les perles
étaient encore tièdes et leur orient plus adouci, comme par la
chaleur de sa chair. Et l’opale de ce collier sibérien, qui aimait
aussi le beau sein de Véra jusqu’à pâlir, maladivement, dans son
treillis d’or, lorsque la jeune femme l’oubliait pendant quelque
temps! Autrefois, la comtesse aimait pour cela cette pierrerie
fidèle!... Ce soir l’opale brillait comme si elle venait d’être
quittée et comme si le magnétisme exquis de la belle morte la
pénétrait encore. En reposant le collier et la pierre précieuse,
le comte toucha par hasard le mouchoir de batiste dont les gouttes
de
sang étaient humides et rouges comme des œillets sur de la
neige!... Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de
la mélodie d’autrefois? Quoi! la veilleuse sacrée s’était
rallumée, dans le reliquaire! Oui, sa flamme dorée éclairait
mystiquement le visage, aux yeux fermés, de la Madone! Et ces
fleurs
orientales, nouvellement cueillies, qui s’épanouissaient là, dans
les vieux vases de Saxe, quelle main venait de les y placer? La
chambre semblait joyeuse et douée de vie, d’une façon plus
significative et plus intense que d’habitude. Mais rien ne pouvait
surprendre le comte! Cela lui semblait tellement normal, qu’il ne
fit même pas attention que l’heure sonnait à cette pendule
arrêtée depuis une année.Ce
soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des ténèbres, la
comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette
chambre tout embaumée d’elle! Elle y avait laissé tant de sa
personne! Tout ce qui avait constitué son existence l’y attirait.
Son charme y flottait; les longues violences faites par la volonté
passionnée de son époux y devaient avoir desserré les vagues liens
de l’Invisible autour d’elle!...Elle
y était nécessitée.
Tout ce qu’elle aimait, c’était là.Elle
devait avoir envie de venir se sourire encore en cette glace
mystérieuse où elle avait tant de fois admiré son lilial visage!
La douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses
violettes, sous les lampes éteintes; la divine morte avait frémi,
dans le caveau, toute seule, en regardant la clef d’argent jetée
sur les dalles. Elle voulait s’en venir vers lui, aussi! Et sa
volonté se perdait dans l’idée de l’encens et de l’isolement.
La Mort n’est une circonstance définitive que pour ceux qui
espèrent des cieux; mais la Mort, et les Cieux, et la Vie, pour
elle, n’était-ce pas leur embrassement? Et le baiser solitaire de
son époux attirait ses lèvres, dans l’ombre. Et le son passé des
mélodies, les paroles enivrées de jadis, les étoffes qui
couvraient son corps et en gardaient le parfum, ces pierreries
magiques qui la
voulaient, dans
leur obscure sympathie,—et surtout l’immense et absolue
impression de sa présence, opinion partagée à la fin par les
choses elles-mêmes, tout l’appelait là, l’attirait là depuis
si longtemps, et si insensiblement, que, guérie enfin de la
dormante
Mort, il ne manquait plus qu’Elle
seule!Ah!
les Idées sont des êtres vivants!... Le comte avait creusé dans
l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût
comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement
l’Univers aurait croulé. L’impression passa, en ce moment,
définitive, simple, absolue, qu’Elle
devait être là, dans la chambre!
Il en était aussi tranquillement certain que de sa propre
existence,
et toutes les choses, autour de lui, étaient saturées de cette
conviction. On l’y voyait! Et,
comme il ne manquait plus que Véra elle-même,
tangible, extérieure,
il fallut bien qu’elle s’y trouvât
et que le grand Songe de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un
moment ses portes infinies! Le chemin de résurrection était envoyé
par la foi jusqu’à elle! Un frais éclat de rire musical éclaira
de sa joie le lit nuptial; le comte se retourna. Et là, devant ses
yeux, faite de volonté et de souvenir, accoudée, fluide, sur
l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses lourds cheveux
noirs, sa bouche délicieusement entr’ouverte en un sourire tout
emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin! la comtesse Véra
le regardait un peu endormie encore.
—
Roger!...
dit-elle d’une voix lointaine.Il
vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie
divine,—oublieuse,—immortelle!Et
ils s’aperçurent,
alors, qu’ils
n’étaient, réellement, qu’un
seul être.Les
heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se
mêlaient, pour la première fois, la terre et le ciel.Tout
à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une
réminiscence fatale.
—
Ah!
maintenant, je me rappelle!... dit-il. Qu’ai-je donc?—Mais tu es
morte!A
l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de
l’iconostase s’éteignit. Le pâle petit jour du matin,—d’un
matin banal, grisâtre et pluvieux,—filtra dans la chambre par les
interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s’éteignirent,
laissant fumer âcrement leurs mèches rouges; le feu disparut sous
une couche de cendres tièdes; les fleurs se fanèrent et se
desséchèrent en quelques moments; le balancier de la pendule reprit
graduellement son immobilité. La
certitude de tous
les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus;
les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès
d’elle; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient
en vain l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra
dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct,
lointain, parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa;
il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait de
se dissoudre d’un seul coup; il avait brisé le magnétique fil de
sa trame radieuse avec une seule parole. L’atmosphère était,
maintenant, celle des défunts.Comme
ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si
solides qu’un coup de maillet sur leur partie épaisse ne les
briserait pas, mais qui tombent en une subite et impalpable
poussière
si l’on en casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une
aiguille, tout s’était évanoui.
—
Oh!
murmura-t-il, c’est donc fini!—Perdue!... Toute seule!—Quelle
est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi? Indique-moi
le chemin qui peut me conduire vers toi!...Soudain,
comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur la
noire fourrure, avec un bruit métallique: un rayon de l’affreux
jour terrestre l’éclaira!... L’abandonné se baissa, le saisit,
et un sourire sublime illumina son visage en reconnaissant cet
objet:
c’était la clef du tombeau.Grande
revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!Voici
douze ans de subis depuis cette vision.—Un soleil d’été brisait
ses longues flèches d’or sur les toits et les dômes de la vieille
capitale. Des myriades de vitres se renvoyaient des éblouissements:
le peuple, baigné d’une poudreuse lumière, encombrait les rues
pour voir l’armée.Assis,
devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un haut pliant de
bois,—et
les genoux croisés en de noirs haillons,—le centenaire Mendiant,
doyen de la Misère de Paris,—face de deuil au teint de cendre,
peau sillonnée de rides couleur de terre,—mains jointes sous
l’écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son
aspect d’ombre au
Te Deum de la fête
environnante.Tout
ce monde, n’était-ce pas son prochain? Les passants en joie,
n’étaient-ce pas ses frères? A coup sûr, Espèce humaine!
D’ailleurs, cet hôte du souverain portail n’était pas dénué
de tout bien: l’État lui avait reconnu le droit d’être
aveugle.Propriétaire
de ce titre et de la respectabilité inhérente à ce lieu des
aumônes sûres qu’officiellement il occupait, possédant enfin
qualité d’électeur, c’était notre égal,—à la Lumière
près.Et
cet homme, sorte d’attardé chez les vivants, articulait, de temps
à autre, une plainte monotone,—syllabisation évidente du profond
soupir de toute sa vie:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»Autour
de lui, sous les puissantes vibrations tombées du beffroi,—dehors,
là-bas, au delà du mur de ses yeux,—des piétinements de
cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs, des
acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des
commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours
scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur
de gloire lui arrivait! Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des
flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des
cuirasses. Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité
mille éclairs de sensations, pressenties et indistinctes,
s’évoquaient! Une divination l’avertissait de ce qui enfiévrait
les cœurs et les pensées dans la Ville.Et
le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige qui sort, pour
lui, des coups d’audace et de fortune, proférait, en clameur, ce
vœu du moment:
—
«Vive
l’Empereur!»Mais,
entre les accalmies de toute cette triomphale tempête, une voix
perdue s’élevait du côté de la grille mystique. Le vieux homme,
la nuque renversée contre le pilori de ses barreaux, roulant ses
prunelles mortes vers le ciel, oublié de ce peuple dont il
semblait,
seul, exprimer le vœu véritable, le vœu caché sous les hurrahs,
le vœu secret et personnel, psalmodiait, augural intercesseur, sa
phrase maintenant mystérieuse:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»Grande
revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!Voici
dix ans d’envolés
depuis le soleil de cette fête! Mêmes bruits, mêmes voix, même
fumée! Une sourdine, toutefois, tempérait alors le tumulte de
l’allégresse publique. Une ombre aggravait les regards. Les salves
convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient, cette
fois, du grondement éloigné des batteries de nos forts. Et, tendant
l’oreille, le peuple cherchait à discerner déjà, dans l’écho,
la réponse des pièces ennemies qui s’approchaient.Le
gouverneur passait, adressant à tous maints sourires et guidé par
l’amble-trotteur de son fin cheval. Le peuple, rassuré par cette
confiance que lui inspire toujours une tenue irréprochable,
alternait de chants patriotiques les applaudissements tout
militaires
dont il honorait la présence de ce soldat.Mais
les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient modifiées: le
peuple, éperdu, proférait ce vœu du moment:
—
«Vive
la République!»Et,
là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait toujours la voix
solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée populaire ne
modifiait pas, lui, la rigidité de sa fixe plainte.Ame
sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints, il s’écriait,
entre des silences, et avec l’accent d’une constatation:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»Grande
revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!Voici
neuf ans de
supportés depuis ce soleil trouble!Oh!
mêmes rumeurs! mêmes fracas d’armes! mêmes hennissements! Plus
assourdis encore, toutefois, que l’année précédente: criards,
pourtant.
—
«Vive
la Commune!» clamait le peuple, au vent qui passe.Et
la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait, toujours,
là-bas, au seuil sacré, son refrain rectificateur de l’unique
pensée de ce peuple. Hochant la tête vers le ciel, il gémissait
dans l’ombre:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»Et,
deux lunes plus lard, alors qu’aux dernières vibrations du tocsin,
le Généralissime des forces régulières de l’État passait en
revue ses deux cent mille fusils, hélas! encore fumants de la
triste
guerre civile, le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au
loin, les édifices:
—
«Vive
le Maréchal!»Là-bas,
du côté de la salubre enceinte, l’immuable Voix, la voix du
vétéran de l’humaine Misère, répétait sa machinalement
douloureuse et impitoyable obsécration:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»Et,
depuis, d’année en année, de revues en revues, de vociférations
en vociférations, quel que fût le nom jeté aux hasards de l’espace
par le peuple en ses
vivats, ceux qui
écoutent, attentivement, les bruits de la terre, ont toujours
distingué, au plus fort des révolutionnaires clameurs et des fêtes
belliqueuses qui s’ensuivent, la Voix lointaine, la Voix
vraie, l’intime
Voix du symbolique Mendiant terrible!—du Veilleur de nuit criant
l’heure exacte du Peuple,—de l’incorruptible factionnaire de la
conscience des citoyens, de celui qui restitue intégralement la
prière occulte de la Foule et en résume le soupir.Pontife
inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé de la cécité
physique n’a jamais cessé d’implorer, en médiateur inconscient,
la charité divine, pour ses frères de l’intelligence.Et,
lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie, le Peuple,
troublé par ces vacarmes flatteurs, essaye en vain de se masquer à
lui-même son vœu véritable, sous n’importe quelles syllabes
mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel,
les
bras levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au
seuil éternel de l’Église,—et, d’une voix de plus en plus
lamentable, mais qui semble porter au delà des étoiles, continue de
crier sa rectification de prophète:
—
«Prenez
pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»(Des
Contes Cruels,
édition Calmann Lévy).
Duke of Portland
Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant,
Richard, duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute
l’Angleterre pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa
science de boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa
fabuleuse fortune, ses aventureux voyages et ses amours,—avait
disparu brusquement.Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse
doré traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de
cavaliers portant des flambeaux, Hyde-Park.Puis,—réclusion aussi soudaine qu’étrange,—le duc s’était
retiré dans son familial manoir; il s’était fait l’habitant
solitaire de ce massif manoir à créneaux, construit en de vieux
âges, au milieu de sombres jardins et de pelouses boisées, sur le
cap de Portland.Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute
heure, à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et
entrecroisant leurs lignes de fumée sur l’horizon.Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse
allée, creusée entre des étendues de roches et bordée, tout au
long, de pins sauvages, ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées
sur le sable même de la plage, immergé aux heures du
reflux.Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce
château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux, resplendit de
richesses féodales.Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent
encore, entre chaque embrasure, ici, un groupe d’archers, là,
quelque chevalier de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans
des attitudes de combat[1].[1]Le château de Northumberland
répond beaucoup mieux à cette description que celui de
Portland.—Est-il nécessaire d’ajouter que, si le fond et la plupart
des détails de cette histoire sont authentiques, l’auteur a dû
modifier un peu lepersonnagemême du duc de Portland,—puisqu’il écrit cette
histoiretelle qu’elle aurait dû se
passer?La nuit, ces statues,—dont les figures maintenant effacées
par les lourdes pluies d’orage et les frimas de plusieurs centaines
d’hivers, sont d’expressions maintes fois changées par les
retouches de la foudre,—offrent un aspect vague qui se prête aux
plus superstitieuses visions. Et lorsque, soulevés en masses
multiformes par une tempête, les flots se ruent, dans l’obscurité,
contre le promontoire de Portland, l’imagination du passant perdu
qui se hâte sur les grèves,—aidée, surtout, des flammes versées par
la lune à ces ombres granitiques,—peut songer, en face de ce
castel, à quelque éternel assaut soutenu par une héroïque garnison
d’hommes d’armes fantômes contre une légion de mauvais
esprits.Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur
anglais? Subissait-il quelque attaque de spleen?—Lui, ce cœur si
natalement joyeux! Impossible!...—Quelque mystique influence
apportée de son voyage en Orient?—Peut-être.—L’on s’était inquiété,
à la cour, de cette disparition. Un message de Westminster avait
été adressé, par la Reine, au lord invisible.Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria s’était
attardée, ce soir-là, en audience extraordinaire. A côté d’elle,
sur un tabouret d’ivoire, était assise une jeune liseuse, miss
Héléna H***.Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord
Portland.L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux
bleus, souriantes lueurs de ciel, le peu de lignes qu’il contenait.
Tout à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées,
à Sa Majesté.La reine lut donc, elle-même, en silence.Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible, parut
s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle tressaillit même:
puis, muette, approcha le papier des bougies allumées.—Laissant
tomber ensuite, sur les dalles, la lettre qui se
consumait:
— Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient
présents à quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de
Portland. Il ne doit plus siéger au Parlement. Nous l’en
dispensons, par un privilège nécessaire. Que son secret soit gardé!
Ne vous inquiétez plus de sa personne et que nul de ses hôtes ne
cherche jamais à lui adresser la parole.Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du
château:
— Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et
d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil sur les cendres
noires de la lettre.Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée pour
se retirer en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse
demeurée immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune
bras blanc posé sur les moires pourpres de la table, la reine,
surprise encore, murmura doucement:
— On me suit, Héléna?La jeune fille, persistant dans son attitude, on s’empressa
auprès [...]