Historiettes, contes et fabliaux - Marquis de Sade - E-Book

Historiettes, contes et fabliaux E-Book

MARQUIS DE SADE

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Beschreibung

Découvrez une facette modérée et amusante du « Divin Marquis » dans ces récits divertissants !

POUR UN PUBLIC AVERTI. Écrit en 1788 alors que Sade était emprisonné à la Bastille et paru pour la première fois en 1926, Historiettes, contes et fabliaux est un recueil se composant de récits très courts où les histoires galantes se mêlent à des thèmes utilisés depuis le Moyen Âge. Ainsi, les contes « Cocu de lui-même » ou « Il y a place pour deux » suivent une nouvelle plus longue, « Le Président mystifié », le récit burlesque des aventures d'un président de la cour d'Aix.
Malheureusement, la censure exercée par Napoléon a fait disparaître de nombreux manuscrits de Sade, alors que d'autres ont été perdus après sa mort.

À l'instar des Contes en vers de La Fontaine, Sade rassemble en prose des histoires galantes et parfois moralisatrices.

EXTRAIT

L’Époux complaisant

Toute la France a su que le prince de Bauffremont avait à peu près les mêmes goûts que le cardinal dont on vient de parler. On lui avait donné en mariage une demoiselle très novice, et que, suivant la coutume, on n’avait instruite que la veille.
— Sans plus d’explication, dit la mère, la décence m’empêchant d’entrer dans de certains détails, je n’ai qu’une seule chose à vous recommander, ma fille, méfiez-vous des premières propositions que vous fera votre mari, et dites-lui fermement : Non, monsieur, ce n’est point par là qu’une honnête femme se prend, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement…
On se couche, et par un principe de pudeur et d’honnêteté qu’on avait été loin de soupçonner, le prince, voulant faire les choses en règle au moins pour la première fois, n’offre à sa femme que les chastes plaisirs de l’hymen : mais la jeune enfant bien éduquée, se ressouvenant de sa leçon :
— Pour qui me prenez-vous, monsieur, lui dit-elle, vous êtes-vous imaginé que je consentirais à de telles choses ? Partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.
— Mais, madame…
— Non, monsieur, vous avez beau faire, vous ne m’y déciderez jamais.
— Eh bien, madame, il faut vous contenter, dit le prince en s’emparant de ses autels chéris, je serais bien fâché qu’il fût dit que j’aie jamais voulu vous déplaire. Et qu’on vienne nous dire à présent que ce n’est pas la peine d’instruire les filles de ce qu’elles doivent un jour à leur époux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Donatien Alphonse François de Sade, alias le Marquis de Sade (1740-1814) est un homme de lettres, romancier et philosophe français. La quasi totalité de son œuvre exprime un athéisme anticlérical et est teintée d'érotisme – souvent lié à la violence et à la cruauté –, ce qui lui a valu de connaître des mises à l'index et la censure. Sur les 72 ans qu'a duré sa vie, le Marquis de Sade en a passé 27 derrière les barreaux. Occultée et clandestine pendant tout le XIXe siècle, son œuvre littéraire est réhabilitée au milieu du XXe siècle part Jean-Jacques Pauvert. Sa reconnaissance unanime de l'écrivain est représentée par son entrée dans la Bibliothéque de la Pléiade en 1990.

À PROPOS DE LA COLLECTION

Retrouvez les plus grands noms de la littérature érotique dans notre collection Grands classiques érotiques.
Autrefois poussés à la clandestinité et relégués dans « l'Enfer des bibliothèques », les auteurs de ces œuvres incontournables du genre sont aujourd'hui reconnus mondialement.
Du Marquis de Sade à Alphonse Momas et ses multiples pseudonymes, en passant par le lyrique Alfred de Musset ou la féministe Renée Dunan, les Grands classiques érotiques proposent un catalogue complet et varié qui contentera tant les novices que les connaisseurs.

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Le Serpent

Tout le monde a connu au commencement de ce siècle Mme la présidente de C…, l’une des femmes les plus aimables et la plus jolie de Dijon, et tout le monde l’a vue caresser et tenir publiquement sur son lit le serpent blanc qui va faire le sujet de cette anecdote.

« Cet animal est le meilleur ami que j’aie au monde, disait-elle un jour, à une dame étrangère qui venait la voir, et qui paraissait curieuse d’apprendre les motifs des soins que cette jolie présidente avait pour son serpent ; j’ai aimé passionnément autrefois, continua-t-elle, madame, un jeune homme charmant, obligé de s’éloigner de moi pour aller cueillir des lauriers ; indépendamment de notre commerce réglé, il avait exigé qu’à son exemple, à de certaines heures convenues, nous nous retirerions chacun de notre côté dans des endroits solitaires pour ne nous occuper absolument que de notre tendresse. Un jour, à cinq heures du soir, allant m’enfermer dans un cabinet de fleurs au bout de mon jardin pour lui tenir parole, bien sûre qu’aucun des animaux de cette espèce ne pouvait être entré dans mon jardin, j’aperçus subitement à mes pieds cette bête charmante dont vous me voyez idolâtre. Je voulus fuir, le serpent s’étendit au-devant de moi, il avait l’air de me demander grâce, il avait l’air de me jurer qu’il était bien loin d’avoir envie de me faire mal ; je m’arrête, je considère cet animal ; me voyant tranquille, il s’approche, il fait cent voltes à mes pieds plus lestes les unes que les autres, je ne puis m’empêcher de porter ma main sur lui, il y passe délicatement sa tête, je le prends, j’ose le mettre sur mes genoux, il s’y blottit et paraît y dormir. Un trouble inquiet me saisit… Des larmes coulent malgré moi de mes yeux et vont inonder cette charmante bête… Éveillé par ma douleur, il me considère… il gémit… il ose élever sa tête auprès de mon sein… il le caresse… et retombe anéanti… Oh, juste ciel, c’en est fait, m’écriai-je, et mon amant est mort ! Je quitte ce lieu funeste, emportant avec moi ce serpent auquel un sentiment caché semble me lier comme malgré moi… Fatals avertissements d’une voix inconnue dont vous interpréterez comme il vous plaira les arrêts, madame, mais huit jours après j’apprends que mon amant a été tué, à l’heure même où le serpent m’était apparu ; je n’ai jamais voulu me séparer de cette bête, elle ne me quittera qu’à la mort ; je me suis mariée depuis, mais sous les clauses expresses que l’on ne me l’enlèverait point. »

Et en achevant ces mots, l’aimable présidente saisit son serpent, le fit reposer sur son sein, et lui fit faire comme à un épagneul cent jolis tours devant la dame qui l’interrogeait.

Ô Providence, que tes décrets sont inexplicables, si cette aventure est aussi vraie que toute la province de Bourgogne l’assure !

La Saillie gasconne

Un officier gascon avait obtenu de Louis XIV une gratification de cent cinquante pistoles, et son ordre à la main, il entre, sans se faire annoncer, chez M. Colbert qui était à table avec quelques seigneurs.

— Lequel de vous autres messieurs, dit-il avec l’accent qui prouvait sa patrie, lequel je vous prie est M. Colbert ?

— Moi, monsieur, lui répond le ministre, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Une vétille, monsieur, ce n’est qu’une gratification de cent cinquante pistoles qu’il faut m’escompter dans l’instant.

M. Colbert, qui voyait bien que le personnage prêtait à l’amusement, lui demande la permission d’achever de dîner et pour qu’il s’impatiente moins, il le prie de se mettre à table avec lui.

— Volontiers, répondit le Gascon, aussi bien je n’ai pas dîné.

Le repas fait, le ministre, qui a eu le temps de faire prévenir le premier commis, dit à l’officier qu’il peut monter dans le bureau et que son argent l’attend ; le Gascon arrive… mais on ne lui compte que cent pistoles.

— Badinez-vous, monsieur, dit-il au commis, ou ne voyez-vous pas que mon ordre est de cent cinquante ?

— Monsieur, répond le plumitif, je vois très bien votre ordre, mais je retiens cinquante pistoles, pour votre dîner.

— Cadédis, cinquante pistoles, il ne m’en coûte que vingt sols à mon auberge.

— J’en conviens, mais vous n’y avez pas l’avantage de dîner avec le ministre.

— Eh bien soit, dit le Gascon, en ce cas, monsieur, gardez tout, j’amènerai demain un de mes amis et nous serons quittes.

La réponse et la plaisanterie qui l’avait occasionnée amusèrent un instant la cour ; on ajouta cinquante pistoles à la gratification du Gascon, qui s’en retourna triomphant dans son pays, vanta les dîners de M. Colbert, Versailles et la manière dont on y récompense les saillies de la Garonne.

L’Heureuse Feinte

Il y a tout plein de femmes imprudentes qui s’imaginent que, pourvu qu’elles n’en viennent pas au fait avec un amant, elles peuvent sans offenser leur époux se permettre au moins un commerce de galanterie, et, il résulte souvent de cette manière de voir les choses des suites plus dangereuses que si leur chute eût été complète. Ce qui arriva à la marquise de Guissac, femme de condition de Nîmes en Languedoc, est une preuve sûre de ce que nous posons ici pour maxime.

Folle, étourdie, gaie, pleine d’esprit et de gentillesse, Mme de Guissac crut que quelques lettres galantes, écrites et reçues entre elle et le baron d’Aumelas, n’entraîneraient aucune conséquence, premièrement qu’elles seraient ignorées et que si malheureusement elles venaient à être découvertes, pouvant prouver son innocence à son mari, elle ne mériterait nullement sa disgrâce ; elle se trompa… M. de Guissac, excessivement jaloux, soupçonne le commerce, il interroge une femme de chambre, il se saisit d’une lettre, il n’y trouve pas d’abord de quoi légitimer ses craintes, mais infiniment plus qu’il n’en faut pour nourrir des soupçons. Dans ce cruel état d’incertitude, il se munit d’un pistolet et d’un verre de limonade, entre comme un furieux dans la chambre de sa femme…

— Je suis trahi, madame, lui crie-t-il en fureur, lisez ce billet : il m’éclaire ; il n’est plus temps de balancer, je vous laisse le choix de votre mort.

La marquise se défend, elle jure à son époux qu’il se trompe, qu’elle peut être, il est vrai, coupable d’imprudence, mais qu’elle ne l’est assurément pas d’aucun crime.

— Vous ne m’en imposerez plus, perfide, répond le mari furieux, vous ne m’en imposerez plus, dépêchez-vous de choisir, ou cette arme à l’instant va vous priver du jour.

La pauvre Mme de Guissac effrayée se détermine pour le poison, prend la coupe et l’avale.

— Arrêtez, lui dit son époux dès qu’elle en a bu une partie, vous ne périrez pas seule ; haï de vous, trompé par vous, que voudriez-vous que je devinsse au monde ? et en disant cela, il avale le reste du calice.

— Oh monsieur, s’écrie Mme de Guissac, dans l’état affreux où vous venez de nous réduire l’un et l’autre, ne me refusez pas un confesseur, et que je puisse en même temps embrasser pour la dernière fois mon père et ma mère.

On envoie chercher sur-le-champ les personnes que demande cette femme infortunée, elle se jette dans le sein de ceux qui lui ont donné le jour et proteste de nouveau qu’elle n’est point coupable. Mais quels reproches faire à un mari qui se croit trompé et qui ne punit aussi cruellement sa femme qu’en s’immolant lui-même ? Il ne s’agit que de se désespérer, et les pleurs coulent également de toutes parts.

Cependant le confesseur arrive…

— Dans ce cruel instant de ma vie, dit la marquise, je veux pour la consolation de mes parents et pour l’honneur de ma mémoire faire une confession publique.

Et en même temps elle s’accuse tout haut de tout ce que la conscience lui reproche depuis qu’elle est née.

Le mari attentif et qui n’entend point parler du baron d’Aumelas, bien sûr que ce n’est point dans un moment pareil où sa femme osera employer la dissimulation, se relève au comble de la joie.

— Ô mes chers parents, s’écrie-t-il en embrassant à la fois son beau-père et sa belle-mère, consolez-vous, et que votre fille me pardonne la peur que je lui ai faite, elle m’a donné assez d’inquiétude pour qu’il me fût permis de lui en rendre un peu. Il n’y a jamais eu de poison dans ce que nous avons pris l’un et l’autre, qu’elle soit tranquille, soyons-le tous, et qu’elle retienne au moins qu’une femme vraiment honnête non seulement ne doit point faire le mal, mais qu’elle ne doit même jamais le laisser soupçonner.

La marquise eut toutes les peines du monde à revenir de son état ; elle avait si bien cru être empoisonnée que la force de son imagination lui avait déjà fait sentir toutes les angoisses d’une pareille mort ; elle se relève tremblante, elle embrasse son époux, la joie remplace la douleur, et la jeune femme trop corrigée par cette terrible scène promet bien qu’elle évitera à l’avenir jusqu’à la plus légère apparence des torts. Elle a tenu parole et a vécu depuis plus de trente ans avec son mari sans que jamais celui-ci ait eu le plus léger reproche à lui faire.

Le M… puni

Il arriva sous la Régence une aventure à Paris, assez extraordinaire pour être encore racontée de nos jours avec intérêt ; elle offre d’un côté une débauche secrète, que jamais rien ne put trop éclaircir, de l’autre trois meurtres affreux, dont l’auteur ne fut jamais découvert. Et à … les conjectures avant d’offrir la catastrophe, préparée par ce qui la méritait, peut-être effrayera-t-elle moins.

On prétend que M. de Savari, vieux garçon, maltraité de la nature1, mais plein d’esprit, d’une société agréable, et réunissant chez lui rue des Déjeuneurs, la meilleure compagnie possible, avait imaginé de faire servir sa maison à des prostitutions d’un genre fort singulier. Les femmes ou les filles de condition exclusivement qui voulaient, sous l’ombre du plus profond mystère, jouir sans conséquence des plaisirs de la volupté, trouvaient chez lui un certain nombre d’associés prêts à les satisfaire, et jamais rien ne résultait de ces intrigues momentanées, dont une femme ne recueillait que les fleurs sans courir aucun risque des épines qui n’accompagnent que trop ces arrangements, quand ils prennent la tournure publique d’un commerce réglé. La femme ou la demoiselle revoyait le lendemain dans le monde l’homme avec lequel elle avait eu affaire la veille, sans avoir l’air de le connaître et sans que celui-ci parût la distinguer des autres femmes, moyennant quoi point de jalousie dans les ménages, point de pères irrités, point de séparation, point de couvent, en un mot aucune des suites funestes qu’entraînent ces sortes d’affaires. Il était difficile de rien trouver de plus commode, et ce plan sans doute serait dangereux à offrir de nos jours ; il serait incontestablement à craindre que son exposé n’éveillât l’idée de le remettre en vigueur dans un siècle où la dépravation des deux sexes a franchi toutes les bornes connues, si nous ne placions en même temps l’aventure cruelle qui devint la punition de celui qui l’avait inventé.

M. de Savari, auteur et exécuteur du projet, restreint, quoique à son aise, à un seul valet et à une cuisinière pour ne pas multiplier les témoins des déportements de sa maison, vit arriver un matin chez lui un homme de sa connaissance qui venait lui demander à dîner.

— Parbleu volontiers, répond M. de Savari, et pour vous prouver le plaisir que vous me faites, je vais ordonner qu’on aille vous tirer du meilleur vin de ma cave…

— Un moment, dit l’ami dès que le valet eut reçu l’ordre, je veux voir si La Brie ne nous trompe pas… je connais les tonneaux, je veux le suivre et observer si réellement il prendra du meilleur.

— Bon, bon, dit le maître de la maison saisissant au mieux la plaisanterie, sans mon cruel état je vous y accompagnerais moi-même, mais vous me ferez plaisir de voir si ce coquin-là ne nous induira pas en erreur.

L’ami sort, il entre dans la cave, se saisit d’un levier, assomme le valet, remonte aussitôt dans la cuisine, met la cuisinière sur le carreau, tue jusqu’à un chien et un chat qu’il trouve sur son passage, repasse dans l’appartement de M. de Savari, qui, incapable par son état de faire aucune défense, se laisse écraser comme ses gens, et cet assommeur impitoyable, sans se troubler, sans ressentir aucun remords de l’action qu’il vient de commettre, détaille tranquillement, sur la page blanche d’un livre qu’il trouve sur la table, la manière dont il s’y est pris, ne touche à quoi que ce soit, n’emporte rien, sort du logis, le ferme et disparaît.

La maison de M. de Savari était trop fréquentée pour que cette cruelle boucherie ne fût promptement découverte ; on frappe, personne ne répondant, bien sûr que le maître ne peut être dehors, on brise les portes et l’on aperçoit l’état affreux du ménage de cet infortuné ; non content de transmettre les détails de son action au public, le flegmatique assassin avait placé sur une pendule, ornée d’une tête de mort, ayant pour devise : Regardez-la afin de régler votre vie, avait, dis-je, [placé sur] cette sentence un papier écrit où se lisait : Voyez sa vie, et vous ne serez pas surpris de sa fin.

Une telle aventure ne tarda pas à faire du bruit, on fouilla partout, et la seule pièce trouvée ayant rapport à cette cruelle scène fut la lettre d’une femme, non signée, adressée à M. de Savari, et contenant les mots suivants :

« Nous sommes perdus, mon mari vient de tout savoir, songez au remède, il n’y a que Paparel qui puisse ramener son esprit, faites qu’il lui parle, sans quoi il n’y a point de salut à espérer. »

Un Paparel, trésorier de l’extraordinaire des guerres, homme aimable et de bonne compagnie, fut cité : il convint qu’il voyait M. de Savari, mais que, de plus de cent personnes de la cour et de la ville qui allaient chez lui, à la tête desquelles on pouvait placer M. le duc de Vendôme, il était de tous un de ceux qui le voyaient le moins.

Plusieurs personnes furent arrêtées, et rendues presque aussitôt libres. On en sut assez enfin pour se convaincre que cette affaire avait des branches innombrables, et qui en compromettant l’honneur des pères et des maris de la moitié de la capitale, allaient également tympaniser un nombre infini de gens de la première qualité ; et pour la première fois de la vie, dans des têtes magistrales, la prudence remplaça la sévérité. On en resta là, au moyen de quoi jamais la mort de ce malheureux, trop coupable sans doute pour être plaint des gens honnêtes, ne put trouver aucun vengeur ; mais si cette perte fut insensible à la vertu, il est à croire que le vice s’en affligea longtemps, et qu’indépendamment de la bande joyeuse qui trouvait tant de myrtes à cueillir chez ce doux enfant d’Épicure, les jolies prêtresses de Vénus qui, sur les autels de l’amour, venaient journellement brûler de l’encens, durent pleurer la démolition de leur temple.

Et voilà comme tout est compassé ; un philosophe dirait en lisant cette narration : si, de mille personnes que toucha peut-être cette aventure, cinq cents furent contentes et les cinq cents autres affligées, l’action devient indifférente ; mais si malheureusement le calcul donne huit cents êtres malheureux de la privation des plaisirs occasionnée par cette catastrophe, contre seulement deux cents qui se trouvent y gagner, M. de Savari faisait plus de bien que de mal et le seul coupable fut celui qui l’immola à son ressentiment ; je vous laisse la chose à décider et passe rapidement à un autre sujet.

1 Il était cul-de-jatte.

L’Évêque embourbé

C’est une chose assez singulière que l’idée que quelques personnes pieuses se font des jurements ; elles s’imaginent que certaines lettres de l’alphabet arrangées dans tel ou tel sens, peuvent aussi bien dans un de ces sens infiniment plaire à l’Éternel que l’outrager cruellement, prises dans l’autre, et ce préjugé sans doute est un des plus plaisants de tous ceux qui offusquent la gent dévote.

Du nombre de ces gens scrupuleux sur les b et les f était un ancien évêque de Mirepoix qui passait pour un saint au commencement de ce siècle ; allant un jour voir l’évêque de Damiers, son carrosse embourba dans les chemins horribles qui séparent ces deux villes : on avait beau faire, les chevaux n’en voulaient plus.

— Monseigneur, dit à la fin le cocher fulminant, tant que vous serez là, mes chevaux n’avanceront pas.

— Et pourquoi donc ? reprit l’évêque.

— C’est qu’il faut absolument que je jure, et que Votre Grandeur s’y oppose ; cependant nous coucherons ici si Elle ne veut pas me le permettre.

— Eh bien, eh bien, reprit le doucereux évêque en faisant un signe de croix, jurez donc, mon enfant, mais bien peu.

Le cocher sacre, les chevaux tirent, monseigneur remonte… et l’on arrive sans accident.

Le Revenant

La chose du monde à laquelle les philosophes ajoutent le moins de foi, c’est aux revenants ; si cependant le trait extraordinaire que je vais rapporter, trait revêtu de la signature de plusieurs témoins et consigné dans des archives respectables, si ce trait, dis-je, et d’après ces titres et d’après l’authenticité qu’il eut dans son temps, peut devenir susceptible d’être cru, il faudra bien, malgré le scepticisme de nos stoïciens, se persuader que si tous les contes de revenants ne sont pas vrais, au moins y a-t-il sur cela des choses très extraordinaires.

Une grosse Mme Dallemand que tout Paris connaissait alors pour une femme gaie, franche, naïve et de bonne compagnie, vivait depuis plus de vingt ans qu’elle était veuve, avec un certain Ménou, homme d’affaires qui logeait auprès de Saint-Jean-en-Grève. Mme Dallemand se trouvait un jour à dîner chez une Mme Duplatz, femme de sa tournure et de sa société, lorsqu’au milieu d’une partie que l’on avait commencée en sortant de table, un laquais vint prier Mme Dallemand de passer dans une chambre voisine, attendu qu’une personne de sa connaissance demandait instamment à lui parler pour une affaire aussi pressée que conséquente ; Mme Dallemand dit qu’on attende, qu’elle ne veut point déranger sa partie ; le laquais revient, et insiste tellement que la maîtresse de la maison est la première à presser Mme Dallemand d’aller voir ce qu’on lui veut. Elle sort et reconnaît Ménou.

— Quelle affaire si pressée, lui dit-elle, peut vous engager à venir me troubler ainsi dans une maison où vous n’êtes point connu ?

— Une très essentielle, madame, répond le courtier, et vous devez croire qu’il faut bien qu’elle soit de cette espèce, pour que j’aie obtenu de Dieu la permission de venir vous parler pour la dernière fois de ma vie…

À ces paroles qui n’annonçaient pas un homme très en bon sens, Mme Dallemand se trouble et fixant son ami qu’elle n’avait pas vu depuis quelques jours, elle s’effraye encore plus en le voyant pâle et défiguré.

— Qu’avez-vous, monsieur, lui dit-elle, quels sont les motifs et de l’état où je vous vois, et des choses sinistres que vous m’adressez… éclaircissez-moi au plus vite, que vous est-il donc arrivé ?

— Rien que de très ordinaire, madame, dit Ménou, après soixante ans de vie il était tout simple d’arriver au port, grâce au ciel m’y voilà ; j’ai payé à la nature le tribut que tous les hommes lui doivent, je ne me plains que de vous avoir oubliée dans mes derniers instants, et c’est cette faute, madame, dont je viens vous demander excuse.

— Mais, monsieur, vous battez la campagne, il n’y a point d’exemple d’une telle déraison ; ou revenez à vous, ou je vais appeler à moi.

— N’appelez point, madame, cette visite importune ne sera pas longue, j’approche du terme qui m’a été accordé par l’Éternel ; écoutez donc mes dernières paroles et c’est pour jamais que nous allons nous quitter… Je suis mort, vous dis-je, madame, vous serez bientôt éclaircie de la vérité de ce que je vous avance. Je vous ai oubliée dans mon testament, je viens réparer ma faute ; prenez cette clef, transportez-vous à l’instant chez moi ; derrière la tapisserie de mon lit vous trouverez une porte de fer, vous l’ouvrirez avec la clef que je vous donne, et vous emporterez l’argent que contiendra l’armoire fermée par cette porte ; ces sommes sont inconnues de mes héritiers, elles sont à vous, personne ne vous les disputera. Adieu, madame, ne me suivez pas…

Et Ménou disparaît.

Il est aisé d’imaginer avec quel trouble Mme Dallemand rentra dans le salon de son amie ; il lui fut impossible d’en cacher le sujet…

— La chose mérite d’être reconnue, lui dit Mme Duplatz, ne perdons pas un instant.

On demande des chevaux, on monte en voiture, on se transporte chez Ménou… Il était à sa porte, gisant dans son cercueil ; les deux femmes montent dans les appartements, l’amie du maître, trop connue pour être refusée, parcourt toutes les chambres qui lui plaisent, elle arrive à celle indiquée, trouve la porte de fer, l’ouvre avec la clef qu’on lui a remise, reconnaît le trésor et l’emporte.

Voilà sans doute des preuves d’amitié et de reconnaissance dont les exemples ne sont pas fréquents et qui, si les revenants effrayent, doivent au moins, l’on en conviendra, leur faire pardonner les peurs qu’ils peuvent nous causer, en faveur des motifs qui les conduisent vers nous.

Les Harangueurs provençaux

Il parut, comme on sait, sous le règne de Louis XIV un ambassadeur perse en France ; ce prince aimait à attirer à sa cour des étrangers de toutes les nations qui pussent admirer sa grandeur, et rapporter dans leur pays quelques étincelles des rayons de la gloire dont il couvrait les deux bouts de la terre ; l’ambassadeur, en passant à Marseille, y fut reçu magnifiquement. Sur cela, MM. les magistrats du Parlement d’Aix désirèrent, quand il arriverait chez eux, de ne pas se trouver en reste avec une ville au-dessus de laquelle ils placent la leur avec assez peu de raison ; en conséquence, le premier de tous les projets fut de complimenter le Persan ; le haranguer en provençal n’eût pas été difficile, mais l’ambassadeur n’y eût rien compris ; cette difficulté arrêta longtemps. La cour délibéra : il lui faut peu de chose pour délibérer, un procès de paysans, un train à la comédie, et principalement une affaire de catins, tout cela sont de grands objets pour ces magistrats oisifs, depuis qu’il ne leur est plus possible de porter encore, comme sous François Ier, le fer et la flamme dans la province et de l’arroser des flots du sang des malheureux peuples qui l’habitent.

On délibéra donc, mais comment parvenir à faire traduire cette harangue, on avait beau délibérer, on n’en trouvait pas le moyen. Se pouvait-il que dans une société de marchands de thon accidentellement vêtus d’une jaquette noire, dont pas un seul ne sait seulement le français, il se rencontrât un confrère qui parlât le persan ? La harangue était pourtant faite ; trois avocats célèbres l’avaient travaillée six semaines ; enfin on découvrit, soit dans le troupeau, soit dans la ville, un matelot qui avait été longtemps dans le Levant et qui parlait persan presque aussi bien que son patois. On l’instruit, il accepte 1e rôle, il apprend la harangue et la traduit avec facilité ; le jour venu, on le revêt d’une vieille casaque de premier président, on lui prête la plus ample perruque du parquet, et suivi de toute la bande magistrale, il s’avance vers l’ambassadeur. On était convenu mutuellement de ses rôles, et le harangueur avait surtout bien recommandé à ceux qui le suivaient de ne le jamais perdre de vue et de faire absolument tout ce qu’on lui verrait faire. L’ambassadeur s’arrête au milieu du cours où il était arrangé que l’on le rencontrerait ; le matelot s’incline et peu accoutumé à avoir une si belle perruque sur le crâne, de la courbette, il fait voler la tignasse aux pieds de Son Excellence ; MM. les magistrats, qui avaient promis d’imiter, mettent à l’instant leur perruque bas et courbent avec bassesse vers le Persan leurs crânes pelés et peut-être même un peu galeux ; le matelot, sans s’étonner, ramasse ses cheveux, se recoiffe, et entonne le compliment ; il s’exprimait si bien, que l’ambassadeur le crut de son pays ; cette idée le mit en colère.

« Malheureux, s’écria-t-il, en portant la main sur son sabre, tu ne parlerais pas ainsi ma langue si tu n’étais un renégat de Mahomet ; il faut que je te punisse de ta faute, il faut que tu la payes aussitôt de ta tête. »

Le pauvre matelot avait beau se défendre, on ne l’écoutait point ; il gesticulait, il jurait, et pas un de ses mouvements n’était perdu, tous se répétaient à l’instant avec énergie par la troupe aréopagite dont il était suivi. Enfin ne sachant plus comment se tirer d’affaire, il imagine une preuve sans réplique, c’est de déboutonner sa culotte, et de mettre aux yeux de l’ambassadeur la preuve constante que de ses jours il n’avait été circoncis. Ce nouveau geste est à l’instant imité, et voilà tout d’un coup quarante ou cinquante magistrats provençaux, la brayette à bas et le prépuce en main, prouvant ainsi que le matelot, qu’il n’en est aucun d’eux, qui ne soit chrétien comme saint Christophe. L’on imagine aisément si les dames qui considéraient la cérémonie de leurs fenêtres durent rire d’une telle pantomime. Enfin le ministre convaincu par des raisons si peu équivoques, voyant bien que son harangueur n’était pas coupable et que du reste il était dans une ville de pantalons, passe outre en levant les épaules et se disant sans doute intérieurement : Je ne m’étonne pas que ces gens-là aient toujours un échafaud dressé, le rigorisme accompagnant toujours l’ineptie doit être le partage de ces animaux-là.

On voulut faire un tableau de cette nouvelle manière de dire son catéchisme, il avait déjà été dessiné d’après nature par un jeune peintre, mais la cour bannit l’artiste de la province, et condamna le dessin au feu, sans se douter qu’ils se faisaient brûler eux-mêmes puisque leur portrait était sur le dessin.

« Nous voulons bien être des imbéciles, dirent ces graves magistrats ; ne le voulussions-nous même pas, il y a assez longtemps que nous le prouvons à toute la France ; mais nous ne voulons pas qu’un tableau l’apprenne à la postérité : elle oubliera cette platitude, elle ne se souviendra plus que de Mérindol et de Cabrières, et il vaut bien mieux pour l’honneur du corps être des meurtriers que des ânes. »

Attrapez-moi toujours de même

Il y a peu d’êtres dans le monde aussi libertins que le cardinal de… dont, attendu l’existence saine et vigoureuse encore, vous me permettrez de taire le nom. L’éminence a un arrangement fait à Rome avec une de ces femmes dont le métier officieux est de fournir les débauchés d’objets nécessaires à l’aliment de leurs passions ; chaque matin elle lui amène une petite fille de treize à quatorze ans au plus, mais dont monseigneur ne jouit que de cette manière incongrue dont les Italiens font communément leurs délices, moyennant quoi la vestale, sortant des mains de Sa Grandeur aussi vierge à peu près qu’elle y est entrée, peut être revendue comme neuve une seconde fois à quelque libertin plus décent. La matrone parfaitement au fait des maximes du cardinal, ne trouvant pas un jour sous sa main l’objet journalier qu’elle était engagée de fournir, imagina de faire habiller en fille un très joli petit enfant de chœur de l’église du chef des apôtres ; on lui avait arrangé des cheveux, un bonnet, des jupons, et tout l’attirail illusoire qui devait en imposer au saint homme de Dieu. On n’avait pourtant pas pu lui prêter ce qui réellement eût dû lui assurer une ressemblance totale avec le sexe qu’il contrefaisait ; mais cette circonstance embarrassait fort peu l’appareilleuse… Il n’y mit la main de ses jours, disait-elle à celle de ses compagnes qui l’aidait à la supercherie, il ne visitera très assurément que ce qui assimile cet enfant à toutes les filles de l’univers ; ainsi nous n’avons rien à craindre…

La maman se blousait, elle ignorait sans doute qu’un cardinal italien a le tact trop délicat, et le goût trop exercé, pour se tromper à de pareilles choses ; la victime arrive, le grand prêtre l’immole, mais à la troisième secousse :

— Per Dio santo, s’écrie l’homme de Dieu, sono ingannato, quésto bambino è ragazzo, mai non fu putana !

Et il vérifie… Rien de trop fâcheux ne se trouvant néanmoins dans cette aventure pour un habitant de la sainte cité, l’éminence va son train, en disant peut-être comme ce paysan à qui l’on avait servi des truffes pour des pommes de terre : Attrapez-moi toujours de même. Mais quand l’opération fut faite :

— Madame, dit-il à la duègne, je ne vous blâme pas de votre méprise.

— Monseigneur, excusez.

— Eh non, non, vous dis-je, je ne vous en blâme pas, mais quand ça vous arrivera derechef, il ne faut pas manquer de m’avertir, parce que… ce que je ne vois pas dans le premier cas, je le verrais dans celui-ci.

L’Époux complaisant

Toute la France a su que le prince de Bauffremont avait à peu près les mêmes goûts que le cardinal dont on vient de parler. On lui avait donné en mariage une demoiselle très novice, et que, suivant la coutume, on n’avait instruite que la veille.

— Sans plus d’explication, dit la mère, la décence m’empêchant d’entrer dans de certains détails, je n’ai qu’une seule chose à vous recommander, ma fille, méfiez-vous des premières propositions que vous fera votre mari, et dites-lui fermement : Non, monsieur, ce n’est point par là qu’une honnête femme se prend, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement…

On se couche, et par un principe de pudeur et d’honnêteté qu’on avait été loin de soupçonner, le prince, voulant faire les choses en règle au moins pour la première fois, n’offre à sa femme que les chastes plaisirs de l’hymen : mais la jeune enfant bien éduquée, se ressouvenant de sa leçon :

— Pour qui me prenez-vous, monsieur, lui dit-elle, vous êtes-vous imaginé que je consentirais à de telles choses ? Partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.

— Mais, madame…

— Non, monsieur, vous avez beau faire, vous ne m’y déciderez jamais.

— Eh bien, madame, il faut vous contenter, dit le prince en s’emparant de ses autels chéris, je serais bien fâché qu’il fût dit que j’aie jamais voulu vous déplaire.

Et qu’on vienne nous dire à présent que ce n’est pas la peine d’instruire les filles de ce qu’elles doivent un jour à leur époux.

Aventure incompréhensible

Il n’y a pas cent ans qu’on avait encore dans plusieurs endroits de France, la faiblesse de croire qu’il ne s’agissait que de donner son âme au diable, avec de certaines cérémonies aussi cruelles que fanatiques, pour obtenir tout ce qu’on voulait de cet esprit infernal, et il n’y a pas un siècle révolu que l’aventure que nous allons raconter à ce sujet, arriva dans une de nos provinces méridionales, où elle est encore attestée aujourd’hui sur les registres de deux villes et revêtue des témoignages les plus faits pour convaincre les incrédules. Le lecteur peut le croire, nous ne parlons qu’après avoir vérifié ; assurément nous ne lui garantissons pas le fait, mais nous lui certifions que plus de cent mille âmes l’ont cru, et que plus de cinquante mille peuvent encore attester aujourd’hui l’authenticité avec laquelle il se trouve consigné dans des registres sûrs. - Nous déguiserons la province et les noms, on nous le permettra.

Le baron de Vaujour mêlait depuis sa plus tendre jeunesse, au libertinage le plus effréné, le goût de toutes les sciences, et principalement de celles qui induisent souvent l’homme en erreur, et lui font perdre en rêverie et en chimères un temps précieux qu’il pourrait employer d’une manière infiniment meilleure ; il était alchimiste, astrologue, sorcier, nécromancien, assez bon astronome pourtant et médiocre physicien ; à l’âge de vingt-cinq ans, le baron, maître de son bien et de ses actions, ayant, prétendait-il, trouvé dans ses livres qu’en immolant un enfant au diable, en employant de certains mots, de certaines contorsions pendant cette exécrable cérémonie, on faisait paraître le démon et qu’on obtenait de lui tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on lui promît son âme, se détermina à cette horreur, sous les seules clauses de vivre heureux jusqu’à son douzième lustre, de ne jamais manquer d’argent et d’avoir toujours également jusqu’à cet âge les facultés prolifiques au plus éminent degré de force.

Ces infamies faites et ces arrangements pris, voici ce qui arriva. Jusqu’à l’âge de soixante ans, le baron, qui n’avait que quinze mille livres de rente, en a constamment mangé deux cents, et n’a jamais fait un sol de dette. Relativement à ses prouesses voluptueuses, il a jusqu’au même âge pu voir une femme quinze ou vingt fois dans une nuit, il a gagné cent louis de gageure à quarante-cinq ans avec quelques amis qui parièrent qu’il ne satisferait pas vingt-cinq femmes rapidement vues l’une après l’autre ; il le fit et laissa les cent louis aux femmes. Dans un autre souper après lequel il s’établit un jeu de hasard, le baron dit en entrant qu’il ne pourrait pas être de la partie, parce qu’il n’avait pas le sol. On lui offrit de l’argent, il refusa ; il fit deux ou trois tours dans la chambre pendant qu’on jouait, revint, se fit faire place et mit dix mille louis sur une carte, tirés en rouleaux à dix ou douze fois de ses poches ; on ne tint pas, le baron demanda pourquoi, un de ses amis dit en plaisantant que la carte n’était pas assez chargée, et le baron la rechargea de dix mille autres louis. - Toutes ces choses sont consignées dans deux hôtels de ville respectables et nous les avons lues.

À l’âge de cinquante ans, le baron avait voulu se marier ; il avait épousé une fille charmante de sa province, avec laquelle il a vécu toujours très bien, malgré des infidélités trop analogues à son tempérament pour qu’on pût lui en faire querelle : il eut sept enfants de cette femme, et depuis quelque temps les agréments de son épouse le retenaient beaucoup plus sédentaire, il habitait communément avec sa famille ce château où dans sa jeunesse, il avait fait l’horrible vœu dont nous avons parlé, recevant des gens de lettres, aimant à les cultiver et à les entretenir. Cependant, à mesure qu’il approchait du terme de soixante ans, se ressouvenant de son malheureux pacte, ignorant si le diable se contenterait à cette époque, ou de lui retirer ses dons, ou de lui enlever la vie, son humeur changeait entièrement, il devenait rêveur et triste, et ne sortait presque plus de chez lui.

Au jour préfix, à l’heure juste où le baron prenait son âge de soixante ans, un valet lui annonce un inconnu qui, ayant entendu parler de ses talents, demande à avoir l’honneur de s’entretenir avec lui ; le baron qui ne réfléchissait pas dans cet instant à ce qui néanmoins l’occupait sans cesse depuis quelques années, dit qu’on fît entrer dans son cabinet. Il y monte et voit un étranger qui, à la façon de parler, lui paraît être de Paris, un homme bien vêtu, d’une fort belle figure, et qui se met sur-le-champ à raisonner avec lui sur les hautes sciences ; le baron répond à tout, la conversation s’engage. M. de Vaujour propose à son hôte un tour de promenade, celui-ci accepte et nos deux philosophes sortent du château ; on était dans une saison de travail où tous les paysans sont dans la campagne ; quelques-uns, voyant M. de Vaujour se démener tout seul, s’imaginent que la tête lui a tourné, et vont avertir madame, mais personne ne répondant au château, ces bonnes gens reviennent sur leurs pas et continuent d’examiner leur seigneur qui, s’imaginant causer d’action avec quelqu’un, gesticulait comme il est d’usage en pareil cas ; enfin nos deux savants gagnent une espèce de promenade en cul-de-sac, dont on ne pouvait sortir qu’en revenant sur ses pas. Trente paysans pouvaient voir, trente furent interrogés, et trente répondirent que M. de Vaujour était entré seul en gesticulant sous cette espèce de berceau.

Au bout d’une heure, la personne avec laquelle il se croit, lui dit :

— Eh quoi, baron, tu ne me reconnais pas, oublies-tu donc le vœu de ta jeunesse, oublies-tu la façon dont je l’ai accompli ?

Le baron frémit.

— Ne crains rien, lui dit l’esprit avec lequel il s’entretient, je ne suis pas maître de ta vie, mais je le sais de te retirer et mes dons, et tout ce qui t’est cher ; retourne en ta maison, tu verras en quel état elle est, tu y verras la juste punition de ton imprudence et de tes crimes… Je les aime, les crimes, baron, je les désire, et mon sort me contraint à les punir ; retourne chez toi, te dis-je, et convertis-toi, tu as encore un lustre à vivre, tu mourras dans cinq ans, mais sans que l’espoir d’être un jour à Dieu te soit ravi, si tu changes de conduite… Adieu.

Et le baron alors se trouvant seul sans avoir vu personne se séparer de lui, retourne promptement sur ses pas, il demande à tous les paysans qu’il rencontre, si on ne l’a pas vu entrer sous le berceau avec un homme de telle et telle façon ; chacun lui répond qu’il y est entré seul, qu’effrayé de le voir gesticuler ainsi, on a même été avertir madame, mais qu’il n’y a personne au château.

— Personne, s’écrie le baron tout ému, j’y ai laissé six domestiques, sept enfants et ma femme.

— Il n’y a personne, monsieur, lui répond-on.

Effrayé de plus en plus il vole à sa maison, il frappe, on ne répond pas, il enfonce une porte, il pénètre, du sang inondant les degrés lui annonce le malheur qui va l’anéantir, il ouvre une grande salle, il y voit sa femme, ses sept enfants et ses six domestiques, tous égorgés et jonchés à terre dans des attitudes différentes, au milieu des flots de leur sang. Il s’évanouit, quelques paysans dont les dépositions existent entrent et voient le même spectacle ; ils secourent leur maître, qui revient peu à peu à lui, qui les prie de rendre à cette malheureuse famille les derniers devoirs, et qui de ce même pas gagne à pied la Grande Chartreuse, où il est mort au bout de cinq ans dans les exercices de la plus haute piété.