Ignorantes - Luigi Pirandello - E-Book

Ignorantes E-Book

Luigi Pirandello

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Beschreibung

Pirandello, connu pour son théâtre, est également un des maîtres de l'art de la nouvelle. En voici trois exemples. Quatre religieuses enceintes qui accouchent et doivent laisser partir leur bébé dès l'accouchement, une jeune duchesse qui désire épouser un précepteur malgré le refus de ses parents et un homme qui ne pense qu'à repartir en Afrique avec son enfant malgré le désespoir de sa femme.

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Ignorantes

Ignorantes-IGNORANTESBONHEURSAFRANETTEPage de copyright

Ignorantes

Luigi Pirandello

-IGNORANTES

Elles étaient toutes les quatre immobiles dans les petits lits blancs du dortoir ; elles étaient l’une à côté de l’autre avec de pâles visages presque enfantins encadrés par de petites coiffes qui cachaient les oreilles et toute la tête aux cheveux taillés ras, masculinement ; des coiffes simples sans une dentelle, sans un ruban, nouées sous le menton par une cordelette.

Seulement leurs yeux s’agitaient de temps à autre ; ils s’ouvraient pleins de stupéfaction ; ils hésitaient un instant à la lumière, tout languissants ; ils se refermaient ensuite avec une lente fatigue, mais sans souffrance.

Deux d’entre elles, sœur Léonora et sœur Agnèse, les avaient noirs ; la troisième, sœur Ginévra, bleus comme le ciel, et l’autre, sœur Erminia, verdâtres ; et son visage était parsemé de taches de rousseur, et ses sourcils étaient roux.

Ce mouvement des yeux, unique signe de vie en elles, les faisait paraître comme hébétées.

Depuis combien de temps étaient-elles là ? Qu’adviendrait-il d’elles ? Elles ignoraient si, étendues sur ces petits lits, elles étaient dans l’attente de la guérison ou de la mort…

Elles étaient toutes les quatre blessées et bandées. Mais quelle gravité avaient leurs blessures, elles ne le savaient pas. Demeurant immobiles, elles ne les sentaient pas ; et il semblait à chacune qu’elle était bien ; et chacune pouvait croire qu’elle n’était pas en danger de mort.

Mais du reste qui le savait ?

Elles n’avaient plus la vraie conscience d’elles-mêmes.

Où étaient-elles en vérité ? Dans un hôpital, ou dans l’infirmerie d’une congrégation religieuse ?

Et comment, quand et par qui avaient-elles été apportées là ? Il existait dans leur vie un grand trou ténébreux, plein de clameurs : un véritable enfer où une horde de démons avaient supplicié et outragé leurs chairs immaculées ! De cet enfer qui s’était ouvert devant elles à l’improviste, les engloutissant, les emportant dans un tourbillon, elles avaient été extraites, elles ne savaient ni quand, ni par qui…

Elles avaient la vague impression d’avoir navigué longtemps ; elles avaient encore parfois dans les narines la senteur du goudron et cette odeur de moisissure et de vernis saumâtre, nauséeux, qui couve dans l’intérieur des navires ; elles avaient aussi de temps à autre dans les oreilles les craquements d’une énorme coque flottante et les chocs puissants et sonores des vagues de la mer ; elles avaient la vision confuse d’un port plein d’activité, de grandes futaies qui s’agitaient sous de gros nuages embrasés et immobiles sur l’âpre azur des eaux ; elles avaient encore le souvenir d’étranges aspects, d’étranges voix, d’étranges bruits de grues et de chaînes ; le souvenir de bras charitables qui avaient soulevé et accommodé sur des civières leur corps douloureux…

Et voilà, maintenant elles étaient là ; et dans la douce lumière, dans la blancheur et le silence du dortoir qui leur donnaient parmi la blancheur suave des lingeries claires, un confort d’une mystérieuse suavité, un sentiment de béatitude infinie, elles se demandaient si cet enfer n’avait pas été un cauchemar horrible et aussi cette longue navigation et ce port et ces aspects étranges ?…

Mais ces blessures et tous ces pansements, et leur séjour dans ce lieu, immobiles et dans l’attente elles ne savaient pas bien si c’était de la guérison ou de la mort ?

Et puis… et puis leurs soupirs !… Qu’étaient-ils donc leurs soupirs ? Ah ! bien étranges, eux aussi. Elles les tiraient péniblement d’un corps qui ne leur paraissait plus le même que celui d’auparavant. Autre chose attirait encore leur attention – et elles en étaient affligées, consternées, – c’est que ces soupirs s’élançaient, se dirigeaient vers une chose qui n’était plus en leur personne, et dont elles ne savaient dire ce qu’elle était ! C’était peut-être leur âme, leur pureté incontaminée, demeurée haute et droite là, au bord de l’abîme où leur corps seulement avait été précipité, proie inconsciente des désirs horribles d’une tourbe féroce, ennemie de cette foi qu’elles avaient été répandre dans l’île étrangère et lointaine.

Un soir, à l’improviste, l’asile de paix avait été pris d’assaut, envahi et profané par une horde sauvage, et, sous leurs yeux s’était accompli le massacre des catéchumènes, et celles qui avaient essayé de s’opposer à cet attentat avaient souffert, au milieu de cette boucherie, une iniquité plus atroce que la mort !

Et plus que les blessures ouvertes par l’acier dans leurs chairs, elles sentaient encore confusément l’horreur d’une autre blessure dont plus que leur corps, leur âme avait saigné !…

* * *

La dernière à quitter le lit, car sa poitrine et un de ses bras étaient encore bandés, fut la sœur Erminia, celle dont les yeux étaient verdâtres et les cils roux.

Les trois autres croyaient qu’elles étaient retenues à l’infirmerie pour attendre la guérison de leur compagne afin de partir toutes les quatre ensemble.

Il n’en fut pas ainsi.

Et lorsque sœur Erminia fut guérie, la mère supérieure de la communauté vint à l’infirmerie annoncer que cette sœur seulement partirait le soir même.

Et tandis que, les yeux baissés, toutes les quatre écoutaient cet ordre, sœur Erminia se demandait dans son cœur pourquoi elle seule partirait ; et chacune des trois autres se demanda également pourquoi leur sort pouvait être différent de celui de leur compagne qui avait été entraînée comme elles dans le désastre des mêmes événements ?

Et l’incertitude des trois qui restaient devint de l’angoisse !

Qu’avaient-elles donc pour être mises à part du destin vers lequel elles auraient dû marcher avec cette compagne qui avait tardé plus qu’elles à guérir ?

Jusqu’à ce jour, elles avaient cru le cas de cette compagne plus grave que le leur. Mais si maintenant elles demeuraient et que cette compagne partait ?… Malgré la poitrine et un bras encore bandés, elle partait. Mais voilà, sœur Erminia ne pouvait pas guérir peut-être ? Qui sait si elle n’avait pas besoin de quelque remède qu’on ne pouvait pas lui administrer ici ? Mais alors pourquoi la laisser partir seule ? Et pourquoi restaient-elles toutes trois puisqu’elles étaient tout à fait guéries ? Peut-être ne l’étaient-elles pas ? Mais leurs blessures étaient pourtant cicatrisées. Que devaient-elles attendre encore ? Vers quel endroit les dirigerait-on ?

Elles le surent le lendemain à l’aube, quand, en compagnie d’une sœur âgée et d’une vieille converse, on les fit monter dans une jardinière branlante où des rideaux de jute volaient au vent. Elles portaient d’amples cornettes oscillantes, et toutes trois étaient vêtues d’habits neufs, mais trop larges pour leurs corps qui de tout temps avaient été minces et qui maintenant étaient amaigris par leurs longues souffrances. Seulement dans leur sein mortifié pendant des années sous le modestina[1] un certain remue-ménage attirait leur attention et les troublait ; c’était comme une induration spasmodique, comme un étrange engorgement interne ! Avant de partir, elles avaient vu leurs vieux habits, ceux qu’elles portaient lorsqu’elles étaient arrivées blessées et mourantes ; habits déteints, lacérés, tachés de sang ; et ils avaient suscité en elles cet effroi, ce frisson que pourraient nous causer des objets ayant appartenu à une personne morte d’une mort tragique ! Et elles avaient été d’autant plus atterrées en revoyant là, devant leurs yeux, ces vestiges d’une boucherie qu’on aurait pu croire sans chance de salut, que, revenues à la vie, un souvenir précis n’en existait plus en elles.

Lorsqu’on eut dépassé les dernières maisons de la ville, la voiture se mit à courir sur une route bordée des deux côtés d’épais bocages d’orangers et de citronniers.