« Il faut tuer Che Guevara !  » - Jean-François Bouchard - E-Book

« Il faut tuer Che Guevara ! » E-Book

Jean-François Bouchard

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Beschreibung

Printemps 1967. Les États-Unis s’embourbent dans la guerre au Viêt-Nam, les manifestations d’étudiants se multiplient, des émeutes raciales dégénèrent ; des dizaines de victimes perdent la vie dans les banlieues noires.
À la Maison-Blanche, deux hommes décriés : Lyndon B. Johnson, le Président, et Walt Whitman Rostow, son conseiller à la Sécurité nationale, impitoyable guerrier d’une Amérique régnant sur le monde libre. Vient une rumeur. Une guérilla tenterait de soulever la Bolivie. Che Guevara, que l’on croyait mort, fomenterait une révolution dans l’arrière-cour des États-Unis. Intolérable ! L’ordre est donné à Washington : anéantir définitivement cette insurrection communiste.
« Il faut tuer Che Guevara ! » La traque s’organise. Elle durera plusieurs mois, supervisée depuis la Maison-Blanche par le Président et par Walt Rostow. Elle se terminera par une rafale de fusil-mitrailleur et la froide exécution du « Che ». Cet homme désarmé, en haillons, à moitié mort de faim, avait terrorisé la puissante Amérique.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-François Bouchard, écrivain et expert auprès de grandes institutions internationales, a consacré plusieurs livres à l’histoire du XXe siècle, dont ''Le Banquier du diable'' (Max Milo Éditions), ministre de l’Économie d’Hitler, ''André Mornet, procureur de la mort'' (Éditions Glyphe), sur les procès Pétain et Mata Hari et ''L’espion qui enterra Kennedy'' (Éditions Glyphe).

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Couverture

Page de titre

« Toutes les grandes causes commencent en mouvement, deviennent un business et finissent en racket. » Eric Hoffer

Préface

Le lecteur trouvera dans ce récit une extension des trois unités de Boileau : ici, le temps, c’est la période d’avril à octobre 1967 ; le lieu, c’est alternativement la Maison Blanche à Washington et les jungles boliviennes ; l’action, c’est l’entreprise, dirigée depuis La Paz et Washington, visant à capturer un seul homme – mort ou vif. Il faudrait y ajouter le personnage central, lui aussi dédoublé : le 36e président des États-Unis Lyndon Baines Johnson et le révolutionnaire argentin Ernesto « Che » Guevara.

Commençons donc par les deux héros de ce récit, que Jean-François Bouchard a l’art de ramener à la vie, Lyndon Johnson, au cuir épais et aux épaules larges, « texan rustique et érotomane », mais « politicien de talent ». Face à lui, Ernesto Guevara, « hybride de voyou scatophile et d’apôtre d’une religion socialiste mal structurée », avec un courage « confinant à la témérité et sans doute même à l’inconscience. » Dans leur lutte à mort, ces deux hommes ont chacun leur éminence grise : pour Johnson, c’est le conseiller à la sécurité nationale Walt Rostow ; pour Guevara, c’est la figure dominante et lointaine de Fidel Castro. Autour d’eux, quelques personnages « secondaires », comme le directeur de la CIA Richard Helms, le dictateur bolivien René Barrientos, l’œil de Moscou Tamara Bunke Bider alias « Tania », sans oublier l’agent secret américano-cubain Felix Hernandez et le guérillero germanopratin Régis Debray.

C’est avec talent et non sans humour que l’auteur va nous faire partager les préoccupations quotidiennes de ses deux principaux personnages au printemps et à l’été de 1967 : pour l’ancien vice-président devenu successeur de John Kennedy, ce sont les émeutes dans les quartiers noirs des grandes villes américaines, la guerre du Viêt-nam, la guerre israélo-arabe, son projet de Great Society et bien sûr les élections à venir ; pour Guevara, l’ancien Comandante, ministre, directeur de banque centrale et apôtre de la révolution mondiale, ce sont tous les tracas matériels, idéologiques, disciplinaires et médicaux d’un Argentin cubanisé et fanatisé, déterminé à implanter le premier foyer d’un embrasement mondial dans un pays rude et enclavé dont il ne connaît ni la géographie, ni les habitants, ni les langues, alors que le parti communiste local lui est presque aussi hostile que le gouvernement en place. Les paysans boliviens le rejettent, Castro le soutient chichement, six dizaines d’hommes seulement se joignent à lui, sa stratégie est erratique et ses marches forcées épuisantes – surtout pour un grand asthmatique qui fume constamment à 2000 m d’altitude –, indice supplémentaire de l’amateurisme médical de l’ancien Porteño1 et étudiant en médecine Ernesto Guevara…

C’est avec une abondance de documents tirés des archives américaines que Jean-François Bouchard fait vivre au lecteur les six mois d’une traque fertile en rebondissements. Au fil des péripéties qui se succèdent à un rythme haletant, le lecteur comprend vite que le primus motor de ces six mois de tragédie, c’est la peur : celle du président américain et de ses conseillers – Walt Rostow et Richard Helms déjà nommés, mais aussi le secrétaire d’État Dean Rusk, le ministre de la Défense Robert McNamara et le Vice-Président Hubert Humphrey – qui redoutent tous de voir un nouveau foyer révolutionnaire s’allumer en Amérique latine, et vont donc fournir aux Boliviens tous les moyens de venir à bout de cette subversion naissante ; la peur des guérilleros et de leur chef, à court de vivres, de médicaments et de renseignements, en lutte permanente contre le froid, la faim, la fatigue, les insectes et surtout l’armée bolivienne, avec ses indicateurs, ses agents retournés et ses conseillers américains ; la peur du président René Barrientos, dictateur au pouvoir fragile et à la popularité déclinante, devant déjà faire face à la colère des syndicats ouvriers comme à l’agitation de la bourgeoisie citadine, et dont la crainte d’une contagion communiste l’amène à faire appel à l’aide américaine – et à ordonner l’exécution systématique de tout élément subversif capturé par ses armées ; la peur de l’intellectuel marxiste et guérillero novice Régis Debray qui, connaissant les pratiques susmentionnées de ses geôliers boliviens, finit par leur donner les renseignements qu’ils lui demandent – avec l’encouragement plus ou moins discret des agents de la CIA dépêchés à La Paz pour l’occasion ; la peur de l’armée bolivienne, peu entraînée et mal équipée, dont les conscrits redoutent ces desperados surarmés maniant aussi habilement la propagande que la mitrailleuse ; enfin, la peur des paysans boliviens, pris en tenaille entre des révolutionnaires étrangers aussi hirsutes que fanatiques et une armée nationale affligée d’officiers corrompus aux méthodes expéditives…

C’est donc à six mois d’un aller et retour aussi dangereux que mouvementé entre les deux Amériques que nous convie Jean-François Bouchard, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a le sens de la formule ; nous ayant présenté toute la richesse de vocabulaire de ce président Johnson « au langage pestilentiellement fleuri2 », l’auteur nous régale de quelques sentences qui sont autant d’abrégés des faiblesses humaines : ces « révolutionnaires privilégiés qui prétendent savoir ce que veulent les prolétaires », ce rabbin Abe Feinberg qui, « tel une candidate moyenne au titre de Miss America, est contre le fait qu’il y ait des problèmes sur cette planète », et ce président Kennedy « éternelle idole des tabloïdes, des ménagères de moins de cinquante ans et des jeunes filles à marier post-pubères », qui était pourtant « largement plus malhonnête, plus manipulateur, plus égocentrique et plus obsédé sexuellement que ne l’était Lyndon B. Johnson. »

Il va sans dire que le lecteur, aussi séduit soit-il par le talent de conteur, d’historien et d’économiste de Jean-François Bouchard, ne partagera pas nécessairement tous ses jugements. Ainsi, ce président Kennedy devenu une légende parce qu’il « prenait mieux la lumière », et dont le principal mérite était « d’être mort jeune », a tout de même un titre de gloire nettement plus sérieux devant l’Histoire : c’est qu’un certain dimanche d’octobre 1962, lors de la crise des missiles de Cuba, son sang-froid a épargné au monde une vitrification instantanée. Par ailleurs, comme beaucoup de Français, l’auteur semble avoir été durablement séduit par le slogan communiste du « glorieux peuple vietnamien en lutte contre l’impérialisme américain », sans se douter que pour les décideurs de Washington dans les années soixante, la réalité était bien différente : tout comme les États-Unis avaient sauvé la Corée du Sud et Taiwan du communisme – tandis que les Britanniques faisaient de même au bénéfice de la Grèce et de la Malaisie –, Eisenhower, Kennedy et Johnson espéraient pouvoir préserver les Sud-Vietnamiens du sort peu enviable de leurs compatriotes du nord. De fait, les dix-neuf millions de Sud-Vietnamiens, redoutant la mainmise communiste, lui ont tout de même résisté avec acharnement pendant vingt ans – dont près de la moitié sans les Américains. On aurait tort de mépriser : trois décennies plus tôt, les Français, qui ne tenaient pas davantage à devenir nazis, n’ont résisté que sept semaines3… Enfin, on comprend bien que l’auteur, en économiste averti, ait été séduit par le projet de révolution agraire des Sandinistes nicaraguayens, mais on pourrait rappeler que ce mouvement sandiniste était divisé en trois tendances, dont une était pro-soviétique et la deuxième maoïste, tandis que la troisième – « insurreccional » – était dirigée par un certain Daniel Ortega, castriste déclaré dont la féroce dictature marxiste pèse toujours lourdement sur le Nicaragua d’aujourd’hui.

Mais ce sont là des considérations périphériques, qui seront sans nul doute contestées à leur tour ; après tout, les dissidents soviétiques disaient déjà dans les années soixante : « Chez nous, l’avenir est bien connu ; c’est le passé qui change tout le temps ! » Du reste, le dernier mot appartient de droit à l’auteur du présent ouvrage : « Nul ne dit la vérité et personne ne ment tout à fait. […] L’image et non l’œuvre crée la légende. » Rien ne l’illustre mieux que la postérité des deux protagonistes de ce passionnant ouvrage.

François Kersaudy

1. Habitant de Buenos-Aires.

2. Les traductions des grossièretés, insanités et obscénités du président sont admirables de précision.

3. Passé presque inaperçu en France, cet aveu du maître stratège nord-vietnamien Vô Nguyên Giap, lors d’une interview accordée en 1990 au journaliste Stanley Karnow : « En 1957, Hanoi a ordonné à ses activistes survivants dans le sud de former des équipes armées […]. Se faisant passer pour une insurrection locale, le Viêt-Cong a émergé en 1960, sous l’intitulé de Front de Libération nationale du Sud-Viêt-nam. Mais cela aussi, c’était une invention de Hanoi. » (New York Times, 24 juin 1990, « Giap Remembers ».)

Introduction : les mythes du 1600, Pennsylvania Avenue

C’est la rencontre de deux légendes qui ont changé l’Histoire.

La première de ces légendes est en réalité un minuscule cénacle : moins de cinq cents personnes qui gouvernent la planète. Ils se partagent les cinq étages de la Maison-Blanche, le bâtiment le plus célèbre et le plus filmé du monde, une vaste demeure néoclassique située au numéro 1600 de Pennsylvania Avenue, à Washington D.C.

La ville de Washington constitue à elle seule le district de Columbia, un territoire unique en son genre, qui, malgré l’incroyable hyper-pouvoir qui s’y concentre, n’a pas le statut d’État. Là, à la frontière du Maryland et de la Virginie, la capitale de la première puissance mondiale étend ses vastes tentacules sur les nations, les hommes, les ressources naturelles, les guerres, les paix et l’Histoire. Au nom de Dieu, qu’ils ont placé au centre de la devise de leur pays, « In God we trust », les occupants des quelques dizaines de bureaux qui constituent la Maison-Blanche font converger vers un seul homme, le Président des États-Unis, une kyrielle d’informations, de télégrammes, de lois à signer et de décisions à prendre. Après avoir transité par un bureau que sa forme ovale a, lui aussi, rendu légendaire, ces décisions changeront le sort de pays entiers. Mais pas seulement le destin de pays : dans ce bureau se joue aussi la vie aussi d’humbles individus, hommes, femmes et enfants qui ne soupçonnent pas que leur destin puisse se décider loin de leur foyer, sur les rives d’un fleuve lointain auquel une tribu indienne exterminée depuis longtemps, le peuple des Algonquins, a donné le nom de Potomac.

La seconde légende est une illusion, un mythe que l’on chante sur une jolie mélodie de rumba avec ces mots que chacun a entendus au moins une fois dans sa vie :

Aquí se queda la clara

La entrañable transparencia

De tu querida presencia

Comandante Che Guevara1 !

El comandante… Ce mythe a commencé à se forger au Guatemala, dans les derniers jours du mois de juin 1954, lorsque Ernesto Guevara, jeune étudiant en médecine argentin, s’est retrouvé sous les bombes d’avions envoyés par la CIA afin de renverser un président2 dont la politique en faveur des populations déshéritées déplaisait au petit cénacle de la Maison-Blanche. Tandis que des bombardiers noirs sans cocardes déversaient leur cargaison de mort sur des civils désarmés, l’apprenti-docteur Guevara tentait de soigner les blessés de Guatemala-City avec des moyens de fortune. Il hurlait pour se faire entendre au milieu des pleurs d’enfants, des plaintes des suppliciés et des explosions venues du ciel, il recousait les plaies sanglantes, il suturait les membres déchiquetés et, à chaque instant de répit, il songeait aux moyens de mettre fin à la violence qu’exerçaient les États-Unis sur les pays misérables de l’Amérique latine. Il entrevoyait une solution, la seule qui valait à ses yeux : étendre la révolution communiste au continent latino-américain tout entier.

Les légendes et les mythes : ils devraient être construits, avant tout, à partir de faits, d’éléments matériels et de réalités bien tangibles. Ces réalités ont existé ; elles constituent l’Histoire, la vraie, celle qu’il faut écrire et raconter. Mais souvent, les émotions prennent le pas sur la vérité. Au fil des années, les faits s’effacent petit à petit pour laisser place à des images, des sentiments, des impressions davantage à même de frapper les imaginations. La vraie histoire s’efface pour forger l’épopée qui restera gravée dans les mémoires.

Après les événements dramatiques de Guatemala-City, au début de l’été 1954, le petit cénacle de la Maison-Blanche et le docteur Ernesto Guevara se sont croisés à maintes reprises : à Cuba en 1959, lors du renversement du dictateur Batista soutenu par les États-Unis, à la baie des Cochons, toujours à Cuba, en 1961, lorsque les États-Unis ont tenté de reprendre le pouvoir à Fidel Castro, et un peu plus tard, sans que la Maison-Blanche en ait réellement conscience, lorsque Che Guevara est parti secrètement organiser des mouvements de guérilla au Congo, en Angola, ou dans d’autres pays sous influence américaine…

Oui, ils se sont croisés, chargés de haine et de ressentiment, jusqu’à une rencontre finale. Une rencontre improbable, car à ce moment, à Washington, tout le monde croyait Che Guevara mort depuis longtemps.

Il existe deux manières de raconter une histoire : du côté des supposées victimes, ou du côté des supposés bourreaux. Le récit des derniers jours de Che Guevara, la supposée victime, a été fait maintes fois, au point d’être enluminé d’un folklore doré, fort éloigné de la vraie réalité. Mais on connaît peu ce qui s’est passé pendant cette période à la Maison-Blanche, du côté des supposés bourreaux. Question de romantisme : le Président Johnson et son conseiller à la Sécurité nationale, le sinistre Walt Rostow, n’avaient à première vue rien pour déchaîner l’adoration des foules, tandis que l’image christique de Guevara a occupé un jour ou l’autre l’imaginaire de plusieurs générations de jeunes gens en révolte. Et pourtant, s’il faut réévaluer les vertus des uns et des autres, cette asymétrie est-elle méritée ? La question se discute…

Voici cette histoire du petit monde de la Maison-Blanche et de son combat à distance contre Che Guevara. Tirée des archives de la CIA, de la Maison-Blanche ou du Département d’État, cette affaire d’État vraie et authentique débute en avril de l’année 1967, alors que le Président Lyndon Baines Johnson est en visite officielle en Allemagne Fédérale. Il séjourne avec ses plus proches collaborateurs à la résidence de l’ambassade américaine, à Bad Godesberg, juste à côté de Bonn.

Et là, un message lui parvient…

1. Ici, il reste la claire, la tendre transparence de ta présence bien aimée, Commandant Che Guevara !

2. Il s’agit du Président Jacobo Arbenz Guzman, élu démocratiquement par le peuple guatémaltèque et renversé lors d’un complot ourdi par la CIA et son directeur Allen Dulles. Le président Jacobo Arbenz Guzman avait eu le tort de vouloir redistribuer aux paysans pauvres de son pays des terres agricoles laissées en fiche par la compagnie américaine United Fruit, dont Allen Dulles et son frère, le secrétaire d’État du Président Eisenhower, John Foster Dulles, étaient de gros actionnaires.

Première partie

Ambassade américaine en Allemagne Fédérale, lundi 24 avril 1967

« La fusée Soyouz 1 a décollé le 23 avril avec à bord un seul cosmonaute, Vladimir Komarov. Il était prévu que le lendemain, un second Soyouz décolle avec deux autres cosmonautes et que les deux capsules se rencontrent dans l’espace et s’accouplent. Puis les cosmonautes devaient changer de capsules. Apparemment, la technique était défaillante et d’après la CIA, Komarov le savait. En effet, en compagnie de son ami Gagarine, il avait rédigé un rapport pour alerter sa hiérarchie sur les dysfonctionnements, mais personne n’a voulu en tenir compte. Alors Komarov, en bon petit soldat du communisme triomphant, s’est envolé quand même. Très vite, les problèmes ont commencé. La mission du lendemain avec les deux autres cosmonautes a immédiatement été annulée, mais ce n’était pas le plus grave. Les panneaux solaires de la capsule de Komarov ne se sont pas déployés et les commandes sont devenues partiellement inopérantes. Komarov s’est acharné pendant plusieurs heures afin d’orienter correctement la capsule et de pouvoir rentrer dans l’atmosphère, et d’après ce que l’on sait, il aurait réussi. C’est ensuite que les choses se sont véritablement gâtées. Il a amorcé la descente, mais il semble que le dispositif de déploiement de son parachute principal n’ait pas fonctionné. Komarov a déclenché le parachute de secours, mais la foutue poisse s’est ajoutée à la foutue poisse. Nous en avons fait l’expérience avec ce qui s’est passé pour nos astronautes de la fusée Apollo, et c’est toujours comme ça avec ces affaires spatiales. Une sorte de fatalité : quand les choses commencent à aller mal, la phase suivante est que tout va aller plus mal encore. Le parachute de secours de la capsule de Komarov s’est mis en torche. Le Soyouz s’est écrasé à pleine vitesse et ce qu’il restait de l’engin après l’impact a pris feu dans une superbe explosion tout droit sortie d’un film d’Hollywood. Je crois que les Soviétiques n’ont retrouvé qu’un ou deux os du pauvre bonhomme. Fin de l’histoire de Komarov ! »

Tel est plus ou moins le récit que fait Walt Whitman Rostow au Président Lyndon Baines Johnson ce matin du 24 avril 1967. « LBJ », le Président des États-Unis, a découvert dans le parapheur que lui soumet tous les matins son Conseiller un message de condoléances à l’adresse du Président soviétique Nikolai Viktorovich Podgorny. Rostow l’a ainsi rédigé : « La mort de Vladimir Komarov est une tragédie que toutes les nations partagent. Comme les trois astronautes américains qui ont perdu la vie récemment, cet éminent pionnier de l’espace est mort pour la cause de la science et dans l’esprit éternel de l’aventure humaine. J’exprime la sympathie du peuple américain à sa famille et au peuple de l’Union soviétique. »

Johnson s’est toujours intéressé à la conquête spatiale. Aussi, avant de signer la lettre de condoléances, a-t-il demandé à Rostow des explications sur la tragédie pour laquelle il est supposé montrer de la compassion. L’espace, c’est la marotte du Président Johnson. Lorsque Kennedy était encore vivant, c’est lui, LBJ, en qualité de Vice-Président, qui suivait les progrès de la Nasa. Devenu Président, Johnson avait accepté un accord de coopération avec les Soviétiques, en 1964, afin de développer en commun des activités dans l’espace. LBJ avait aussi été personnellement touché par le drame du 27 janvier 1967, lorsque Virgil « Gus » Grissom, Edward White et Roger Chaffee, trois astronautes américains, avaient grillé vivants lors d’un essai de la fusée Apollo 1, à Cap Canaveral. LBJ connaissait bien Gus Grissom, l’un des sept astronautes du programme Mercury, cette aventure incroyable qui avait lancé la conquête spatiale américaine : il l’avait rencontré à plusieurs reprises, notamment lorsque Grissom s’apprêtait à devenir le deuxième Américain dans l’espace après Alan Shepard.

Alors, la mort courageuse de Vladimir Komarov ne laisse pas le Président Johnson indifférent. En accompagnant son geste d’un sonore « Fuck the holy shit ! », LBJ appose sa signature en bas de la lettre à destination du Président soviétique Podgorny. Puis il passe au document suivant.

Il s’agit d’un télégramme du département d’État sur la situation en Bolivie1. Le document est daté de deux jours plus tôt, le 22 avril. Le papier est long, au moins cinq ou six pages. Johnson ne lit jamais de mémo de plus de deux pages : pas le temps. De plus, ce matin, le Président est encore plus pressé que d’habitude : il doit rencontrer le président allemand Lübke, puis le chancelier Kiesinger, et, pour corser l’affaire, il n’a pas encore pris son petit-déjeuner. Alors, Johnson se tourne vers le plateau sur lequel le majordome de l’ambassade lui a préparé un jus d’oranges pressées, légèrement adouci avec une cuiller de sucre, ainsi que des toasts accompagnés des tranches de bœuf séché2 qu’il affectionne particulièrement, et il demande à Rostow de lui faire un résumé du mémo sur la situation en Bolivie.

Rostow s’exécute. Le général William Tope, un membre de l’état-major de l’US Air Force, s’est rendu en Bolivie, à La Paz, afin d’évaluer les risques liés à la résurgence d’une mystérieuse guérilla aux origines mal identifiées. Le général Tope a rencontré le président Barrientos, qui gouverne le pays depuis quelques années. Barrientos était accompagné de son ministre des Finances, de son ministre de l’Économie et d’un ministre sans portefeuille, Diez de Medina. Ces derniers jouent le rôle de proches conseillers pour toutes sortes de questions, même très éloignées des affaires financières dont ils sont théoriquement chargés. Selon ces hauts responsables, au mois de mars précédent, des Indiens du Chuquisaca auraient aperçu une troupe d’hommes barbus lourdement armés, équipés de matériel de télécommunication moderne et les poches pleines de dollars : ils paient aux fermiers locaux des sommes exorbitantes pour acheter des poulets, des légumes et du pain. Il s’agirait de guérilleros, une troupe bien organisée et mobile, infiltrée depuis l’Argentine ou le Paraguay.

Pour Barrientos et ses ministres, les États-Unis doivent aider la Bolivie à éradiquer ce mouvement qui menace de soulever les paysans et les mineurs du pays. L’armée bolivienne est déjà mobilisée dans plusieurs régions afin d’y maintenir l’ordre, elle ne dispose pas de moyens adaptés pour lutter contre une guérilla structurée comme celle qui semble s’implanter dans la région du Chuquisaca. Le général Tope a demandé au président Barrientos pourquoi l’armée ne rappelle pas ses réservistes, mais les Boliviens lui ont répondu que ces derniers, issus du bas peuple et mécontents d’être mobilisés, ne constitueraient pas une force d’intervention fiable. Au contraire, ils pourraient rejoindre les rangs de la guérilla, ce qui aurait un effet contraire à celui recherché. Non, afin de faire face à ces rebelles, Barrientos réclame l’attribution de deux avions de reconnaissance turbo Porter-Hiller pour repérer les rebelles, et le remplacement des vieux fusils Mauser qui équipent son armée par des armes automatiques modernes de type M16. Ces dotations sont indispensables afin de lutter à armes égales contre les guérilleros, et surtout pour provoquer un choc psychologique favorable sur une armée démoralisée et peu ardente au combat.

Le général Tope est sceptique : pour lui, ajouter un nouveau type d’avion à une armée de l’air bolivienne déjà équipée d’un matériel hétéroclite ne ferait que compliquer les problèmes de maintenance. Même chose pour les fusils d’assaut automatiques : les soldats boliviens seraient-ils capables de conserver ces armes en état de fonctionnement ? Et surtout, comme les soldats boliviens semblent aussi courageux et motivés que des lapins de garenne, les équiper d’armes automatiques ne serait pas la solution : lorsqu’ils fuient la queue entre les jambes pour éviter les balles, dans leur affolement, ces pitoyables couards abandonneraient derrière eux aussi bien un M16 dernier modèle qu’un vieux Mauser à l’allure d’antiquité.

Pour conclure, le général Tope indique que se borner à fournir ce qu’il demande au président bolivien ne serait qu’un gâchis de ressources, aussi bien du côté américain que du côté bolivien. Si, véritablement, cette guérilla est dangereuse et si Barrientos n’a qu’une troupe de lâches à lui opposer, d’autres plans mieux structurés doivent être envisagés.

Rostow, en sa qualité de conseiller à la Sécurité nationale, est d’accord avec cette position. Johnson prend note du problème, puis l’oublie. Il a d’autres chats à fouetter.

Dans la matinée, LBJ part rencontrer les hauts responsables allemands. Curieuses rencontres : Johnson mesure une bonne tête de plus que le président allemand, Heinrich Lübke. Le nain et le géant, dirait-on en les voyant ; au vu de la situation des deux pays, l’image est assez fidèle à la réalité. Mais cette rencontre-là n’est que protocolaire.

La seconde réunion est plus importante, et tout aussi curieuse : LBJ, accompagné par le secrétaire d’État Dean Rusk, rencontre le chancelier Kurt-Georg Kiesinger et le vice-chancelier Willy Brandt : Kiesinger, l’ex-nazi, et Brandt, l’ex-opposant au nazisme. Kiesinger, en effet, est l’ex-bras droit de Joachim von Ribbentrop, condamné à mort et exécuté à Nuremberg en octobre 1946 pour crime contre l’humanité, tandis qu’à l’opposé, son adjoint Willi Brandt, ex-journaliste auprès des Républicains espagnols pendant la guerre civile en 1936, avait été déchu de sa nationalité par les nazis3 en raison de son opposition à Hitler.

Étrange attelage… le nazi et l’antinazi, unis pour gouverner l’Allemagne Fédérale… Qu’en pense LBJ ? Il ne l’exprime pas pendant ce voyage officiel, du moins en public. Aussi n’en restera-t-il aucune trace dans l’Histoire. En privé, sans doute son jugement, quel qu’il soit, est-il mâtiné de « shit », « motherfucker », « asshole », « bitch », et autres épithètes adaptées, sans préjudice du camp auquel il s’adresse, car quel que soit le sujet de conversation, ce genre de vocabulaire émaille élégamment la conversation du Président.

Quant à la Bolivie et son indéfinissable guérilla… Pour LBJ, ce n’est pas le sujet du moment. Quand on est en Allemagne, on s’occupe de l’Allemagne ! Mais pour Walt Whitman Rostow, c’est différent. Le conseiller à la Sécurité nationale pèse à chaque instant sur le Président pour intensifier la guerre au Viêt-nam contre le communisme. Afin de ne pas disperser les efforts, il ne faudrait pas qu’un second front rouge s’ouvre en Bolivie.

Mais avant tout, il importe de savoir qui diable est derrière cette troupe de guerriers barbus qui inquiète les autorités de ce pays perdu, battu par les vents des hauts plateaux…

1. Incoming Telegram, Department of State, from Embassy La Paz to RUEHC/ SECSTATE WASHDC, 22 avril 1967.

2. Tous les détails sur la vie quotidienne du Président Johnson contenus dans ce livre sont authentiques : ils sont tirés du « President’s daily diary », archives détaillées de la présidence disponible à la LBJ Presidential Library.

3. Sur le passé nazi du chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, cf. Conspirations ? Jean-François Bouchard, VA éditions, mai 2021.

LBJ : le Président

Ceux qui ont bien connu Lyndon Baines Johnson se rappellent au premier chef son indécrottable vulgarité. Il en rajoutait des tonnes, des cargaisons, des trains entiers, jusqu’à plus soif, le foutu bonhomme !

Contrairement à l’image qu’il a laissée à la postérité, Lyndon Baines Johnson a été un bon Président des États-Unis. Mais il était avant tout un homme plein de paradoxes, de sorte que ce n’est pas son œuvre politique qui vient en premier à la mémoire. LBJ était un partisan des droits civiques et, sous son mandat, des progrès notables eurent lieu pour renforcer les droits de la minorité noire et les rendre égaux aux droits des blancs. Mais, pour autant, « Tous ces nègres finiront par aller pisser dans les couloirs du Sénat ! » s’écriera-t-il après les émeutes raciales de Watts, à Los Angeles, en 1965. Aux yeux de Johnson, même s’ils devaient posséder des droits équivalents aux blancs, les noirs étaient des nègres, et pas autre chose que des nègres. Aussi, lorsqu’il en parlait, LBJ ne s’embarrassait pas de circonvolutions : « Si je nomme un candidat nègre, je veux que tout le monde sache qu’il est un nègre ! » dira-t-il lors de la possible nomination d’un noir à la Cour suprême.

À vrai dire, chez le Président texan, un vieux fond de racisme sudiste existait, qu’il assumait parfaitement, car Johnson avait le cuir épais et les épaules larges. Cela ne le dérangeait pas plus que cela d’assumer même l’inqualifiable.

C’était aussi le cas pour le Viêt-nam. Johnson avait hérité de Kennedy un conflit au Viêt-nam dont il réalisera rapidement qu’il était impossible à gagner. En effet, le Président Johnson n’était pas l’ordonnateur principal de cette guerre post-coloniale. C’est Kennedy, et pas un autre qui, à l’été 1963, avait autorisé le coup d’État contre le président Ngo Dinh Diem, lequel avait abouti à l’exécution de ce dernier et à celle de son frère, puis à l’embrasement du pays. Kennedy avait d’ailleurs soigneusement gardé Johnson, qu’il n’aimait pas, à l’écart de cette décision. « Je ne sais pas quoi faire avec ce putain de Viêt-nam ! » explosera LBJ lors des gigantesques manifestations contre la guerre qui secoueront Washington, New York City et San Francisco en avril 1967. Et, tout au long du conflit, il ne cessera d’agonir Hô Chi Minh d’une litanie de noms d’oiseaux parmi lesquels « son of a bitch » était sans doute le plus mesuré.

Existait-il quelqu’un de plus égocentrique que Lyndon Baines Johnson ? Sans doute pas. Johnson avait détesté ces années passées dans l’ombre de John Kennedy. Après l’assassinat de ce dernier, il s’était résolu à conserver dans son administration le petit frère, Robert « Bobby » Kennedy, qu’il détestait tout autant, et s’était ouvertement réjoui lorsque ce freluquet avait démissionné de son poste de ministre de la Justice moins d’un an après l’attentat de Dallas. Non, LBJ n’aimait pas qu’on prenne mieux la lumière que lui, qui avait poussé le nombrilisme jusqu’à donner à ses deux filles ses propres initiales, à savoir « LBJ » : l’aînée, il l’avait baptisée Lynda Bird Johnson, et la cadette Luci Baines Johnson.

Une sacrée personnalité, ce LBJ ! Les expressions excrémentielles jalonnaient la moindre de ses conversations. Johnson les adorait, ces métaphores à base de caca, de pipi et de merde : elles étaient tellement imagées et fidèles à son état d’esprit ! Poétiques et créatives, de surcroît : « Jusqu’à ce qu’il se sente aussi merdeux qu’un ours ! », ou « il pleut aussi dru qu’un chat pisse sur une pierre plate », ou « ce type est aussi droit qu’un Indien qui chie ! » étaient parmi ses favorites. À propos des politiciens médiocres, corrompus ou caractériels, une population solidement représentée à Washington et dont il devait s’accommoder avec son administration, son langage était pestilentiellement fleuri. Sur Edgar G. Hoover, le directeur du FBI : « Je préfère avoir ce connard dans ma tente en train de pisser à l’extérieur, que hors de ma tente en train de pisser dessus ! ». Sur un discours de Richard Nixon, son futur successeur : « Je ne suis peut-être pas très malin, mais je peux distinguer la salade au poulet et la merde de poulet ! ». D’ailleurs, lorsqu’il évoquait les politiciens ou hauts fonctionnaires de tout poil qui lui étaient redevables de leur position, LBJ se vantait ainsi : « J’ai sa bite dans ma poche ! »

En matière scatologique, LBJ ajoutait le geste à la parole. Au cours de conversations dans le Bureau ovale, LBJ était capable de se lever, d’aller juste à côté jusqu’au cabinet de toilette qui lui était réservé, de laisser la porte grande ouverte et, tout en continuant à parler, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, de couler un bronze en pétant bruyamment. Puis, il poussait la désinvolture, ou la provocation, jusqu’à se déshabiller afin de prendre une douche, et tout cela sans jamais interrompre la discussion. Le Président n’avait aucun sens des distances sociales, et il allait volontiers se frotter aux uns et aux autres tandis qu’il discutait avec eux… ou elles. De la part d’un Texan, cela aurait pu passer pour de la cordialité un peu trop sudiste, mais le chiendent était que concomitamment à ces démonstrations, LBJ se curait le nez d’un doigt expert pour en sortir ce qui le gênait, il se grattait l’entrejambe avec délice ou pétait et rotait alternativement, et cela sans aucune retenue. Comme le dira l’un de ses visiteurs, après une entrevue avec Johnson, on avait le sentiment d’avoir été léché et griffé du haut en bas par un immonde Saint-Bernard baveux.