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Portrait d'une brute sanguinaire, un homme attaché à la loi et que la morale n'intéressait pas.
Le procureur général André Mornet fut le plus haut magistrat français de la première moitié du XXe siècle. Son parcours épouse l’Histoire de la France : magistrat obséquieux et fayot à ses débuts, antidreyfusard lorsque le pouvoir l’était, pourvoyeur des pelotons d’exécution pendant la Grande Guerre, pétainiste lors de la débâcle de 1940, antisémite apprécié de la Gestapo, résistant de la dernière heure et enfin grand inquisiteur de l’épuration, malgré un passé de collabo sacrément honteux. Son bilan ? L’exécution de dizaines d’innocents, fusillés pour l’exemple ou condamnés sans preuves, comme Mata Hari, l’extermination de centaines de Juifs, la condamnation à mort du maréchal Pétain et autres hiérarques vichystes avec qui il avait si bien collaboré. Quand la justice française était sanguinaire, immorale, antisémite, collaborationniste puis épurationniste…
Adoptant le ton cynique de Mornet, l'auteur retrace la carrière de ce magistrat dépourvu de scrupules.
EXTRAIT
Faut-il détester ou admirer André Mornet ?
La réponse à cette question n’est pas simple. Certes, il est facile de mépriser un personnage comme Mornet, tant sont caricaturalement odieux son opportunisme, son arrogance, son contentement de soi, sa morgue et son exécrable aptitude à trahir le lendemain les valeurs qu’il défendait le jour d’avant. Si l’on ajoute à la liste son ignoble antisémitisme et le mépris qu’il éprouvait pour la vie humaine, le tableau semble totalement noir.
Mais est-ce vraiment le cas ? La question donne à réfléchir, car il existe une race d’hommes dont les États ont désespérément besoin pour vivre et survivre : les salauds. [...]
Pour ajouter à l’inconfort du constat énoncé ci-dessus selon lequel les salauds sont nécessaires aux États, il est loisible d’en ajouter un autre : ces salauds sont très rarement punis, même lorsque les États se piquent de revenir à une certaine forme de moralité. En effet, les États possèdent une vertu précieuse : l’oubli.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-François Bouchard, ancien haut fonctionnaire et écrivain, est un familier des grandes institutions internationales. Il a publié plusieurs ouvrages d’histoire et de géopolitique aux Éditions Max Milo : L’Éternelle Truanderie capitaliste, Hjalmar Schacht, le banquier du Diable (ministre de l’Économie du Troisième Reich), Un demi-siècle au bord du gouffre atomique. Ses livres sont tous profondément ancrés dans la réalité. Une réalité qui dépasse souvent la fiction : incroyables figures de l’Histoire, héros de l’actualité…
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Seitenzahl: 337
Veröffentlichungsjahr: 2020
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Du même auteur
L’Empereur illicite de l’Europe, éditions Max Milo, 2014
Le Banquier du diable, éditions Max Milo, 2015
La Haine en ce vert paradis, éditions Thaddée, 2016
Un demi-siècle au bord du gouffre atomique, éditions Max Milo, 2018
L’Éternelle truanderie capitaliste, éditions Max Milo, 2019
Également aux Éditions Glyphe (collection « Histoire et société »)
Association des écrivains combattants. La Libération de Paris, 19-26 août 1944. Récits de combattants.
Didier Béoutis et Sophie Hasquenoph (Sous la direction de).
Les Écrivains dans la Grande Guerre. Préface de Jean Orizet
Rémy Bijaoui. Histoires de l’Inquisition
Gérard Bonn. Mon ami Antoine Barnave ou la monarchie en sursis.
Serge Doessant. L’Officier Charles de Gaulle et ses chefs
Alfred Gilder. 101 Citations qui ont fait l’Histoire de France.
Préface de Jean-Joseph Julaud
Jean-François Hutin. La Campagne d’Égypte : une affaire de santé.
Préface de Jean Tulard
Alain Landurant. La « Mère de Dieu » dans la tourmente révolutionnaire
Benoît Linel. Nicolas-Benoît Haxo au cœur des guerres de Vendée
Abdallah Naaman. Le Liban. Histoire d’une nation inachevée
Michel Raimbaud. Les Guerres de Syrie
Jean-Pierre Rey. Moi, Moustache, chien-soldat, héros des guerres napoléoniennes. Préface de Jean Tulard
Jean-Louis Rizzo. Les Élections présidentielles en France depuis 1848.
Préface de Jacques Toubon
Pour le fort, rien n’est plus dangereux que la pitié.
Friedrich Nietzsche
Ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter.
Primo Levi
Il fait chaud. Une chaleur écrasante.
En ce mois d’août 1945, Paris suffoque sous un ardent soleil d’été. La capitale de la France se remet à peine des combats qui ont permis sa libération, un peu moins d’une année plus tôt1 ; de nombreux bâtiments portent encore les stigmates des échanges de tirs qui ont opposé les forces d’occupation allemandes et les acteurs de l’insurrection parisienne. Dans le centre de Paris, autour de l’île de la Cité, les façades du Palais de Justice, de la préfecture de Police et de l’Hôtel de Ville sont marquées de multiples impacts qui montrent, un an après, la violence des combats qui se sont déroulés là.
Chaque jour, lorsqu’il rejoint son bureau à pied vers sept heures afin de profiter de la relative fraîcheur matinale, le procureur général Mornet lève machinalement la tête vers ces dégâts de la guerre. C’est un petit homme sec, sans une once de graisse sur le corps, les épaules affaissées et le cou décharné comme celui d’un vautour. À soixante-quinze ans, il trottine d’un pas court et alerte, sa barbe blanche en avant, la tête relevée pour mieux voir au travers de ses lunettes d’acier. On le connaît bien dans ce Quartier latin qu’il traverse pour se rendre au Palais de Justice : depuis qu’il a quitté son Berry natal pour faire ses études de droit, il n’a presque jamais quitté ce cœur de Paris qu’il affectionne, sinon pour quelques missions en proche province. Ah, si : sauf pendant la Grande Guerre de 1914, lorsqu’à l’arrière du front des combats, en Picardie, dans l’Est ou en Belgique, il menait l’accusation dans les tribunaux militaires pour faire fusiller les lâches qui fuyaient devant le feu ennemi.
Aujourd’hui est un jour important : en ce samedi 11 août 1945, le procureur général Mornet prononcera le réquisitoire dans le procès que la France a engagé contre l’homme qui l’a dirigée pendant les années de guerre et d’occupation allemande : le maréchal Pétain. La Haute Cour de Justice, depuis le 23 juillet, a entendu les témoignages des anciens hommes d’État de la Troisième République qui ont conduit le pays à la défaite : Paul Reynaud, Albert Lebrun, Léon Blum… Elle a aussi écouté des anciens combattants, et même quelques personnages plus douteux qui n’ont pas contribué à éclairer les débats : des collabos, des politicards, des égarés. Pour le procureur général Mornet, le procès était couru d’avance. Il l’avait annoncé avant l’ouverture des audiences : sans hésitation ni remord, il requerrait la peine de mort.
Mornet est le procureur de la mort.
La mort, la mort, la mort… Combien de fois l’a-t-il demandée, cette mort ? La mort pour des dizaines de soldats, fusillés pour l’exemple pendant la Première Guerre mondiale, c’est lui. La mort pour MataHari, Bolo Pacha, Pierre Lenoir et les autres, qui n’avaient que des peccadilles à se reprocher et sont tombés sous les balles des pelotons d’exécution, c’est lui. La mort pour les guillotinés de nombre de grands procès d’assises, c’est lui. La mort pour des centaines de Juifs déchus de la nationalité française, que les Allemands ont gazés à Auschwitz, c’est encore lui. Procureur de la mort : ainsi certains avocats surnomment ce vieil homme plein de morgue et de férocité, dont ils redoutent tout autant l’implacable éloquence que le plaisir pervers qu’il éprouve à assister aux exécutions.
La mort, la mort, la mort…
Le procureur général Mornet est arrivé à destination. Il gravit le grand escalier du Palais de justice, puis prend à droite le couloir qui mène à l’aile réservée au parquet. Son bureau est le deuxième sur la gauche, dans un corridor qui débouche sur la galerie Saint-Louis : une vaste pièce encombrée de dossiers, avec au centre une table de travail Empire. Sur un portemanteau, soigneusement arrangée sur un cintre, sa robe de magistrat ornée d’hermine attend avec sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur accrochée à une patère.
André Mornet s’assied à sa table ; il sort de son cartable le texte du réquisitoire qu’il a longuement révisé pendant une grande partie de la nuit dans le recueillement de la bibliothèque, rue Lagrange, au cœur du Quartier latin. Il le relit encore une fois, puis une nouvelle fois. Il modifie un mot, une expression, il raye une phrase d’un trait nerveux de son stylo-plume à encre bleue.
Il n’est pas totalement satisfait.
Une heure passe. Le texte est de plus en plus raturé. Il est temps maintenant de s’habiller. Revêtir une robe de magistrat agrémentée de fourrure d’hermine est une aberration en plein été, lorsque l’on va passer la journée dans une salle surpeuplée à l’atmosphère étouffante. Mais tant pis ! Le prestige de la justice a ce prix.
Avant de quitter son bureau, le procureur général Mornet révise une nouvelle fois quelques paragraphes. La conclusion est essentielle, cruciale. C’est la conclusion que vont retenir les trois juges, les vingt-quatre membres du jury, ainsi que la presse et les observateurs. À ses yeux de magistrat, même s’il doit impérativement se conclure par une condamnation à mort, un tel procès n’a pas pour but d’exercer quelque médiocre vengeance, mais de juger l’Histoire. Une Histoire qu’il a vécue, lui aussi, et pas toujours du bon côté… Il en a parfaitement conscience, le procureur général Mornet : pour certains, lui aussi devrait être sur le banc des accusés, plutôt que dans le fauteuil de l’accusation. Trahisons, trahisons… Comment juger qui trahit qui, ou qui trahit quoi, dans une époque si complexe, lorsqu’il s’agit de survivre ? Mornet sait bien que lui-même n’a pas été irréprochable. D’autres le savent aussi. Au demeurant, depuis que le procureur général Mornet a été désigné pour mener l’accusation publique contre le maréchal Pétain, lettres d’insultes et menaces de mort s’accumulent chaque matin dans sa boîte à lettres.
Mornet relit encore ses dernières phrases : « Songeant à tout le mal qu’a fait, qu’ont fait à cette France un nom et l’homme qui le porte avec tout le lustre qui s’y rattachait, parlant sans passion, ce sont les réquisitions les plus graves que je formule au terme d’une trop longue carrière, arrivé, moi aussi, au déclin de ma vie, non sans une émotion profonde mais avec la conscience d’accomplir un rigoureux devoir : c’est la peine de mort que je demande à la Haute Cour de Justice de prononcer contre celui qui fut le maréchal Pétain. »
Le vieillard de soixante-quinze ans va prononcer ces mots contre un autre vieillard qui est son aîné – Philippe Pétain est âgé de quatre-vingt-neuf ans – et qu’il connaît bien, notamment pour avoir sollicité et obtenu auprès de lui des postes de premier plan dans le régime de Vichy.
En effet, le maréchal Pétain, Mornet l’a servi, et pas de la plus digne des manières : aussi antisémite que le maréchal, Mornet a œuvré avec diligence dans le but de débarrasser la société française des Juifs et autres apatrides qui l’encombraient… ou plutôt, pour reprendre l’effroyable logorrhée des collabos à laquelle Mornet adhérait, « pour débarrasser la France de ces Juifs qui souillaient la France ! » Les crimes contre l’humanité que l’on va bientôt juger à Nuremberg, en Allemagne… D’une certaine manière, n’y a-t-il pas pris part ? Beaucoup lui en font publiquement le reproche : Mornet, à la place qui fut la sienne dans l’administration du maréchal Pétain et du régime de Vichy, a implicitement condamné à la mort des centaines de Juifs, coupables simplement de n’être pas nés français.
Qu’importe. En matière de trahisons, Mornet a bien davantage sur la conscience que ce simple procès Pétain. Quelle conscience, d’ailleurs ? Au fond, le vieux procureur a l’esprit tranquille. Il a toujours appliqué les lois. C’est ce qu’on lui demandait, à lui, le plus haut et le plus prestigieux magistrat français. Est-ce sa faute à lui si, parfois, ces lois étaient iniques ?
Non, il n’a pas de scrupules à nourrir. Il a fait son devoir. Il a toujours fait son devoir. Tout comme, dans un instant, il va à nouveau faire son devoir en demandant la mort pour le vieux maréchal qu’il a servi, qu’il a fidèlement et odieusement servi, en se prêtant avec empressement à ses plus innommables desseins.
Un dernier coup d’œil sur la conclusion du réquisitoire… Mornet est satisfait.
Un huissier frappe à sa porte. C’est l’heure.
Le dossier contenant son long réquisitoire à la main, le procureur général André Mornet sort de son bureau.
1. La bataille de la libération de Paris eut lieu du 19 au 25 août 1944 (voir La libération de Paris, Éditions Glyphe, 2019)
Il transpire.
Sous le soleil brûlant de la Guyane, dans la touffeur tropicale de l’île du Diable, le bagnard Alfred Dreyfus transpire. Ses droguets de bagnard puent comme l’enfer. Sa peau est infestée de vermine, au point que les boutons causés par les piqûres d’insectes deviennent furoncles purulents. Il a dû demander à les traiter à l’infirmerie. Le prisonnier qui officie comme carabin a brûlé les plaies avec un scalpel chauffé au rouge, puis il les a arrosées d’un mélange d’alcool de bois et de sulfamide. Insupportable…
« L’Administration pénitentiaire, qui n’a pas pour mission de rendre heureux les hommes qui lui sont confiés, s’acquitte au-delà de toutes prévisions, au moins de cette partie de son programme », écrira un jour un bagnard à l’appui d’une réclamation sur la dureté du bagne de Cayenne. Oh ! combien avait-il raison !
Innocent.
Le capitaine Alfred Dreyfus est innocent.
Il le sait.
La moitié de la France le sait.
L’Armée française le sait.
Et pourtant il est là, prisonnier, condamné, relégué, isolé, loin de sa femme Lucie, de sa famille, de la France qu’il aime. Ses contacts avec le reste de l’humanité sont réduits au strict minimum : par crainte d’une évasion, le ministre des Colonies a exigé que l’on entoure la case où il croupit d’une haute palissade infranchissable.
Alors il ne voit personne. Il est face à lui-même, toute la journée, et la journée d’après, et encore celle d’après, et encore et encore.
Il est seul.
Pense-t-on encore à lui, là-bas, à Paris ?
Non. On l’a oublié. Il mourra ici, au bagne, sur l’île du Diable, sous le soleil infernal des tropiques…
Le capitaine Alfred Dreyfus ne connaît pas André Mornet. Celui-ci termine à peine ses études de droit au moment de la condamnation et de la dégradation de l’officier juif, le 5 janvier 1895, dans la cour d’honneur de l’École militaire de Paris.
Que criait alors la foule qui le conspuait ? « À mort le Juif ! À mort le traître ! »
Quelle injustice ! Qui reconnaîtra un jour que le capitaine Dreyfus n’a jamais trahi son pays ? Qui aura le courage de rouvrir son dossier et de prendre sa défense ? Ce jeune juriste idéaliste, ce Mornet qu’il ne connaît pas, et qui entrera bientôt au service du ministre de la Justice ?
Mais non…
Il n’y a pas d’espoir…
*
L’histoire du procureur général André Mornet commence, au moment où se déclenche l’affaire Dreyfus en France, par l’émergence d’une grande ambition.
Là-haut, le jeune Mornet se tient, droit et fier, au sommet des marches qui mènent au Panthéon, juste sous le fronton qui porte l’inscription « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ». Il regarde alentour. À ses pieds, c’est Paris. C’est la Ville lumière. C’est l’avenir qui s’offre à lui.
Il est loin, son Berry natal où il vit le jour en 1870, l’année de la grande défaite de la France devant les Prussiens de Bismarck. Elle est loin, cette enfance de petit orphelin qui a perdu son père à l’âge de deux ans. À La Châtre, au fin fond de la campagne française, les médecins ne savaient comment traiter la fièvre typhoïde. L’enfant au berceau qu’il était avait échappé à la contagion de cette terrible maladie. Son père, un jeune homme prometteur qui occupait la position enviable de clerc de notaire, en était mort à l’âge de trente ans, étouffant dans ses propres glaires, saignant sans fin du nez et baignant dans sa chiasse ensanglantée. Il avait laissé sa veuve sans guère de ressources ; André l’orphelin avait dû grandir dans la gêne. Oh, pas la grande misère, mais le modeste dénuement d’une jeune veuve, sans mari pour subvenir plus confortablement aux besoins familiaux.
Oui, tout cela est bien loin. En cette année 1895, à l’âge de vingt-cinq ans, André Mornet a le sentiment d’être un homme accompli : brillant étudiant, porté aux nues par ses professeurs, major de sa promotion, détesté par ses camarades de la faculté qui lui reprochent son fayotage obséquieux auprès des maîtres de conférences, titulaire d’un premier prix de droit civil dès le début de ses études, il vient de soutenir sa thèse de doctorat et d’obtenir la mention « très bien ».
La justice : telle est sa vocation. André Mornet ne sait pas encore très bien dans quelle fonction il exercera son magistère. Magistrat ? Avocat ? Les circonstances décideront. Mais le jeune diplômé est persuadé d’une bonne chose : quelle que soit la place qu’il occupera dans la lourde architecture de la justice française, il sera un grand juriste, et surtout un grand humaniste. Oui, un humaniste ! Un homme attaché aux valeurs de solidarité, de générosité, d’altruisme qui font la beauté de la nature humaine. Toute son enfance plaide pour cela, notamment son grand-père qu’il adorait et qui a accompagné ses jeunes années. Ce vieux révolutionnaire s’était installé comme menuisier dans le petit village de Levroux, pas très loin de La Châtre. Mère avait longtemps laissé le petit André en pension chez lui.
Quelles belles années dans l’atelier de Levroux…
Grand-père y recevait les vieux révolutionnaires du département, les vétérans des émeutes de 1848 qui avaient renversé la monarchie. Ils les avaient mis à bas, les Charles X et Louis-Philippe, ces rois honnis qui considéraient la France comme leur propriété privée. La liberté ! l’égalité ! la fraternité ! la République, une et indivisible ! Ces valeurs n’étaient pas de vains mots dans l’atelier de Grand-Père, où les vieux utopistes invoquaient souvent le nom de Cabet. Grand-Père en discourait sans fin avec le jeune André, qui écoutait passionnément, pendant leurs promenades dans les vastes plaines berrichonnes, écrasées de soleil l’été et dégoulinantes de pluie l’hiver. Étienne Cabet1 avait fondé une société nouvelle, là-bas, aux Amériques, dans des lieux magiques appelés Texas, Rivière Rouge, Illinois, Iowa… Des sociétés dans lesquelles les inégalités n’existaient pas. Des sociétés bien différentes de la France de la Troisième République, cet univers sclérosé où les bourgeois occupaient le haut du pavé et où il fallait leur céder le passage en descendant dans le caniveau.
Le jeune Mornet changera le monde pour y imposer les idées de Cabet !
Droit et humanisme : telle sera sa voie !
*
André Mornet rentre à pied jusqu’au petit appartement du quartier du Jardin des Plantes où il habite avec Mère, au 39 de la rue de la Clef. Demain, pour prendre ses fonctions au ministère de la Justice, place Vendôme, dans l’hôtel de Bourvallais qui abrite la Chancellerie, il lui faudra marcher longtemps ou prendre l’omnibus à cheval. André Mornet se lèvera une heure plus tôt afin d’être à l’heure à la prise de service. Paris, de bon matin, est sillonné par ces fonctionnaires qui cheminent avec ardeur pour rejoindre leur ministère. On parle d’installer un métropolitain qui, un jour peut-être, facilitera le quotidien, mais pour l’instant ce n’est qu’un projet qui, selon les meilleures projections, ne naîtra probablement pas avant la prochaine Exposition universelle et les jeux Olympiques de l’été 1900.
En cette aurore de l’année 1895 où il fait ses débuts comme auxiliaire de dernier rang de la justice française, André Mornet s’habille de bonne heure pour se présenter avec ponctualité place Vendôme : costume sombre, cravate et chapeau melon. Mère s’est levée avant lui pour lui préparer son petit-déjeuner : de la chicorée confectionnée avec le lait apporté le matin même par le laitier, et un beau morceau de la miche de pain achetée hier, tartinée de beurre ramené du Berry lors des fêtes de Noël. Au fil du temps, il devient un peu rance, ce beurre, mais accompagné des confitures cuisinées avec les quetsches du grand-père, le repas est meilleur que celui de la plupart des Parisiens.
Très chère Mère ! Elle s’est dévouée sans mesurer sa peine pour qu’André réussisse ses études. D’abord, en s’installant à Châteauroux pour qu’il puisse aller au lycée et obtenir son baccalauréat. Puis en émigrant à Paris, dans cette capitale vibrionnante qui ne lui était pas familière. Heureusement, le quartier du Jardin des Plantes a quelque chose de la campagne française, avec ses ruelles calmes et ses grands arbres qui rappellent les vastes forêts du Berry. Les marchés de la place Monge ou de la place du Puits de l’Ermite ressemblent fort à ceux de La Châtre ou de Levroux, et les petits métiers de la rue, les rémouleurs, les chiffonniers, les marchands d’arlequins, donnent un petit côté provincial à l’atmosphère du quartier.
Une fois pris son petit-déjeuner, André Mornet se met en route pour la Chancellerie. Après trois quarts d’heure de marche au pas militaire, il atteint la place Vendôme. Il pénètre dans la Chancellerie, dans l’Hôtel de Bourvallais. Un huissier lui demande ce qu’il désire. André Mornet annonce qu’il vient prendre ses fonctions. L’huissier l’accompagne vers les bureaux du chef du personnel au travers de dédales de couloirs qui fleurent bon la poussière et le vieux tapis. Mornet est reçu pendant quelques minutes par le prestigieux magistrat qui dirige les effectifs de la justice française. Le jeune provincial a juste le temps d’être impressionné que son interlocuteur met fin à l’entretien. Il l’envoie rue Cambon, là où se trouvent la plupart des services administratifs de la justice.
Les locaux du plus prestigieux des ministères français ressemblent à ceux de n’importe quelle administration : de la poussière, des poêles à charbon, des parquets qui grincent et des dossiers accumulés dans des armoires ou le long des murs, entassés sur le sol en piles à l’équilibre précaire. Assis à leur bureau ou debout devant des lutrins, des messieurs gris écrivent à la plume Sergent-major, les bras de leur veste noire protégés par des manchettes de lustrine. On respire là une atmosphère studieuse, pétrie de sa propre importance, mais qui sent le renfermé et la transpiration mal lavée. André Mornet est conduit vers une minuscule pièce sous les combles où deux autres jeunes diplômés partagent déjà à grand-peine un espace dérisoire. On lui désigne un coin de table. Le sous-chef de bureau pose devant lui une pile de dossiers.
Le jeune attaché du ministère de la Justice en prend pleinement conscience : désormais, il est au service de la République. Il a bien l’intention d’être pleinement à la hauteur de cet enjeu.
*
Pourtant, il faut bien vivre…
La République n’est pas généreuse avec ses petits fonctionnaires. Or, le loyer de l’appartement coûte cher. Il convient aussi d’acheter de quoi se vêtir comme un bureaucrate, et non plus comme un étudiant. De surcroît, il faut bien se nourrir et se chauffer décemment. Mère n’est plus en âge de travailler pour subvenir aux besoins de son fils. D’ailleurs, il serait indigne qu’un fonctionnaire du ministère de la Justice soit entretenu par sa veuve de mère.
Mornet s’en rend compte rapidement : les émoluments d’un attaché débutant du ministère de la Justice suffisent à peine pour couvrir, à Paris, le coût de la vie.
Afin d’améliorer l’ordinaire, un an après sa nomination, André Mornet quitte la Chancellerie pour devenir premier secrétaire de la Conférence des avocats, laquelle assure notamment l’assistance judiciaire quotidienne des personnes qui ne peuvent s’offrir les services d’un avocat chevronné. Pas folichon… La défense des indigents qui échouent devant les tribunaux de police pour vagabondage ou ivrognerie n’est guère valorisante pour le juriste éminent que pense être le jeune Mornet. Mais, au moins, cela facilite les fins de mois, lorsque l’achat de trois ou quatre sacs de charbon devient indispensable pour terminer l’hiver. Alors Mornet se résigne, et il se rend au tribunal correctionnel afin de plaider l’indulgence pour les chemineaux et implorer le pardon pour les tire-gousset.
Pendant cette année de service à la Conférence des avocats arrive une bonne nouvelle : le ministère de la Justice rétablit un concours de recrutement destiné aux docteurs en droit, lequel avait été supprimé quelques années plus tôt. L’opportunité n’est pas à négliger : les lauréats seront nommés substituts de troisième classe, avec un traitement annuel de 2 800 francs. Un pactole : plus de deux fois ce que Mornet perçoit à la Conférence des avocats.
Pendant plusieurs mois, l’ex-étudiant se rappelle qu’il a été un bachoteur acharné. Il passe ses nuits à réviser. Mère l’aide avec tendresse, lui apportant des infusions pour l’aider à maintenir son attention sur les théories des obligations ou les exceptions au droit commun en matière pénale. Nuit après nuit, après avoir passé ses journées à plaider pour les miséreux, le jeune avocat pioche et repioche des volumes et des volumes de livres de droit et de jurisprudence.
Et ça marche. Dès le concours de l’année 1896, c’est la réussite : André Mornet est reçu dans la botte, et haut la main avec ça !
Magistrat !
Il a vingt-six ans, et le voilà magistrat. Finie la gêne, la médiocrité d’une vie modeste. Le petit-fils du menuisier révolutionnaire de Levroux appartient désormais à la classe dirigeante de la nation.
*
En récompense de son classement dans le haut du panier, André Mornet passe une première année au ministère comme adjoint au chef de cabinet du garde des Sceaux Victor Milliard. Ce politicien assez effacé ne laissera pas un grand souvenir, sinon celui d’une trentaine d’années de siestes au Sénat où il siégera de manière ininterrompue de 1890 à sa mort en 1921. Sa fugitive heure de gloire arrivera en décembre 1897 lorsqu’il assurera de manière impromptue la succession du précédent ministre de la Justice, Jean-Baptiste Darlan2, qui a été conduit à la démission à la suite d’un blâme de ce même Sénat.
Mornet prend donc ses fonctions au ministère presque en même temps que le ministre qu’il va servir. Il est chargé du suivi de la législation des cultes, mais aussi de la lecture quotidienne de la presse française dont il doit rendre compte personnellement au garde des Sceaux. Cette fois, Mornet n’est plus relégué dans une mansarde des services de la rue Cambon ; c’est à l’Hôtel de Bourvallais, place Vendôme, qu’il embauche chaque matin, après avoir salué respectueusement les grands et dignes magistrats, collaborateurs immédiats du ministre. Au-delà de la déférence ostentatoire et un peu humiliante qu’impose l’étiquette, il a la satisfaction de fouler comme eux les tapis précieux des antichambres du prestigieux hôtel particulier.
Mornet, le disciple de Cabet, adepte du socialisme chrétien, montre alors l’étendue de sa plasticité intellectuelle : pour plaire à ses supérieurs, il tourne le dos à l’héritage spirituel qu’il avait acquis auprès de son révolutionnaire de grand-père.
Afin de réussir dans la magistrature en dépit de ses modestes origines rurales, il convient en effet de se montrer exemplaire ; et donc, d’afficher son intransigeance dans l’application de la loi. André Mornet se bâtit une philosophie simple et efficace : un magistrat n’est pas là pour pratiquer l’altruisme ou la morale, ni pour se montrer équitable, ni même pour être simplement juste. Un magistrat doit avant tout faire respecter la loi, quelle que celle-ci puisse être. Son unique préoccupation doit être la loi ; et non la justice. Si les deux causes convergent, tant mieux. En revanche, si la loi est injuste, si elle heurte les convictions, voire si elle se montre oppressive ou persécutrice, tant pis : elle reste la loi et à ce titre doit être appliquée sans états d’âme par les magistrats. Et notamment par lui-même, André Mornet.
Fini, l’humanisme ! Place à l’ambition. Tel Œdipe qui tua son père pour devenir roi, André Mornet étouffe les idées de son grand-père pour se glisser dans la peau d’un magistrat à l’intransigeance de fer, pour qui la loi passera avant toute autre considération.
*
En cette année 1898, le contexte national est explosif. Une affaire d’État, l’affaire Dreyfus, oppose les Français entre eux avec une violence inimaginable sur fond de convictions religieuses et antisémites.
« L’affaire », ainsi que cette forfaiture sera bientôt nommée, est née en 1894, lorsqu’Alfred Dreyfus, capitaine de l’Armée française, polytechnicien et alsacien d’origine, est condamné au bagne à perpétuité pour espionnage, car il aurait livré des informations confidentielles à l’Allemagne. Or, cette trahison n’est qu’un complot monté de toutes pièces contre ce militaire, d’abord parce qu’il est issu d’une province, l’Alsace, qui à l’époque est annexée par l’Allemagne, ce pays ennemi haï par toute une nation, mais surtout parce qu’il est juif. L’antisémitisme est alors très vif en France. La haine des Juifs, conjuguée à la haine de l’Allemagne, va aveugler la justice et conduire à une ignominie : la condamnation d’un innocent, dégradé en place publique, puis envoyé à perpétuité au bagne, en Guyane, sur l’île du Diable.
Le premier défenseur du capitaine Dreyfus sera un officier qui affiche ouvertement ses convictions catholiques : le colonel Picquart, responsable des services de contre-espionnage de l’Armée, qui établira l’innocence de Dreyfus et démontrera la culpabilité d’un autre officier, le commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. Afin de ne pas se déjuger, l’Armée refusera de réviser le procès du capitaine Dreyfus et, pour le faire taire, elle enverra le colonel Picquart en Afrique du Nord, puis le chassera de ses rangs et l’emprisonnera même pendant près d’une année. Malgré tous les efforts de l’Armée pour étouffer sa forfaiture, Dreyfus et Picquart seront réhabilités3 en 1906 à l’issue d’un long parcours judiciaire et de controverses qui déverseront dans les familles, et d’une manière générale dans la société française, des tombereaux de haine raciste, antireligieuse et surtout antisémite.
Au moment où André Mornet est affecté au cabinet du garde des Sceaux Victor Milliard, « l’affaire » n’en est qu’à ses prémices et Alfred Dreyfus est en réclusion au bagne. Or, au fil des jours et des revues de presse, Mornet s’intéresse à une série d’articles signés dans le journal antidreyfusard L’Éclair par un journaliste nationaliste, antisémite forcené et violemment hostile à Dreyfus : Ernest Judet. Celui-ci prétend que les preuves accumulées contre Dreyfus sont tellement graves, et mettent à ce point en danger la sécurité nationale, qu’elles n’ont pu être transmises aux avocats de la défense du capitaine félon lors de son procès.
André Mornet lui-même est assez résolument antisémite ; mais le jeune collaborateur du garde des Sceaux Victor Milliard est avant tout un technicien du droit et il sait que, pour se faire valoir auprès de son ministre, il doit démontrer ses aptitudes dans son domaine d’excellence. Mornet identifie immédiatement l’impact des informations rapportées par Judet : si, véritablement, les preuves de la trahison de Dreyfus n’ont pas été communiquées à la défense, alors le procès est entaché d’un lourd vice de procédure qui conduira immanquablement à une cassation de la condamnation. C’est grave, et même très grave : Dreyfus devra être rapatrié de l’île du Diable, il faudra convoquer à nouveau une cour martiale, la presse en fera les gorges chaudes, l’opposition au gouvernement pavoisera…
Les enjeux sont délicats. André Mornet en a conscience. D’un côté, il y a les grands principes du droit qui ont été bafoués. Mais de l’autre, sur le plan politique, faut-il mettre en avant une telle entorse aux règles juridiques avec toutes les conséquences que cela entraînerait ? La contestation de l’intégrité de l’Armée, la remise en cause de son honneur, la relance des incessantes polémiques…
Mornet est embarrassé, car il n’est pas personnellement convaincu que le procès de Dreyfus doive être révisé, surtout si ces fameuses preuves non communiquées à la défense sont accablantes. À ses yeux, rien ne démontre, en effet, que Dreyfus n’est pas coupable : si l’Armée affirme que des preuves de la trahison du capitaine juif existent, probablement est-ce bien la réalité, car l’Armée ne saurait mentir. En parfaite équité, il n’y a donc pas lieu d’extraire Dreyfus du bagne où il croupit.
Mornet consulte Victor Milliard sur l’opportunité d’agir. Milliard est lui-même avocat. Il pense que son ministère ne peut passer sous silence une telle entorse aux droits fondamentaux de la défense. Le ministre autorise son collaborateur à rédiger un rapport sur la question. Dans celui-ci, Mornet indique qu’il n’existe pas d’éléments nouveaux de nature à changer le sens de la décision de condamnation au bagne à perpétuité. En revanche, un nouveau procès pourrait néanmoins être envisagé, voire imposé par la Cour de cassation, car le verdict condamnant Dreyfus est entaché d’un vice de forme.
Le jour même, Victor Milliard soumet le rapport Mornet au Conseil des ministres.
Au retour de Milliard à la Chancellerie, Mornet est un peu déçu : face au chaos que « l’affaire » provoque dans l’opinion publique, son rapport a été soumis au vote des ministres car le président du Conseil, Jules Méline, ne souhaitait pas décider seul de la marche à suivre.
Après des débats passionnés, et même violents, une majorité de ministres s’est prononcée en faveur de… l’inaction.
Enterrer le rapport Mornet. Ne rien faire. Ne pas agir. Laisser les choses se dérouler naturellement… ou au moins, aussi naturellement que possible.
Certes, à ce moment, Dreyfus est relégué sur l’île du Diable depuis déjà trois ans. Certes, le trop scrupuleux colonel Picquart a déjà été arrêté, puis chassé de l’Armée, et il est sur le point d’être jeté en prison où il passera onze mois au total. Mais tant pis pour eux… Le gouvernement français décide de laisser l’Armée gérer le problème avec ses méthodes, c’est-à-dire, s’enferrer dans la voie de la culpabilité du Juif.
Le ministre de la Justice Victor Milliard, le garant national de la légalité, ne moufte pas. Après tout, Dreyfus n’est jamais qu’un Juif… Pourquoi le droit devrait-il s’appliquer rigoureusement à ces gens qui ne sont pas tout à fait comme les autres Français ? Quant à Picquart… il n’avait qu’à ne pas se laisser aller à soutenir un individu qui met en danger l’honneur de l’Armée !
André Mornet ravale sa relative déconvenue. Est-il véritablement chagriné ? Pas sûr… Pour lui, le bilan est finalement positif : il s’est fait valoir auprès de son ministre, et ce Juif de Dreyfus, que l’Armée considère comme un traître, probablement à juste titre selon le point de vue du jeune magistrat, reste reclus au bagne. Tout bien mesuré, l’objectif que poursuivait l’ambitieux Mornet est atteint : il a démontré qu’il est à la fois un excellent juriste et un serviteur zélé apte à suivre fidèlement les instructions de ses supérieurs… quelle que soit leur droiture ou leur partialité.
Gagnant sur tous les tableaux !
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Lorsque Victor Milliard quitte ses fonctions de garde des Sceaux, André Mornet est nommé substitut du procureur à Reims en récompense de sa valeur et des services rendus. À l’époque, cette nomination représente une très belle promotion, compte tenu de l’importance du tribunal qui siège dans cette ville.
Dans ce nouveau poste, comme dans chacune de ses affectations, Mornet se tient à la double stratégie qui lui réussit admirablement : travailleur et fayot. Surtout fayot, ne contredisant jamais ses supérieurs, appliquant à la lettre les consignes reçues et ne manquant jamais de faire savoir l’empressement avec lequel il a agi dans le sens qui convenait. Ses notes illustrent à quel point les grands magistrats apprécient son obséquiosité laborieuse : « Magistrat du plus grand avenir, ayant le sens exact et droit de ce qu’il convient de faire et de dire, sachant mettre en relief avec un art à la fois simple et lumineux les points qui méritent l’attention et donner à son discours une forme et une allure vives et captivantes. Il sait trouver le mot juste et original résumant très à propos un développement oratoire » écrira le procureur en charge du parquet de Reims. « Magistrat de premier ordre, aussi complet comme administrateur que comme orateur et jurisconsulte, laborieux, vigilant, sagace et prudent », renchérira quelques années plus tard le procureur du parquet de Paris.
À Reims, le jeune magistrat s’installe bourgeoisement dans un bel appartement de la rue Jeanne d’Arc, à deux pas de la cathédrale et du palais de justice.
Il profite de l’ennui de son exil en province pour se marier : le 26 juin 1902, Mornet épouse Lucie Darboux, une jeune veuve de vingt-huit ans, sa cadette de trois ans : un beau mariage entre un homme déjà accompli et une femme qui n’est pas un perdreau de l’année. Conformément aux usages de la magistrature, Mornet conclut devant notaire l’union raisonnée et dénuée de toute passion d’un notable en devenir et d’une future dame patronnesse qui se dévouera avec abnégation à la carrière de son mari.
Le mariage apporte à Mornet un formidable prestige : Lucie est la fille d’une gloire de la nation. Son père, Gaston Darboux, est un illustre mathématicien, major de l’École normale supérieure, premier au concours d’entrée de l’École polytechnique, doyen de la faculté des sciences de Paris, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et futur grand officier de la Légion d’honneur.
Gaston Darboux est aussi un homme qui met la science au service de la justice : avec deux autres académiciens, les mathématiciens Paul Appell et Henri Poincaré, il établira en 1904 que, dans l’affaire Dreyfus, les preuves de la culpabilité de l’officier juif sont des faux, dont l’écriture est une contrefaçon évidente. Le beau-père de Mornet est en effet dreyfusard, tandis que son gendre est antidreyfusard et antisémite. Lourd dilemme… Comment discute-t-on de cette affaire Dreyfus qui divise la France, le dimanche, devant le poulet rôti du repas de famille dominical ? Sans doute Mornet se montre-t-il mesuré dans ses propos : le jeune magistrat n’est pas idiot et sait ménager l’avenir.
D’emblée, grâce à cette union flatteuse, le Berrichon Mornet fait son entrée dans l’élite de la haute société qui dirige la France, de sorte que dès l’année 1903 – tandis que ses camarades doivent poursuivre leur apprentissage en végétant comme magistrats subalternes dans des sous-préfectures oubliées et maussades telles Hazebrouck, Thionville ou Romorantin –, André Mornet est nommé substitut à Paris.
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Paris ! André Mornet et son épouse emménagent non loin du Jardin des plantes dans lequel le couple mère-fils avait vécu lors des débuts à la capitale. Mornet achète un bel appartement rue Lagrange, dans le 5e arrondissement, en plein cœur du Quartier latin de ses années d’étudiant. Le standing augmente. Le nouveau salon dispose désormais d’une vue dégagée. On peut se payer une bonne, et Lucie Mornet n’est pas contrainte de faire les courses elle-même.
Chaque jour, André Mornet marche du Quartier latin vers le Palais de justice, sur l’île de la Cité, où se trouve son bureau. Un trajet agréable lorsque Paris est ensoleillé. Mornet le parcourt en passant par les quais ou par le Quartier latin, selon l’humeur du moment, profitant de l’atmosphère populaire des ruelles remplies d’étudiants ou de la perspective sur Notre-Dame. Travailleur et rigoureux, il est toujours bien noté par ses supérieurs. Il demeure attaché au parquet, là où l’on suit avec fidélité les instructions reçues, et il ne songe pas à postuler aux fonctions de juge qui réclament davantage d’indépendance d’esprit. Après un début de carrière en fanfare, sa progression se ralentit un peu, car le parquet de Paris est peuplé d’arrivistes comme lui qui encombrent les étages supérieurs de la hiérarchie. La concurrence est plus rude.
Il obtient toutefois le poste de substitut général en octobre 1912. Mère n’est plus là pour célébrer cette promotion ; elle est rentrée dans le Berry. Mornet en est un peu chagriné, mais il se console en d’autres compagnies. Comme tout membre masculin de la bonne bourgeoisie de la Troisième République qui se respecte, il fréquente les bobinards et autres maisons closes afin de satisfaire ses besoins naturels. Monsieur le substitut général n’est pas un sentimental, ni dans son ménage, ni à l’extérieur : quelques éjaculations tarifées suffisent à son bonheur. Mornet n’en demande pas davantage ; sa carrière est sa principale préoccupation, et probablement regrette-t-il de n’avoir pas davantage d’occasions de mettre en évidence son zèle et son dévouement.
Devenu quadragénaire, André Mornet n’est plus un jeune carnassier aux dents longues ; juste un magistrat toujours ambitieux, certes assez brillant et qui poursuit une belle carrière, mais sans éclat particulier, faute d’occasion de se mettre en évidence. D’ici une vingtaine d’années, on le verrait bien prendre sa retraite comme procureur général d’une grande juridiction de province, comme Toulouse, Bordeaux, ou même Lyon, après avoir été décoré de la Légion d’honneur, et peut-être même avoir accédé au rang d’officier dans cet ordre napoléonien qui distingue les élites de la nation. Une réception serait donnée en hommage à son éminente position. La bonne société bourgeoise de la ville ainsi que les hautes autorités militaires et religieuses y assisteraient ; et s’il lui a suffisamment lustré les bottes, Mornet pourrait espérer que le garde des Sceaux en personne participe à la cérémonie pour célébrer ce collaborateur diligent de la République française.
Rien d’extraordinaire : simplement, la juste récompense d’un parcours honorable.
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André Mornet devient donc un notable. Un grand notable français, conforme à l’image traditionnelle que l’on peut en avoir.
Il achète une demeure à la campagne, dans cette province du Berry à laquelle il demeure fidèle. Le grand-père révolutionnaire n’est plus. Mère, à son tour, quitte ce monde. Mornet en éprouve du chagrin, comme tout fils qui voit celle qui s’est dévouée pour lui disparaître à jamais. Tout cela est dans l’ordre naturel des choses. Dans sa maison de Nohant, près de La Châtre, où il séjourne pendant les vacances judiciaires, André Mornet adopte le style de vie d’un paysan : sabots aux pieds, vieux chapeau usé sur la tête, il s’en va pêcher le poisson sur les bords de l’Indre avec, sous le bras, un livre de philosophie. Il revient souvent bredouille, et au demeurant s’en félicite, car l’ascétique personnage est végétarien et ne boit que de l’eau.
Le plus clair de son temps de loisir, André Mornet le passe dans sa bibliothèque à lire les ouvrages qu’il achète à Paris et qu’il ramène dans son pied-à-terre berrichon. Protégé de la fraîcheur par deux ou trois vieux châles disposés sur les épaules, il emmagasine dans sa prodigieuse mémoire les pensées des auteurs classiques dont il est capable de citer au mot près des passages entiers. Le magistrat est frileux en diable, et, autant que les courants d’air, il déteste les changements : alors, protégé par plusieurs épaisseurs de tricots, il surveille avec son œil d’aigle que rien ne change dans son univers de Nohant. André Mornet interdit que sa domestique ou le jardinier changent la place des meubles, celle des linges dans les armoires ou l’implantation des massifs de rosiers dans le jardin. Un arbre est mort au bout du parc ? Il refuse qu’on le coupe pour en faire du bois de chauffe. Mère l’aimait bien, cet arbre. Alors il restera en terre, jusqu’au moment où il tombera, miné par les vers jusqu’au cœur du tronc.