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Avec ce huitième roman policier, Jacques Dompnier nous entraîne dans le vieux Grenoble, entre les places aux Herbes et Sainte-Claire, ainsi que sur les bords de l'Isère, à la recherche d'un meurtrier en série. Dans l'arrière-salle d'une librairie de la Grande Rue s'organisent des filatures menées par Marie et Marion supervisées par la commissaire principale Phylis de la Jatte.
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Seitenzahl: 137
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Palette, aux Éditions Baudelaire, 2010
Les vieux meurent trop tôt, aux Éditions Brumerge, 2014
Une sulfureuse voisine, aux Éditions Brumerge, 2015
Vatican mon Amour, aux Éditions Brumerge, 2016
Carnets d'Algérie, aux Éditions Brumerge, 2017
Sur le pont supérieur, aux Éditions Brumerge, 2018
Des chrysanthèmes pour la semaine sainte, aux Éditions Brumerge, 2019
Le cheveu, aux Éditions Brumerge, 2020
Émilie, aux Éditions Brumerge, 2021
La Rom et la commissaire, Books on Demand, 2022
Il traînait la jambe. Porter son dos douloureux lui était insupportable et le chemin qui surplombe la vallée devenait l’ennemi, hostile cette haie chargée de mûres, hostiles les prés qui s’écoulaient en pente douce, le village, juste là un peu au-dessus, l’agressait. Hostile ce caillou, hostiles cet arbre qui semblait une arche et l’horizon qui s’enfuyait vers les montagnes. La douceur du temps crachait son venin. Sa fille lui apportait tous les jours une soupe et il se gardait bien de la mettre à la porte comme les autres intrus, elle contribuait à sa survie, bien que vivre ne fut pas sa première préoccupation, la vie, elle se maintenait seule sans son aide, la garce. Il atteignit la ferme de Mathurin qui lui devait encore cinquante euros prêtés un jour de foire. Il regarda attentivement la cour, mais seul son chien se montra, un sale cabot noir et blanc qu’il fixa de ses petits yeux méchants et força à reculer jusque dans la grange, tête baissée et queue entre les pattes. Un vrai salopard ce Mathurin, toujours à se plaindre, aussi teigneux que son chien. Il reprit la route, contourna une petite maison et aperçut dans le jardin une balançoire juste quittée par des enfants bruyants poussant des cris, le visage rayonnant et les bras levés. La colère lui fit hâter le pas.
Marie, la fille du libraire, grande et ravissante fille de dix-neuf ans, les cheveux noirs coulant sur ses épaules, le regard direct, se hâtait sur le chemin. Elle s’arrêta devant Célestin surpris et lui demanda : « Monsieur, pouvez-vous me montrer où habite Mr Mathurin ? » Il lui lança un regard torve et continua son chemin, mais elle l’attrapa par la manche.
– Vous lui voulez quoi ?
– Je viens voir son fils.
– La ferme un peu plus loin à gauche.
– Merci.
– Faites attention à vous lui cria-t-il avant que le chien n’aboie.
Il pensait que les filles sont folles, celle-là se jette dans la gueule du loup, qu’elle se débrouille, mais il ne repartit pas de suite et attendit derrière un arbre.
– Vous cherchez quoi, mademoiselle ?
Elle sursauta. Le père Mathurin la surprit par-derrière en sortant de sa grange. Petit et râblé, une fourche à la main, il semblait un Poséidon roublard guettant sa proie.
– Je cherche Alfred, votre fils sans doute.
– Vous le connaissez d’où Alfred ?
– L’autre soir, nous avons dansé, il a été charmant et j’ai eu envie de le revoir. Il m’a donné son adresse.
– Ce n’est pas facile à trouver, dites donc, mademoiselle. C’est la cambrousse ici. Je vais le chercher.
Alfred, attiré sans doute par le bruit de la conversation, sortit de ce qui devait être la cuisine.
– Bonjour Marie.
– Salut Alfred.
– Papa, on est ensemble à l’université. Tu as trouvé facilement Marie ?
– J’ai demandé à un monsieur.
– Pagnol, s’écria Mathurin, il ne vous a pas fait peur au moins ?
– Non, ça va.
– Eh bien, Alfred, fais entrer. Excusez le désordre, on se débrouille seuls ici, ma femme nous a quittés voilà un an, paix à son âme.
Pas si mal tout de même pour deux hommes seuls, la table était débarrassée et propre, aucune vaisselle ne traînait dans l’évier.
– Tu prends du café ? demanda Alfred.
– Oui, je veux bien.
C’est le père qui servit. Alfred dévisageait Marie, n’oubliant pas les seins qui poussaient sa chemise. Elle, de son côté, remarquait la force de son visage et ses bras puissants.
– Alfred me donne la main, nous venons de finir les foins, dit le père.
– Dur ? demanda Marie.
– Très, je n’ai pas l’habitude.
– Tu me fais découvrir ton coin ?
Il ne répondit pas, ce devait être une habitude dans la région, mais il rejoignit le chemin. Marie le rattrapa et l’obligea à ralentir l’allure.
– Montre-moi les arbres, dis-moi leur nom.
– Des châtaigniers là à gauche. Toute cette parcelle est à mon père, nous devons attendre encore deux mois avant que les châtaignes ne tombent. Tu viendras en ramasser.
Il l’entraîna plus avant à l’intérieur de la forêt et Marie se souvint des châtaignes grillées dans les braises d’un feu de bois. Elles craquaient sous les dents et son cousin Marcel les dévorait sous le regard admiratif de ses cousines. Elle se rapprocha d’Alfred et sans même s’en apercevoir frôla sa hanche. Il se raidit tout d’abord et, sans crier gare, la prit contre lui d’un geste sec et l’enserra avec force.
– Alfred du calme !
Il la bloquait de ses bras puissants. Marie balança son genou entre ses jambes et le coup fut si violent qu’il lâcha prise. Poussé, il tomba à terre, lui laissant le temps de s’enfuir. Elle rejoignit le chemin et dépassa la ferme alors qu’il sortait du bois.
– Marie, qu’est ce qui te prend, reviens, je ne te veux pas de mal.
Elle courut, n’écoutant que son instinct. Célestin sortit alors de sa cachette et stoppa Alfred avec son bâton.
– Halte-là ! Fous-lui la paix débile.
Un pas de plus et Célestin le frappait. Il avait crié très fort, Célestin, et Marie s’était retournée. Elle vit le dos d’Alfred et son père immobile, comme sidéré.
– Monsieur Pagnol, vous connaissez Alfred ?
Ses yeux pour une fois s’étaient radoucis, mais elle perçut comme une lueur d’ironie. Ne venez pas par-là, méfiez-vous de ces types.
– Qu’est-ce que vous savez sur Alfred ?
– C’est un beau gars, répondit-il.
Un ricanement l’accompagna sur le chemin qu’il reprit sans attendre. Elle lui courut après et lui tint la jambe.
– Monsieur Célestin, vous savez des choses, parlez-moi, je vais le revoir à l’université et je tiens à savoir jusqu’où il est capable d’aller. Que ce serait-il passé s’il m’avait rattrapée, si vous n’aviez pas été là ? D’autres filles sont venues ?
Célestin stoppa net et regarda Marie avec froideur et gravité.
– Vous m’emmerdez, mademoiselle.
Un long silence s’installa entre eux, Marie ne sachant plus que faire. Alors subitement il griffonna son adresse et lui tendit le bout de papier qui provenait du très fond d’une poche où tabac, miettes de pain, vers de terre, couteau, se mêlaient en un indescriptible voisinage.
– Essayez de vous en rendre compte par vous-même, puis venez me voir, si j’ai à ce moment-là des informations précises, je vous les donnerai. Maintenant, foutez-moi la paix.
Elle évita le bâton noueux et ne demanda pas son reste.
La canne en noyer ouvragé frappait le sol au rythme ferme et régulier de la marche, et son bec en ivoire frôlait la manche d’une veste coûteuse. Des cheveux blancs couvraient sa tête allongée et fine comme le reste du corps. Le regard clair caressait les passants et souriait aux connaissances. La « Grande Rue » interdite à la circulation des voitures s’offrait à la promenade et donnait à voir des vitrines attrayantes. Son ami Édouard savait organiser la sienne et il pénétra dans sa librairie où des gens piqués devant les étales feuilletaient par-ci par-là le livre séducteur. Il dénicha Édouard en grande conversation avec une dame bien mise. Il l’attendit en contemplant la couverture des desseins de Toulouse-Lautrec et sentit à un moment la main de son ami sur l’épaule.
– Ton dos va mieux ? lui demanda Édouard.
– C’est terminé, je peux de nouveau me balader. Comment va Marie ?
– En pleine forme, je la vois parfois, dit-il, avec un clignement d’œil.
– Tu viens au bridge vendredi.
– Oui, bien sûr.
– Je ne veux pas te distraire de tes clients, je cherche un livre sur la politique migratoire ou plutôt l’absence de politique migratoire de l’Europe.
– Par ici.
Ils se séparèrent sur une poignée de main et Clément, à la caisse, montra sa carte spéciale qui lui valait vingt pour cent de réduction.
Un immeuble cossu, peu éloigné de la librairie, s’arrondissait au bout de la rue Auguste Gachet lorsqu’elle rejoint la rue Président Carnot. Il habitait là, dans un appartement peu éloigné de la librairie, seul. Sa femme était morte, voilà deux ans, des suites d’un accident de voiture dont il était responsable et ses fils, depuis, gardaient leur distance. Il connaissait peu ses petits-enfants, mais ne semblait pas en souffrir beaucoup. Il aimait en fait être seul. Seule Marie qu’il affectionnait tout particulièrement se permettait de lui parler librement.
– Clément, pourquoi ne vous trouvez-vous pas une femme ? lui demanda-t-elle un jour de grand vent, alors qu’ils feuilletaient devant la cheminée un livre sur l’organisation de l’Europe.
– Trop d’efforts sont nécessaires pour fabriquer un couple, et les souffrances sont fortes, je n’ai pas le courage de recommencer.
– Vous pensez beaucoup à Martha ?
– Oui et la culpabilité s’en mêle, je n’ai pas respecté une priorité.
– L’inattention est humaine.
– Justement, j’ai du ressentiment.
Marie, consciente d’être allée un peu loin, se replongea dans l’Europe avec toutefois la curieuse impression de n’avoir pas tout saisi et elle sentit sur elle le regard de Clément. Mais elle avait quelque chose à lui demander pour profiter de son expérience. Alors elle se risqua et lui raconta ses rencontres de la veille, Mathurin, Célestin et surtout Alfred :
– Il m’a bloquée entre ses bras, je ne pouvais plus bouger, j’ai eu peur, comment expliquez-vous ça ?
– Tu le connais bien ?
– Non.
– Pourquoi es-tu allée le voir chez lui ?
– J’ai été attirée un soir de bal.
– Et lui ?
– Il m’avait semblé que c’était réciproque.
– Peut-être est-il juste maladroit, passionné ?
– Il aurait dû arrêter, voyant que je résistais !
– Sans doute, il ne se maîtrise pas.
– Et s’il avait de mauvaises intentions, me violer ou pire ?
– Tu as pensé que c’était possible ?
– Son père m’a fait peur aussi, son regard, son attitude brutale.
– N’y retourne pas.
– Je vais forcément le rencontrer au campus.
– Alors, jamais seule. Si tu remarques quelque chose, dis-le-moi. Tu en as parlé à ton père ?
– Je ne veux pas l’inquiéter, c’était plus simple avec vous.
Marie n’aimait pas rester sur un échec. Je veux savoir qui il est se disait-elle en repassant en boucle la séquence de la veille. Clément est de bon conseil, mais j’ai envie de suivre mon instinct. Elle disposait d’une heure avant le cours de quinze heures sur la littérature contemporaine. La cafétéria sur sa droite lui sembla un lieu propice de recherche, une halte obligée pour Alfred. Elle contourna une tablée bruyante et excitée, ne mâchant pas ses mots sur la manière dont se passaient les inscriptions, intolérable ; là au contraire deux amoureux front contre front buvaient leurs mots audibles d’eux seuls ; plus loin de joyeux lurons parlaient filles et interpellaient les plus aguichantes ; une autre tablée désenchantée, enveloppée de regards tristes plongés dans les verres, provoqua un émoi dans sa tête et elle ne put s’empêcher de ralentir. Marion était là, désemparée, et caressa la main de Marie posée sur son épaule. Là-bas un groupe de garçons calmes et Alfred, toujours aussi taciturne, aussi beau et séduisant. Elle ramassa son courage et prit la chaise laissée libre juste à côté de lui. Viens, je voudrais parler, lui glissa-t-elle à l’oreille. Sans la regarder, sans un mot pour ses camarades, il la suivit vers une table à l’écart.
– Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas réagi ?
– Ta bouche aurait senti mon baiser de feu.
– Et après ?
– Je t’aurais prise sur la mousse.
– De force ?
– Tu m’avais enflammé. Ta hanche !
– Te frôlant par hasard.
– Le hasard, oui ?
– Passionné et violeur ?
– Tu me subjugues.
– Tu m’écrasais.
– Je n’ai pas senti ma force.
– Tu peux tuer ?
– Oui, sans doute.
– Tu me fais peur.
– Nous sommes des brutes dans la famille.
– Tu appelles la prudence.
Marie, les yeux distants, plaqua d’un coup Alfred qui ne broncha pas.
Avec sa fureur rentrée et une passion incarnate, elle rejoignit son amphi et se concentra sur le prof qui avait en main le gros roman de Jonathan Littell « Les Bienveillantes. » Elle avait lu ce livre et, contrairement à d’autres, s’était laissé attirer par la rigueur des faits, la croyance absolue des hommes en la doctrine nazie, l’absence complète d’état d’âme, la précision des découpes au scalpel, le portrait des officiers allemands à l’œuvre en Russie. Ce médecin rigoureux et applicateur strict, cultivé et sensible, imperturbable dans ses actions, homosexuel et amoureux de sa sœur, l’Obersturmbannführer Aue, l’avait fait entrer à l’intérieur de la machine à broyer. Mais que lisait le prof, là, tout de suite ? « J’entrai dans un bâtiment à moitié détruit, raconte le médecin, pris dans les soubresauts de Berlin à l’agonie : dans une grande cage, un immense gorille noir se tenait assis, mort, une baïonnette fichée dans la poitrine. Une rivière de sang noir coulait entre les barreaux et se mêlait aux flaques d’eau. Ce gorille avait un air surpris, étonné ; son visage ridé, ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains, comme s’il était sur le point de me parler. » Marie le relaya dans sa tête. Non seulement le gorille, mais tous ces hommes qui tuaient, servaient leurs chefs, follement, jusqu’au bout, ou tentaient par tous les moyens de survivre, étaient effroyablement humains. Aue était effroyablement humain, un idéaliste réaliste. Après Stalingrad, après un discours d’Hitler, il rencontra sa sœur Una, nouvellement mariée. « Et toi, tu as tué des gens ? » lui avait-elle demandé. « Une fois, j’ai dû administrer des coups de grâce. La plupart du temps je m’occupais de renseignement, j’écrivais des rapports. » « Et quand tu tirais sur ces gens, qu’est-ce que tu ressentais ? » « La même chose qu’en regardant l’autre tirer. Dès le moment où il faut le faire, peu importe qui le fait. Et puis je considère que regarder engage autant ma responsabilité que faire. » « Mais est-ce qu’il faut le faire ? Si on veut gagner cette guerre, lui demanda sa sœur. » « Oui, sans doute. »
L’amphithéâtre se vida peu à peu. Nombre de ses collègues pensaient avoir affaire à une apologie du nazisme, ou du moins à une banalisation. Ce médecin plutôt sympathique et intelligent ne donnait pas prise à la haine, disaient-ils, aucune aspérité importante à attraper, au fond, un ami possible de comptoir, un homme dont on peut vite oublier les méfaits. D’autres le poussaient hors du monde, un monstre froid sans repentance, « le mal » bien sûr, à écraser, à oublier ! Pour elle, Marie, il était et restait un homme, ils restaient des hommes, et c’est cela qui lui éclatait au visage, un homme pouvait faire cela, impossible pour les humains de se défausser.
Elle regarda La Bastille, cet ensemble de forts qui domine Grenoble. De la fontaine du Lion, un chemin monte en pente douce et l’effort soutenu laisse le cerveau libre de penser doucement et de se rafraîchir. Elle aurait pu grimper par le jardin des Dauphins et saluer Phylis de la Charce splendide sur son cheval, huguenote habillée en homme, épée à la main, héroïne du XVIIème menant le combat. Alfred, il broie ce qu’il aime, pensait-elle, Hitler broyait tout, emporté par l’ivresse et la faiblesse incommensurable de sa nature. Aue le SS broyait sans cris, une doctrine appliquée sans faille, imprégnée dans son être par la lignée paternelle, la certitude de devoir détruire l’autre, le juif, l’autre lumière du monde. Ou lui, ou nous les Aryens, pas de pitié. Il a perdu, Aue, mais son combat était juste, disait-il, et inévitable. Il s’agissait de bien autre chose que de terres à conquérir, mais d’un messianisme totalitaire. Aue aussi était faible, enfermé dans l’enfance, toujours amoureux de sa sœur comme à treize ans, refusant de grandir, puisant sa puissance dans un combat gigantesque pour un homme nouveau, le nazi dantesque et pur. Marie se demanda si Alfred valait la peine, si même il était supportable ? Dangereux ? Selon les circonstances ? Ou assez fort pour s’arrêter à ses propres limites ? Elle l’aimait, c’était ahurissant, mais elle l’aimait, enfin, c’est ce qu’elle ressentait.
Accoudée au parapet de pierre de la montée Chalemont, elle contempla la toiture de la maison légèrement en contrebas, celle, paraît-il, du conservateur du Musée dauphinois. Amoureuse de la toiture des maisons dauphinoises typiques, elle fut entraînée dans un voyage vers la plaine de la Bièvre et toute cette grande région vers La Côte-Saint-André, Le Grand Lemps, Bizonne, Virieu. Le bâti ancien dominant jusqu’à la vallée du Rhône, issu de l’architecture monacale rayonnant à partir de la Chartreuse