Impressions de voyage en Suisse (tome 2) - Dumas Alexandre - E-Book

Impressions de voyage en Suisse (tome 2) E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Dumas quitte Paris en juillet 1832 pour aller, à pied, en barque et en carriole, effectuer un voyage en Suisse. Il en rapporte un récit où l'on suit son périple pas à pas, au fil des pages.

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Impressions de voyage en Suisse (tome 2)

Alexandre Dumas

Publication: 1834Catégorie(s): Fiction, Récit de voyage
A Propos Dumas:

Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la Pailleterie (July 24, 1802 – December 5, 1870) was a French writer, best known for his numerous historical novels of high adventure which have made him one of the most widely read French authors in the world. Many of his novels, including The Count of Monte Cristo, The Three Musketeers, and The Man in the Iron Mask were serialized, and he also wrote plays and magazine articles and was a prolific correspondent. 

Chapitre1 New Chapter

Le sacristain revint et nous ouvrit la grille devant laquelle j’ai arrêté mes lecteurs pour leur raconter l’antique légende qu’ils viennent de lire. Les chapelles de Guillaume Tell sont toutes bâties sur le même plan : à l’intérieur, il y a quelques mauvaises peintures qui n’ont pas même le mérite de dater de l’époque où la naïveté était une école. Celle que nous visitions était décorée de toute l’histoire de Guillaume Tell et de Melchtal. Le plafond représentait le passage de la mer Rouge par les Hébreux : je n’ai jamais pu comprendre quelle analogie il y avait entre Moïse et Guillaume Tell, si ce n’est que tous deux avaient délivré un peuple. Et, comme le sacristain n’en savait pas plus que moi sur cet article, je suis forcé de laisser dans l’obscurité qui la couvre la pensée symbolique de l’artiste.

On me présenta un livre sur lequel chaque voyageur qui passe inscrit son nom et sa pensée. Il faut voir beaucoup de noms et de pensées réunis dans de pareils livres pour bien se convaincre combien l’un et l’autre sont choses rares. Au bas de la dernière page, je reconnus la signature de l’un de mes amis, Alfred de N… ; il était passé le matin même. J’interrogeai le sacristain, et j’appris qu’il suivait la même route que moi et était redescendu à Altdorf.

C’était bien mon affaire. Alfred est de mon âge, à peu près. C’est un artiste distingué, qui étudiait dans les ateliers de M. Ingres la peinture, dont il comptait faire son état, lorsque je ne sais quel oncle qui ne lui avait jamais donné un écu de son vivant fut enfin forcé de lui laisser vingt-cinq mille livres de rente à l’heure de sa mort. Alfred avait continué la peinture. Seulement, il allait à l’atelier en cabriolet et il avait coupé ses cheveux, sa barbe et sa moustache, de sorte que c’était à cette heure un homme du monde comme tous les gens du monde, plus le cœur et le talent.

On comprend qu’un pareil compagnon de voyage m’agréait fort, à moi surtout qui, depuis quelques jours, étais forcé de me contenter de Francesco [1], fort brave garçon sans doute, mais à qui le ciel avait donné plus de vertus solides que de qualités agréables, très suffisant, au reste, pour me soutenir dans les mauvais chemins où la crainte de faire un faux pas réunissait toutes mes facultés pensantes sur le point où il me fallait poser le pied, mais très insuffisant à me distraire dans les belles routes où, dès que mon corps était à peu près certain de conserver son équilibre, ma langue et mon esprit retrouvaient toute leur liberté, et, avec leur liberté, cette rage de questions dont je suis possédé en voyage. Or il y avait, sous ce rapport, une chose que je n’ai jamais pu jusque là faire comprendre à Francesco, et qu’il ne comprit pas davantage par la suite, il faut que je lui rende cette justice, c’était de me traduire en italien la réponse à la demande que je le chargeais de faire en allemand à mes guides. Il faisait la demande, il est vrai, il écoutait la réponse avec une grande attention et souvent même avec un plaisir visible, mais il la gardait religieusement pour lui. La seule explication que j’aie jamais pu me donner à moi-même sur ce mutisme, c’est que Francesco se figurait que mes interrogations continuelles avaient pour but son instruction particulière.

En sortant de la chapelle, nous nous arrêtâmes un instant sur la colline qui domine le lac des Quatre-Cantons. Elle offre non seulement une délicieuse vue d’horizon, mais encore un magnifique panorama d’histoire, car c’est autour de ce lac, berceau de la liberté suisse, que se sont passés tous les événements de cette épopée que nous venons de raconter et qui est devenue si populaire parmi nous, grâce à la poésie de Schiller et à la musique de Rossini, qu’on serait tenté de croire qu’elle fait partie de nos chroniques nationales.

En redescendant vers Altdorf, nous traversâmes la Schachen sur un pont couvert. C’est dans cette rivière et à l’endroit même où est bâti ce pont que Guillaume Tell se noya en sauvant un enfant que l’eau débordée entraînait avec son berceau.

En dix minutes, nous fûmes à Altdorf. Les deux premières choses qui frappent la vue en entrant sur la place sont une grande tour carrée, et, parallèlement à elle, une jolie fontaine. La tour est bâtie sur l’emplacement où Gessler avait fait planter l’arbre au haut duquel il avait placé son bonnet, orné de la couronne des ducs d’Autriche ; la fontaine s’élève à l’endroit même où le petit Walter était attaché lorsque son père lui enleva la pomme de dessus la tête. La tour est peinte sur deux de ses faces : une des fresques représente la bataille de Morgenstern [2], remportée le 15 novembre 1315 sur le duc Léopold, et l’autre, toute l’histoire de la délivrance de la Suisse.

La fontaine sert de piédestal à un groupe de deux statues : l’une est Guillaume Tell tenant son arbalète, l’autre Walter tenant la pomme. Mon guide m’assura que, dans sa jeunesse, il se rappelait avoir vu debout encore l’arbre auquel l’enfant avait été attaché, mais cet arbre, qui ne comptait alors pas moins de cinq cents ans, portait ombre à la maison du général Bessler. Le grave général, qui aimait, à ce qu’il paraît, jouir du soleil, fit abattre le tilleul qui lui en dérobait les rayons, et éleva à sa place la fontaine qui y est aujourd’hui et qui, au goût de mon guide et à celui des habitants d’Altdorf, dont il résume probablement l’opinion, fait beaucoup mieux à l’œil. Je comptai, au reste, cent dix-huit pas de la tour à la fontaine : en supposant la tradition exacte, ce serait donc à cette distance que Guillaume Tell a donné la fameuse preuve d’adresse qui lui a valu sa poétique réputation.

Nous entrâmes pour dîner à l’hôtel du Cygne, qui est lui-même sur la grande place. Pendant que l’aubergiste trempait notre soupe et faisait griller nos côtelettes, sa fille vint nous demander en allemand si nous désirions voir la prison de Guillaume Tell ; ce à quoi Francesco répondit très vivement et d’un air très détaché que nous n’en avions pas la moindre envie. Malheureusement pour Francesco, mon oreille commençait à s’accoutumer aux sons de la langue germanique, et j’avais à peu près compris la demande. Je rectifiai donc à l’instant sa réponse en déclarant que j’étais tout prêt à suivre mon nouveau guide ; et, pour ne pas laisser à Francesco une fausse idée sur mon empressement, qui heurtait son insouciance, je l’invitai à me suivre en sa qualité d’interprète, car depuis longtemps il m’était inutile comme guide, le pays où nous voyagions lui étant aussi inconnu qu’à moi. Il obéit donc avec un sentiment de tristesse profonde, produit par l’idée que notre curiosité, dans les circonstances où nous nous trouvions, ne pouvait être satisfaite qu’aux dépens de notre estomac, et Francesco était plus gastronome que curieux. Il ne m’en suivit pas moins avec la physionomie d’un homme qui se dévoue à ses devoirs. À la porte, nous rencontrâmes le potage : ce fut le dernier coup porté au stoïcisme du pauvre garçon. Il me montra la soupière qui passait, et, respirant voluptueusement l’atmosphère odorante dont elle nous avait enveloppés un instant, il ne me dit que cette seule parole, dans laquelle était toute sa pensée :

– La minestra !…

– Va bene, répondis-je, è troppo bollente. Al nostro ritorno, sara excellente !

– Die kalte Suppe ist ein sehr schlechtes ding [3], murmura tristement Francesco, rejeté par son émotion dans sa langue naturelle.

Malheureusement, la phrase se composait de sons nouveaux auxquels je n’étais pas encore habitué ; de sorte que je restai parfaitement insensible à cette touchante interpellation.

Nous suivîmes notre guide, qui nous conduisit dans un petit caveau dont on avait fait un fruitier. Deux anneaux scellés au plafond étaient les mêmes, nous assura naïvement la jeune fille, que ceux auxquels les mains de Guillaume Tell avaient été attachées pendant la nuit qui suivit sa révolte contre l’autorité de Gessler, et qui précéda son embarquement sur le lac des Quatre-Cantons. Quant aux deux portes de chêne qui fermaient le cachot, il n’en reste que les ferrements adhérents à la muraille : on nous les fit voir, et il fallut bien nous en contenter.

J’écoutai cette tradition, très apocryphe peut-être, avec la même foi qu’elle m’était racontée. Je mérite d’être rangé, je l’avoue, dans une classe de voyageurs oubliée par Sterne, celle des voyageurs crédules : mon imagination s’est toujours bien trouvée de ne pas chercher le fond de ces sortes de choses. Pourquoi, d’ailleurs, dépouiller les lieux de la poésie du souvenir, la plus intime de toutes les poésies ? Pourquoi ne pas croire que le fruitier où il y a maintenant des pommes soit le cachot où, il y a cinq siècles, était enchaîné un héros ? J’ai vu depuis, au Pizzo, la prison de Murat ; j’ai passé une nuit où le soldat royal a sué son agonie ; j’ai mis le doigt dans le trou des balles qui ont creusé le mur après lui avoir traversé le corps, et de cela il n’y avait aucun doute à faire, car l’événement est d’hier et les enfants qui l’ont vu s’accomplir sont à peine aujourd’hui des hommes. Mais, dans cinquante ans, dans cent ans, dans cinq siècles, en supposant que la forteresse homicide reste debout, toutes ces traces, vivantes encore aujourd’hui, ne seront plus alors que des traditions, comme celles de Guillaume Tell. Peut-être même mettra-t-on en doute la naissance obscure, la carrière chevaleresque, la mort fatale del re Joachimo, et regardera-t-on comme un conte soldatesque, raconté autour du feu d’un bivouac, cette histoire dont nous avons connu les héros. Bienheureux ceux qui croient, ce sont les élus de la poésie !

– Oui, diront les sceptiques, mais ils mangent leur soupe froide et leurs côtelettes brûlées.

À ceci je n’ai rien à répondre, si ce n’est que l’algèbre est une fort belle chose, mais que je n’y ai jamais rien compris.

Après le dîner, je demandai à notre hôte s’il ne logeait pas en même temps que nous, dans son hôtel, un jeune Français nommé Alfred de N.

– Il partait comme vous arriviez, me répondit-il.

– Et où est-il allé, que vous sachiez ?

– À Flüelen, où il avait fait d’avance retenir une barque.

– Alors, la carte, et partons.

Ce fut un nouveau coup porté à Francesco ; il me fit répéter deux fois avant de se décider à traduire ma phrase de l’italien en allemand. Le pauvre garçon avait déjà fait toutes ses dispositions pour passer le reste de la journée et la nuit à Altdorf. Je lui promis qu’il dormirait admirablement à Brunnen, dont on m’avait vanté l’auberge. Cette promesse le fit frissonner des pieds à la tête : il nous restait encore cinq lieues à faire pour arriver au gîte que je lui promettais. Il est vrai que, sur les cinq lieues, nous en avions quatre et demie de bateau : c’est ce qu’ignorait Francesco, aussi faible sur la géographie qu’il était insoucieux sur l’histoire. Je me hâtai de le rassurer en lui faisant part de cette circonstance. Ma parole lui rendit toute sa bonne humeur ; il m’apporta gaiement mon sac de voyage et mon bâton ferré. Nous payâmes et nous prîmes congé de la capitale du canton d’Uri.

C’était un bon enfant, à tout prendre, que Francesco, à part l’idée qu’il voyageait pour son propre plaisir ; ce qui l’entraînait dans des erreurs continuelles en lui faisant prendre des dispositions qui, le plus souvent, ne cadraient pas avec les miennes. De là sa stupéfaction lorsque, d’un mot, presque toujours inattendu, je dérangeais tous ses arrangements. Alors il y avait un moment de lutte entre ma volonté et son étonnement, mais presque aussitôt il cédait passivement, comme une pauvre créature dressée à l’obéissance, et, son excellent naturel reprenant le dessus, il retrouvait sa gaieté en faisant de nouveaux projets qui devaient être détruits à leur tour.

Alfred avait sur nous deux heures d’avance ; de plus, il était en voiture, ce qui nous laissait peu de chances pour le rattraper. Nous n’en marchâmes que plus vite, et, un quart d’heure après notre départ d’Altdorf, nous entrions à Flüelen. J’étais encore à cent pas du rivage, à peu près, lorsque j’aperçus mon voyageur qui mettait le pied dans sa barque. Je l’appelai par son nom de toute la force de mes poumons, il se retourna aussitôt ; mais, quoiqu’il m’eût visiblement reconnu, il n’en continua pas moins son embarquement, et je crus même remarquer qu’il y mettait d’autant plus de célérité que je m’approchais davantage. Je l’appelai une seconde fois : il me salua en souriant de la tête, mais, au même instant, prenant une rame des mains de l’un des mariniers, il s’en servit pour éloigner vivement la barque de la rive. Dans le mouvement qu’il fit, j’aperçus alors seulement une femme qui était cachée derrière lui ; je compris aussitôt la cause de cette apparente impolitesse, et je le rassurai sur l’effet qu’elle pouvait produire dans mon esprit en lui faisant un salut si respectueux qu’il était évident que la moitié en était adressée à sa mystérieuse voisine. En même temps, j’arrêtai Francesco qui, ne comprenant rien à notre pantomime, continuait de courir vers la barque et de crier en allemand aux mariniers d’arrêter. Alfred me remercia de la main et la barque s’éloigna gracieusement, se dirigeant vers la base de l’Axemberg, où est la chapelle de Tellsplatte. Quant à Francesco, il reçut l’autorisation d’aller faire préparer à Flüelen nos chambres respectives, mission qu’il accomplit avec une vive satisfaction, tandis qu’avec une satisfaction non moins grande j’allais me coucher paresseusement au bord du lac.

C’est toujours une excellente chose que de se coucher, mais cette action s’accomplit parfois dans des conditions merveilleuses. Se coucher sur une terre historique, sur les bords d’un lac qui fuit entre des montagnes ; voir glisser sur l’eau, comme un fantôme, une barque dans laquelle est une personne qui se rattache à vos souvenirs d’une autre époque et à vos habitudes d’une autre localité ; sentir se mêler le passé au présent, si différents qu’ils soient l’un de l’autre ; être en personne en Suisse et en esprit en France ; voir avec les yeux de l’imagination la rue de la Paix, et avec ceux du corps le lac de Lucerne ; mêler dans cette rêverie infinie et sans but les objets et les lieux ; voir passer dans ce chaos des figures qui semblent porter leur lumière en elles-mêmes, comme les anges de Martin : c’est un rêve de la veille qui peut se comparer aux plus beaux rêves du sommeil, surtout si vous faites ce rêve à l’heure où le jour s’assombrit, où le soleil descend derrière une cime qu’il enflamme comme celle de l’Horeb et où le crépuscule, tout trempé de fraîcheur, de silence et de rosée, fait trembler à l’orient les premières étoiles du soir. Alors vous comprenez instinctivement que le monde marche pour lui-même et non pour vous ; que vous n’êtes qu’un spectateur convié par la bonté de Dieu à ce splendide spectacle, et que la terre n’est qu’un fragment intelligent du système universel. Vous songez soudain, avec effroi, combien peu d’espace vous couvrez sur cette terre : mais bientôt l’âme réagit sur la matière, votre pensée se proportionne à la largeur des objets qu’il faut qu’elle embrasse ; vous rattachez le passé au présent, les mondes aux mondes, l’homme à Dieu, et vous vous dites à vous-même, étonné de tant de faiblesse et de tant de puissance : Seigneur, que votre main m’a fait petit, mais que votre esprit m’a fait grand !

J’étais plongé au plus profond de ces pensées, lorsque la voix de Francesco me ramena à un ordre d’idées fort inférieur. Il venait m’annoncer que, si petit que la main de Dieu m’eût fait, il n’y avait pas de place pour moi à Flüelen, et, comme il vit que la nouvelle produisait sur mon esprit un effet assez désagréable, il me présenta incontinent un grand garçon, natif de Lausanne et cocher de son métier, lequel mettait à ma disposition, si la chose m’agréait, la voiture et les chevaux avec lesquels il avait amené Alfred à Flüelen, soit que je voulusse retourner à Altdorf, soit que je me décidasse à faire le tour du lac par la rive gauche, le long de laquelle s’étend une route à peu près praticable. Ni l’une ni l’autre de ces deux propositions ne m’allait, mais je lui en fis une à laquelle il ne s’attendait pas : c’était de me louer l’intérieur de sa voiture pour la nuit. Il ne l’en accepta pas moins en véritable Suisse toujours prêt à tirer parti de tout. Nous fîmes prix à un franc cinquante centimes, et Francesco partit combler l’intervalle des banquettes avec de la paille ; ma blouse devait remplacer les draps, et mon manteau me tenir lieu de couverture.

Resté seul avec le propriétaire de ma chambre improvisée, je lui fis quelques questions sur Alfred et sur la personne qui l’accompagnait. Mais il ne savait absolument rien, si ce n’est que la dame était souffrante, paraissait prodigieusement aimer son compagnon de voyage, et s’appelait Pauline.

Quand je fus bien convaincu que je n’en saurais pas davantage, je mis bas mes habits, je me jetai dans le lac pour faire ma toilette du soir, et j’allai me coucher dans ma voiture.

Chapitre2 Histoire d’un âne, d’un homme, d’un chien et d’une femme

Le lendemain, je fus réveillé à la pointe du jour par le cocher, qui mettait les chevaux à la voiture ; comme nous ne faisions pas même route, je me hâtai de sauter à bas de mon lit, et je trouvai Francesco, qui avait dormi de son côté dans le grenier à foin, tout prêt à me suivre. Notre barque, retenue dès la veille, nous attendait avec les deux rameurs et son pilote ; nous y montâmes aussitôt et nous commençâmes à notre tour notre navigation. Une heure après notre départ de Flüelen, nous mettions pied à terre sur la pierre de Guillaume Tell. Au dire de nos mariniers, c’était sur ce rocher même que le vaillant archer s’était élancé, profitant de la liberté qui lui avait été rendue par Gessler, au milieu de la tempête.

À un quart de lieue de la chapelle de Tellsplatte, sur la même rive et derrière le village de Sisikon, s’ouvre une vallée qui, à trois lieues de là, ferme le Rossstock ; la cime escarpée de ce pic servit de route aux vingt-cinq mille Russes commandés par Souvorov qui descendirent, le 28 octobre 1799, au village de la Muota. C’est alors qu’on vit des armées tout entières passer là où les chasseurs de chamois ôtaient leurs souliers, marchaient pieds nus, et s’aidaient de leurs mains pour ne pas tomber. C’est là que trois peuples venus de trois points différents se donnèrent rendez-vous au-dessus de la demeure des aigles, comme pour rendre de plus près Dieu juge de la justice de leur cause. Alors, il y eut un instant où toutes ces montagnes glacées s’allumèrent comme des volcans, où les cascades descendirent sanglantes dans la plaine, et où roulèrent jusque dans la vallée des avalanches humaines, si bien que la mort fit une telle moisson, là où jusqu’alors la vie n’était pas parvenue, que les vautours, pour qui elle avait fauché, devenus dédaigneux par abondance, ne prenaient plus que les yeux des cadavres pour les porter à leurs petits.

Je voulais m’arrêter là et visiter cette vallée du Piémont et d’Ossola, où Masséna et Souvorov avaient lutté comme deux Titans ; mais mes mariniers me dirent que j’aurais plus beau et plus court chemin en remontant la Muota, que je devais rencontrer à Ibach, entre Ingenbohl et Schwyz. Je continuai donc ma route vers le Grütli ; nous marchions sur une terre si féconde qu’on ne perd de vue un grand souvenir que pour en découvrir aussitôt un autre.

Nous abordâmes au Grütli ; nous gravîmes une petite colonne en pente assez douce, et nous arrivâmes sur un plateau formant une charmante prairie : c’est là que, pendant la nuit du 17 novembre de l’année 1307, Werner Stauffacher, du canton de Schwyz, Walter Fürst, du canton d’Uri, et Arnold de Melchtal, du canton d’Unterwald, accompagnés chacun de dix hommes, firent, comme nous l’avons dit, le serment de délivrer leur pays, demandant au Seigneur, si ce serment lui était agréable, de le leur faire connaître par quelque signe visible : au même instant, trois sources jaillirent aux pieds des trois conjurés.

Ce sont ces trois sources qu’on va visiter, qui coulent depuis cinq siècles passés, et qui tariront, au dire des vieux prophètes des montagnes, le jour où la Suisse cessera d’être libre. La première, en commençant à gauche, est celle de Walter Fürst ; la seconde, celle de Werner Stauffacher ; la troisième, celle de Melchtal.

Je fis servir, sous le hangar même qui enferme les sources, et qui fut bâti, me dit le cicérone de ce petit coin de terre, grâce à la munificence du roi de Prusse, mon déjeuner et celui de mes matelots ; je remarquai, comme un fait à l’honneur de leur patriotisme, qu’ils poussèrent le respect pour les sources jusqu’à boire leur vin pur. Je ne sais si ce fut le sentiment d’un devoir accompli qui mit mes hommes en gaieté ; mais ce que je sais, c’est qu’ils traversèrent joyeusement le lac, accompagnant le mouvement de leur aviron d’une tyrolienne dont j’entendais encore le refrain aigu de l’autre côté de Brunnen dix minutes après les avoir quittés.

Nous ne nous arrêtâmes point dans ce village, qui n’offre rien de remarquable, si ce n’est pour demander à un homme qui fumait, assis sur le banc de la dernière maison, si nous étions bien sur la route de Schwyz. Celui à qui nous faisions cette question nous répondit affirmativement, et, pour plus grande sûreté, il nous montra, à trois cents pas devant nous, un paysan et son âne qui nous précédaient dans le chemin que nous devions suivre, et qui devaient nous précéder ainsi jusqu’à Ibach ; d’ailleurs, il n’y avait pas à s’y tromper, la route de Schwyz à Brunnen étant carrossable.

Rassurés par cette explication, nous avions perdu nos deux guides derrière un coude de la route, et nous ne pensions déjà plus à eux, lorsqu’en arrivant nous-mêmes à l’endroit où ils avaient disparu, nous vîmes revenir le quadrupède, qui retournait au grand galop à Brunnen, et qui, sans doute pour y annoncer son arrivée, donnait à sa voix toute l’étendue qu’elle pouvait atteindre. Derrière lui, mais perdant visiblement autant de terrain que Curiace blessé sur Horace sain et sauf, venait le paysan qui, tout en courant, employait l’éloquence la plus persuasive pour retenir le fugitif. Comme la langue dans laquelle ce brave homme conjurait son âne était ma langue maternelle, je fus aussi touché de son discours que le stupide animal l’était peu, et, au moment où il passait près de moi, je saisis adroitement la longe qu’il traînait après lui ; mais il ne se tint pas pour arrêté et continua de tirer de son côté. Comme je ne voulais pas avoir tort devant un âne, j’y mis de l’entêtement et je tirai du mien ; bref, je n’oserais pas dire à qui la victoire serait restée si Francesco ne m’était venu en aide en faisant pleuvoir sur la partie postérieure de mon adversaire une grêle de coups de son bâton de voyage. L’argument fut décisif : l’âne se rendit aussitôt, secouru ou non secouru. En ce moment, le paysan arriva, et nous lui remîmes le prisonnier.

Le pauvre bonhomme était en nage : aussi crûmes-nous qu’il allait continuer à sa bête la correction commencée ; mais, à notre grand étonnement, il lui adressa la parole avec un accent de bonté qui me parut si singulièrement assorti à la circonstance que je ne pus m’empêcher de lui exprimer mon étonnement sur sa mansuétude, et que je lui dis franchement que je croyais qu’il gâterait entièrement le caractère de son animal s’il l’encourageait dans de pareilles fantaisies.

– Ah ! me répondit-il, ce n’est pas une fantaisie ; c’est qu’il a eu peur, ce pauvre Pierrot !

– Peur de quoi ?

– Il a eu peur d’un feu que des enfants avaient allumé sur la route.

– Eh bien, mais, dites donc, continuai-je, c’est un fort vilain défaut qu’il a là, monsieur Pierrot, que d’avoir peur du feu.

– Que voulez-vous ? répondit le bonhomme avec la même longanimité, c’est plus fort que lui, la pauvre bête !

– Mais, si vous étiez sur son dos, mon brave homme, quand une peur comme celle-là lui prend, à moins que vous ne soyez meilleur cavalier que je ne vous crois, savez-vous qu’il vous casserait le cou ?

– Oh ! oui, monsieur, fit le paysan avec un geste de conviction ; ça ne fait pas un doute : aussi je ne le monte jamais.

– Alors, ça vous fait un animal bien agréable.

– Eh bien, tel que vous le voyez, continua le bonhomme, ç’a été la bête la plus docile, la plus dure à la fatigue, et la plus courageuse de tout le canton ; il n’avait pas son pareil.

– C’est votre faiblesse pour lui qui l’aura gâté.

– Oh ! non, monsieur, c’est un accident qui lui est arrivé.

– Allons donc, Pierrot, continuai-je en poussant l’âne qui s’était arrêté de nouveau.

– Attendez… c’est qu’il ne veut pas passer l’eau.

– Comment, il a peur de l’eau aussi ?

– Oui, il en a peur.

– Il a donc peur de tout ?

– Il est très ombrageux, c’est un fait… Allons, Pierrot !

Nous étions arrivés à un endroit où un ruisseau d’une dizaine de pieds de large coupait la route, et Pierrot, qui paraissait avoir une profonde horreur de l’eau, était resté sur le bord, les quatre pieds fichés en terre, et refusait absolument de faire un pas de plus. Sa résolution était visible ; le paysan avait beau tirer, Pierrot opposait une force d’inertie inébranlable. Je m’attachai à la corde et je tirai de mon côté ; mais Pierrot se cramponna de plus belle en s’assurant sur ses pieds de derrière. Francesco alors le poussa par la croupe ; ce qui n’empêcha point Pierrot, malgré la combinaison de nos efforts, de rester dans l’immobilité la plus parfaite. Enfin, ne voulant pas en avoir le démenti, je tirai si bien que, tout à coup, la corde cassa ; cet accident eut sur les différents personnages un effet pareil dans ses résultats, mais très varié dans ses détails : le paysan tomba immédiatement le derrière dans l’eau, j’allai à reculons m’étendre à dix pas dans la poussière, et Francesco, manquant tout à coup de point d’appui, grâce au quart de conversion que fit inopinément Pierrot en se sentant libre, s’épata le nez et les deux mains dans la vase.

– J’étais sûr qu’il ne passerait pas, dit tranquillement le bonhomme en tordant le fond de sa culotte.

– Mais c’est un infâme rhinocéros que votre Pierrot, répondis-je en m’époussetant.

– Diavolo di sommaro ! murmura Francesco, remontant le courant pour se laver la figure et les mains à un endroit où l’eau ne fût pas troublée.

– Je vous remercie bien, me dit le bonhomme, de la peine que vous vous êtes donnée pour moi, mon bon monsieur.

– Il n’y a pas de quoi ; seulement, je suis affligé qu’elle n’ait pas eu un meilleur résultat.

– Que voulez-vous ! quand on a fait ce qu’on peut, il n’y a pas de regrets à avoir.

– Eh bien, mais… de quelle manière allez-vous vous en tirer ?

– Je vais faire un détour.

– Comment ! vous céderez à Pierrot ?

– Il le faut bien, puisqu’il ne veut pas me céder.

– Oh ! non, dis-je, ça ne finira pas comme cela ; quand je devrais porter Pierrot sur mon dos, Pierrot passera.

– Hum ! il est lourd, fit le bonhomme en hochant la tête.

– Allez l’attraper par la bride ; j’ai une idée.

Le paysan repassa le ruisseau et alla reprendre par le bout de sa longe Pierrot, qui s’était tranquillement arrêté à mâcher un chardon.

– C’est bien, continuai-je ; maintenant, amenez-le le plus près que vous pourrez du courant. Bon !

– Est-il bien, là ?

– Parfaitement… As-tu fini de te débarbouiller, Francesco ?

– Oui, Excellence.

– Donne-moi ton bâton et passe du côté de la tête de Pierrot.

Francesco me tendit l’objet demandé et exécuta la manœuvre prescrite ; quant au paysan, il caressait tendrement son âne.

Je profitai de ce moment pour prendre ma position derrière l’animal, et, pendant qu’il répondait aux amitiés de son maître, je passai nos deux bâtons de montagne entre ses jambes. Francesco comprit aussitôt ma pensée, se tourna comme un commissionnaire qui se prépare à porter une civière, et prit les deux bâtons par un bout, pendant que je les tenais par l’autre. Au mot : « Enlevez ! » Pierrot perdit terre, et, au commandement de : « En avant, marche ! » il se mit triomphalement en route, ressemblant assez à une litière dont nous étions les porteurs.

Soit que la nouveauté de l’expédient l’eût étourdi, soit qu’il trouvât cette manière de voyager de son goût, soit enfin qu’il fût frappé de la supériorité de nos moyens dynamiques, Pierrot ne fit aucune résistance, et nous le déposâmes sain et sauf sur l’autre rive.

– Eh bien, dit le paysan quand la bête eut repris son aplomb naturel, en voilà une sévère ! Qu’est-ce que tu en penses, mon pauvre Pierrot ?

Pierrot se remit en route comme s’il n’était absolument rien arrivé.

– Et maintenant, dis-je au bonhomme, racontez-moi l’accident arrivé à votre âne et d’où vient qu’il a peur de l’eau et du feu : c’est bien le moins que vous me deviez, après le service que je viens de vous rendre.

– Ah ! monsieur, me répondit le paysan en posant sa main sur le cou de sa bête, la chose est arrivée il y aura deux ans au mois de novembre prochain. Il y avait déjà beaucoup de neige dans la montagne, et, un soir que j’étais revenu, comme aujourd’hui, de Brunnen avec Pierrot (dans ce temps-là, pauvre animal ! il n’avait peur de rien) et que nous nous chauffions, mon fils (mon fils n’était pas encore mort à cette époque-là), ma belle-fille, Fidèle et moi, autour d’un bon feu…

– Pardon, interrompis-je ; mais quand je commence à écouter une histoire, j’aime à connaître parfaitement mes personnages ; sans indiscrétion, qu’est-ce que Fidèle ?

– Sauf votre respect, c’est notre chien, un griffon superbe ; oh ! une fameuse bête, allez !

– Bien, mon ami ; maintenant j’écoute.

– Nous nous chauffions donc, écoutant le vent siffler dans les sapins, quand on frappa à la porte ; je courus ouvrir : c’étaient deux jeunes gens de Paris qui étaient partis de Sainte-Anna sans guide, et qui s’étaient perdus dans la montagne ; ils étaient roides de froid ; je les fis approcher du feu, et, tandis qu’ils dégelaient, Marianne prépara un cuissot de chamois. C’étaient de bons vivants, à moitié morts, mais gais et farceurs tout de même, de vrais Français, enfin. Ce qui les avait sauvés, c’est qu’ils avaient avec eux tout ce qu’il fallait pour faire du feu ; de sorte que deux ou trois fois ils avaient allumé des tas de branches, s’étaient réchauffés, et s’étaient remis en route de plus belle ; si bien qu’à force de marcher, de se refroidir, de se réchauffer et de se remettre en chemin, ils étaient arrivés jusqu’à la maison. Après souper, je les conduisis dans leur chambre ; dame ! ce n’était pas élégant, mais c’était tout ce que nous avions : douce comme un poêle, du reste, parce qu’il y avait une porte qui donnait dans l’étable, et que les chrétiens profitaient de la chaleur des animaux. En allant chercher de la paille pour faire le lit, je laissai la porte de communication ouverte, et Pierrot, qui restait toujours libre comme l’air, vu qu’il était doux comme un agneau, rentra derrière moi dans la chambre, me suivant comme un chien et mangeant à même de la botte de paille que je tenais sous le bras.

» – Vous avez là un bien bel animal, me dit un des voyageurs.

» Effectivement, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Pierrot est superbe dans son espèce. »

Je fis un signe de tête.

» – Comment s’appelle-t-il ? continua le plus grand des deux.

» – Il s’appelle Pierrot. Oh ! vous pouvez l’appeler, il n’est pas fier, il viendra.

» – Combien peut valoir un âne comme celui-ci ?

» – Dame ! vingt écus, trente écus.

» – C’est pour rien.

» – Effectivement, dis-je, relativement aux services que ça  rend, ça n’est pas cher. Allons, Pierrot, mon ami, faut laisser coucher ces messieurs.

» Il me suivit comme s’il m’entendait. Je fermai la porte de communication, et, pour ne pas déranger ces messieurs davantage, je rentrai par devant. Un instant après, je les entendis rire de tout leur cœur.

» – Bon, dis-je, Dieu regarde la chaumière dont les hôtes sont joyeux.

» Le lendemain, sur les sept heures, nos deux jeunes gens se réveillèrent ; mon fils était déjà parti pour la chasse. Pauvre François ! c’était sa passion… Enfin, Marianne avait préparé le déjeuner. Nos hôtes mangèrent avec des appétits de voyageurs ; puis ils voulurent régler leur compte : nous leur dîmes que c’était ce qu’ils voudraient ; ils donnèrent un louis à Marianne, qui voulut leur rendre, mais ils s’y opposèrent ; ils étaient riches, à ce qu’il paraît.

» – Maintenant, mon brave homme, me dit l’un d’eux, ce n’est pas tout ; il faut que vous nous prêtiez Pierrot jusqu’à Brunnen.

» – Avec grand plaisir, messieurs, que je répondis : vous le laisserez à l’auberge de l’Aigle, et, la première fois que j’irai aux provisions, je le reprendrai. Pierrot est à votre service, prenez-le ; vous monterez chacun votre tour dessus, et même tous les deux ensemble ; il est solide, ça vous soulagera.

» – Mais, reprit son camarade, comme il pourrait arriver malheur à Pierrot…

» – Qu’est-ce que vous voulez qu’il lui arrive ? que je dis ; la route est bonne d’ici à Ibach, et d’Ibach à Brunnen, elle est superbe.

» – Enfin, on ne peut pas savoir. Nous allons vous laisser sa valeur.

» – C’est inutile, j’ai confiance en vous.

» – Nous ne le prendrons pas sans cette condition.

» – Faites comme vous voudrez, messieurs, vous êtes les maîtres.

» – Vous nous avez dit que Pierrot valait trente écus ?

» – Au moins.

» – En voilà quarante ; donnez-nous un reçu de la somme. Si nous remettons votre bête saine et sauve entre les mains du maître de l’hôtel de l’Aigle, il nous la remboursera ; s’il arrive quelque malheur à Pierrot, vous garderez les quarante écus.

» On ne pouvait pas mieux dire. Ma bru, qui sait lire et écrire, parce qu’elle était la fille du maître d’école de Goldau, leur donna un reçu circonstancié ; on leur harnacha Pierrot, et ils partirent. C’est une justice à lui rendre, pauvre bête ! il ne voulait pas marcher ; il nous regardait d’un air triste, au point qu’il me fit de la peine et que j’allai couper un morceau de pain que je lui donnai. Il aime beaucoup le pain, Pierrot ; c’était un moyen de lui faire faire tout ce qu’on voulait ; de sorte que je n’eus qu’à lui dire : « Allons va ! » pour qu’il se mit en route. Dans ce temps-là, il était obéissant comme un caniche. »

– L’âge l’a bien changé.

– Le fait est qu’il n’est pas reconnaissable ; mais, avec votre permission, ce n’est pas l’âge, c’est l’accident en question.

– Qui lui arriva pendant le voyage ?

– Oh ! oui, monsieur, et un rude ; n’est-ce pas, mon pauvre Pierrot ?

– Voyons l’accident.

– Vous ne le devineriez jamais, allez ! Il faut vous imaginer que nos farceurs de Parisiens avaient eu une idée, et une drôle encore : c’était, au lieu de se chauffer de temps en temps, comme ils l’avaient fait la veille, de se chauffer ce jour-là tout le long de la route ; or, ils avaient pensé à Pierrot pour cela : j’ai su depuis comment tout s’était passé par un voisin de Ried qui travaillait dans le bois et qui les vit faire. Ils lui mirent d’abord sur son bât une couche d’herbe mouillée, puis, sur la couche d’herbe, une couche de neige, puis une nouvelle couche d’herbe, et sur cette couche un fagot de sapins comme vous en avez vus entassés tout le long de la route ; alors ils tirèrent leur briquet de leur poche et allumèrent le fagot ; de sorte qu’ils n’avaient qu’à suivre Pierrot pour se chauffer et à étendre la main pour allumer leurs cigares, exactement comme s’ils étaient devant leur cheminée. Que dites-vous de l’invention ?

– Je dis que je reconnais parfaitement là mes Parisiens.

– J’aurais dû les connaître aussi, moi ; j’avais déjà eu affaire à eux du temps du général Masséna.

– Comment ! vous habitiez déjà la contrée ?

– Je venais de m’y établir. J’arrivais du canton de Vaud ; voilà pourquoi je parle français.

– Et vous avez vu le fameux combat de Muotathal ?

– C’est-à-dire, oui, je l’ai vu et je ne l’ai pas vu : c’est une autre histoire, ça, c’est la mienne.

– Ah ! c’est vrai, et nous n’en sommes encore qu’à celle de Pierrot.

– Comme vous dites. Ça alla donc bien comme ça l’espace d’une lieue à peu près ; ils avaient traversé le village de Schönenbuch en se chauffant comme je vous ai dit, et ne s’étaient arrêtés que pour remettre du bois au feu. Tout le monde était sorti sur les portes pour les regarder passer ; ça ne s’était jamais vu, vous comprenez. Mais, petit à petit, la neige qui empêchait Pierrot de sentir la chaleur était fondue, les deux couches d’herbe s’étaient séchées ; le feu gagnait du terrain sans que nos Parisiens y fissent attention, et plus il gagnait du terrain, plus il se rapprochait du cuir de Pierrot ; aussi ce fut lui qui s’en aperçut le premier. Il commença à tourner sa peau, puis à braire, puis à trotter, puis à galoper, que nos jeunes gens ne pouvaient plus le suivre ; et plus il allait vite, et plus le courant d’air l’allumait. Enfin, pauvre animal ! il devint comme un fou : il se roulait, mais le feu avait gagné le bât, et ça le rôtissait ; il se relevait, il se roulait encore. Enfin, à force de se rouler, il arriva sur le talus de la rivière, et, comme il allait rapidement en pente, il dévala dedans. Les farceurs continuèrent leur route sans s’inquiéter de lui : il était payé.

» Deux heures après, on retrouva Pierrot ; il était éteint. Mais, comme les bords de la Muota sont escarpés, il n’avait pas pu remonter, et il était resté tout ce temps-là dans l’eau glacée ; de sorte qu’après avoir été rôti, il gelait. On voulut le faire approcher du feu, mais, dès qu’il vit la flamme, il s’échappa comme un enragé, et, comme il savait son chemin, il revint à la maison, où il fit une maladie de six semaines.

» C’est depuis ce temps-là qu’il ne peut plus sentir ni l’eau ni le feu. »

Comme j’avais vu des répugnances plus extraordinaires que celles de Pierrot, je compris parfaitement la sienne, et il reprit dès lors dans mon estime toute la considération que lui avaient ôtée ses deux escapades.

Chapitre3 Histoire de l’homme

Tout en bavardant, nous étions arrivés à Ibach. Et, comme notre déjeuner commençait à être loin, je proposai à notre homme de manger un morceau avec nous : il accepta l’offre avec la même bonhomie qu’elle était faite, et nous nous mîmes à table.

– À propos, lui dis-je pendant qu’on faisait notre omelette, vous avez laissé tomber un mot que j’ai ramassé.

– Lequel, notre bourgeois ? dit le bonhomme, qui commençait à se familiariser avec mes manières.

– Vous avez dit que vous aviez connu les Français du temps de Masséna ?

– Un peu, répondit le paysan, après avoir vidé son verre et en faisant clapper sa langue contre son palais.

– Et vous avez eu affaire à eux ?

– Oh ! à un entre autres. Quel chenapan ! c’était pourtant un capitaine.

– Est-ce que vous ne pourriez pas nous conter cela ?

– Si fait. Imaginez-vous… Ah ! c’est que voilà l’omelette.

En effet, on apportait ce plat indispensable et quelquefois unique des mauvaises auberges, et, à la manière empressée dont mon convive avait salué sa présence, il y aurait eu cruauté à le détourner des soins qu’il paraissait disposé à lui rendre.

– Diable ! dis-je, c’est fâcheux que nous ne suivions probablement pas plus loin la même route, nous aurions causé de la fameuse bataille.

– Oh ! oui, c’en est une fameuse. Vous allez à Schwyz ?

– Oui, mais pas tout de suite ; je voudrais auparavant voir la Muotathal.

– Eh bien, mais ça tombe à merveille, il me semble : j’y demeure en plein ; de ma fenêtre, on voit jusqu’au village de Muota, où le plus chaud de la chose s’est passé. Venez coucher à la maison ; dame, vous ne serez pas crânement, mais la petite chambre est là.

– Ma foi ! dis-je, j’accepte la chose comme vous me l’offrez, sans façon.

– Vous avez raison : où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Vous verrez Marianne, qui est une brave fille qui a bien soin de moi ; vous n’aurez pas de chamois parce que le tueur n’est plus là.

Le vieillard poussa un soupir.

– Pauvre François !… Enfin ; mais vous trouverez des poules, de bon beurre et de fameux lait, allez !

– Je suis sûr que je serai parfaitement bien.

– Parfaitement bien n’est pas le mot ; mais enfin, on tâchera que vous n’y soyez pas trop mal… À votre santé !

– À la vôtre, mon brave, et à celle des gens que vous aimez !

– Merci ! Vous me faites souvenir que j’ai oublié Pierrot.

– J’y ai pensé, moi, et probablement qu’à l’heure qu’il est, il dîne mieux que nous.

– Eh bien, je vous remercie. Voyez-vous, Marianne, Fidèle et Pierrot, c’est tout ce qui me reste sur la terre. Quand nous sommes pour rentrer, Pierrot brait, Fidèle vient au-devant de moi, Marianne paraît sur le seuil de la maison. Ceux qui arrivent sont les bienvenus de ceux qui attendent. Quand on vit isolé comme nous vivons, nous autres, les animaux deviennent des amis dont on connaît les bonnes et les mauvaises habitudes ; les bonnes leur viennent de la nature et les mauvaises de leurs rapports avec nous. Quand on sait cela, on leur passe les mauvaises. Pourquoi vouloir que les bêtes soient plus parfaites que les hommes ? Si Pierrot n’avait jamais connu de Parisiens, soit dit sans vous offenser…

– Oh ! allez, allez, je ne suis pas de Paris.

– Il n’aurait pas le caractère gâté comme il a.

C’était vrai, au moins, ce qu’il disait : la civilisation corrompt tout, jusqu’aux ânes.

Tout en dialoguant, l’omelette et le fromage avaient disparu ; il ne restait plus dans la bouteille que de quoi trinquer une dernière fois : nous trinquâmes et nous partîmes.

– Et notre capitaine ? dis-je, aussitôt que nous eûmes dépassé la dernière maison.

– Ah ! le capitaine. Eh bien, c’était le matin de la bataille, le 29 septembre ; je m’en souviens comme d’hier, et cependant, il y a trente-quatre ans. Comme le temps passe ! Je venais de me marier il y avait huit jours ; je tenais en location la maison que j’occupe aujourd’hui. J’avais couché à Ibach, lorsqu’en sortant de l’auberge, je suis arrêté par quatre grenadiers ; on me conduit devant le général ; je ne savais pas ce qu’on voulait faire de moi.

« – Tu parles français, me dit-il.

» – C’est ma langue.

» – Tu demeures depuis longtemps dans le pays ?

» – Depuis cinq ans.

» – Et tu le connais ?

» – Dame ! je le crois.

» – C’est bien. Capitaine, continua le général en se tournant vers un officier qui attendait ses ordres, voilà l’homme qu’il vous faut. S’il vous conduit bien, faites-lui donner une récompense ; s’il vous trahit, faites-le fusiller…

» – Tu entends ? me dit le capitaine.

» – Oui, mon officier, répondis-je.

» – Eh bien, en avant, marche !

» – Où cela ?

» – Je te le dirai tout à l’heure.

» – Mais enfin…

» – Allons ! pas de raisons ou je t’assomme.

» Il n’y avait rien à répondre, je marchai. Nous nous engageâmes dans la vallée, et quand nous eûmes dépassé Schönenbuch, où étaient les avant-postes français :

» – Maintenant, dit le capitaine en me regardant en face, ce n’est plus cela : il faut prendre à gauche ou à droite, et nous conduire au-dessus du village de la Muota ; nous avons quelque chose à y faire, et prends garde que nous ne tombions pas dans quelque parti ennemi ; car je te préviens qu’au premier coup de feu – il prit un fusil des mains d’un soldat qui en portait deux, le fit tourner comme une badine, et, laissant retomber la crosse jusqu’à deux pouces de ma tête – je t’assomme.

» – Mais enfin, dis-je, ce ne serait cependant pas ma faute si…

» – Te voilà prévenu ; arrange-toi en conséquence ; plus un mot, et marchons.

» On fit silence dans les rangs. Nous nous engageâmes dans la montagne ; comme il fallait dérober notre marche aux Russes qui étaient à Muota, je gagnai ces sapins que vous voyez et qui s’étendent jusqu’au-delà de ma maison. Arrivé près de chez nous, je me retournai vers le capitaine :

» – Mon officier, lui dis-je, voulez-vous me permettre de prévenir ma femme ?

» – Ah ! brigand, me dit le capitaine en me donnant un coup de crosse entre les deux épaules, tu veux nous trahir ?

» – Moi, mon officier ? Oh !…

» – Du silence, et marchons !…

» Il n’y avait rien à dire, comme vous voyez. Nous passâmes à cinq pas de la maison sans que je pusse dire un mot à ma pauvre femme ; j’enrageais que c’était une pitié. Enfin, par une éclaircie, nous aperçûmes Muota ; je le lui montrai du doigt, je n’osais plus parler. On voyait les Russes qui s’avançaient par la route.

» – C’est bien, dit le capitaine. Maintenant, il s’agit de nous conduire sans être vus le plus près possible de ces gaillards-là.

» – C’est bien facile, dis-je ; il y a un endroit où le bois descend jusqu’à cinquante pas de la route.

» – Le même que celui où nous sommes ?

» – Non, un autre ; il y a une plaine entre les deux ; mais le second empêchera qu’on nous voie sortir du premier.

» – Mène-nous à l’endroit en question, et prends garde qu’ils ne nous aperçoivent ; car, au premier mouvement qu’ils font, je t’assomme.

» Nous revînmes sur nos pas, car je désirais prendre toutes les précautions possibles pour que nous ne fussions pas vus, attendu que j’étais convaincu que le maudit capitaine ferait la chose comme il le disait. Au bout d’un quart d’heure, nous arrivâmes à la lisière ; il y avait un demi-quart de lieue à peu près d’un bois à l’autre. Tout paraissait tranquille autour de nous. Nous nous engageâmes dans l’espace vide ; ça allait bien jusque-là ; mais voilà qu’en arrivant à vingt pas de l’autre bois, il en sortit une fusillade enragée.

» – Oh ! mais, tiens, dis-je au capitaine, il paraît que les Russes ont eu la même idée que vous.

» Je n’eus pas le temps d’en dire davantage : il me sembla que la montagne me descendait sur la tête ; c’était la crosse du fusil du capitaine ; je vis du feu et du sang, puis je ne vis plus rien du tout, et je tombai.

» Lorsque je revins à moi, il faisait nuit. Je ne savais où j’étais, j’ignorais ce qui m’était arrivé, je ne me souvenais de rien. Seulement, j’avais la tête affreusement lourde ; j’y portai la main, je sentis mes cheveux collés à mon front ; je vis ma chemise pleine de sang ; autour de moi, il y avait des corps morts. Alors je me rappelai tout.

» Je voulus me lever, mais il me sembla que la terre tremblait, et je fus forcé de m’accouder d’abord jusqu’à ce que mes esprits fussent un peu revenus. Je me souvins qu’une source coulait à quelques pas de l’endroit où j’étais. Je m’y traînai sur mes genoux, je lavai ma blessure, j’avalai quelques gorgées d’eau ; elles me firent du bien. Alors je pensai à ma pauvre femme, à l’inquiétude où elle devait être. Cela me rendit mon courage ; je m’orientai, et, quoique chancelant encore, je me mis en route.

» Il paraît que la troupe à laquelle j’avais servi de guide avait battu en retraite par le même chemin où je l’avais conduite ; car, tout le long de la route, je trouvai des cadavres, mais en moindre quantité cependant, à mesure que j’avançais. Enfin, il vint un moment où je n’en trouvai plus du tout, soit que la petite colonne eût changé de direction, soit que je fusse arrivé à l’endroit où l’ennemi avait cessé de la poursuivre. Je marchai encore un quart d’heure. Enfin, j’aperçus la maison. Entre le bois et elle, il y avait un espace vide où nous faisions pâturer nos bêtes, et, aux deux tiers de cet espace, j’apercevais, à la lueur de la lune, quelque chose comme un homme couché ; je marchai vers l’objet en question. Au bout de quelques pas, il n’y avait pas de doute : c’était un militaire, je voyais briller ses épaulettes ; je me penchai vers lui : c’était mon capitaine.

» J’appelai alors, comme j’avais l’habitude de le faire quand je rentrais, pour annoncer de loin mon retour. Ma femme reconnut ma voix et sortit. Je courus à elle ; elle tomba presque morte dans mes bras : elle avait passé une journée affreuse et pleine d’inquiétude. On s’était battu aux environs de la maison ; elle avait entendu toute la journée la fusillade et, dominant la mousqueterie, le canon qui grondait dans la vallée.

» Je l’interrompis pour lui montrer le corps du capitaine.

» – Est-il mort ? s’écria-t-elle.

» – Mort ou non, répondis-je, il faut le porter dans la maison : s’il est vivant encore, peut-être parviendrons-nous à le sauver ; s’il est mort, nous renverrons à son régiment ses papiers, qui peuvent être importants, et ses épaulettes, qui ont une valeur. Va préparer notre lit.

» Rose courut à la maison. Je pris le capitaine dans mes bras, et je l’emportai en me reposant plus d’une fois, car je n’étais pas bien fort moi-même. Enfin j’arrivai tant bien que mal. Nous déshabillâmes le capitaine ; il avait trois coups de baïonnette dans la poitrine, mais cependant il n’était pas mort.

» Dame, j’étais assez embarrassé, moi : je ne suis pas médecin ; mais je pensai que le vin, qui fait du bien à l’intérieur, ne peut pas faire de mal à l’extérieur ; je versai une bouteille du meilleur dans une soupière, je trempai dedans des compresses, et je les lui appliquai sur ses blessures. Pendant ce temps, ma femme qui, comme toutes les paysannes de nos Alpes, connaissait certaines herbes bienfaisantes, sortit pour tâcher d’en cueillir au clair de la lune, heure à laquelle elles ont encore plus de vertu.

» Il paraît que mes compresses faisaient du bien au capitaine, car, au bout de dix minutes, il poussa un soupir, et, au bout d’un quart d’heure, il ouvrit les yeux, mais sans rien voir encore. On m’aurait donné plein la chambre d’or que je n’aurais pas été plus content. Enfin ses regards reprirent de la vie, et, après avoir erré autour de la chambre, ils s’arrêtèrent sur moi : je vis qu’il me reconnaissait.

» – Eh bien, capitaine, lui dis-je tout joyeux… si vous m’aviez tué, cependant ! »

Je fis un bond en entendant cela : le mot était magnifique d’évangélisme !…

– Quinze jours après, continua le vieillard, le capitaine rejoignit son régiment. Le surlendemain, un aide de camp m’apporta cinq cents francs de la part du général Masséna. Alors j’achetai la maison que je tenais en location, ainsi que la prairie qui est alentour.

– Et comment s’appelait le capitaine ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

Ainsi ce vieillard avait été assassiné par un homme, il avait sauvé la vie à son assassin, et il n’avait eu dans le cœur, ni assez de ressentiment du mal qu’il avait reçu ni assez d’orgueil du bien qu’il avait fait pour désirer savoir le nom de celui qui lui devait la vie et à qui il avait failli devoir la mort.

– Je serai plus curieux que vous ne l’avez été, répondis-je, car je veux savoir comment vous vous appelez, vous.

– Jacques Elsener pour vous servir, dit le vieillard en ôtant son chapeau pour me saluer et en découvrant du même coup, et sans y penser, la cicatrice que lui avait faite la crosse du fusil du capitaine.

En ce moment, Pierrot se mit à braire. Cinq minutes après, Fidèle accourut, et, au premier détour du chemin, nous aperçûmes Marianne, qui nous attendait sur le seuil de la maison.

– Ma fille, dit Jacques, je te ramène un brave monsieur qui vient nous demander à coucher et à souper.

– Qu’il soit le bienvenu, dit Marianne ; la maison est petite et la table étroite ; mais cependant, il y a place pour le voyageur.

Et elle prit mon sac et mon bâton pour les emporter dans ma chambre.

– Hein ! comme elle parle, dit Jacques en la voyant s’éloigner avec un sourire : c’est qu’elle a reçu une éducation de demoiselle, cette pauvre Marianne ; c’est la fille du maître d’école de Goldau.

– Mais, dis-je, me rappelant la catastrophe arrivée en 1806 au village que Jacques venait de nommer, sa famille n’habitait pas ce pays lors de la chute de la montagne qui l’a écrasé ?

– Si fait, me répondit Jacques ; mais Dieu a préservé le père et les enfants : la mère seule a péri.

– Est-ce que votre belle-fille consentira à me donner des détails sur cet événement ?

– Tout ce que vous voudrez, quoiqu’elle fût bien jeune lorsqu’il est arrivé ; mais son père le lui a raconté si souvent qu’elle se le rappelle comme si la chose était d’hier… À bas, Fidèle !… Excusez, monsieur, c’est sa manière de vous faire, de son côté, les honneurs de la maison.

En effet, Fidèle sautait après moi comme si nous eussions été de vieilles connaissances : peut-être flairait-il le chasseur.

– Maintenant, me dit Jacques, si vous n’êtes pas trop fatigué et que vous vouliez monter sur la petite montagne qui est derrière ma maison, vous embrasserez d’un seul coup d’œil le champ de bataille de Muotathal ; pendant ce temps, Marianne préparera ses petites affaires.

Je suivis mon guide en appelant Fidèle, qui marcha derrière nous pendant vingt pas à peu près ; mais, arrivé là, il s’arrêta en remuant la queue, nous regarda quelque temps, puis, voyant que nous continuions notre route, il retourna en arrière, s’arrêtant pour nous regarder de dix pas en dix pas ; puis enfin, il alla s’asseoir sur le seuil de la porte, aux derniers rayons du soleil couchant.

– Il paraît que Fidèle n’est pas des nôtres ? dis-je à Jacques.

Car tout, dans cette famille, me semblait tellement uni que je cherchais la raison des plus simples choses, sûr d’y trouver toujours un mystère d’intimité.

– Oui, oui, me répondit le vieillard ; du temps de mon pauvre François, Fidèle aimait également tout le monde ici, car tout le monde était heureux ; mais, depuis que nous l’avons perdu, il s’est attaché à sa veuve. Il paraît que c’est elle qui a le plus souffert ; cependant, j’étais le père, moi. Enfin, Dieu nous l’avait donné, Dieu nous l’a ôté, sa volonté soit faite !

Je suivis avec respect ce vieillard si simple et si résigné dans sa douleur, et nous arrivâmes au sommet de la petite colline, d’où l’on découvrait une partie de la vallée, depuis Muota jusqu’à Schönenbuch : à droite, nous apercevions la cime de la montagne qu’on appelle, depuis 99, le pas des Russes ; deux lieues au-delà de Muota, le mont Pragel fermait la vallée et la séparait de celle de Klon, qui commence à l’autre versant de la montagne, et qui descend jusqu’à Näfels. Nous dominions la place même où était venue se briser sur nos baïonnettes la sauvage réputation de Souvorov, et où le géant du nord, venu au pas de course de Moscou, fut obligé de battre en retraite lui-même, après avoir écrit à Korsakoff et à Jallachieh, qui avaient été battus par Lecourbe et par Molitor : « Je viens réparer vos fautes, tenez ferme comme des murailles. Vous me répondez sur votre tête de chaque pas que vous ferez en arrière. » Quinze jours après, celui qui avait écrit cette lettre, battu et fuyant lui-même, après avoir laissé dans les montagnes huit mille hommes et dix pièces de canon, traversait la Reuss sur un pont formé à la hâte par deux sapins que ses officiers avaient joints avec leurs écharpes.

Je restai là une heure à peu près à examiner toute cette vallée, si tourmentée alors, et aujourd’hui si tranquille. Au premier plan, j’avais la maison, s’élevant au milieu de sa pelouse verte, ombragée par un immense noyer, avec sa cheminée dont la fumée s’élevait perpendiculairement, tant l’atmosphère était calme ; au second plan, le village de Muota, assez rapproché de moi pour que je visse ses maisons, mais trop éloigné pour que je distinguasse ses habitants ; enfin, à l’horizon, le mont Pragel, dont la cime neigeuse empruntait une teinte de rose aux derniers rayons du soleil.

Il y a, entre le marin et le montagnard, une grande ressemblance, c’est qu’ils sont religieux l’un et l’autre ; cela tient à la puissance du spectacle qu’ils ont incessamment sous les yeux, aux dangers éternels qui les entourent, et à ces grands cris de la nature qui se font entendre sur la mer et dans la montagne ! À nous autres, habitants des villes, rien n’arrive de grand ; la voix du monde couvre celle de Dieu ; il nous faut, pour retrouver un peu la poésie, aller la chercher au milieu des vagues, ces montagnes de l’Océan, ou au milieu des montagnes, ces vagues de la terre. Alors, pour peu que nous soyons nés poètes ou religieux, ce qui est souvent la même chose, nous sentons se réveiller dans notre cœur une fibre qui frémit, nous sentons vibrer dans notre âme une voix qui chante, et nous comprenons bien que cette fibre et cette voix n’étaient pas absentes, mais endormies ; que c’était le monde qui pesait sur elles, et qu’aux ailes de la poésie et de la religion, comme à celles des aigles, il faut la solitude et l’immensité. Alors on comprend parfaitement la résignation du montagnard et du matelot, tant qu’il erre dans ses glaciers, ou tant qu’il vogue sur l’Océan. Là, l’espace est trop grand pour qu’il sente dans toute sa profondeur la perte d’une personne aimée ; ce n’est que lorsqu’il rentre dans sa cabane ou dans son chalet, qu’il s’aperçoit qu’il y a une mère de moins au foyer, entre lui et son fils, ou qu’il manque un enfant à table, entre lui et sa femme ; ce n’est qu’alors que ses yeux, qu’il avait portés hauts et résignés, tant qu’il avait pu voir le ciel où est allée l’âme, une fois qu’ils ont perdu le ciel de vue, s’inclinent en pleurant vers la terre qui renferme le corps.

Le vieillard me frappa sur l’épaule ; Fidèle venait annoncer que le souper était prêt.

Chapitre4 Histoire d’un chien

– Mettez-vous là, me dit le vieillard en approchant une chaise du couvert qui m’était destiné. C’était la place de mon pauvre François.

– Écoutez, père, lui dis-je, si vous n’étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un homme selon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu’était votre fils, ni comment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent, vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pour aller vous attendre au ciel ?

– Vous avez raison, répondit le vieillard, et vous me faites du bien en me parlant de mon fils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma fille et moi, peut-être l’oublions-nous parfois, ou avons-nous l’air de l’oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ; mais, dès qu’un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dès qu’il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu’il prend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celui qui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, et nous voyons bien que la blessure n’est pas cicatrisée encore et demande à saigner des larmes. N’est-ce pas, Marianne, n’est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?

La veuve et le chien s’approchèrent en même temps du vieillard : l’une lui tendit la main, l’autre lui posa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrent sur les joues du père et de la femme ; le chien poussa un gémissement plaintif.

– Oui, continua le vieillard, un jour il rentra, venant de Spiringen, qui est à cinq lieues d’ici, du côté d’Altdorf ; il tenait sur son bras celui-ci – le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –, qui n’était pas plus gros que le poing ; il l’avait trouvé sur un fumier où on l’avait jeté avec deux autres de ses frères ; mais les autres étaient tombés sur un pavé et s’étaient tués. On lui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme un enfant, avec une cuiller : ce n’était pas commode ; mais enfin, la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laisser mourir de faim.

« Le lendemain, Marianne, en ouvrant la porte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ; elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeille où était Fidèle, et lui donna à téter ; c’était sa mère ; elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, la même route que François ; la chose finie, et lorsque le petit eut bu, elle sortit et reprit la route de Spiringen. À cinq heures, elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de la même manière qu’elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrant la porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.

» Elle fit de cette manière pendant six semaines et deux fois par jour le chemin de Spiringen en aller et retour, c’est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avait laissé un chien à Sisikon, et François avait apporté l’autre ici ; de sorte qu’elle se partageait entre ses deux petits : dans tous les animaux de la création, depuis le chien jusqu’à la femme, le cœur d’une mère est toujours une chose sublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deux jours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger. Puis elle ne vint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l’aperçut plus qu’à des espaces éloignés et à la manière d’une voisine de campagne qui fait sa visite.

» François était un hardi chasseur de montagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez là suspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui se perdît ; presque tous les deux jours, nous le voyions descendre de la montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nous en gardions un et nous en vendions trois : c’était un revenu de plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que François ne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ; mais François était encore plus chasseur par goût que par état, et vous savez ce que c’est que cette passion dans nos montagnes.

» Un jour, un Anglais passa chez nous. François venait de tuer un superbe lammergeyer [4] ; l’oiseau avait seize pieds d’envergure ; l’Anglais demanda si l’on ne pourrait pas en avoir un pareil vivant ; François répondit qu’il fallait le prendre dans l’aire, et que cela se pouvait seulement au mois de mai, époque de la pondaison des aigles. L’Anglais offrit douze louis de deux aiglons, tira l’adresse d’un négociant de Genève qui était en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les lui faire passer, donna à François deux louis d’arrhes, et lui dit que son correspondant lui remettrait le reste de la somme contre les deux aiglons.

» Nous avions oublié, Marianne et moi, la visite de l’Anglais, lorsqu’au printemps d’ensuite, François nous dit un soir en rentrant :

» – À propos, j’ai trouvé un nid d’aigle.

» Nous tressaillîmes tous deux, Marianne et moi, et cependant, c’était une chose bien simple qu’il nous disait, et il nous l’avait déjà dite bien souvent.

» – Où cela ? lui demandai-je.

» – Dans le Fronalp. »

Le vieillard étendit le bras vers la fenêtre.

– C’est, dit-il, cette grande montagne à la tête neigeuse que vous apercevez d’ici.

Je fis de la tête signe que je la voyais.

– Trois jours après, François sortit comme d’habitude avec sa carabine. Je l’accompagnai pendant une centaine de pas ; car j’allais moi-même à Zug, et je ne devais revenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous les deux ; François l’aperçut sur le pas de la porte, lui fit de la main un signe d’adieu, lui cria : « À ce soir, » et s’enfonça dans le bois de sapins jusqu’à la lisière duquel nous avons été aujourd’hui. Le soir vint sans que François reparût ; mais cela n’inquiéta pas trop Marianne, parce qu’il arrivait souvent que François couchât dans la montagne.

–