In-différences - Michel Daeffe - E-Book

In-différences E-Book

Michel Daeffe

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Beschreibung

Alphonse jouit d’une réussite professionnelle éclatante et aborde la vie avec une énergie débordante. Cependant, il a tendance à négliger les autres et à ignorer les conséquences de ses actions. Son existence bascule lorsque son regard se pose sur une jeune mendiante qui voit en lui une lueur d’espoir pour échapper aux traditions oppressantes de sa famille. De cette rencontre naîtra une amitié singulière qui lui fera découvrir des sensations nouvelles.


À PROPOS DE L’AUTEUR

Depuis près de vingt ans, Michel Daeffe explore les horizons de l’écriture. Fort de son expérience marquée par la publication de nombreux ouvrages, il propose In-différences, un récit saisissant qui peint avec vivacité les disparités entre deux individus aux réalités distinctes.

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Seitenzahl: 226

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Michel Daeffe

In-différences

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel Daeffe

ISBN : 979-10-422-0330-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Renaissance,Tome I, Le Lys Bleu Éditions, 2021 ;

– Renaissance,Tome II, Le Lys Bleu Éditions, 2021 ;

– Renaissance,Tome 0, Le Lys Bleu Éditions, 2022.

Chacun, suivant son cœur, s’en sert différemment ; des vertus ou du vice il devient l’instrument.

Sébastien Chamfort (1764)

Chapitre I

L’éléphant

Je marchais dans la rue menant à ma station de tramway. La vie y grouillait encore. C’était le plein été et il faisait toujours grand soleil. La nuit ne tomberait que dans trois heures. Je me donnais cette discipline de quitter le bureau suffisamment tôt pour profiter du temps qu’il restait encore des soirées, pour vivre réellement. Le spectacle de la rue m’apprenait beaucoup. C’était toujours pour moi un film qui se déroulait en trois dimensions, sans besoin de lunettes adaptées, sans l’obscurité des salles de projection et dans lequel je me trouvais librement plongé.

Malgré tout ce qui se passait autour de moi, je ne pouvais m’empêcher de penser à la conversation que je venais d’avoir avec un collègue. Antoine était plus un collaborateur qu’un collègue et c’était bon, parfois, de me le rappeler. Mes quelques mois de prise en charge de l’entreprise m’avaient suffi à bien le connaître et à l’apprécier. Bien que nous eussions quasiment le même âge, il avait l’avantage d’y avoir travaillé depuis plus longtemps et j’avais appris de lui tout ce qu’il fallait pour me fondre rapidement dans ce nouvel espace professionnel. Donner aux autres l’impression d’ignorance est toujours, dans cette situation, difficile à justifier. Il n’y avait rien d’exceptionnel dans cette relation hiérarchique et plus à gagner en apprenant des uns et des autres et plus particulièrement des plus proches. Tout le monde, généralement, s’y retrouve, les manuels d’enseignement des écoles, grandes et moins prestigieuses, le rappellent suffisamment, pour ignorer ces bases managériales. En plus de cette accoutumance, nous partagions un certain nombre d’idées en commun, que ce soit sur la politique du moment à laquelle nous n’avions pas apporté nos voix, sur l’écologie dont on nous présentait les maux et les remèdes à tort et à travers, sur l’avenir des hommes et des générations futures. Sans parler de nos épouses qui s’étaient bien entendues dès leur première rencontre. Épouses, pas vraiment, car autant Antoine s’était jeté dans le grand bain depuis déjà plusieurs années, autant j’hésitais, repoussant l’échéance dont je n’avais aucune idée du terme. Le sujet, comme si nous avions une idée de l’issue, était heureusement évité. J’étais ravi qu’il en soit ainsi. Je n’aimais pas les ultimatums et Olivia, ma compagne, le savait. Peut-être partageait-elle, elle aussi, ce besoin d’attendre et de voir venir. Percevant parfois cette sorte d’ennui, de routine, de quotidien trop quotidien, je ne voyais pas ce qu’un document de mariage, un simple formulaire nous apporterait de plus, à elle et à moi, puisque nous formions déjà un « couple », sans permis ni papier. Je me gardais d’évoquer ces raisons qui, en principe, ne regardaient que moi. (Sans doute penses-tu, toi lecteur, le contraire, sur ce qui me regarde et ne me regarde pas ; c’est pour cette raison que je ne te demanderai pas ton avis. Je serais capable de revoir ma position, peut-être même à tort, alors voilà, garde ton avis, tes réflexions, ne t’embarrasse pas de penser. Je le fais, pour moi. Apprends de mon expérience, de mes décisions si tu veux. C’est mon histoire, elle n’est à personne d’autre. Et ne donne raison ni à Olivia, ni à Antoine, et encore moins aux autres !)

Olivia voyait sans doute un peu différemment de ce que j’attendais de la vie, de nous, de notre avenir. L’avenir n’a qu’une valeur incertaine. On le câline, on lui donne des sucreries pour qu’il soit bon pour nous, mais il n’en fait qu’à sa tête et je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas de même. Je n’étais pas prêt à une confrontation avec elle, où je serais forcément accusé d’égoïsme. Nier l’évidence par une autre évidence qu’est l’hypocrisie, cela pouvait faire déjà un peu trop. (Je sens que tu n’es pas d’accord. Tu imagines : si à chaque fois que je sortais une chose aussi profonde et philosophique, il fallait aussitôt me remettre en question !)

Olivia était tout ce que j’attendais d’une femme : tendre, passionnée, belle à regarder, élégante, amoureuse, instruite, douce à ses heures, emportée à d’autres, ne laissant le fin mot d’une discussion qu’à ceux dont elle avait reconnu la profondeur, l’exactitude et la pertinence des propos. (J’ai de la chance, n’est-ce pas ?) J’enviais son sens de l’analyse, rigoureux et méthodique. Elle ne se trompait que très rarement. J’avais moi-même été analysé, favorablement, et vivais ainsi avec elle. Sa mère était ravie qu’elle ait enfin trouvé « chaussure à son pied ». Son regard sur les autres fonctionnait en permanence ; j’étais convaincu que pendant ses rêves, les personnages qui y intervenaient passaient dans la même « moulinette ». Je ne sortais pas d’un rêve et je savais que je n’étais pas à l’abri d’un écart (Vous le découvrirez plus tard !) d’une impertinence, d’une inexactitude, d’une superficialité qui pouvaient tout changer, ou presque. Je m’étais senti suffisamment fort jusqu’à mon arrivée dans l’Ouest, dans cette ville avec laquelle je n’avais aucune attache et toutes ces incertitudes m’avaient à peine effleuré jusqu’alors. Nous ne sommes qu’une mosaïque de qualités et de défauts dont certains restent simplement en sommeil, prêts à se manifester, pour le meilleur ou pour le pire. (Tu ne fais pas exception, cher ami lecteur, et c’est pire quand on n’en a pas conscience. Réfléchis ! Ou bien plutôt, n’y pense pas, reste toi-même. Je ne te jugerai pas non plus…)

Les gens dans la rue paraissaient parfaitement heureux. Le temps y était pour quelque chose. Avec les rigueurs de l’hiver, ils auraient eu une toute autre expression de ce même bonheur, l’enfouissant, le protégeant dans les profondeurs des cols remontés.

Antoine m’avait accusé d’irresponsabilité. Il l’avait dit, sans détour de langage, un peu trop directement à mon goût. Je lui avais parlé de ma dernière folie, certes, mais j’étais malgré tout son patron et tout patron s’attend à un minimum de réserve de la part de ses adjoints. (Je ne lui avais pas demandé son avis, comme je ne demande pas le tien, amies. Amis – amis, le sommes-nous vraiment ? La différence est qu’il est acteur de l’histoire, un des acteurs tout du moins, et il est en droit de se libérer de ce qu’il pense. Libre à toi de penser ce que tu veux de lui, cela m’est égal, tant qu’il ne s’agit pas de moi, rappelle-toi… Je te tutoie, sans te demander si cela te convient. Ça donne le ton de ma vision des choses. Te vouvoyer m’obligerait à tenir plus compte de toi, de ce que tu pourrais penser. Te tutoyer m’élève bien haut au-dessus de toi, de tout ce qui te concerne…)

Sortir plus de deux mille euros, presque trois, comme cela, sur un coup de tête, lui paraissait incompréhensible, ridicule même. Sans doute n’aurais-je pas dû lui en parler, mais je l’avais fait et c’était trop tard. Au moins, j’étais convaincu qu’il garderait cette « confidence » pour lui. Il me l’avait fait comprendre et j’avais confiance en lui. Balancer des mots n’a rien à voir avec balancer des gens.

Je l’avais vue pour la première fois, à la fin de l’été précédent. C’était peu de temps après mon arrivée à Nantes. Malgré toutes les questions que je me posais sur mon avenir professionnel dans la boîte et ce que je pourrais tirer de cette autre expérience, je n’avais pas tardé à sonder le paysage auquel je devrais m’habituer, jour après jour, enquêter sur ce que j’allais pouvoir vivre.

La jeune et élégante personne de l’agence immobilière située en bas de nos bureaux m’avait trouvé un appartement de cent mètres carrés, avec terrasse, dans un nouveau quartier de la ville. Un sixième et dernier étage. Une vue exceptionnelle sur la cité et sur la Loire. Les couchers de soleil y sont sublimes. J’avais un peu craqué sur ce logement à cause de cela. Olivia ne devait me rejoindre que quelques semaines après mon installation et m’avait laissé choisir, sans visiter. L’expérience précédente n’ayant pas été particulièrement très heureuse, je m’étais senti obligé de faire une vidéo « grand reportage » avant de décider, presque seul. Il fallait faire vite, les candidats locataires ne manquaient pas. Le montant du loyer ne semblait être un problème pour personne. Je me sentais pourtant avantagé « financièrement ». Visiblement, nous étions légion de candidats, jeunes cadres dynamiques, et fortement rémunérés. L’exemple d’un jeune Bill Gates à ses débuts avait donné des envies de style de vie confortable à plus d’un. Aussitôt après le visionnement de ma vidéo, Olivia m’envoya un message court et simple : OK, vas-y, ne le laisse pas passer. Ainsi, nous avions choisi presqu’ensemble, et l’erreur, si toutefois le choix s’avérait malheureux, serait ainsi partagée. La vidéo avait été tournée un jour de grand soleil ; c’était bluffant de luminosité et la vue panoramique était magique. Elle savait tout autant que moi que la météo pouvait être variable dans la région. Le pari était pris à deux. La jeune femme de l’agence m’avait assuré que j’y serais heureux, avec mon épouse. Le petit délai de réflexion que je lui avais demandé et qu’elle m’avait accordé m’avait coûté un dîner. Elle était libre, mais je ne l’étais pas. Je la revoyais de temps à autre dans l’agence, au travers de la vitrine. Je l’apercevais, disons plutôt. Sans doute s’apercevait-elle que je ralentissais volontairement mes pas, du moins les premiers jours.Ensuite, la vitesse de croisière s’est mise en place et je n’ai plus regardé, jusqu’au jour où elle est sortie de l’agence en m’interpellant, comme un flic sort de sa cachette pour vous verbaliser (vous voyez ce que je veux dire : trouver la faute et vous faire payer l’amande de circonstance),et je sus aussitôt pourquoi, comme la plupart des contrevenants… Dépassement du 50 ou du 80 ou du 110 ou du 130, pas marqué le stop, grillé le feu… Je n’avais pas marqué le stop, ni regardé à gauche ni regardé à droite. C’était là mon infraction. Je m’arrêtai, elle s’approcha, ne me demanda pas mes papiers et j’attendis docilement le reproche.

— Monsieur Louvin ! Vous semblez pressé.
— Je le suis, mais que puis-je pour vous ?
— Comment vous dire ?
— C’est vous qui voyez. Je vous écoute.
— Je regrette, je n’aurais pas dû…
— Vous me sembliez pourtant décidée, de la façon où vous avez surgi de l’agence.
— Pardon, ce n’est pas dans mes habitudes…
— De saluer un client ?
— Si si, bien sûr, mais…
— Je vais vous aider, vous voulez ?
— Pas certain que vous puissiez !
— N’aurais-je pas oublié quelque chose ? C’est ça ?
— Je n’aurais pas dû, pardonnez-moi.
— Non, pardonnez-moi, moi. Quand êtes-vous libre, la semaine prochaine ?
— Pour déjeuner ?
— Je vous avais proposé de dîner, ça ne vous convient pas ?
— C’est peut-être plus facile pour vous le midi ?
— Pendant un mois, ce sera plus facile le soir.
— Votre femme ?
— Ma compagne, en effet, elle n’arrive qu’un peu plus tard…

C’était jeudi. Le mardi suivant, nous nous sommes retrouvés sur un quai, près de l’attraction numéro une de Nantes : l’« éléphant ». Je n’ai jamais compris pourquoi la ville s’était tellement enorgueillie de cette création et pourquoi tant d’autres villes du monde l’enviaient. Une prouesse technique, sans nul doute, qui ne faisait de mal à personne et semblait donner un assez grand plaisir à beaucoup. Catherine m’en parla longuement pendant cette soirée. Elle s’appelait Catherine. Son nom figurait sur son bureau, à l’agence. Ce prénom ne lui allait pas trop bien, du moins – (pardonne-moi, lecteur !) – c’était mon avis. Je connaissais quelques Catherine. Aucune ne ressemblait à celle-là. Ma sœur pour commencer : brune, plutôt grande, les cheveux sur les épaules, la voix assez grave comme si elle avait fumé depuis quarante ans, la poitrine basse, les yeux marron. Cette Catherine était tout l’opposé : plutôt petite, la voix douce (je l’ai écoutée parler de l’éléphant sans trop m’ennuyer – sans quoi, avec une voix nicotinisée, je ne vous dis pas…), son soutien-gorge produisait un effet extraordinaire, dévastateur, ses cheveux blonds étaient coupés relativement courts et devaient sentir le blé. Elle m’avait conseillé ce restau flottant, sur la Loire. Un peu trop romantique, pour une première soirée, qui devait être la seule et dernière. Je m’étais dit que la solitude passagère ne m’autorisait pas à montrer plus d’intérêt pour l’éléphant que nécessaire. Et pourtant, elle aurait pu m’en parler pendant des heures. D’où la raison d’être sur mes défenses. J’appris plus tard que son père avait œuvré dans cette construction d’acier et d’électronique. Oui, j’avoue, j’étais tenté d’en savoir plus. Je commençais à m’intéresser à ce que l’on faisait de bien dans la cité de Jules Verne. Oui (et alors ? Il me fallait bien un guide, après tout, même si elle n’avait pas un joli nom, du moins un nom qui lui aurait mieux convenu…).

Je lui en avais un peu voulu de ne pas essayer de savoir un peu plus de moi. Elle avait peut-être raison. Le sujet d’Olivia aurait sans doute été évoqué, approfondi et l’aurions-nous vraiment voulu ? Moi pas, en tout cas. Elle, je ne sais pas. Elle avait l’air de bien maîtriser l’art de cacher sa curiosité. Avec les quarante-huit tonnes d’acier et de bois, les deux mille cinq cents litres d’huile hydraulique, les quarante-six vérins hydrauliques et j’en passe, le bouclier de la discrétion avait une bonne armature. Il m’aurait plu d’avoir son avis sur l’objet du désaccord que nous venions d’avoir, Antoine et moi. La chronologie des existences de chacun et des événements qui nous concernent n’aide pas toujours et on revient alors à ces réflexions tellement absurdes : Si seulement j’avais pu savoir – Dommage que ce ne soit pas arrivé plus tôt – C’est trop tard – C’est trop tôt… Qu’aurais-je pu attendre, de toute façon, de l’avis d’une femme à propos d’une autre femme, qui plus est, n’était pas Olivia, d’une femme qui m’était complètement étrangère… C’est difficile à dire avec ce décalage de temps qui compose en partie le destin, le karma si vous préférez. Rien, ou presque rien n’arrive au bon moment finalement, mais c’est sans doute mieux ainsi. Décider seul, sans l’avis de quiconque. Quoi qu’il en fût, je n’y pouvais rien changer : ce que je n’aurais peut-être pas dû faire, je l’avais déjà fait, un point c’était tout.

Tout avait donc tourné autour de l’éléphant et des mécanismes avec lesquels il était articulé. La belle Catherine souhaitait cette soirée, me l’avait justement réclamée puisque je la lui avais proposée, mais je trouvais qu’elle était restée sur ses défenses, elle aussi.

Elle me quitta sur les coups des vingt-trois heures, les « trams se faisant rares à partir de cette heure ». Elle habitait dans le Nord de la ville qu’elle devait traverser matin et soir pour se rendre à son travail et en revenir. Je n’avais pas de voiture et c’était tant mieux. Je me serais senti obligé de lui proposer de la reconduire chez elle, ce qu’elle aurait refusé, par principe. Obligé ou bien trop heureux… Pour après… je ne sais pas.

Pour moi, il était trop tôt pour aller dormir seul et trop tard pour entamer une autre soirée, je dormis mal. L’éléphant, peut-être, ou bien le message d’Olivia m’annonçant que son arrivée serait retardée à cause de son travail et du projet que sa direction lui avait confié et qu’elle ne pouvait pas « décemment » abandonner.

Chapitre II

L’accordéon

Elle était assise en bas des escaliers qui relient la partie haute de la ville à celle où coulait encore, un des canaux de la Loire, avant la dernière guerre. L’idée de parler de la ville haute et de la ville basse n’était pas venue aux maîtres des lieux de l’époque, les bourgmestres et autres élus du peuple d’alors. Pourtant, cette distinction aurait mérité d’exister.

Peu importe cette indifférence au relief de la ville, la jeune fille faisait la manche dans la partie basse, celle peut-être des petites gens dont l’ascension dans la société restait au niveau des égouts et des caniveaux désormais cachés, des rats aussi qui, parfois encore, osent montrer le bout de leurs moustaches. Je devais chercher un regard, comme on le fait parfois dans des moments de solitude, mais sans doute pas n’importe lequel. Un qui soit différent des autres, intrigant, invitant (n’y vois pas d’immoralité ou de légèreté de l’âme, lecteur, ce serait un raccourci qui ne te ferait pas grimper dans mon estime !), rassurant, comme s’il y avait une pièce manquante du soi, que l’on recherche toujours un peu. Souvent en vain… Je répondis inhabituellement à ce genre de bonjour que ces gens vous balancent dans l’espoir de vous accrocher le regard, de vous griffer le cœur. Le mien s’était désarmé de cette enveloppe que je mettais en marche dans la rue, protectrice, sélective, allégeante, économisante, absolvante, à laquelle je donne souvent le sale boulot à faire. Et fatalement, les deux, cœur et regard, démunis, se firent accrocher et griffer. Des mots vinrent à ma bouche. C’était comme s’ils étaient là, tout prêts à sortir, en compensation de cet état de fragilité dans lequel je m’étais laissé aller, inconsciemment. Ils n’étaient pas des mieux choisis, ni des plus pertinents pour l’occasion, mais ils étaient spontanés, sans fioritures, adressables à n’importe quel quidam. Vous verrez qu’au fur et à mesure que je vous raconte cette histoire, elle n’était pas n’importe quel quidam, et elle les reçut avec une importance que je ne voulais pas forcément leur donner. Peut-être avait-elle, elle aussi, mis ses sens en fragilité, mis de côté, pour quelques minutes, les gardes contre ses propres quidams, mais ceux d’une rue « d’en bas ».

Il faisait beau, je m’étais accordé un peu de temps pour déjeuner du spectacle de la rue. La misère, quel que pût être son niveau, paraissait ainsi moins pitoyable. Les gens marchaient sans se retourner, sans la remarquer, comme j’aurais pu le faire, d’ordinaire. Quelques euros lestaient son chapeau de feutre, posé devant elle.

— Bonjour !
— Bonjour !
— Tu ne travailles pas ?
— Que penses-tu que je fais, maintenant ?
— Un vrai travail, je veux dire…
— Pas vraiment, je fais ça quand je peux m’échapper de la maison.
— Où habites-tu ?
— Avec mes parents et mes petites sœurs ?
— Oui, mais où ?
— Le bas Chantenay… En direction du pont.
— Je ne connais pas. Je n’habite pas ici depuis très longtemps.
— C’est le long de la Loire, du port, enfin dans le vieux quartier…
— Tu gagnes bien ta vie à faire ça ?
— Ça dépend des jours et des gens qui passent. Beaucoup ne s’arrêtent pas. Je suis ici depuis une heure et demie et t’es le premier qui s’arrête.
— Pourtant, ces pièces ?
— C’est moi qui les ai mises. Je fais toujours ça. On fait tous ça ! Histoire d’attirer le regard et d’inciter les gens à donner.
— Tu as un accent.
— Mes parents viennent de l’Est. Je suis née là-bas et j’ai fait le voyage avec eux. Mes sœurs sont nées ici.
— Tu parles bien.
— Je suis un peu allée à l’école et j’aime bien lire. Les bouquins sont un peu chers.
— Oui, c’est vrai. Que font tes parents ?
— Mon père fait un peu la même chose. Il fait la manche, comme vous dites, mais lui joue de la musique. Il a un accordéon. C’est mieux. Moi, je sais rien faire. De la musique en tout cas. Il aide parfois un ami qui a un garage. Il travaillait dans une usine de voitures autrefois et il a été licencié. Ma mère s’occupe de mes sœurs et fait un peu de couture.
— Tu pourrais peut-être l’aider au lieu de…
— Au lieu de mendier dans la rue ?
— C’est pas ce que je voulais dire…
— C’est pas grave. C’est vrai après tout. J’essaie de trouver du travail, de vendeuse dans des magasins de fringues, mais j’ai toujours la même réponse : « Vous n’avez pas d’expérience ». Ça aussi, c’est vrai, mais faut bien commencer. Et puis, je ne suis jamais maquillée et ne porte pas de vêtements à la mode. Mais j’y arriverai, un jour.
— J’en suis sûr.
— T’es gentil…
— Si tu le dis ! Je ne sais même pas ton nom.
— Ni moi, le tien.
— Toi d’abord.
— Nadéja, et toi ?
— Alphonse Henri !
— C’est long.
— Un peu plus long que le tien, c’est vrai.
— Si on se voyait souvent, ou si on se revoyait, je t’appellerais Alf. Ce serait plus simple.
— Quand est-ce que tu pourras m’appeler Alf, alors ? Car je dois m’en aller. Je n’ai pas trop de temps ce midi.
— Je « ferai » la rue Crébillon, la semaine prochaine, mardi. Ici, c’est pas toujours très bon. Les gens courent toujours. Puis, il y a le bruit du tram, des bus, des voitures, des motos et des camions de police et d’urgence. Ça me casse les oreilles. Mon père ne vient jamais ici. J’essaie de ne pas être trop proche de lui.
— Pourquoi pas ?
— Il ne joue pas très bien ! Je me moque un peu de lui…
— Sympa, la fille du musicien ! À mardi donc, Nadéja. Tu « travailleras » toute la journée ?
— Oui, tout dépendra si je suis fatiguée ou pas.
— Tu es toute jeune…
— Je ne dors pas très bien à la maison. Mes sœurs font du bruit. Mes parents aussi parfois. Ils se disputent. Parce qu’on n’a pas récupéré assez d’argent, ou que ma mère reparle de retourner chez eux et de retrouver la famille.

C’est ainsi que je la vis la première fois. Le temps a passé et j’ai entretenu avec elle, une relation distante, mais assez obsessionnelle, puisqu’il ne se passa pratiquement pas une semaine sans que je la revoie. Ces rencontres furent secrètes, bien qu’à la vue de tous ces gens qui continuèrent à l’indifférer. Leurs seuls regards ne se portaient que sur moi. C’était comme s’ils me voyaient parler à un fantôme. Nos rendez-vous, sans qu’ils en fussent vraiment, avaient quelque chose d’intime ; j’étais comme parcouru de cette étrange impression de n’être qu’avec elle, tous ces moments passés ensemble. C’était elle qui parlait le plus, car je n’avais pas grand-chose à lui apprendre sur moi. J’étais entré dans son monde bien avant qu’elle ne m’invite pour la première fois à venir « chez elle », comme elle disait, mais qui voulait plutôt dire « chez eux ». Quand elle n’était pas dans la rue, elle était « chez elle ». Mais ne disons-nous pas tous la même chose, même si la sémantique que nous partageons, les uns les autres, nous catégorise parfois d’une façon antipodique ? Elle tenait comme un agenda. J’en étais parfois ébahi. Avait-elle, ou avaient-ils, dans leur monde à eux, une notion plus avancée du temps et des intempéries à venir, que celle sur laquelle je me basais, plus scientifique, moi, comme la plupart des gens d’en haut. Sa mère, plus tard, m’apprit que ses propres parents lui avaient enseigné les leçons que l’on retient de la vie, à la ferme où la nature annonçait la couleur des jours à venir, à ceux qui apprenaient puis savaient décrypter. De rendez-vous en rendez-vous, j’ai pu découvrir des quartiers de la ville qui me seraient autrement restés inconnus, et cela, par tous les temps. Rien ne semblait être laissé au hasard. Il me parut ainsi que la pluie pouvait ne pas être la même dans les quartiers les plus huppés de la ville que dans ceux quelque peu laissés à eux-mêmes. J’avoue que cette planification de la vie m’échappait un peu. Quel pouvait être l’intérêt de travailler dans une rue sans attrait, sans passants, parfois sous la pluie et dans les courants d’air et de poussière ? J’avais à apprendre et Nadéja, peu à peu, m’expliqua bien des choses qu’il m’était impossible de deviner (et que je partagerai peut-être avec toi, ami lecteur, si tu veux bien apprendre de moi et surtout d’elle !) etencore moins, d’imaginer.

Elle s’était habituée à mes visites et son visage, au fil du temps, s’était débarrassé des marques de l’ennui et de l’inquiétude que la précarité et l’absence de perspective avaient gravées sur son front. Je ne faillis presque jamais à passer la voir quand nous l’avions convenu, même quand le temps me manquait, de peur de perdre sa trace. Elle maintenait un agenda quelquefois étrange et j’avais dû adapter le mien aux consignes familiales de la jeune femme. Mes absences du bureau étonnaient sans doute, mais personne n’y avait fait allusion. Je les tenais aussi brèves que possible. Je les aurais voulues plus longues et moins conditionnées par les impératifs du travail. Il fallut pourtant un jour que j’en parle, le poids de ce secret et de mon égarement avait fini par tant me peser. Antoine avait déclenché ce besoin d’aveu.

Le corps de Catherine, nu, lové autour du drap roulé en boule, témoin malmené du déchaînement de nos passions, s’était subtilement illuminé de la lumière du jour naissant que la baie vitrée, complice, laissait passer. Le soleil rouge pâle donnait à sa peau ce qu’il fallait de nuancé à la rendre parfaite, satinée et tellement agréable à mes yeux. Que de chance à ma peau de s’être frottée à la sienne ! Je ne sais pas si la réciproque était vraie. Sa nudité était totale, extrême, complètement abandonnée aux sens qui s’éveillaient en moi, en ce petit matin. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ceux à qui elle avait déjà donné un tel tableau, cette nature vivante encore assoupie. Mais comment peut-on se poser de telles questions alors que le simple présent suffit à oublier le passé et le lendemain ? Tout n’était que rondeurs voluptueuses. Pas de triangle cachant, pas d’aisselles abandonnées à la nature. Ce corps était tout l’opposé du mien descendu tout droit du Neanderthal, sans transition ou presque. C’était le blanc et le noir et chacun avait gardé son propre cachet. Seules nos sueurs s’étaient mélangées, épargnant nos peaux des frictions nocives des mouvements ardents de l’amour.