Juliette au pays des hommes - Jean Giraudoux - E-Book

Juliette au pays des hommes E-Book

Jean Giraudoux

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Beschreibung

Juliette doit épouser Gérard. Elle se découvre soudain fiancée à un homme provincial, prosaïque : « Alors qu’elle-même se sentait ce soir de nature interstellaire, elle trouvait à la parole de Gérard un timbre terrestre qui le situait aussi impitoyablement sur cette planète qu’un accent bordelais vous situe à Bordeaux. Juliette eut le sentiment qu’elle allait épouser, qu’elle aimait, l’homme le plus provincial de l’infini, […] elle avait à délivrer, elle ne savait où, la vraie Juliette qui viendrait redonner du goût à cette nuit et à cette nature. Il y avait à délivrer Juliette de tous ceux qui la tenaient, sans le savoir d’ailleurs, emprisonnée. Ou plutôt il lui fallait rassembler pour la nuit de noces toutes ces Juliettes données par elle à des passants, à des inconnus, à des jeunes gens dont quelquefois elle avait entendu seulement le nom, parties d’elle à ces heures de demi-clarté ou de demi-désir propices aux matérialisations. »
Elle part donc revisiter ces hommes survivants des rêves de son adolescence. Elle va trouver en eux des symboles, archétype de péché capital ou coquilles vides, du vaniteux à l’écrivain raté, du savant maniaque au violeur : « Vérificatrice de l’irréel, de l’inimaginable, du non-révolu, Juliette s’étonnait de retrouver les êtres qu’un de ses désirs d’enfant avait attirés un quart d’heure à l’existence emportés désormais par l’âge, soumis au contrôle des concierges, et marqués, pour qu’elle n’eût pas de doute sur leur qualité humaine, d’une dent d’or ou d’un coryza. » Seul, le narrateur-écrivain assure, le temps de lire à Juliette sa « Prière sur la Tour Eiffel », un rapport plus équilibré entre pulsions et raison.
Ce voyage initiatique « à la Jérôme Bardini » mais au féminin ne manque pas d’humour ni de digressions « à la Giraudoux ». Cette Juliette – dont le nom rappelle celle d’un certain marquis – fera, entre imaginaire et réalité, un apprentissage que vous lirez avec délices.

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First published in 1924

Copyright © 2022 Classica Libris

Chapitre 1

Le ruisseau soudain ne coulait plus. Les vergnes ne bruissaient plus. Les champs où les glaneurs avaient laissé un seul épi avaient l’odeur du pain. Les carrés de vigne où le raisin était encore vert sentaient le pressoir. Parfois un nuage couvrait le soleil. Alors, pour cette seconde d’éclipse, le ruisseau coulait à nouveau, les vergnes bruissaient. Un merle se perchait et aspirait l’air comme un homme… Mourir, en pêchant les écrevisses !

Gérard, qui dormait, après avoir tendu ses balances, ouvrit les yeux. Les faveurs divines, les grâces efficaces éparses dans ce gazon valurent soudain pour lui les bonheurs que ses ascendants et lui-même s’étaient, par le travail de vingt générations, préparés à grands frais. Il se trouvait sucer une paille – et, jouissance exactement égale, il avait deux cent mille francs de rente. Il portait une ombre de merle sur le front, une ombre qui ouvrait le bec – et, pesée équivalente, sur toute l’âme, la silhouette d’une fiancée riche, pure, et dénommée Juliette. Son pied était attaqué par un chatouillement exquis, ou plutôt par un eczéma incomparable, ou plutôt encore par une adorablement délicieuse gale – et il descendait de Guizot. Sa main couvait un chardon. Il suffisait de la contracter pour se sentir assailli intérieurement par un porc-épic, de l’ouvrir pour avoir le cœur libéré d’une châtaigne en coque – et il avait une Hispano-Suiza. Puis flambèrent des éclairs de bonheur trop fulgurants pour susciter leur équivalent dans un autre domaine de la joie : un martin-pêcheur, un autre martin-pêcheur, oiseaux intraduisibles. Puis, troisième stade du réveil, l’équilibre s’établit au contraire entre les merveilles de la nature et les avantages secondaires de sa vie courante : il avait à sa droite le soleil couchant, et à sa gauche un fond de bouteille d’absinthe ; il possédait l’été – rien à faire, l’été était à lui – et il possédait aussi, dans la faible mesure évidemment où les objets nous appartiennent, un moulinet Graham pour les truites… Mourir, en vivant ainsi cent ans, mille ans !

Les derniers coups de feu retentissaient dans cette campagne dépeuplée en paysans, surpeuplée en chasseurs et qui n’avait gardé d’invariable que son contingent de poètes. En sécurité près de Gérard, les petits animaux familiers lui adressaient ces signes de confiance qu’il leur faut bien, en temps d’ouverture, réserver aux pêcheurs. Les grives, les râles, les oiseaux qu’engraisse l’automne, se posaient près de lui sans que leur jabot les fît encore basculer. Un ramier voleta au-dessus de sa tête, et lui apprit toutes les modulations de la langue la plus tendre, la seule que son aïeul n’apprit point aux apôtres, celle des ramiers :

– Ô coulomb ! ô palombe ! lui criait Gérard, dans le dur langage des hommes.

Il était temps d’aller lever les balances. Déjà, sauvée par cette sieste trop longue, la génération des jeunes écrevisses non méfiantes avait mangé son saoul et se retirait devant les mères prudentes et rabâcheuses, désormais rassurées. Du geste dont le scorpion qu’agacent les enfants retourne vers soi sa queue, enfonce en sa tête son dard, et immole son heureuse vie de scorpion, Gérard éleva son bras gauche, l’arrondit, porta contre ses yeux sa montre-bracelet, et tua sa plus belle minute. Il se dressa sur son séant, et ce mouvement suffit pour que rien en lui ne s’équilibrât plus, paille et fiancée, soleil et absinthe. Il se recoucha : on ne retrouve pas deux fois son empreinte dans le bonheur, le chardon était maintenant sous sa tête. Il se leva… C’est par un effort de ce genre, voilà mille ans, qu’un de ses ancêtres, tout nu et chevelu, ancêtre aussi de Guizot, avait arraché sa conscience à celle de la nature… Les prés, l’eau fugitive, cette distribution d’amarante par le couchant à chaque arbuste figurant, donnèrent soudain à Gérard ce qui ne lui était venu jusqu’à ce jour que par la vue des grands mariages : l’orgueil de sa condition d’homme. Par un de ces calembours qui articulent hypocritement tous les traités de métaphysique, il passa cette minute divine à rien de moins qu’à sa divinité. Il ne put s’empêcher de sourire à l’idée qu’un dieu, penché sur un ruisseau, allait pêcher des écrevisses, les accommoder au retour lui-même en court-bouillon, avec du laurier, des carottes, les manger…

Mais Juliette arrivait.

Juliette était maussade, car elle venait de s’éveiller, au contraire de Gérard, avec l’impression que notre planète est encore en travail de contraction, et l’homme une sorte d’insecte. La terre surtout lui semblait tremper encore dans le bain primitif ; les sources, les ruisseaux n’étaient que sérum. Cela lui tournait le cœur. Elle avait dû pousser une barrière fraîchement peinte, lutter en pleine crise de confiance avec la terre contre une série d’objets ridicules dont les noms même ne sont que des diminutifs, chevillette, portillon, et elle arrivait vers Gérard dégoûtée, comme aucun humain ne le fut avant elle, des vêtements, des loquets, et de la parole articulée. Si bien que tout ce que purent les fiancés fut de diriger la conversation sur les écrevisses, dont Gérard se considérait le frère par orgueil, elle la sœur par humilité, et ils levèrent les balances – d’où la génération des écrevisses prudentes, maintenant rassasiée, achevait de disparaître sous la pression des étourdies, affamées derechef, et vouées d’ailleurs, par définition, à la mort. Juliette, pour que je ne sais quelle enquête chimique, conduisait Gérard sans qu’il s’en doutât aux places les plus ensoleillées ou les plus sombres, y écoutait sa voix, y observait ses gestes, non sans y éprouver aussi par la même occasion le diamant de sa bague de fiançailles. Alors qu’elle-même se sentait ce soir de nature interstellaire, elle trouvait à la parole de Gérard un timbre terrestre qui le situait aussi impitoyablement sur cette planète qu’un accent bordelais vous situe à Bordeaux. Rien de plus terrestre aussi, cet été, que les vestons à martingale. Impossible avec ce veston de loger Gérard sans scandale dans aucun de ces espaces où elle, Parisienne du firmament, pouvait indifféremment circuler. Impossible de situer ces chaussettes dans Sirius, cette moustache dans l’étoile du matin. Certes l’astre sur lequel Gérard convenait encore le mieux, avec sa ceinture à initiales, ses boutons de manchette à blason, c’était celui des lapins russes, de Guizot, de Thiers, et de la Tour Eiffel. Juliette eut le sentiment qu’elle allait épouser, qu’elle aimait, l’homme le plus provincial de l’infini, et deux pleurs coulèrent sur son visage où rien n’avait été prévu pourtant pour l’écoulement des larmes.

– Quel bel air sec ! disait Gérard.

Il est ridicule pour deux fiancés, se disait Juliette, d’avoir leur premier malentendu à propos de l’humidité de la terre. Mais tant pis. Gérard l’a voulu. Je réalise ce soir mon projet.

– Vous dites, Gérard ?

– Quel bel air sec !

Comme je suis inconséquente, pensait encore Juliette. Je me sens en ce moment au-dessus de toute loi divine et humaine, et Gérard m’irrite en contrevenant aux décrets des gardes champêtres, en ne rejetant pas au ruisseau les écrevisses inférieures à la taille légale, en pêchant avec les balances à filet étroit. Voilà qu’il chave ! Pourquoi cet accroc aux lois préfectorales me meurtrit-il le cœur ?…

– Tu dis, Gérard ?

– Il y a de la poussière sur ce ruisseau !

Maintenant ils revenaient, Juliette par la route, Gérard par l’accotement, et c’étaient seulement les pas de celle qui pesait si peu, ce soir, sur le monde, que l’on entendait. L’oiseau le plus silencieux d’Auvergne, le râle d’eau, poussait sa plainte hebdomadaire ; l’arbuste le plus rigide du Massif Central, le genièvre, frissonnait. Gérard savourait cette résonance inhabituelle de sa campagne, dans laquelle d’ailleurs les fleurs tout spécialement inodorantes embaumaient cette nuit, le dahlia, la marguerite, et où brillèrent soudain les objets ternes par nature, granits et troncs d’arbre. Ainsi, grâce au fracas des chouettes, aux effluves du bleuet, à la transparence des ardoises, le bonheur montait dans son âme par des chemins neufs, et il n’était pas loin de se croire de nouveaux sens, ouverts aux places de son corps les moins sensibles, gras de son bras, ou clavicule. Jusqu’à son squelette qui prenait à son compte les mouvements des poumons et du cœur. Gérard se sentait ému d’une angoisse qu’il n’avait connue qu’à la veille des baccalauréats, car chaque lueur, chaque bruit l’appelait comme une convocation, à laquelle il n’avait pas toujours le sentiment de répondre par l’émotion juste. Des chauves-souris s’engouffraient entre eux deux, revenant, puis repassant, ne cherchant pas d’autres arches à cette nuit que des arches humaines. Gérard songeait que les braconniers cachés dans les joncs, entendant leurs deux voix et le seul pas de Juliette alourdie par les filets, pouvaient croire qu’elle le portait dans ses bras. De sorte, aussi silencieux qu’un fiancé nageant le long de la digue où se promène sa fiancée, qu’il nageait dans la nuit, dans l’estime du monde, dans l’honneur humain, et un désir de beau mobilier, de vaisselle de style, et de pièces de forme l’inondait. Toute pression du soir, chant de rossignol, bétail éclairé dans l’étable par une lanterne, ouvrait en lui un casier où étincelait, en porcelaine du XVIIIe siècle surtout, un magnifique objet usuel. Toutes les étapes successives de la lutte de Paris, de Sèvres, de Vincennes à la recherche de la vraie pâte tendre, il les parcourut sur un chemin sentimental et parallèle, à la recherche de la tendresse elle-même, à l’aide de ce crépuscule, avec parfois un attendrissement subit et déréglé pour les monogrammes dans le Vieux Rouen… Bref, c’était un jeune homme vieux de vingt ans, près d’une jeune jeune fille de vingt mille ans ; c’était la province.

L’oncle de Juliette attendait les pêcheurs à l’entrée du parc, assis sur le banc d’où il tirait tout gibier et qu’on repeignait à la hâte dans les trois seuls jours de l’année où aucune chasse n’est permise. Il donna à leur vue tous les signes que doit provoquer un passage de fiancés. Il les visa de sa canne, il s’embrassa bruyamment la main. L’oncle de Juliette, dont il ne sera plus jamais parlé ici, était un de ces personnages à peine épisodiques, qui ne jouent dans les romans aucune espèce de rôle, mais qui, bien plus que les héros, inspirent le désir irrésistible de connaître la date et le jour de leur naissance, tous leurs prénoms, leurs principaux vices, et naturellement, avec plus de détails encore, tous les faits, gestes et signes particuliers de leurs ascendants. L’oncle de Juliette était de la ville de France où les chapeliers fixent de petites glaces au fond des chapeaux pour que le possesseur, en visite, puisse corriger sa toilette. Né le 21 février 1857, quand il était privé de son chapeau, il avait pris l’habitude de regarder la paume de sa main. L’oncle de Juliette ne bégayait pas, ne zézayait pas, ne zozotait pas. Confirmé le 12 juillet 1859, du doigt léger de Monseigneur de Valloux, sur la joue encore rouge où son oncle… (l’oncle de l’oncle de Juliette, autre personnage plus épisodique et plus insignifiant encore, mais ne nous laissons pas entraîner), il n’avait d’autre originalité que son affection pour les traîtres célèbres. Il leur avait réservé son parc. La plupart des allées en étaient dénommées d’après ceux qui ont trahi avec quelque éclat le devoir, la patrie, la religion, et chaque année il élevait dans quelque rond-point, choisi au prix de gros sur le catalogue d’un marbrier funéraire, un monument. À droite du banc des bécasses c’était, par exemple, la stèle brisée de Jean de Ligny, qui livra Jeanne aux Anglais. Dominant la cressonnière, le monument de Judas, petit obélisque en granit des Vosges à oreillettes de fonte auxquelles il attachait son chien, le transformant d’ailleurs ainsi en monument de la fidélité. Sur l’île, entre les ifs, le bélier égyptien dédié au Connétable de Bourbon, le plus respecté et le plus choyé, car il était originaire du pays. À part Judas, en somme, et Talleyrand, presque tous des militaires. Le long du canal, quelques colonnades vouées non plus aux traîtres, mais aux traîtrises et félonies, aux abstractions : renversement des Alliances, conduite des Saxons à Leipzig, dissolution du cabinet Leygues. Sous tant de sarcophages, pierres et buttes, ne reposait qu’un seul corps, celui d’un paysan du bourg, insoumis, mais revenu mourir au pays et que le curé avait expulsé du cimetière. Le parfum de l’enfer flottait sur ce clos mi-bourbonnais mi-auvergnat, inscrit entre le sombre Puy Chopine et le plomb de Chantelle, et qui correspondait exactement par ses locataires à l’un des cercles de Dante ; mais, au lieu des âmes incolores des réprouvés, volaient des faisans, que l’oncle félicitait tout haut d’avoir trahi les Indes, des paons, infidèles à la Perse, et plusieurs fois l’an l’oncle de Juliette, président de philharmonique, y faisait jouer des polkas et mazurkas de sa composition intitulées Waterloo ou Azincourt… Car les défaites étaient pour lui des trahisons du sort. Tel était l’oncle de Juliette, personnage épisodique s’il en fut, qui réclamait, fidèle à ses traîtres, d’être enterré dans son propre parc, dont je puis donner les dates complètes d’état civil, puisqu’il vient de mourir au début de ce mois, le 7 juin 1924, et dont il ne sera plus jamais parlé, et nulle part.

L’oncle de Juliette, quand le dîner eut pris fin, l’accompagna jusqu’à sa chambre, séparée de la sienne par la bibliothèque. Ainsi tous deux dormaient chaque nuit, écoutant les soupirs de l’autre, songeant à la vie de l’autre, chacun à travers ce qu’il croyait son affection et qui était un peu sa culture et ses lectures, elle à travers une cloison de Racine, de Beaumarchais, de Baudelaire épiant les rêves d’un vieillard, et lui ceux d’une jeune fille à travers Eugène Sue, Voltaire et Pixérécourt. Juliette se mit à sa fenêtre, tout juste au-dessus de Gérard, qui de son balcon, à la vue de la Voie Lactée, avait soudain l’idée des inflexions futures du Lunéville. La campagne était assez silencieuse pour que le vol des hiboux y devînt perceptible. Arrêtés pour la nuit dans la migration qui les avait amenés en moins de deux mille ans au Limousin, les châtaigniers, la dernière racine encore levée, portaient sur eux-mêmes leur ombre, car la lune était montée aussi haut que peut monter la lune. Tous les diamètres entre les constellations étaient d’ailleurs cette nuit-là tendus à craquer. La route aussi était tendue d’Aigueperse à Randan, et tout chariot, toute bicyclette qui s’y risquait, y résonnait, y grésillait, attaquait le cœur. Repoussant ses volets doucement, comme Noé les volets de l’arche le jour où les eaux commencèrent à baisser, accoudée sur les jasmins de la barre d’appui dont les branches poussaient cette nuit-là assez vite pour s’enrouler peu à peu autour de ses bras et de sa tête, inondant Gérard, précisément à chaque mouvement d’humeur contre lui, à la fois de leur pollen et de leur parfum, Juliette, à travers le Cantique des Cantiques et Laure d’Émile Clermont, voyait l’Auvergne s’élever – et, à travers Paul-Louis Courier, entendait l’onde craquer des allumettes sous son lit, non par peur, mais pour en chasser les mouches qui s’y cachaient le jour comme des voleurs. Le clair de lune caressait la terre qui semblait sortir en effet d’une de ses crises de l’Ancien Testament et dont l’aspect biblique tournait au néo-alexandrin. Lasses d’avoir bondi comme des agneaux, les collines dormaient comme des génisses ; fières d’avoir bondi comme des béliers, les montagnes luisaient comme des taureaux. Une jeune fille ne peut guère soutenir au clair de lune un duel avec la terre. La planète traversa soudain le cœur de Juliette comme une balle.

Mais c’était trop tard. Sa décision était prise.

Car tout ce bonheur qu’elle avait, cet oncle qu’elle avait, ce fiancé, ce Baudelaire qu’elle avait, ce beau domaine, tout cela lui semblait depuis quelques jours être un point d’arrivée, pas un point de départ. Il lui semblait, tant elle était ce soir insensible, qu’elle avait à délivrer, elle ne savait où, la vraie Juliette qui viendrait redonner du goût à cette nuit et à cette nature. Il y avait à délivrer Juliette de tous ceux qui la tenaient, sans le savoir d’ailleurs, emprisonnée. Ou plutôt il lui fallait rassembler pour la nuit de noces toutes ces Juliettes données par elle à des passants, à des inconnus, à des jeunes gens dont quelquefois elle avait entendu seulement le nom, parties d’elle à ces heures de demi-clarté ou de demi-désir propices aux matérialisations. Elle pouvait les retrouver, elle était soigneuse ; c’était la jeune fille qui avait perdu le moins de mouchoirs en sa vie ; elle avait noté sur un carnet les possesseurs de tous ces doubles d’elle-même laissés comme un manteau à des mains étrangères et qu’elle sentait parfois réunis sur elle à la veille des semaines tristes, comme les mille peaux sur l’oignon quand l’hiver va être froid… Ainsi celle qui poursuivait Hélène avec le plus d’amour et de raison, en Troade, en Égypte, fut Hélène elle-même. Ah ! qu’il serait doux dans un mois de retrouver Gérard, qui au-dessous d’elle maintenant dormait, aussi paisible et content que Pénélope, alors qu’Ulysse n’avait rien dit encore des images de lui-même qu’il avait déjà projetées chez les filles de Lycomède, chez Circé, et chez Calypso !

De sorte que le lendemain, alors que Gérard faisait sa barbe, après avoir au réveil, sous ses draps, équilibré ses joies comme après sa sieste (il avait deux orteils qui se voulaient du bien, et une maison en Provence ; il avait un moineau pris dans les rayons du volet, et une fiancée riche et pure nommée Juliette), il trouva sous sa porte le billet suivant :

Adieu pour un mois, Gérard. Je prends le train de 8 heures 20. Je t’aime et dans un mois je serai ta femme.

On ne saurait croire quelle grande peine peut équilibrer un simple coup de rasoir maladroit. Le premier soin au monde, même quand siffle le train qui emmène votre fiancée, ce n’est pas de courir à la fenêtre, c’est de courir à la glace, de sécher votre sang.