Kazan - James Oliver Curwood - E-Book

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James Oliver Curwood

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Beschreibung

Kazan est un quart loup, trois quarts de chien de traîneau. Il a vécu parmi les hommes avant de rejoindre ses frères loups dans le Grand Nord. Il y rencontre Louve Grise qui devient sa compagne fidèle?

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Kazan

KazanPRÉFACE DES TRADUCTEURSI. L’ENSORCELLEMENTII. LE RETOUR À LA TERRE DU NORDIII. LE DUELIV. LIBRE DU SERVAGEV. KAZAN RENCONTRE LOUVE GRISEVI. L’ATTAQUE DU TRAÎNEAUVII. KAZAN RETROUVE LA CARESSE DE JEANNEVIII. L’INTERSIGNE DE LA MORTIX. SUR LE FLEUVE GLACÉX. LE GRAND CHANGEMENTXI. LA TRAGÉDIE SUR LE SUN ROCKXII. DANS LES JOURS DU FEUXIII. LE PROFESSEUR PAUL WEYMAN PHOTOGRAPHIE KAZAN ET LOUVE GRISEXIV. LA MORT ROUGEXV. LA PISTE DE LA FAIMXVI. VERS LA CURÉEXVII. POUR L’AMOUR DE LA LOUVEXVIII. LE CARNAVAL DU WILDXIX. UN FILS DE KAZANXX. L’ÉDUCATION DE BARIXXI. DENT-BRISÉE ÉMIGRE AVEC SA FAMILLEXXII. LA LUTTE CONTRE LES ENVAHISSEURSXXIII. LA LOUTRE FAIT UNE TROUÉEXXIV. LA CAPTUREXXV. LA MÉTHODE DE SANDY MAC TRIGGERXXVI. LE PROFESSEUR WEYMAN DIT SON MOTXXVII. SEULE DANS SA CÉCITÉXXVIII. COMMENT SANDY MAC TRIGGER TROUVA LA FIN QU’IL MÉRITAITXXIX. L’APPEL DU SUN ROCKPage de copyright

Kazan

 James Oliver Curwood

PRÉFACE DES TRADUCTEURS

Comme son frère Croc-Blanc, dont Jack London nous a conté si merveilleusement les évolutions psychologiques et les multiples aventures, Kazan, que dans ce volume nous présente Curwood, est un de ces chiens-loups employés dans le Northland américain (nord du Canada et Alaska) à tirer les traîneaux. Race mixte, mi-civilisée et mi-sauvage, supérieurement intelligente et non moins robuste, où fusionne le chien et le loup, et dont l’instinct est sans cesse tiraillé entre la compagnie de l’homme, affectueux parfois, souvent brutal, et la liberté reconquise. Sujet qui semble particulièrement cher aux romanciers américains et qu’ils s’efforcent tous de traiter chacun différemment, avec des effets et des péripéties diverses. Ce que Curwood a, ici, plus particulièrement dépeint en son héros-chien, c’est, plus que l’influence de l’homme, celle de la femme sur la grosse bête hirsute, capable d’étrangler quiconque d’un seul coup de gueule, et qui rampe, docile et obéissante, aux pieds d’une maîtresse aimée. Et c’est son dévouement aussi, sa fidélité touchante pour sa compagne de race, la louve aveugle, dont il est devenu, en un monde hostile, où la lutte pour la vie est sans trêve, le seul guide et le seul soutien.

Ce volume, comme tous ceux de Curwood, a le même attrait des choses vues et que nous dépeint fidèlement l’auteur, qui vit en contact perpétuel avec elles. Univers bien lointain pour nous, qui n’en est que plus séduisant, et qui nous tire singulièrement de la contemplation de notre monde civilisé et de notre terre d’Occident. Et toujours, selon le système qui lui est cher, Curwood unit au tragique la détente alternée de l’esprit. À côté des souffrances du Northland, il en voit le sourire, quand renaît le printemps, et les joies saines de l’énergie physique et morale, chez ceux qui y vivent. En face de bien sombres pages, quoi de plus délicieux que la peinture des travaux et des mœurs des castors qui, sous la conduite du vieux Dent-Brisée, barrent le torrent près duquel Kazan et la louve aveugle ont établi leur gîte, et les contraignaient, quoi qu’ils en aient, à déguerpir devant l’inondation. Ajoutons que dans le professeur Paul Weyman, qui a fait serment un jour, émerveillé de leur intelligence, de ne plus tuer de bêtes sauvages, Curwood s’est dépeint lui-même, chasseur jadis passionné et qui, après avoir beaucoup massacré, s’est fait plus largement humain.

Kazan et Louve Grise ont un fils, le petit Bari, que l’on retrouve dans un autre volume de Curwood, intitulé Bari chien-loup, qui lui est spécialement consacré.

Paul Gruyer et Louis Postif

I. L’ENSORCELLEMENT

Dans la confortable maison où il se trouvait à cette heure, Kazan était couché, muet et immobile, son museau gris reposant entre les griffes de ses deux pattes de devant, et les yeux mi-clos.

Il semblait pétrifié comme un bloc de rocher. Pas un muscle de son corps ne bougeait, pas un de ses poils ne remuait, ses paupières n’avaient pas un clignotement.

Et cependant, sous cette apparente immobilité, chaque goutte du sang sauvage qui coulait dans les veines de son corps splendide frémissait en une émotion intense, inconnue de lui jusque-là. Chaque fibre de ses muscles puissants était tendue comme un fil d’acier.

Les quatre ans d’existence que comptait Kazan, chez qui il y avait un quart de loup et trois quarts de chien husky[1], s’étaient entièrement écoulés dans les immenses et blanches solitudes de la Terre du Nord. Là il avait connu les affres de la faim, là il avait subi le gel et le froid. Il avait écouté le gémissement des vents sur les Barrens[2] et s’était aplati, sous le craquement terrible de la tempête, au bruit du tonnerre des torrents et des cataractes. Sa gorge et ses flancs portaient les cicatrices des batailles qu’il avait livrées et, sous la morsure de la neige, ses yeux s’étaient injectés de sang.

On l’appelait « Kazan », le chien sauvage. Il était un géant parmi ses frères de race et son indomptable endurance ne le cédait en rien à celle des hommes qui le conduisaient, attelé à un traîneau, à travers les mille périls d’un monde glacé.

Toujours Kazan avait ignoré la peur. Jamais il n’avait éprouvé le désir de fuir. Pas même en ce jour tragique où, dans la forêt de sapins, il avait combattu contre un gros lynx gris, que finalement il avait tué.

Ici, dans cette maison, il ne savait pas ce qui l’effrayait. Et pourtant il avait peur. Il se rendait compte seulement qu’il se trouvait transplanté dans un univers totalement différent de celui où il avait toujours vécu, et où des tas de choses inconnues le faisaient frémir et l’alarmaient.

C’était son premier contact avec la civilisation. Et il attendait, anxieux, que son maître revint dans la pièce étrange où il l’avait laissé.

La chambre en question était remplie d’objets singulièrement troublants. Il y avait surtout, accrochées aux murs, dans des cadres dorés, de grandes faces humaines, qui ne remuaient ni ne parlaient, mais qui le fixaient du regard comme personne encore ne l’avait jamais fait. Il se souvenait bien d’un de ses anciens maîtres, qu’il avait vu gisant sur la neige, immobile et froid comme ces mêmes figures. Et, après l’avoir longtemps flairé, il s’était rassis sur son derrière, en lançant au loin son lugubre chant de la mort. Mais les gens appendus au mur, qui l’entouraient, avaient le regard d’êtres vivants. Cependant ils ne bougeaient pas plus que s’ils étaient morts.

Kazan, soudain, dressa légèrement les oreilles. Il entendit des pas, puis des voix qui parlaient bas. L’une des deux voix était celle de son maître. Quant à l’autre… Un frémissement avait couru dans son corps en l’écoutant.

C’était une voix de femme, une voix rieuse. Et il lui semblait se ressouvenir, comme dans un rêve, d’une voix semblable, qui portait en elle douceur et bonheur, et qui avait, au temps lointain de son enfance, résonné ainsi à son oreille.

Il souleva la tête, tandis qu’entraient son maître et celle qui l’accompagnait. Et il les fixa tous deux, de ses yeux rougeâtres.

Il connut ainsi que la jeune femme était chère au maître, car celui-ci l’enlaçait de son bras. À la lumière des flammes du foyer, il vit que la chevelure de la jolie créature était blonde et dorée, que son visage était rose comme la vigne d’automne et que ses yeux brillants étaient pareils à deux fleurs bleues.

Lorsqu’elle l’aperçut, elle poussa un petit cri et s’élança vers lui.

— Arrête chère amie ! jeta vivement le maître, et sois prudente. La bête est dangereuse…

Mais, déjà, la jeune femme s’était agenouillée près de Kazan, fine et mignonne comme un oiseau, et si jolie, avec ses yeux qui s’illuminaient merveilleusement et ses petites mains prêtes à se poser sur le gros chien.

Kazan, tout perplexe, se demandait ce qu’il lui convenait de faire. Devait-il contracter ses muscles, prêt à s’élancer et à mordre ? La femme était-elle de la nature des choses menaçantes appendues au mur, et son ennemie ? Fallait-il, sans tarder, bondir vers sa gorge blanche et l’étrangler ?

Il vit le maître qui se précipitait, pâle comme la mort…

Sans s’effrayer cependant, la jeune femme avait descendu sa main sur la tête de Kazan, dont tous les nerfs du corps avaient frémi à cet attouchement. Dans ses deux mains elle prit la tête du chien-loup et la tourna vers elle. Puis, inclinant tout près son visage, elle murmura, en proie à une violente émotion :

— Alors, c’est toi qui es Kazan, mon cher, mon vieux Kazan, mon chien-héros. C’est toi, m’a-t-il dit, qui lui as sauvé la vie et qui me l’as ramené jusqu’ici, alors que tout le reste de l’attelage était mort ! Tu es mon héros…

Et, le visage s’approchant de lui, plus près, plus près encore, Kazan, ô miracle entre les miracles, sentit, à travers sa fourrure, le contact doux et chaud. Il ne bougeait plus. C’était à peine s’il osait respirer.

Un long temps s’écoula avant que la jeune femme relevât son visage. Quand elle se redressa, il y avait des larmes dans ses yeux bleus et l’homme, au-dessus du groupe qu’elle formait avec Kazan, continuait à serrer les poings et les mâchoires.

C’est de la folie ! disait-il. Jamais (et sa voix était saccadée et remplie d’étonnement) je ne l’ai vu permettre à quiconque de le toucher de sa main nue. Isabelle, recule toi, je t’en prie !… Mais regarde-le, juste Ciel !

Kazan, maintenant, gémissait doucement. Ses yeux ardents étaient fixés sur le visage de la jeune femme. Il semblait implorer à nouveau la caresse de sa main, le frôlement de sa figure. Un désir s’était emparé de lui, de se dresser vers elle. S’il l’osait, songeait-il, serait-il reçu à coups de gourdin ? Nulle malveillance, pourtant, n’était en lui.

Pouce par pouce, il rampa vers la jeune femme et il entendit que le maître disait :

— Étrange, étrange… Isabelle, regarde-le !

Il frissonna, indécis. Mais aucun coup ne s’abattit sur lui, pour le faire reculer. Son museau froid toucha la robe légère, et la femme aux yeux humides le regardait.

— Vois, vois ! murmurait-elle.

Un demi-pouce, puis un pouce et deux pouces encore, et son énorme corps gris était tout contre la jeune femme. Maintenant son museau montait lentement, des pieds au genou, puis vers la petite main douillette, qui pendait. Et, durant ce temps, il ne quittait pas des yeux le visage d’Isabelle. Il vit un frisson courir sur la gorge blanche et nue, et les lèvres pourprées trembler légèrement.

Elle semblait elle-même tout étonnée de ce qui se passait. L’étonnement du maître n’était pas moindre. De son bras il enlaça de nouveau le corps de sa compagne, et, de sa main libre, il caressa Kazan sur la tête.

Kazan n’aimait pas le contact de l’homme, alors même que cet homme était son maître. Sa nature et l’expérience lui avaient appris à se défier des mains humaines. Il laissa faire pourtant, parce qu’il crut comprendre que cela plaisait à la jeune femme.

Et le maître lui parla à son tour. Sa voix s’était radoucie.

— Kazan, mon vieux boy, disait-il, tu ne veux point, n’est-ce pas, lui faire aucun mal ? Nous l’aimons bien, tous deux. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle est notre bien commun. Elle est à nous, rien qu’à nous. Et, s’il le fallait, pour la protéger, nous nous battrions pour elle comme deux vrais diables, n’est-ce pas, Kazan ?

Puis ils le laissèrent là, sur la couverture de voyage qu’on lui avait donnée pour se coucher, et il les vit qui allaient et venaient dans la chambre. Il ne les perdait pas des yeux, il écoutait, sans comprendre, ce qu’ils disaient, et un désir intense remontait en lui de ramper à nouveau vers eux, d’aller toucher encore la main de la femme, sa robe ou son pied.

Il y eut un moment où l’homme dit quelque chose à la jeune femme. À la suite de quoi, celle-ci, sautant en l’air avec un petit rire argentin, courut vers une grande boîte carrée, qui était placée en travers, dans un des coins de la chambre.

Cette boîte bizarre possédait, sur une longueur qui dépassait celle du corps de Kazan, une rangée de dents blanches, alignées à plat, les unes à côté des autres. Lorsqu’il était entré dans la pièce, Kazan s’était demandé à quoi ces dents pouvaient bien servir. C’était sur elles que venaient de se poser les doigts de la jeune femme, et voilà que des sons mélodieux avaient retenti, que n’avaient jamais égalés, pour l’oreille du chien-loup, le doux murmure des vents dans les feuillées, ni l’harmonie de l’eau des cascades et des rapides, ni les trilles d’oiseaux à la saison printanière.

C’était la première fois que Kazan entendait de la musique de civilisés et, durant un moment, il eut grand’peur et trembla. Puis il sentit se dissiper son effroi et des résonances singulières tinter par tout son corps. Il s’assit sur son derrière et l’envie lui prit de hurler comme il faisait souvent, dans le grand Désert Blanc, aux myriades d’étoiles du ciel, pendant les froides nuits d’hiver.

Mais un autre sentiment le retenait, celui de la jeune femme qu’il avait devant lui. Muettement, il reprit sa reptation vers elle.

Il sentit sur lui les yeux de son maître et s’arrêta. Puis il recommença à s’avancer, tout son corps aplati sur le plancher. Il était à mi-chemin, lorsque les sons se firent plus doux et plus bas, comme s’ils allaient s’éteindre, et il entendit son maître qui disait vivement, à demi-voix :

— Continue, continue… Ne cesse pas !

La jeune femme tourna la tête. Elle vit Kazan à plat ventre contre le sol, et continua de jouer.

Le regard du maître était impuissant maintenant à retenir l’animal. Kazan ne s’arrêta plus avant que son museau n’eût touché aux volutes de la robe qui s’étalaient sur le plancher. Et un tremblement, derechef, le saisit. La femme avait commencé à chanter.

Kazan avait bien entendu déjà une jeune Peau-Rouge fredonner devant sa tente les airs de son pays. Il avait entendu aussi la sauvage Chanson du Caribou[3]. Mais rien de ce qu’il avait ouï encore de la voix humaine ne pouvait se comparer au miel divin qui découlait des lèvres de la jeune femme.

Il se ratatina, en tâchant de se faire tout petit, de peur d’être battu, et leva les yeux vers elle. Elle le regarda, elle aussi, avec bienveillance, et il posa sa tête sur ses genoux. La main, une seconde fois, le caressa et il ferma béatement les yeux, avec un gros soupir.

Musique et chant s’étaient tus. Kazan entendit au-dessus de sa tête un bruissement léger, où il y avait à la fois du rire et de l’émotion, tandis que le maître grommelait :

— J’ai toujours aimé ce vieux coquin… Mais, tout de même, je ne l’aurais jamais cru capable d’une semblable comédie !

[1] Le husky est une des variétés de chiens de traîneau employés dans la partie septentrionale de l’Amérique du Nord, le « Northland » ou Terre du Nord, qui s’étend, sur deux mille kilomètres environ, jusque vers le Cercle Arctique.

[2] Ce nom de Barrens s’applique aux étendues les plus sauvages et désertiques du Northland.

[3] Le cariboo, ou caribou, est une sorte de renne qui vit dans le Northland américain.

II. LE RETOUR À LA TERRE DU NORD

D’autres jours heureux devaient suivre pour Kazan, dans la confortable demeure où Thorpe, son maître, était venu se reposer près de sa jeune femme, loin de la Terre du Nord.

Il lui manquait sans doute les épaisses forêts et les vastes champs de neige, et les joies de la bataille avec les autres chiens quand, attelé à leur tête et leurs abois menaçants à ses trousses, il tirait le traîneau du maître à travers les clairières et les Barrens. Il s’étonnait de ne plus entendre le Kouche ! Kouche ! Hou-yak ! du conducteur du traîneau et le claquement redoutable de l’immense fouet, de vingt pieds de long, fait en boyau de caribou, toujours prêt à le cingler et à cingler la meute glapissante dont les épaules s’alignaient derrière lui. Mais une autre chose, infiniment suave, l’affection ensorceleuse d’une femme, était venue prendre la place de ce qui lui manquait.

Ce charme mystérieux flottait sans cesse autour de lui ; même lors qu’elle était sortie, il demeurait épars dans la chambre et occupait sa solitude. Parfois, durant la nuit, en sentant près de lui l’odeur de la jeune femme, Kazan se mettait à gémir et à pleurnicher timidement. Un matin, comme il avait passé une partie de la nuit à courir sous les étoiles, la femme de Thorpe le trouva enroulé et blotti tout contre la porte de la maison. Elle s’était alors baissée vers lui, l’avait serré dans ses bras et l’avait enveloppé, comme d’un nuage, du parfum de ses longs cheveux. Et toujours depuis lors, si Kazan, le soir, n’était pas rentré, elle avait déposé une couverture sur le seuil de la porte, afin qu’il pût y dormir confortablement. Il savait qu’elle était derrière cette porte et il reposait heureux.

Si bien que, chaque jour davantage, Kazan oubliait le désert et s’attachait, d’une affection plus passionnée, à la jeune femme. Il en fut ainsi durant une quinzaine environ.

Mais un moment advint où un changement commença à se dessiner. Il y avait dans la maison, tout autour de Kazan, un mouvement inaccoutumé, une inexplicable agitation, et la femme détournait de lui son attention. Un vague malaise s’empara de lui. Il reniflait dans l’air l’événement qui se préparait. Il tâchait de lire sur le visage de son maître ce que celui-ci pouvait bien méditer.

Puis, un certain matin, le solide collier de babiche[1], avec la chaîne de fer qui y était jointe, fut attaché de nouveau au cou de Kazan, et le maître voulut le tirer sur la route. Que lui voulait-on ? Sans doute, on l’expulsait de la maison. Il s’assit tout net sur son derrière et refusa de bouger.

Le maître insista.

— Viens, Kazan ! dit-il, d’une voix caressante. Allons, viens, mon petit !

Mais l’animal se recula et montra ses crocs. Il s’attendait au cinglement d’un fouet ou à un coup de gourdin. Il n’en fut rien. Le maître se mit à rire et rentra avec lui dans la maison.

Docilement, Kazan en ressortait peu après. Isabelle l’accompagnait, la main posée sur sa tête. Ce fut elle encore, qui l’invita à sauter d’un bond dans l’intérieur obscur d’une sorte de voiture devant laquelle ils étaient arrivés. Elle encore qui l’attira dans le coin le plus noir de cette voiture, où le maître attacha la chaîne. Après quoi, lui et elle sortirent en riant aux éclats, comme deux enfants.

Durant de longues heures, Kazan demeura ensuite couché, raide et immobile, écoutant sous lui l’étrange et bruyant roulement des roues, tandis que retentissaient de temps à autre des sons stridents. Plusieurs fois les roues s’arrêtèrent et il entendit des voix au dehors.

Finalement, à un dernier arrêt, il reconnut avec certitude une voix qui lui était familière. Il se leva, tira sur sa chaîne et pleurnicha. La porte de l’étrange voiture glissa dans ses rainures et un homme apparut, portant une lanterne et suivi de son maître.

Kazan ne fit point attention à eux. Il jeta dehors un regard rapide et, se laissant à peine détacher, il fut d’un bond sur la neige blanche. Ne trouvant point ce qu’il cherchait, il se dressa et huma l’air.

Au-dessus de sa tête étaient ces mêmes étoiles auxquelles il avait hurlé, toute sa vie. Autour de lui, l’encerclant comme un mur, s’étendaient jusqu’à l’horizon les noires forêts silencieuses. À quelque distance était un groupe d’autres lanternes.

Thorpe prit celle que tenait son compagnon et l’éleva en l’air. À ce signal, une voix sortit de la nuit, qui appelait :

— Kaa…aa…zan !

Kazan virevolta sur lui-même et partit comme un bolide. Son maître le suivit, riant et grommelant :

— Vieux pirate !

Lorsqu’il rejoignit le chien, parmi le groupe des lanternes, Thorpe le trouva qui rampait aux pieds d’Isabelle. Elle ramassa la chaîne.

— Chère amie, dit Thorpe, il est ton chien et lui-même est venu ici se remettre sous ta loi. Mais continuons à être prudents avec lui, car l’air natal peut réveiller sa férocité. Il y a du loup en lui et de l’outlaw[2]. Je l’ai vu arracher la main d’un Indien, d’un simple happement de sa mâchoire, et, d’un coup de dent, trancher la veine jugulaire d’un autre chien. Évidemment, il m’a sauvé la vie… Et pourtant je ne puis avoir confiance en lui. Méfions-nous !

Thorpe n’avait pas achevé que, comme pour lui donner raison, Kazan poussait un grognement de bête féroce, en retroussant ses lèvres et en découvrant ses longs crocs. Le poil de son dos se hérissait.

Déjà Thorpe avait porté la main au revolver qu’il avait à la ceinture. Mais ce n’était pas à lui qu’en voulait Kazan.

Une autre forme venait en effet de sortir de l’ombre et de faire son apparition dans les lumières. C’était Mac Cready, le guide qui devait, du point terminus de la voie ferrée où ils étaient descendus, accompagner Thorpe et sa jeune femme jusqu’au campement de la Rivière Rouge, où le maître de Kazan, son congé terminé, s’en revenait diriger les travaux du chemin de fer transcontinental destiné à relier, à travers le Canada, l’Atlantique au Pacifique[3].

La mâchoire de l’homme était carrée, presque bestiale, et dans ses yeux effrontés, qui dévisageaient Isabelle, avaient lui soudain les mêmes lueurs d’un désir sauvage qui passaient parfois dans les prunelles de Kazan, lorsque celui-ci contemplait la jeune femme.

Isabelle et le chien-loup avaient été les seuls à percevoir ces lueurs fugitives. Le béret de laine rouge de la femme de Thorpe avait glissé vers son épaule, découvrant l’or chaud de sa chevelure, qui brillait sous l’éclat blafard des lanternes. Elle se tut, tandis que s’empourpraient ses joues et que deux diamants s’allumaient dans ses yeux offusqués. Mac Cready baissa son regard devant le sien et elle appuya instinctivement sa main sur la tête de Kazan.

L’animal continuait à gronder vers l’homme et la menace qui roulait dans sa gorge se faisait de plus en plus rauque. Isabelle donna à la chaîne une légère secousse.

— Couché, Kazan ! ordonna-t-elle.

À sa voix, il se détendit un peu.

— Couché ! répéta-t-elle, en appuyant plus fort sur la tête de Kazan, qui se laissa tomber à ses pieds, les lèvres toujours retroussées. Thorpe observait la scène et s’étonnait de la haine mal contenue qui brûlait dans les yeux du chien-loup.

Tout à coup le guide déroula son long fouet à chiens. Sa physionomie se durcit et, oubliant les deux yeux bleus qui, eux, ne le quittaient point, il se prit à fixer autoritairement Kazan.

— Hou ! Kouche ! Ici, Pedro ! cria-t-il.

Mais Kazan ne bougea point.

Mac Cready tendit ses muscles. Décrivant dans la nuit une vaste et rapide spirale avec l’immense lanière de son fouet, il le fit claquer, avec un bruit semblable à la détonation d’un pistolet. Et il répéta :

— Ici ! Pedro ! Ici !

Kazan s’était repris à gronder sourdement. Mais rien de lui ne bougeait toujours. Mac Cready se tourna vers Thorpe.

— C’est curieux, dit-il. J’aurais juré que je connaissais ce chien. Si c’est Pedro, comme je le crois, il est mauvais.

Son regard revint vers celui d’Isabelle et la même flamme y fulgura à nouveau. Elle en frissonna. Déjà, quand, à la descente du train, cet homme lui avait tendu la main, elle avait senti, à son aspect, son sang se glacer. Mais, domptant son émotion, elle se souvint des récits que lui avait faits souvent son mari de ces rudes hommes qui vivaient dans les forêts du Nord. Il les lui avait montrés un peu frustes, mais énergiques et virils, et loyaux, et elle avait appris, avant de venir près d’eux, à les admirer et aimer.

Elle refoule l’aversion instinctive qu’elle éprouvait pour Mac Cready et, l’interpellant avec un sourire :

— Le chien, dit-elle gentiment, ne vous aime pas. Voulez-vous que je vous réconcilie avec lui ?

Elle se pencha sur Kazan, dont Thorpe avait pris la chaîne dans sa main, prêt à le retenir, s’il était nécessaire.

Mac Cready se courba aussi vers le chien. Son visage et celui d’Isabelle se rencontrèrent presque. Le guide vit, à quelques pouces de sa bouche, la bouche de la jeune femme qui, une petite moue harmonieuse au coin de la lèvre, morigénait Kazan et tentait de faire rentrer ses grognements dans sa gorge. Mac Cready, profitant de ce que Thorpe, à qui il tournait le dos, ne pouvait le voir, recommença à fixer la jeune femme, qui paraissait l’intéresser infiniment plus que Kazan.

— Faites comme moi, dit-elle. Caressez-le…

Mais Mac Cready s’était déjà redressé.

— Vous êtes brave ! repartit-il. Moi je n’oserais pas. Il m’arracherait la main.

On se mit en route, par un étroit sentier qui dessinait sa piste sur la neige.

Après avoir traversé un bois épais de sapins qui le dissimulait, on arriva bientôt au campement, que Thorpe avait abandonné quinze jours auparavant, et où il revenait accompagné de sa jeune femme. Sa tente, où il avait vécu en société de son ancien guide, était toujours là et une nouvelle, qui était destinée à Mac Cready, se dressait tout à côté.

Un grand feu brûlait et, près du feu, était un long traîneau. Liées aux arbres voisins, des formes ombreuses, aux yeux luisants, étaient celles des anciens compagnons d’attelage que Kazan venait de retrouver. Il se raidit, immobile, tandis que Thorpe attachait sa chaîne au bois du traîneau. Il allait recommencer, dans ses forêts, l’existence coutumière et son rôle de chef de file des autres chiens.

Curieuse de la vie surprenante et nouvelle pour elle, dont elle allait désormais prendre sa part, Isabelle s’amusait de tout et battait joyeusement des mains. Thorpe, soulevant et rejetant en arrière la porte de toile de la tente, l’invita à y pénétrer devant lui. Comme elle était entrée sans un regard en arrière vers Kazan, sans un mot à son adresse, celui-ci en eut grand chagrin et, avec un gémissement, reporta ses yeux vers Mac Cready.

À l’intérieur de la tente, Thorpe disait :

— Je suis désolé, chère amie, que le vieux Jackpine, mon ancien guide, n’ait pas consenti à demeurer avec nous. C’était un Indien converti et un homme sûr, et c’est lui qui m’avait amené ici. Mais il a tenu ensuite à s’en retourner chez lui. Mes prières, ni mes offres pécuniaires, n’ont pu le fléchir. Je donnerais un mois de mes appointements, Isabelle, pour te procurer le plaisir de le voir conduire un traîneau. Ce Mac Cready ne m’inspire qu’à moitié confiance. C’est un drôle de type, m’a dit l’agent de la Compagnie, qui me l’a procuré, mais il connaît comme une carte de géographie la région boisée où nous devons circuler. Les chiens n’aiment point à changer de conducteur et le boudent. Kazan surtout, j’en suis certain, ne s’attachera pas à lui pour un penny.

Kazan, l’oreille aux aguets, écoutait la voix d’Isabelle, qui maintenant parlait dans la tente.

Aussi ne vit-il point, ni n’entendit-il Mac Cready qui se glissait cauteleusement derrière son dos et qui, comme éclate un coup de feu, lança soudain son appel :

— Pedro !

Kazan sursauta, puis se ramassa sur lui-même, comme si la lanière d’un fouet l’eût cinglé.

— Je t’y ai pris, cette fois, vieux diable ! murmura Mac Cready tout pâle dans la lueur du feu. On t’a changé ton nom, hein ? Mais je savais bien que nous étions de vieilles connaissances !

[1] Courroie très solide, faite de lanières entrelacées de peaux de caribou.

[2] Outlaw, hors-la-loi. On dit couramment que les loups sont les outlaws de la Terre du Nord.

[3] Le Transcontinental canadien part, sur l’Atlantique, d’Halifax et de la Nouvelle-Écosse, passe au nord du Grand Lac Supérieur, qui marque la frontière entre les États-Unis et le Canada, et, après un parcours de 5.000 kilomètres aboutit au Pacifique, à la côte de Vancouver.

III. LE DUEL

Ayant ainsi parlé, Mac Cready s’assit en silence auprès du feu et demeura là, durant un assez long temps. Son regard ne quittait point Kazan. Puis, quand il fut bien certain que Thorpe et sa femme s’étaient définitivement clos dans leur tente, pour y passer la nuit, il gagna la sienne à son tour, et y entra.

Il prit une bouteille de whisky et en but, une demi-heure durant, des gorgées successives. Après quoi, sans lâcher la bouteille, il sortit dehors à nouveau et s’assit sur le rebord du traîneau, tout près de la chaîne à laquelle était attaché Kazan.

L’effet du whisky commençait à se manifester, et ses yeux s’allumaient de façon anormale.

— Je t’y ai pris ! répéta-t-il. Mais qui peut avoir changé ton ancien nom ? Où as-tu pêché ce nouveau maître ? Autant d’énigmes pour moi. Ho, ho ! Dommage que tu ne puisses pas parler…

Thorpe et sa jeune femme n’étaient point encore endormis, car Mac Cready entendit la voix de l’un, à laquelle répondit un éclat de rire d’Isabelle.

Mac Cready tressauta violemment. Sa figure s’empourpra et il se mit debout sur ses pieds. Il rangea la bouteille dans la poche de sa veste et, contournant le feu, il s’en fut, à pas de velours, vers l’ombre d’un arbre qui avoisinait la tente de Thorpe. Dissimulé là, longuement il tendit l’oreille, immobile comme une statue.

À minuit seulement, il regagna sa propre tente, hagard et la figure bouleversée. Les femmes blanches sont rares sur la Terre du Nord et un irréfragable désir, proche de la folie, montait, grandissant et terrible, en cette âme impure.

À la tiédeur du feu, les yeux de Kazan se fermaient lentement. Il somnolait, agité, et mille rêves dansaient dans son cerveau. Il lui semblait parfois qu’il combattait, en faisant claquer ses mâchoires. D’autres fois, il tirait, au bout de sa chaîne, un traîneau que montaient, ou Mac Cready, ou sa jeune maîtresse. Ou bien encore, celle-ci chantait, devant lui et devant son maître, avec la merveilleuse douceur de sa voix. Et, tout en dormant, le corps de Kazan tremblait et se contractait de frissons. Puis le tableau changeait une fois de plus. Kazan se revoyait à courir en tête d’un splendide attelage de six chiens, appartenant à la Police Royale, et que conduisait son maître de jadis, un homme jeune et beau, qui l’appelait : « Pedro ! Pedro ! » Sur le même traîneau était un autre homme, dont les mains étaient bizarrement attachées par des anneaux de fer. Peu après, le traîneau avait fait halte et l’ancien maître s’était assis près d’un feu, devant lequel lui-même était couché. Alors, l’homme de tout à l’heure, dont les mains étaient maintenant dégagées, s’avançait, muni d’un énorme gourdin. Par derrière, il l’abattait soudain sur la tête du maître, qui tombait en poussant un grand cri.

À cet instant, Kazan se réveilla en sursaut. Il bondit sur ses pattes, l’échine hérissée et un rauque grondement dans sa gorge. Le foyer était mort et les deux tentes étaient enveloppées d’obscures ténèbres. L’aube ne paraissait pas encore.

À travers ces ténèbres, Kazan aperçut Mac Cready qui, déjà levé, était retourné aux écoutes près de la seconde tente. Kazan savait que Mac Cready et l’homme aux anneaux de fer ne faisaient qu’un, et il n’avait pas oublié non plus les coups de fouet et de gourdin qu’il en avait longtemps reçus, après le meurtre de l’ancien maître.

Entendant la menace du chien-loup, le guide était vivement revenu vers le feu qu’il raviva, tout en sifflant en remuant les bûches à demi consumées. Lorsque la flamme eut commencé à jaillir, il poussa un cri d’appel strident, qui éveilla Thorpe et Isabelle.

Thorpe, quelques instants après, parut sur le seuil de sa tente, suivi de la jeune femme. Celle-ci vint s’asseoir sur le traîneau, à côté de Kazan. Ses cheveux dénoués flottaient autour de sa tête et retombaient sur son dos en vagues fauves.

Tandis qu’elle flattait l’animal, Mac Cready feignit de venir fouiller parmi les paquets du traîneau et, durant un instant, ses mains s’égarèrent, comme par hasard, dans la blonde chevelure.

Isabelle parut ne pas sentir le contact. Mais Kazan vit les doigts fugitifs qui palpaient les cheveux de sa jeune maîtresse, tandis que la même flamme libidineuse et démente reparaissait dans les yeux de Mac Cready. Plus rapide qu’un lynx, il bondit par-dessus le traîneau, de toute la longueur de sa chaîne. Le guide n’eut que le temps de faire un saut en arrière, tandis que Kazan, retenu brusquement par la chaîne, était rejeté de côté, contre Isabelle, qu’il vint heurter de tout le poids de son corps.