L'abbaye d'Evolayne - Paule Régnier - E-Book

L'abbaye d'Evolayne E-Book

Paule Régnier

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"Nul être ayant reçu le don précieux du bonheur, si attentivement qu'il veille sur ce trésor, n'aperçoit à quel moment il commence à le laisser fuir entre ses mains. Comme le jour se change en nuit, l'été en hiver, insensiblement la joie se change en peine, la plénitude en privation. Plus tard seulement, quand son malheur est chose accomplie, l'âme démunie, en se tournant vers son passé, y discerne les premières ombres qui s'étendirent sur sa destinée, l'heure qui marqua le début de sa ruine. Mais tout incident, tout événement, et le choix qu'on fait d'une direction ou d'une autre semblent toujours, dans le présent, dénués d'importance. Le nom d'Évolayne, lorsque Adélaïde Adrian l'entendit prononcer au cours d'un voyage, ne lui inspira nulle appréhension. C'était le nom d'un pays étranger qu'elle désira connaître. Rien ne l'avertit qu'il fallait à tout prix l'éviter."

À PROPOS DE L'AUTEURE

Paule Régnier, née à Fontainebleau (Seine-et-Marne) le 19 juin 1888 et morte à Meudon (Hauts-de-Seine) le 1er décembre 1950, est une femme de lettres française, lauréate du Grand prix du roman de l'Académie française en 1934. Son roman La Vivante Paix obtient le Prix Balzac en 1924, Heureuse faute obtient le Prix Paul Flat de l'Académie française en 1929 et L'Abbaye d'Évolayne obtient le Grand prix du roman de l'Académie française en 1934. Après son suicide en 1950, une partie de son journal (de 1921 à 1950) est publié chez Plon en 1953. La Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières conserve, dans son fonds Paule-Régnier (cote Ms 471), quatre cahiers supplémentaires, datés de décembre 1910 à 1935.

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Paule Régnier

L'abbaye d'Évolayne

 

PREMIÈRE PARTIE

« Les choses grandes et inouïes, notre cœur est tel qu'il ne peut y résister. »

Paul CLAUDEL.

I

Nul être ayant reçu le don précieux du bonheur, si attentivement qu'il veille sur ce trésor, n'aperçoit à quel moment il commence à le laisser fuir entre ses mains. Comme le jour se change en nuit, l'été en hiver, insensiblement la joie se change en peine, la plénitude en privation. Plus tard seulement, quand son malheur est chose accomplie, l'âme démunie, en se tournant vers son passé, y discerne les premières ombres qui s'étendirent sur sa destinée, l'heure qui marqua le début de sa ruine. Mais tout incident, tout événement, et le choix qu'on fait d'une direction ou d'une autre semblent toujours, dans le présent, dénués d'importance.

Le nom d'Évolayne, lorsque Adélaïde Adrian l'entendit prononcer au cours d'un voyage, ne lui inspira nulle appréhension. C'était le nom d'un pays étranger qu'elle désira connaître. Rien ne l'avertit qu'il fallait à tout prix l'éviter.

Elle avait obtenu, non sans peine, que son mari, cet été-là, prît de longues vacances. Surmené par une vie mondaine intense, autant que par sa profession de chirurgien, Michel Adrian accepta d'abandonner pour trois mois ses malades à un remplaçant et partit en auto avec Adélaïde, sans projet défini. Les Ardennes qu'il avait traversées au début de la guerre l'attirèrent. Il voulut revoir avec sa femme la vallée de la Meuse. « Nous trouverons bien par là, dit-il, quelque coin agréable où nous pourrons nous installer pour une longue villégiature. » Mais cette région rude et sauvage, encore peu connue, n'offre point grande ressource aux touristes. Les auberges y sont rares et sans confort. En outre, Michel, homme d'action, bien qu'il aimât la nature ne savait point s'y contenter d'un long loisir. A Joigny-sur-Meuse, à Layfour, à Monthermé, il déclara : « Voilà l'endroit rêvé. » En deux jours, marchant du matin au soir, il épuisait les charmes des promenades. Puis il repartait, dévoré par l'appétit du nouveau.

— Je n'appelle pas cela se reposer, mais entasser de nouvelles fatigues, disait Adélaïde.

Elle le suivait, un peu lasse, indulgente pourtant. Elle savait qu'à l'homme, toujours désireux d'accroître l'étendue de sa connaissance, un seul pays, un seul livre ne peuvent suffire. Elle admirait chez son mari cette avidité de l'esprit, à laquelle elle devait, dans l'ordre intellectuel, d'immenses enrichissements. Leurs rôles ici-bas étaient différents. A lui appartenait le soin de la recherche, à elle celui de garder jalousement le trésor acquis. Michel découvrait pour elle dans les livres, dans l'art, dans la nature bien des beautés qui lui eussent échappé. Il s'en saisissait, s'enthousiasmait et passait outre, alors qu'elle, lente à comprendre, lente à s'émouvoir, couvait et savourait longtemps la chose aimée.

Un matin, ils atteignirent les bornes de la France, la plaine pelée de Givet. Ils furent d'accord pour n'y point séjourner et, sitôt le déjeuner fini, étudièrent un nouvel itinéraire. Adélaïde voulait retourner en arrière, car elle aimait les lieux déjà connus, les paysages familiers. Michel proposa de passer en Belgique.

— Après la frontière, dit-il, le pays redevient beau. Nous pourrions suivre la vallée de la Meuse jusqu'à Dinant, jusqu'à Namur.

— Jusqu'à la mer, soupira-t-elle, qui, seule, limitera votre élan.

Il sourit légèrement en la regardant et elle fut aussitôt prête à faire tout ce qu'il désirait. Il avait une grande figure impérieuse, à la fois ravagée et jeune. Le front, les joues étaient marqués de rides profondes. Les yeux, habitués à voir la maladie, gardaient devant les plus beaux spectacles une expression de pitié contenue, d'attention sérieuse. Mais le sourire, caressant et clair, transfigurait cette physionomie, lui prêtait une séduction féminine. Il ne fit qu'apparaître sur les lèvres aussitôt refermées. De nouveau, le front baissé, Michel consultait la carte de Belgique, dépliée sur la table.

— C'est bien, cherchons un but plus proche. Son doigt errant s'arrêta soudain sur un point qui parut l'intéresser vivement.

— Quoi ! dit-il, Évolayne ! nous en serions si près ? L'abbaye d'Évolayne.

Ce nom éveilla en Adélaïde de lointaines réminiscences qu'elle ne put préciser.

— Qu'est-ce ? demanda-t-elle. Une ruine curieuse, une abbaye abandonnée ?

— Nullement, une abbaye bénédictine moderne, fondée depuis soixante ans à peine. Vous savez bien, j'ai dans ce cloître un ancien condisciple, mon très cher ami de jeunesse, Henri Darbaud, en religion dom Athanase.

Entre toutes les lettres de félicitations reçues lors de leur mariage, Adélaïde évoqua soudain la plus marquante : celle qui pour en tête avait une croix et le mot « Pax » et dont le ton était tour à tour si enjoué et si austère. Une phrase lui revint à la mémoire, où le religieux, en bénissant les jeunes époux, leur souhaitait de nombreux enfants. Ce souvenir la fit rougir. Après sept ans de mariage, elle avait perdu tout espoir de maternité. Elle le regrettait plus encore pour son mari que pour elle. Elle avait souvent l'impression qu'elle ne lui suffisait pas absolument et que des enfants eussent sans doute comblé ce vide qu'elle sentait entre eux. A la dérobée, son regard pesa un instant sur Michel. Connaîtrait-elle jamais bien ce cœur caché ? En même temps elle répondit, avec un léger accent de persiflage :

— Dom Athanase ! Mon Dieu ! de quel gouffre d'oubli émerge-t-il soudain à la surface de vos affections ? Vous l'avez quelque peu perdu de vue, il me semble.

Michel se reconnut coupable. Par paresse et manque de temps, il n'écrivait guère et laissait depuis des années sans réponse la dernière lettre du religieux. Mais il prétendit que leur amitié n'avait, de ce fait, subi aucune atteinte. Il exprima le désir de réparer ses négligences en allant surprendre le moine dans son couvent. On devait pouvoir trouver un hôtel près de cette abbaye et s'y arrêter. Adélaïde, s'avisant que la présence d'un ami retiendrait peut-être quelque temps

Michel en un même lieu, acquiesça avec empressement :

— Allons à Évolayne !

Michel étudia encore quelques instants la carte, cherchant le chemin le plus court, calculant le nombre des kilomètres. En marchant bien, ils pouvaient être à Évolayne pour le dîner. Sitôt la frontière franchie, il lança sa voiture à une allure folle, ne ralentissant qu'à la traversée des villages. Adélaïde n'aimait guère ces randonnées vertigineuses. Abasourdie par la vitesse, le bruit, la poussière, elle ne regardait rien que la carte étendue sur ses genoux et ce point fixe où ils s'arrêteraient enfin. Vers six heures du soir, elle annonça : « Nous approchons ! » Peu après, sur la plus lointaine colline ils aperçurent les tours de l'abbaye, puis l'abbaye entière. Michel arrêta sa voiture. Le silence des champs succédant au bruit du moteur parut divin aux voyageurs. Au delà de la route leurs yeux se reposaient sur des prairies aussi vertes, aussi lustrées que les pelouses bien entretenues d'un jardin d'agrément. Un ruisseau y coulait dont on entendait le murmure léger. Le paysage riant, fait de vallées herbeuses et de coteaux boisés, s'élevait par plans successifs jusqu'à l'horizon, où sa plus haute pointe était l'abbaye. Toutes les lignes de l'étendue convergeaient vers elle. La lumière du soir, éclatante, se brisait sur sa masse grise et rejaillissait autour d'elle en une sorte de vapeur dorée, pailletée d'étincelles. Elle ne faisait pas partie, comme toutes les églises en général, d'un village ou d'un groupe d'habitations. Elle n'avait à ses pieds que des arbres, des champs, des troupeaux épars dans les pâturages qui semblaient subir, confiants, sa domination paisible. Michel la considérait avec attention.

— Il est beau qu'elle soit ainsi seule, dit-il enfin. Beaucoup de contrées sont plus majestueuses mais elle donne à celle-ci une âme. Elle est, parmi ces choses passives, le signe de l'homme, le signe de Dieu.

— Elle a pour ouailles les oiseaux, reprit Adélaïde, à son tour séduite. Elle est la paroisse des papillons, des abeilles, des bois, des coteaux : Notre-Dame-des-Solitudes !

Ils repartirent. Par moments, un tournant de la route, un accident de terrain leur cachait l'abbaye. Ils la cherchaient alors et, dès qu'elle réapparaissait, ils se la désignaient du geste et du regard. Ils s'arrêtèrent au bas de la colline qui la portait à sa proue. Là, dans la vallée, auprès de la gare d'Évolayne, isolée en pleine campagne, une auberge, toute petite, mais d'aspect coquet s'offrait. Elle avait un nom charmant : « Hôtellerie de la Drachme perdue ». Adélaïde battit des mains :

— Ravissant ! Tout est biblique en ce pays. Je veux y manger le plat de lentilles convoité par Esaü, y boire le vin des noces de Cana. Là-bas, c'est le puits de la Samaritaine, plus loin, le fumier de Job.

Ils trouvèrent sans difficulté deux chambres gentilles et claires. Un crucifix, un rameau de buis bénit au-dessus de chaque lit distinguaient cet hôtel de tous ceux où ils s'étaient arrêtés. Ils entraient dans une sorte de terre sainte où les voyageurs portaient le nom de pèlerins. Devant leurs fenêtres, au delà de la route et de la voie ferrée que longeait le ruisseau, s'étendait une grande prairie surmontée par l'abbaye.

— Nous la verrons à tous moments, dès notre réveil, s'écria Michel.

— Bonheur ! railla Adélaïde. Vous voilà amoureux !

Ils dînèrent sous une tonnelle en plein air et ils ne cessaient de regarder la haute forme de pierre dont l'ombre s'étendait très loin sur la vallée. Pour ces intellectuels, fatigués des spectacles du monde moderne, la religion présentait un intérêt à la fois archaïque et vivant qui les passionnait tout à coup. Ils avaient lu Huysmans. Ils connaissaient par lui les grandeurs de l'ordre bénédictin, ordre qui n'a point jeté l'anathème sur la beauté, ordre artistique dont le but est d'honorer Dieu par une liturgie, des pompes, des rites très anciens que lui seul, résistant aux innovations malheureuses des paroisses, conserve dans toute sa pureté. Cette conception de la vie religieuse plaisait à Michel comme à Adélaïde. Ils se réjouissaient de pouvoir assister à de belles cérémonies et leur curiosité n'était point superficielle, mais grave, émue, déférente. A défaut de foi, ils avaient assez de profondeur dans l'âme pour admirer ces moines qui, là-haut, du matin au soir et de l'adolescence à la vieillesse, n'avaient d'autre occupation, d'autre devoir que de chanter les louanges de Dieu. Cette attitude de l'homme, indifférent à tout ce qui est de la terre, absorbé dans un perpétuel dialogue avec le ciel, leur semblait singulièrement noble.

Le jour déclinait à peine lorsqu'ils achevèrent leurs repas. Michel demanda si l'abbaye était encore ouverte. La réponse fut affirmative. Un dernier office, celui des complies, avait lieu à huit heures et demie. Michel proposa :

— Voulez-vous que nous y assistions Adé, si vous n'êtes point trop lasse ?

— Au contraire, la marche me reposera. Une route en lacets montait vers l'abbaye. Elle était bordée, à gauche, par des bois, à droite, par des taillis et des buissons bas qui laissaient entrevoir, par échappées, la vallée, les prairies vertes entourées d'une haie ou d'une mince ligne d'arbres. Le ruisseau y courait, caché entre ses rives étroites, reconnaissable pourtant au brouillard bleu qui se formait sur ses bords et serpentait avec lui dans les herbages.

Adélaïde, par tous ses sens, reprenait contact avec la nature, respirait avidement les parfums épars, écoutait tous les chants et tous les silences de la campagne. Elle ouvrait ses bras à la brise fraîche. Elle arrachait des poignées d'herbe, des feuilles, des écorces, les pressait dans ses mains pour leur donner l'odeur de la terre, des prairies, des forêts. Tandis qu'elle se jouait ainsi, Michel marchait de son grand pas égal, absorbé dans ses souvenirs. Devinant ses pensées, elle revint vers lui, demanda :

— Parlez-moi du père Athanase.

— Ah ! dit-il, nous étions d'étranges amis. Toujours en désaccord, nous ne cessions de nous combattre. Nos discussions se prolongeaient interminablement et, dans l'intervalle, nous n'étions occupés qu'à rassembler des arguments l'un contre l'autre. Darbaud ne croyait qu'en Dieu. Moi j'adorais à deux genoux la science. J'étais certain qu'elle allait établir sur la terre un paradis. La guerre ne m'aura pas donné raison. Elle a jeté bas tout ce bel édifice du progrès auquel j'apportais, confiant, ma petite pierre.

Il soupira et reprit après un moment :

— Malgré tout, il est beau d'avoir eu, jeune, de grandes espérances. Celles de Darbaud n'étaient pas de ce monde, mais je les respectais comme il respectait les miennes. C'est pourquoi nous nous aimions. Je lui dois beaucoup. Son intelligence aiguë, subtile, un peu dogmatique, imposait à la mienne, trop curieuse, certaines disciplines nécessaires. Il m'a obligé à ne vivre que pour les idées, à un âge où les passions peuvent nous faire tomber si bas. Déjà, certain de sa vocation, il prenait volontiers avec nous des airs de jeune père. Mais il nous dominait surtout par une sorte d'innocence, de candeur inattaquable qu'aucun de nos camarades n'osait railler. Sa vertu d'ailleurs n'avait rien de sévère. Il ne condamnait pas, ne réprimandait pas. Il se contentait d'être un exemple et de nous résister, quand nous voulions l'entraîner dans un mauvais lieu, ou lui faire lire un mauvais livre. Les tentations n'avaient pas de prise sur lui. Tout ce qui était immoral lui semblait ennuyeux. Il écoutait avec une surprise sans nom le récit de nos premières amours. Il fallait l'entendre parler des femmes, lever les bras au ciel, s'écrier : « Mais qu'est-ce qu'un homme sérieux peut faire de ces légers paquets de chiffons ? »

La remarque parut tout d'abord plaisante à Adélaïde, puis l'attrista, comme si Michel, en la répétant, avait fait sienne la réflexion du religieux.

— Que sommes-nous en effet pour vous ? soupira-t-elle.

Il haussa les épaules. Il savait qu'elle doutait toujours d'être aimée.

— Oui, dit-il sur le ton de tendre ironie dont il se servait parfois pour lui prouver sa folie : je ne m'explique guère comment, diable, j'ai pu, pauvre homme écervelé, mettre en vous mon bonheur.

Ils s'arrêtèrent et se regardèrent longuement. Elle se tenait à quelques pas de lui, le buste, un peu ployé, pesant d'un seul côté sur la haute jambe moulée par la jupe blanche. Les projections roses et dorées du soir semblaient converger vers elle, n'effleurer qu'à peine les choses inanimées pour mieux nimber la grande forme humaine où palpitait la vie. Des reflets, des lueurs, jouant sur ses bras et sur son cou nu, moiraient sa peau unie. Son visage n'avait point la beauté nette, claire, un peu dure que la mode d'après-guerre, dégarnissant le front et les tempes, imposait alors comme idéal à la coquetterie des femmes. Les cheveux très noirs, mais vaporeux comme des cheveux blonds, encadraient de leurs touffes onduleuses les joues pâles comme des perles. Les traits étaient petits, le menton délicat, un peu aigu. Au ras des pommettes saillantes, les yeux brillants coulaient comme une eau sombre au long d'une berge basse. Deux plis profonds partant des narines entouraient la bouche. Ils en soulignaient la splendeur. A cette heure où les prunelles foncées s'obscurcissaient encore, où la pensée ne s'y laissait plus deviner, toute l'expression du visage se réfugiait dans cette bouche. Dédaigneuse au repos, elle se détendait en ce moment dans un sourire imprécis, d'une douceur douloureuse. Elle s'ouvrait imperceptiblement sur le muet appel d'une âme défaillante. Michel tout à coup dit d'une voix mal assurée.

— Ne soyez plus si belle !

Pourquoi, certaine qu'elle lui appartenait toute, avait-il en la contemplant ce soir cette expression de regret, d'adieu ? Pourquoi leurs heures les plus douces leur semblaient-elles à tous deux si précaires ? Une douleur sourde, profonde, bien connue étreignit le cœur d'Adélaïde, elle s'efforça de rire :

— Suis-je si belle que ma vue vous soit insupportable ?

Par jeu, elle éleva entre ses bras tendus son écharpe de tulle noir devant son visage étincelant, pathétique et pâle. Elle se rapprocha, ainsi voilée, de Michel qui, se prêtant à son caprice, à travers le léger tissu, effleura d'un baiser sa belle bouche. Elle vit de très près, dans le regard bleu, des ondes d'émotion naître et s'atténuer. Ce baiser était doux, mais jamais ils n'en échangeraient d'exactement semblable. L'instant délicieux vacillait sur les cimes friables de la félicité, déjà tombait parmi les choses passées. Déjà se ternissait la couleur rose du couchant, déjà le cœur de Michel était moins troublé, déjà elle se sentait moins belle et moins aimée. Elle se détourna, aperçut des fleurs au bord du fossé et s'écria, joyeuse :

— Voici du mélilot.

Elle aimait cette plante modeste dont l'odeur fine est persistante. Elle en fit un bouquet tout en montant la route, qui, brusquement, tournant pour la dernière fois, déboucha devant l'abbaye.

Rien dans son architecture moderne, pâle copie du gothique, ne pouvait séduire un artiste. Elle devait sa beauté à sa situation solitaire. Un bois la flanquait sur la gauche. Sa façade donnait sur une grande esplanade et ses dépendances s'étendaient sur la droite, au bord de la route qui longeait le haut du coteau. Nulle clôture autour d'elle. Accessible à tous, accueillante, elle attendait le pèlerin et le voyageur et semblait, dominant tout le paisible paysage, haussant jusqu'à la nue le signe de ses deux tours, appeler à elle ceux qui passaient au loin dans la vallée. Les draperies des nuages formaient un fond changeant à cette masse de pierre. A cette heure où le soleil éteint ne les colorait plus, elles prenaient une teinte très douce, à la fois blême et bleuâtre. Sur la place, des moines, en petit nombre, passaient et repassaient. Avec leur tonsure en couronne, leurs longs scapulaires, leurs ceintures de cuir, ces silhouettes sortant du fond des âges, ressuscitaient un monde si étrange qu'Adélaïde, en y pénétrant à l'improviste, se sentit soudain gênée d'être femme et vêtue de blanc. Elle s'enveloppa de sa cape noire. Michel s'était arrêté comme elle. Ses regards exprimaient la surprise et une sorte de ravissement. Tout à coup, il tressaillit, désignant un moine qui, debout près d'un amas de branches coupées, parlait à un frère convers, incliné devant lui.

— Si mes souvenirs ne me trompent pas, chuchota-t-il, je crois bien que c'est lui, Darbaud, le père Athanase.

— Il faudrait vous en assurer, murmura Adélaïde à mi-voix, car elle craignait de troubler le divin silence.

Alors tandis qu'elle demeurait à la même place, Michel s'éloigna. Elle le vit, affectant l'indifférence du promeneur qui erre sans but défini, s'approcher peu à peu du religieux, l'examiner à la dérobée et, soudain, dans un grand élan, tous deux se reconnurent, se précipitèrent l'un vers l'autre. Après les premières effusions, ils revinrent en causant vers Adélaïde. De loin, curieusement, elle observait le moine. De moyenne taille, il avait un visage neutre et obscur, des traits aigus, des cheveux si rares que la tonsure en couronne s'y voyait à peine. Ses lèvres, dès que la parole ou le sourire ne les entr'ouvrait plus, se fermaient, se serraient fortement l'une contre l'autre en une moue volontaire, comme closes à jamais par le vœu du silence. Michel, s'arrêtant devant sa femme, la désigna à son ami :

— Permettez-moi de vous présenter, dit-il... Mais, cédant brusquement à un sentiment de malice ou de rancune, Adélaïde, lui coupant la parole, acheva :

— Un léger paquet de chiffons.

Le moine parut stupéfait. Et lorsque Michel, fort confus, l'eut obligé à reconnaître dans cette exclamation inattendue ses propres paroles, il éclata de rire. Puis l'homme du monde, reparaissant sous le prêtre, il s'inclina devant Adélaïde :

— Ah ! madame, dit-il, c'est une trahison de la part d'un ami en qui je me confiais, et vous voyez que le silence est d'or puisque, de toutes les opinions, plus ou moins réfléchies, que j'ai pu exprimer autrefois devant Michel, il n'a retenu que cette seule remarque, si peu charitable. J'espère que vous ne me jugerez pas sur la boutade du gamin que j'étais.

Sa franchise cordiale plut à Adélaïde. A son tour, elle s'excusa de sa malice en quelques mots aimables, mais le moine, relevant la tête, la regarda et elle s'arrêta court au milieu d'une phrase, déconcertée par ce regard qui aveuglait comme un éclair de magnésium, prenait une vue précise de l'âme, puis se détournait. Elle comprit qu'un seul coup d'œil avait suffi au religieux pour la connaître mieux qu'un ami auquel elle se fût expliquée. Il ne laissa point deviner, d'ailleurs, ses impressions et demanda, gardant un visage impassible :

— Combien de temps resterez-vous ici ?

— Ah ! dit Adélaïde, remise de son trouble, je compte sur vous, mon père, pour retenir Michel. Sa santé me cause quelque inquiétude. Or, depuis quinze jours, sous prétexte de repos, nous excursionnons sans relâche. Nous ne nous sommes pas arrêtés plus de trois jours au même endroit et je tremble qu'après-demain Michel ne veuille repartir.

— Je saurai m'y opposer, dit le père. Je lui ferai les honneurs de notre abbaye. Soyez tranquille, on ne la quitte pas ainsi.

Il parlait de son monastère avec une expression de tendre orgueil. Dans son visage morne et sans grâce, son regard rayonnait et brûlait comme, dans un foyer bien construit, ces hautes flammes égales qu'aucun coup de vent ne peut atteindre. On voyait là le feu d'une âme que la joie dévorait.

— Non, reprit-il d'un ton bas, presque caressant, on ne quitte pas aisément Évolayne. J'ai vu des étrangers qui, venus par hasard en excursion, s'attardaient ici pendant des mois. Vous assistez aux complies ?

La réponse fut affirmative. Presque aussitôt une cloche au son lent et grave annonça l'office prochain. Le moine salua Adélaïde et serra la main de Michel.

— A demain, vieil ami. Je vous attendrai à huit heures, après ma messe. Ne songez plus au départ. La santé du corps dépend la plupart du temps de celle de l'âme et vous la trouverez ici avec la paix.

Michel et Adélaïde entrèrent alors dans l'abbaye. Au silence des champs, vivant et léger, succéda soudain un silence écrasant, total : celui de la mort ou celui de la prière. Le jour mourant ne projetait dans la nef qu'une vague pâleur grise qui rendait plus solennelle la forêt des piliers, plus mystérieuses les hautes voûtes. L'autel se discernait à peine au fond du chœur, fort éloigné des bancs réservés aux fidèles. Quelques pèlerins, hommes et femmes, attendaient dans un profond recueillement l'office. Ils étaient comme des formes inertes que leur âme avait abandonnées. Les deux nouveaux venus, agenouillés comme eux imitèrent leur immobilité. Elle ne leur pesait pas. Michel, l'homme qui ne pouvait supporter l'inaction, à qui il fallait toujours, pour le retenir en un même lieu, l'attrait d'une conversation, d'un livre, d'une étude ou d'une découverte quelconque, Michel demeurait rêveur, oisif, patient en face de l'ombre. Elle s'anima au bout de quelque temps. Des silhouettes vagues y passèrent que l'on discernait à leurs mouvements. Les moines arrivaient sans ordre, un à un, par des issues diverses et glissant doucement sur les dalles, gagnaient leurs places dans les stalles.

La nuit était maintenant complètement tombée.

Une seule lampe éclairait faiblement, au milieu du chœur, le pupitre du lecteur, qui lut quelques prières, puis, tous ensemble, les moines commencèrent le Confiteor. Debout, alignés sur deux rangs, ils s'inclinaient, se frappaient la poitrine avec des mouvements précis qui s'accordaient exactement. Ils s'assirent dans les stalles pour la récitation des psaumes.

Élevée dans un couvent, Adélaïde les avait lus maintes fois. Ce murmure qui scandait les versets d'une langue morte ne lui semblait pas monotone. Elle en savait le sens. Des phrases oubliées lui revenaient à la mémoire :

« Repassez avec componction dans le repos de votre couche les pensées de votre cœur... — Plusieurs disent : qui nous donnera le bonheur... — Que les songes et les fantômes de la nuit s'enfuient loin de nous, comprimez notre ennemi, qu'il ne pollue pas nos corps... »

Phrases autrefois répétées distraitement et qui reprenaient dans ce cadre, à cette heure, leur sens, leur force, leur émouvante gravité.

En semaine, l'office était psalmodié. Le Salve Regina, seul, fut chanté. Au Seigneur pouvait suffire la parole pure, la louange sévère et dépouillée, mais pour la Vierge, pour la Mère, il fallait des accents plus suaves, une prière ailée, portée par la musique, Les moines se levèrent d'un même élan, avec le bruit d'une foule, car leur nombre était grand. Leurs voix, soutenues légèrement par l'accompagnement discret de l'orgue, montèrent sous les voûtes en un chœur égal qui semblait le cri d'une seule âme. Dans l'allégresse ils saluaient leur reine. Ils pouvaient trembler devant le Père, devant le Crucifié même, mais devant elle, si accessible, si humaine, parée de tous les charmes terrestres, ils étaient libres, confiants, joyeux, et l'imploraient sans crainte, avec l'audace tendre de l'enfant. Ils prolongèrent complaisamment les dernières invocations et le nom de Marie expira sur leurs lèvres avec des modulations lentes, caressantes.

Alors, durant un long moment, le silence régna dans l'église obscure. L'âme unanime des religieux se divisa. Chacun continuait en secret sa prière propre, reprenait sa méditation personnelle.

Un signal redressa d'un seul coup les sombres formes prosternées. Les moines descendaient maintenant du chœur en rangs bien ordonnés. Le père Abbé marchait en tête, reconnaissable à la grande croix d'argent qui ornait sa poitrine. Les pères suivaient, deux par deux, puis les frères convers. Ceux-ci ne portaient pas le scapulaire, mais la robe simplement serrée par la ceinture de cuir. Presque tous avaient de longues barbes, des visages à la fois rudes et doux. Leurs grosses mains durcies par les travaux des champs se joignaient dans un geste gauche et touchant. Tous, au bas des marches, à gauche, s'arrêtèrent un instant devant l'autel de saint Benoît où des lumières s'allumèrent. Après une courte prière, la longue théorie des moines se referma derrière son chef et disparut par la porte de clôture. Quelques religieux cependant ne suivirent pas les autres. Ils s'attardaient dans les bas côtés devant leurs autels favoris et priaient çà et là, à genoux sur les dalles, tandis que le frère portier qui attendait pour fermer l'abbaye remuait ses clefs, donnait aux visiteurs le signal du départ. Adélaïde toucha l'épaule de Michel. Son attitude la surprenait un peu. Car tandis qu'elle avait suivi l'office en imitant les mouvements des moines, se levant, s'asseyant comme eux, Michel était demeuré tout le temps à genoux, la tête dans ses mains. Un instant elle le crut endormi, mais elle n'eut pas besoin de répéter son discret avertissement. S'étant signé, il la suivit.

Au dehors, leur recueillement persista. Ils descendirent la route sans parler. La nuit était sombre, bien que constellée d'étoiles. Ils ne pouvaient voir leurs visages. La première, Adélaïde soupira :

— C'était très beau !

— Je comprends, dit Michel pensivement, ce qu'a été la vie de Darbaud, ce qu'elle est encore. Qu'importe que la guerre ait détruit des millions d'hommes, la mort n'existe pas pour lui. Qu'importe que ce monde soit ébranlé, il n'y a point de place. Il est établi dans l'éternel, dans l'immuable. Il n'a pas besoin d'explication. Ce chant lui suffit par lequel, sans cesse, debout devant Dieu, il implore et rend grâce. C'est très beau en effet.

— Michel, demanda Adélaïde, vous avez prié, n'est-ce pas ?

— Oui, avoua-t-il à voix basse, comment s'en défendre ?

— Moi aussi, dit-elle joyeusement. C'est tout simple. Il faut participer à tout ce qui est grand. Quand, dans une ville étrangère, je vois passer un régiment avec son drapeau, par déférence pour le peuple qui m'accueille, je m'incline, je salue la patrie qui n'est pas la mienne. De même, devant ces moines dont j'admire la foi sans la partager, je m'unissais à leur prière. Il n'y a point là de fausseté.

— Assurément, murmura Michel après un instant d'hésitation.

Elle fut satisfaite d'avoir expliqué ainsi leur commune attitude. Elle se réjouit une fois de plus de leur parfait accord, à l'heure où ils commençaient d'être si profondément divisés. Elle avait repris aux côtés de Michel la place qu'elle aimait. La tête appuyée à son épaule, la taille entourée de son bras, elle se laissait porter par le rythme de sa marche. Elle s'abandonnait, engourdie, heureuse. Elle n'avait plus d'autre vie que la sienne. Il lui semblait qu'elle venait d'être, nouvelle Ève, tirée du flanc de cet homme. Elle était toute pareille à lui : son double, son image, et elle n'imaginait pas qu'il pût avoir un seul rêve, une seule aspiration qui ne fût point en elle.

II

Michel ne se lassa pas d'Évolayne comme des autres pays. Il ne parlait plus de départ. La clôture de l'abbaye, fermée aux femmes, s'ouvrait en partie pour les hommes. La bibliothèque, riche et bien montée, devint sa retraite favorite. Il y passait des heures, s'entretenait souvent avec le père Athanase. Adélaïde voyait peu son mari, mais ne s'en plaignait pas. Elle n'était point de ces amoureuses importunes qui ne laissent à ceux qu'elles ont choisi pour maître et pour esclave pas plus de liberté qu'elles n'en réclament. Sa forte personnalité lui permettait de conserver, sous les chaînes même de la passion, un goût d'indépendance et d'évasion. La présence de Michel ne lui était pas indispensable. Elle aimait à s'écarter parfois de lui, sachant bien qu'on détruit un être auquel on s'habitue et qu'il vous apparaît diminué dans les rapprochements de la vie quotidienne. En s'éloignant du bien-aimé, elle le comprenait mieux, lui restituait, par le rêve, sa grandeur véritable

Au reste, elle avait besoin de se retrouver parfois seule pour rouvrir le livre de sa vie, pour le relire page après page, s'efforçant de pénétrer le sens de chaque événement et, par le passé, d'expliquer le présent, de chercher à prévoir l'avenir. Elle apportait à sonder son cœur et celui de Michel une extrême attention, car ce n'était point toujours une tâche facile. Il y avait dans leur existence, pourtant douce, un mystère. Elle ne s'expliquait pas pourquoi son bonheur, bien que grand, restait à ce point dépourvu de sécurité.

Peut-être l'avait-elle attendu trop longtemps et trop longtemps douté de pouvoir l'atteindre. Elle ne l'avait pas connu, enfant, dans ce couvent où elle entra à l'âge de sept ans, ayant perdu sa mère, où elle grandit, mal adaptée à son milieu, sans amies parmi ses compagnes, se créant, faute de mieux, des joies imaginaires, s'évadant d'une réalité monotone dans un monde chimérique qui tombait en ruines et se reformait sans cesse. Elle ne le connut pas davantage, adolescente au foyer de son père remarié, où elle subit le joug d'une belle-mère dévote et bornée qui s'appliquait à comprimer tous les élans de sa jeunesse sous les règles étroites des conventions religieuses et sociales. Dans l'exaltation de la solitude, ses aspirations mal définies vers le bonheur se changèrent en un désir unique, acharné, dévorant : le désir de l'amour.

A vingt-trois ans, après la mort de son père, elle s'évada de sa province pour venir chez son frère qui, de dix ans son aîné, exerçait la médecine à Paris. Ce fut là qu'elle rencontra Michel. Il l'intéressa tout de suite plus que les autres amis de Maurice Verdon, non point à cause de sa valeur professionnelle, qu'elle entendait vanter sans cesse dans son entourage, mais parce qu'elle sentait que cette valeur, relative à ses yeux, s'alliait à d'autres supériorités et qu'en cet homme il y avait une âme forte et fervente, tendue vers des buts plus nobles que celui d'acquérir une position brillante. Elle n'aimait point ceux qui vivent avec indifférence, au hasard. Dans ce milieu de jeunes médecins, Michel Adrian, seul, semblait se croire une mission, et prendre vraiment au sérieux des devoirs que les autres remplissaient consciencieusement, sans y attacher la moindre importance. Cependant elle ne le comprenait pas tout à fait. Il observait plus qu'il ne se livrait, parlait peu, la déconcertait par son humeur changeante. Très assidu au foyer de son frère depuis qu'elle s'y trouvait, il disparaissait parfois sans raison durant des semaines. Un jour où elle lui reprochait amicalement une de ces absences, il s'expliqua avec simplicité :

— Je cache les drames de ma vie, dit-il. Toutes les fois que je me trouve en présence d'un cas désespéré, et qu'il me faut assister à l'agonie d'un malade pour lequel je ne puis rien, c'est un drame pour moi. Partout je pense à cet être qui souffre et meurt, rien ne peut m'en distraire. En de tels moments, je ne puis voir personne. A quoi bon attrister les autres !

Elle eut un grand élan de sympathie vers lui : — Je comprends si bien 1 s'écria-t-elle. A votre place, j'éprouverais la même chose... J'ai toujours été étonnée d'entendre mon frère et ses amis affirmer qu'ils oubliaient leurs malades dès qu'ils les avaient quittés.

— Oui, murmura Michel, ils ont presque tous reçu cette grâce d'état, mais non point moi. Je crois, à vrai dire, que peu de gens voient la douleur. Tout enfant je la distinguais partout, j'en étais accablé. Et je n'ai jamais, jamais pu me familiariser avec elle.

— Mais comment, demanda Adélaïde, touchée de cet aveu, comment, étant ainsi, avez-vous choisi ce sanglant métier ?

Il rit, doucement, se moquant de lui-même : — Ah ! voilà, j'espérais guérir tout le monde. Et elle sut combien il était à la fois exigeant et faible, démesuré en ses espérances, prompt à souffrir lorsqu'elles étaient déçues, désarmé devant le réel. Dès lors, en même temps qu'elle admira Michel, elle eut pitié de lui. De ces deux sentiments naissait déjà l'amour. Lui, se sentant compris, l'accepta peu à peu pour confidente. Elle sut ce qu'il tentait pour ses malades. Elle partageait ses angoisses, triomphait avec lui, le consolait dans ses défaites.

Leur intimité se resserra. Ils prirent l'habitude d'aller ensemble au concert, au théâtre, de lire les mêmes livres. Ils se découvrirent une même façon de sentir. L'intelligence de Michel n'était pas froide comme beaucoup d'intelligences masculines. La beauté n'avait pas pour lui un simple intérêt de curiosité. Elle émouvait dans un même choc son esprit, son cœur, sa chair. Comme Adélaïde il aimait, au moyen de l'œuvre d'art, voir la vie s'agrandir et l'essence des choses lui apparaître. Ils éprouvaient, en soulevant le voile d'Isis, le même frisson sacré. Plus cultivé que son amie, Michel l'obligea à faire l'effort qui permet seul d'accéder aux plus hauts chefs-d'œuvre. Elle le suivait avec enthousiasme sur les chemins escarpés où il l'entraînait ; elle lisait pour lui, ne songeait qu'à lui plaire. Leur entente devenait de jour en jour plus parfaite et, voyant qu'ils n'avaient plus déjà qu'une même pensée, un même cœur, ils aspirèrent à confondre pour toujours leurs deux vies.

Rien ne manqua à leur bonheur, pas même cette plénitude qu'y ajoute la souffrance. Ils se marièrent le 27 juillet 1914. Ils s'aimèrent dans un monde en travail de désastre. Ils s'unirent, ayant au cœur l'angoisse de la séparation prochaine, peut-être éternelle. Mobilisé dans le corps sanitaire, Michel partit le 4 août.

Et l'attente recommença pour Adélaïde, non plus, comme dans sa jeunesse, l'attente vague d'une joie mal définie, mais celle d'un bonheur précis, par cela même impossible à remplacer, l'attente d'un seul être que la mort menaçait nuit et jour. Il revint plusieurs fois, pour des permissions hâtives, elle ne le retrouvait que pour le perdre et le pleurait alors qu'il était encore dans ses bras.

Quand la paix les rendit l'un à l'autre, Adélaïde avait pris l'habitude de l'inquiétude. Ce fut un bien pour son amour qui, se croyant toujours en danger, garda toute sa force. Peut-être se fût-elle avoué la déception qu'éprouve toute créature en atteignant l'objet de son désir, si quelque chose ne l'avait avertie que Michel ressentait plus encore qu'elle-même cette désillusion. Elle savait bien qu'aucune autre femme ne comptait pour lui. En dépit des orages qui naissaient souvent du choc de leurs natures trop pareilles, trop impérieuses, il y avait entre eux une amitié parfaite, un rapport profond de goûts et de pensées. Le sourd désaccord qui les divisait parfois provenait sans doute d'une différence d'âge accentuée par quatre années de guerre qui, pour Michel, avaient compté double. De l'expérience acquise au front, incommunicable, il ne parlait jamais. Sa femme n'avait point accès dans ce passé dont il restait le prisonnier. N'ayant tremblé que pour un être qui lui avait été rendu, elle pouvait oublier l'angoisse ancienne. A trente ans, elle recommençait à vivre, alors que, témoin de tant de morts, atteint moralement d'une manière irréparable, il était déjà vieux à quarante ans. Rien pour lui n'avait la même saveur que pour sa jeune femme.

Il ne voulut pas cependant la frustrer des plaisirs auxquels elle avait droit. Il sortait beaucoup avec elle, mais, repris dans le tourbillon d'une société vaine et frivole, il éprouvait un dégoût immense.

— Ah ! ces gens ! disait-il parfois, quel vide en eux, quelle absence de pensée ! Toujours les mêmes petites intrigues, les mêmes ambitions mesquines, les mêmes agitations stériles. La guerre ne leur a rien appris.

Il ajoutait aussitôt, avec un amer retour sur lui-même :

— Je n'ai d'ailleurs pas le droit de les condamner. Que sommes-nous de plus que ces snobs qui courent les expositions, les concerts, les théâtres, comme nous le faisons nous-mêmes ?

Adélaïde protestait. Une certaine ferveur embellissait leur existence, semblable en apparence à celle de tous les mondains.

— Il y a, expliquait-elle, entre eux et nous cette différence : là où ils ne cherchent qu'une distraction passagère, nous cherchons un aliment spirituel, une émotion pour notre âme, une force pour notre amour. Et, certes, la beauté est chose rare et souvent nous ne trouvons que sa contrefaçon, mais nous la découvrons aussi parfois et elle est pour nous chose tellement sérieuse que nous serions prêts à mourir pour elle.

Il ripostait, à demi séduit :

— On ne meurt pas pour un beau vers, une phrase musicale, un tableau, une statue ; la beauté ne nous demande aucun sacrifice.

— Qui sait ? disait-elle. Vous m'avez appris qu'en maintenant son âme sur de hauts sommets, en ne cessant de s'élever soi-même, on contribuait dans sa sphère étroite à purifier le monde, à maintenir son équilibre et sa grandeur. L'art entretient en nous cet esprit d'héroïsme, par lequel nous sommes prêts à tout ce qui nous sera demandé.

Il s'apaisait, en l'écoutant répéter ses propres paroles, puis, de nouveau, l'inquiétude reparaissait :

— Oui, mais qu'est-ce qui nous est demandé ?

— A moi, rien que de simple, disait-elle avec une adorable confiance : vous plaire, vous offrir un parfait amour. Et pour vous, n'est-ce point une tâche suffisante que de soulager la souffrance humaine ?

Il ripostait violemment :

— Je suis payé pour cela !

— Mais vous soignez aussi ceux qui sont pauvres sans leur rien demander. Vous les aidez, vous avez pitié d'eux. Beaucoup d'êtres ont besoin de vous.

Il avoua un jour :

— Je ne sais pourquoi, j'ai honte de ce que nous sommes trop heureux.

Elle le traitait d'ascète manqué, de mystique païen. Elle pensait qu'en lui persistait la tension morale de quatre années de guerre, durant lesquelles, soumis à l'exigence du devoir, il avait vécu prêt à toutes les immolations. De cette période, il gardait le désir de se dépasser lui-même, la soif du renoncement.

— Eh bien ! proposait-elle, partons, retirons-nous du monde. Faites-vous médecin de campagne. Vous vous dévouerez aux humbles et je les soignerai avec vous. Nous aurons une maison rustique au toit de chaume et je m'habillerai de bure, si cela vous plaît. Et je ne couperai pas mes cheveux, car ce qui fut autrefois un sacrifice, est devenu aujourd'hui la suprême élégance. Je les laisserai pendre en deux nattes et j'irai les pieds nus.

Il riait, lorsqu'elle lui disait ces choses. Mais elle sentait toujours en lui le même malaise.

Pourquoi tout cela ? Pourquoi, comblés, n 'avaient-ils pour chanter leur bonheur qu'un chant amer où le thème de la lassitude alternait avec celui de la crainte ? Pourquoi, le soir de leur arrivée à Évolayne, Michel avait-il eu, en la regardant, cette expression d'adieu ? A la réflexion, elle trouva doux qu'il eût, tout à coup, sans raison, tremblé de la perdre car, d'ordinaire, c'est elle qui ressentait la peur, lui la satiété.

Aux questions qu'elle se posait sans cesse son propre cœur ne pouvait répondre, ni les bois silencieux, où elle errait en creusant ces problèmes. Elle eût aimé pouvoir expliquer ses secrètes angoisses à un être humain. Aussi fut-elle contente lorsque Michel l'engagea à aller voir à son tour le père Athanase, affirmant que le religieux désirait beaucoup la connaître.

— Il ne prétend pas me convertir ? demanda-t-elle, un peu défiante.

— Oh ! nullement, à moins que vous ne l'en priiez. Il respecte la liberté humaine, mais il s'intéresse à tout ce qui me touche.

— Très bien, il veut savoir si je suis digne de vous ?

— Soyez confiante, Adé, afin qu'il comprenne quel trésor vous êtes pour moi.