L'adversité d'un homme - Lyne Quiin - E-Book

L'adversité d'un homme E-Book

Lyne Quiin

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Beschreibung

« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ». L'adversité est un message de la vie qui nous pousse à nous réinventer et rien de grand dans l'humanité n'aurait été possible sans l'incroyable faculté humaine à s'adapter et à tenir compte de ce qui se passe pour s'ajuster. Le confort de nos habitudes nous piège.

Ce roman perçoit bien l'adversité d'un homme dans la traque de la vie.

Lyne Quiin




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Veröffentlichungsjahr: 2024

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LyveQuiin

L’ADVERSITÉ D’UNHOMME

Roman

Enlèvement

À l’arrière d’une berline sombre, devant l’immeuble du 37, avenue de Ségur, l’homme se penche pour regarder la fenêtre du troisième étage qui vient de s’éclairer.

–Vous pensez qu’il va ressortir  ?

–Oui Monsieur.

–Mais quand  ? Bientôt  ?

–Les trois dernières fois où il est monté le soir, il n’est pas ressorti avant le matin. Nous supposons qu’il a des habits sur place, car il ne portait pas le même costume.

Vernon Manfred se renfonce dans l’ombre de la banquette arrière. Les deux agents restent immobiles à l’avant de la voiture. Il prend soudain sa décision.

–Vous seriez en mesure d’intervenir sous quel délai  ?

–Tout est prêt depuis trois jours, nous n’attendons plus que votre feu vert.

–Faites-le.

–Bien Monsieur. Quand  ?

–Dès qu’il aura quitté l’appartement. Nous n’avons plus de raisons de repousser plus longtemps. Prévenez-moi quand tout sera terminé.

La portière claque et les deux hommes se retrouvent seuls dans le noir.

Le conducteur se penche en avant pour regarder la fenêtre éclairée.

–Je me demande ce qu’elle peut bien avoir fait pour justifier d’un tel intérêt…

–Ne te demande pas trop, tu as vu qui était assis dans la voiture il y a quelques secondes  ? Alors, tu exécutes, et puis tu oublies, c’est beaucoup mieux.

Le lendemain matin, à huit heures, quelques instants après le départ de Pierre Nord, trois agents forcent la serrure de l’appartement, s’avancent avec prudence jusqu’à la porte de la chambre entrebâillée. La jeune femme s’était rendormie. Deux agents entrent dans la chambre et se placent de chaque côté du lit. Le troisième sort une seringue hypodermique, s’approche sans bruit et la plante dans le cou de la jeune femme. Elle ouvre les yeux un bref instant, regarde avec surprise la silhouette debout devant elle. L’homme sourit pour la rassurer, elle ferme les yeux, elle ne dit qu’un mot, à voix basse, au bout de son souffle.

–Pierre…

L’homme vérifie son pouls, puis fait un geste aux deux autres. Ils l’habillent, pendant qu’un quatrième technicien, qui avait attendu sur le palier, fait méthodiquement le tour de l’appartement. Il prépare un petit-déjeuner, allume les lumières dans la salle de bains, remplit la baignoire, un ensemble de mesures qui ont pour but de montrer que l’occupante de l’appartement était, ce matin-là, en train de se préparer comme à l’accoutumée.

Une heure plus tard, un avion décolle d’un terrain privé et prend la direction de l’ouest. Le plan de vol indique un port sur la côte Islandaise. Au milieu de l’Atlantique, l’appareil descend en dessous du plafond de contrôle et change de direction pour atterrir quelques heures plus tard sur un terrain désaffecté en Virginie-Occidentale.

Après douze heures de voyage, toujours sous l’emprise des drogues administrées dans son appartement, la jeune femme est admise, en toute illégalité et dans le plus grand secret, sous le nom de Patricia Richardson, à l’institut psychiatrique de Gettysburg, en Virginie-Occidentale. Jouant de sa position, Vernon Manfred a fait pression sur l’établissement pour qu’il accepte une patiente non déclarée.

Devant la salle d’examens où deux infirmières procèdent à une série de tests, le directeur s’agite nerveusement.

–Qu’est-ce que je fais si la direction de la santé fait une visite d’inspection et passe en revue le registre  ?

–Vous improvisez, Docteur, vous improvisez…

–Mais soyons sérieux, il y a des règles dans cet établissement, le personnel parle, je ne peux pas accueillir une nouvelle patiente, surtout une femme aussi belle, sans qu’elle soit remarquée.

–Débrouillez-vous. Vernon Manfred a été très clair, elle doit descendre dans une spirale chimique dont elle ne devra jamais pouvoir revenir.

Il n’y aura alors aucune chance que Pierre Nord puisse la retrouver. Il n’existe aucune trace du voyage jusqu’à Gettysburg de celle qui s’appelle désormais Patricia Richardson.

Enfin presque aucune trace…

Avant

Le recrutement

Le lendemain de la remise des diplômes du Doctorat, une matinée fraîche de juin 1973, il est sept heures, Pierre Nord lit le journal dans l’arrière-salle de l’épicerie italienne sur Bleeker Street. De la sciure par terre, des caisses de bois avec des inscriptions en italien, une table et trois chaises. Un endroit calme, il y vient souvent pour travailler. Sur la table en formica rouge, une tasse de café fumant et une assiette de beignets. On entend le bruit de la circulation, étouffé par les murs épais du bâtiment qui datait de la fin du XIXe siècle, un léger rayon de soleil éclaire la pièce.

La porte sur la rue s’ouvre en grinçant, ce qui n’a rien d’anormal en soi, la porte d’une épicerie étant censée s’ouvrir fréquemment et celle-ci grinçait toujours, car personne ne s’était préoccupé d’huiler les gonds. Il ne lève pas les yeux du journal, il en est à la page vingt-sept et c’est la première fois depuis un an qu’il a le temps de lire le journal jusqu’à la page vingt-sept et il ne va pas s’interrompre pour une porte qui s’ouvre. Deux hommes entrent, traversent la boutique dans toute sa longueur, sans hâte, sans hésitation, sans regarder quoi que ce soit autour d’eux. Ils ne quittent pas des yeux l’entrée de l’arrière-boutique. Ils écartent le rideau de perles multicolores et, toujours sans marquer la moindre hésitation, entrent dans la pièce. Ils attrapent les deux chaises qui avaient été poussées contre le mur et s’asseyent en face de Pierre Nord.

À ce moment seulement, il lève les yeux.

Les deux hommes pourraient être absolument n’importe qui. Des policiers, des agents du fisc, des assureurs. Rien dans leur attitude ou leur tenue ne peut laisser penser qu’ils étaient autre chose que des personnes banales. Leurs costumes étaient ordinaires, leurs cravates presque assorties avaient dû être achetées il y a dix ans dans une boutique en faillite du Middle West. Enfin, c’est ce que Pierre imagine en observant leur largeur inhabituelle et le choix des couleurs pour les rayures. Ils lui sourient tous les deux, avec une grande courtoisie, disent « Bonjour Monsieur Nord », à tour de rôle. Celui de droite, le plus jeune, avait un accent nordique, une pâleur livide et flottait dans son costume. Son compagnon étant originaire des états du sud, devait approcher les cent cinquante kilos sur la balance et commençait à transpirer en dépit de la fraîcheur ambiante. Malgré la similitude de leurs habillements, Pierre se demande quel hasard de la vie avait rassemblé ces deux êtres aussi dissemblables. Celui de gauche sort un dossier de sa serviette, place avec soin la serviette contre le pied de la chaise et le dossier devant lui, bien droit sur la table, dans l’arrière-boutique d’une épicerie italienne sur Bleeker Street, un matin de juin.

Il serait presque envisageable de dire que c’est au cours des instants qui vont suivre que l’histoire a véritablement commencé. Mais cela serait prendre un raccourci. Il suffira de dire que la chaîne d’événements qui vont se produire dans les années qui suivirent et qui changèrent dramatiquement certains équilibres de notre planète aura indiscutablement été forgée dans cette arrière-boutique, par une belle matinée de juin.

C’est l’homme de droite qui prend la parole. Il parle une heure et douze minutes, sans arrêt, sans même boire un verre d’eau ou se moucher, d’un ton calme et monocorde, sans que Pierre l’interrompe. L’homme au costume gris et à la cravate un peu large lui raconte une histoire, une longue histoire en fait, faite de naissances, d’enfants, d’adolescents, de parents, de morts, de femmes, d’amis, et puis d’une jeune femme en particulier, de la mort à nouveau, de l’université, de diplôme, de beaucoup de diplômes, d’un jeune homme qui a ces diplômes, de la vie de ce jeune homme.

L’histoire de la vie de Pierre Nord, résumée en soixante-douze minutes.

Il l’écoute. Il n’y a aucune erreur, aucune omission, l’homme connaît des détails que lui-même a oubliés, a des réponses à des questions qu’il n’a jamais posées et pour lesquelles il attend toujours des réponses. L’homme peut citer des lieux, des personnes, des faits avec une précision parfaite, c’était comme si Pierre voyait le film de sa vie passer à grande vitesse devant lui. Lorsque l’histoire se termine, l’homme de gauche qui n’a rien dit et a suivi toute l’histoire sur les feuilles imprimées posées devant lui demande très poliment :

–Est-ce que vous avez des questions, Monsieur Nord  ?

Pierre peut imaginer que beaucoup de questions pourraient être posées à cet instant, mais il y en a une tellement évidente qu’il choisit de ne pas la poser. Parce qu’il sait parfaitement qu’ils n’auraient de toute façon pas répondu. On ne demande pas à un homme qui vous raconte toute votre vie en soixante-douze minutes qui il est. Surtout, lorsque l’homme sait des choses sur vous que vous-même ne savez pas. Alors il se contente de regarder fixement la porte de l’épicerie, de prendre un air imperturbable et d’attendre la suite. Après quelques instants de silence, l’homme de droite dit :

–Bien, très bien.

Comme s’il attendait ce signal, l’homme de gauche se penche, ouvre la mallette qu’il avait posée contre le pied de la table, en sort une enveloppe en papier kraft marron et la fait glisser sur la table vers Pierre.

–Voici notre offre, Monsieur Nord. Vous trouverez tout dans cette enveloppe. Nous reviendrons tous les matins, à la même heure, jusqu’à ce que vous nous donniez une réponse. Cette offre est exclusive pour six mois. Elle n’est faite qu’à vous et à personne d’autre. Est-ce que vous me comprenez  ?

–John ?

–Oui, Jack  ?

–Je pense que Monsieur Nord comprend parfaitement la notion d’offre exclusive.

–Oui, Jack, tu as raison. Veuillez me pardonner, Monsieur Nord. Cela ne se reproduira plus, je vous donne ma parole.

Ils se sont levés en même temps, ont replacé soigneusement les deux chaises à leur place originelle et se sont arrêtés devant le rideau de perles. L’homme à la mallette observait la boutique à travers le rideau pendant que son homologue se tournait vers Pierre. Il avait le même sourire poli et déférent.

–Nous sommes patients Monsieur Nord, très patients.

Ils ouvrent la porte de la rue sans un regard pour le propriétaire de l’épicerie. Celui-ci n’avait pas bougé de derrière son comptoir. Quand ils sont sortis, il s’approche de la fenêtre et les regarde monter dans leur voiture et disparaître au bout de la rue. Il fait passer l’allumette qu’il mâchonnait de la joue droite à la joue gauche. Il tourne la tête pour regarder Pierre, dans l’arrière-salle, à demi caché par le rideau de perle qui sépare les deux pièces. Il le hèle :

–Eh  ! Pierre, c’est qui ces deux types  ?

–Des amis, Manolo. Des amis, ne t’inquiète pas.

Le propriétaire marmonne quelques mots et repart ranger ses boîtes de sauce tomate. Dans l’arrière-boutique, Pierre finit de lire le journal, l’enveloppe marron au milieu de la table devant lui. Quand il a lu la dernière page, il plie le journal, le pose délicatement sur la partie gauche de la table et attrape l’enveloppe. Il déchire le rabat avec soin et sans la soulever de la table, il regarde à l’intérieur. Il y a deux liasses de papier qui semblent avoir la même épaisseur. Chaque liasse est agrafée et semble tout à fait normale.

À un détail prêt.

La couleur du papier.

Du papier pelure bleu, d’un bleu qu’il n’a jamais vu avant.

Vingt-quatre feuilles exactement. Un contrat. Un contrat de travail, en deux exemplaires.

Pierre lit les vingt-quatre pages, trois fois. La première fois rapidement, puis plus lentement la deuxième fois. À la troisième lecture, il ralentit encore le rythme, une de ses techniques pour prendre la pleine mesure d’un texte, un peu comme un plongeur en apnée qui ralentit son pouls pour descendre encore plus profond. L’offre est très précise, il ne peut y avoir aucun doute sur la nature de ce qui lui est offert. Il y a le nom de la société, des conditions, des obligations, des engagements, des réserves. Les avantages, les rémunérations, les compensations, tout est décrit. Le rédacteur avait clairement cherché à communiquer le plus grand nombre d’informations dans un espace le plus réduit possible. Mais il avait oublié une information essentielle.

Une information qu’on n’oublie jamais dans un contrat de travail. Et pourtant, après trois lectures, Pierre est absolument certain que cette information n’est pas précisée dans le contrat.

La nature exacte du poste.

Un contrat de travail de vingt-quatre pages qui ne précise pas la nature du travail à accomplir.

Il quitte l’épicerie et rentre chez lui. Dans le petit appartement, il s’allonge sur le lit, croise les mains derrière la nuque et se met à réfléchir en fixant un point imaginaire au milieu du plafond. La situation qui se présente à lui n’a absolument aucun sens, et pourtant deux hommes se sont assis en face de lui, lui ont raconté l’histoire de sa vie dans les moindres détails avant de lui offrir un emploi indéterminé qui était rémunéré une fortune. Derrière cette apparente absence de sens, il doit y avoir quelque part une forme de logique. Il suffit qu’il imagine une forme de logique pour pouvoir alors prendre une décision.

Trois heures plus tard, il se lève soudainement. Il a pris sa décision. La seule manière qu’il envisageait pour aborder cette situation était de considérer la logique dans l’illogisme. Ainsi, il s’affranchit des idées préconçues et peut s’asseoir en face de quelqu’un qui prend le temps de lui raconter ce qui s’était passé six ans plus tôt pendant une soirée dans un chalet des Alpes suisses où, à sa connaissance, la seule personne présente n’avait pas nécessairement envie que quiconque connaisse les détails de ce moment intime.

***

Le lendemain matin, il entre dans l’épicerie à l’heure précise du rendez-vous, l’enveloppe en papier kraft à la main. Derrière le rideau de perles multicolores, il distingue les deux silhouettes immobiles qui lui tournent le dos. Manolo, réfugié derrière son comptoir, interroge Pierre du regard. Pierre le rassure.

–Des amis, Manolo, ce ne sont que des amis.

Pierre s’assied en face d’eux, leur sourit, sort les deux exemplaires du contrat, ôte le bouchon de son stylo plume et en signe un. Il le remet dans l’enveloppe et le fait glisser vers l’homme de gauche.

–Je crois que vous êtes venu chercher ceci.

Après un temps d’arrêt, l’homme avance la main, prend l’enveloppe avec une délicatesse réservée aux documents importants, la remet dans la mallette et porte son poignet à sa bouche et dit :

–Monsieur Nord a accepté.

Il baisse les yeux pendant qu’il écoute une réponse que Pierre ne peut pas entendre, puis répond :

–Je lui dis, Monsieur.

Il relève les yeux, fronce imperceptiblement les sourcils, comme pour se donner du courage.

–Monsieur Nord, vous n’êtes pas sans savoir que la proposition comporte une prise de fonction immédiate  ?

Pierre, sans le quitter du regard, sans faire le moindre mouvement, ne répond pas. L’homme de droite pose sa main sur le bras de son collaborateur.

–John…

–Oui, Jack  ?

–Est-ce que tu crois vraiment que Monsieur Nord ne sait pas lire un contrat de vingt-quatre pages  ?

–Non, je ne pense pas.

–Alors pourquoi est-ce que tu déranges Monsieur Nord avec des questions aussi stupides  ?

L’homme de gauche contemple ses doigts quelques instants avant de relever les yeux.

–Je suis désolé, Monsieur Nord.

L’homme de droite soupire.

–Il faut lui pardonner, Monsieur Nord, cela a été une très longue mission, et comment dire…

Il jette un coup d’œil à son collègue qui s’est replongé dans la contemplation de ses doigts.

–… nous sommes submergés par une certaine émotion de la voir arriver à son terme.

Pierre fait un geste, un geste anodin, qui coupe l’homme dans son explication. Pierre lève le poignet à hauteur de son visage, regarde le cadran de sa montre pendant trois secondes, ce qui doit être au moins deux secondes et demie de trop, repose sa main sur la table. L’homme de droite se mord la lèvre inférieure, fronce les sourcils, puis dit sans quitter Pierre du regard :

–John ?

–Oui, Jack  ?

–Je crois que Monsieur Nord vient de nous dire qu’il est temps de se mettre au travail. Va chercher la voiture.

–On avait dit qu’aujourd’hui c’est toi qui conduisais  !

–John ?

–Quoi encore  ?

–Va chercher la putain de voiture  !

John soupire profondément et parle dans son poignet.

–Obélix en mouvement. Terminé.

Sans un regard pour son acolyte, il replace la chaise avec soin et sort du restaurant. Pierre reste face à Jack. Il lui sourit à nouveau, et l’homme hésite quelques secondes avant d’ébaucher un sourire en réponse. Pierre penche la tête et dit :

–Obélix  ?

–Euh… oui…, en fait c’est parce qu’un jour vous avez acheté l’intégrale de la collection. C’était dans son rapport et les collègues pour se moquer de lui ont décidé de l’appeler Obélix. Après, nous avons trouvé plus simple de garder ce nom comme indicatif.

–Et vous, vous êtes Astérix  ?

L’homme a soudain l’air d’un enfant perdu dans un costume gris austère, sur une chaise inconfortable, dans l’arrière-boutique d’une épicerie italienne.

–Oui…

–Et moi, qui suis-je dans le village  ?

–Excusez-moi  ?

–Je suis quel personnage dans votre monde imaginaire  ?

–Oh, Monsieur Nord  ! Nous ne nous serions pas permis  !

–C’est qui, alors  ?

Jack semble presque décontracté lorsqu’il répond, avec une certaine fierté.

–Plein Soleil.

–Plein Soleil  ?

–Plein Soleil, absolument.

–C’est bien choisi…

–Merci.

–Et si j’ai d’autres questions  ?

–Page 3, article 27.

–Oui, bien sûr l’article 27.

Il ouvre son exemplaire du contrat et lit à mi-voix l’article 27. Il referme le contrat.

–Donc, pas de question, Monsieur Nord  ?

–Non, Jack, je n’ai pas de question. Nous pouvons y aller.

La Programmation

Pierre Nord monte à l’arrière d’une Chrysler New-Yorker jaune sale, totalement anonyme. John s’engage dans la circulation, et remonte la 3e avenue jusqu’à Central Park, continue sur Central Park West et tourne à gauche dans la 99e rue. Il trouve un espace libre et se gare. L’immeuble est massif, huit étages de blocs de pierre, l’ascenseur les emmène bruyamment jusqu’au dernier étage.

L’appartement est vide, dans le salon, il n’y a qu’une chaise, une table et un tabouret, un homme en tenue verte d’hôpital debout à côté de la table et une femme assise à la table. Pierre Nord ne marque aucun temps d’arrêt, il se dirige tout naturellement vers la chaise, ôte sa veste qu’il pose sur le dossier et s’assied. Jack et John sont un peu surpris, ils avaient anticipé une hésitation, des questions embarrassantes. Chaque soir, pendant une semaine, ils avaient revu le programme préparé par le Directorat S qui prévoyait les deux cents questions les plus probables.

Rien.

Pierre Nord ne dit rien, ne pose aucune question embarrassante. Il est comme cela, quand les faits paraissent improbables, il les ignore simplement. Par pure logique, puisque ce qui est improbable n’est pas probable, donc ne doit pas survenir. C’est simple. Et très compliqué en même temps.

L’homme en vert regarde John et Jack avec interrogation, John et Jack ne laissent rien paraître de leur perplexité, John hausse les épaules et hoche la tête pour lui dire d’avancer.

Pierre Nord est assis le dos droit sur la chaise métallique, il attend sans chercher à aller contre le cours des événements, il regarde l’objet posé sur la table. Il n’en a jamais vu auparavant, il y a un clavier de machine à écrire, mais sans le mécanisme de frappe et un écran de télévision, les deux sont reliés à une boîte posée sur le sol.

Sur l’écran de la télévision, il n’y a pas d’image, mais des petits dessins avec des noms inscrits en dessous. À côté du clavier, il y a un boîtier oblong en plastique relié par un fil à la boîte principale. Pierre Nord regarde l’équipement avec intérêt. Il n’y a aucune inscription sur les différents éléments, juste un logo bleu. Il se penche en avant pour regarder le logo. Il pense reconnaître une poire stylisée, bleu

Tupperware. Il n’a jamais rien vu qui porte ce logo.

L’homme en vert déroule des câbles qui sont branchés à l’arrière de la boîte. Au bout de ces câbles, il y a deux pinces larges qu’il fixe sur les deux index de Pierre. Sur l’écran, une succession de lignes commencent à défiler, la jeune femme déplace le boîtier oblong et commence à taper sur le clavier de la machine à écrire tout en lisant les lignes qui défilent sur la télévision. Deux minutes passent, la jeune femme relève la tête et se tourne vers Pierre.

–Monsieur Nord  ?

Pierre Nord la regarde comme si elle était transparente.

–Quelle est la capitale de la Grande-Bretagne  ?

–Londres.

–Bien. Où sommes-nous actuellement Monsieur Nord  ?

Pierre ne répond pas.

–Qui avez-vous rencontré ce matin  ?

Pierre ne répond pas.

–Avez-vous signé un contrat ce matin  ?

Pierre ne répond pas.

–Qui a inventé la théorie de la relativité

–Albert Einstein.

–Qu’y a-t-il sur la table devant vous  ?

Pierre ne répond pas.

La jeune femme poursuit jusqu’au bout du protocole, bien qu’elle sache que tout est en ordre. Quand elle a terminé, elle dit à l’homme en vert qu’elle a achevé la première phase de vérification et que s’il veut bien procéder au contrôle des éléments vitaux, leurs collègues pourront emmener Pierre Nord.

L’homme la remplace derrière le clavier de machine à écrire et fait apparaître des dessins sur l’écran de télévision. Il y a des courbes, des chiffres qui clignotent et des images en noir et blanc, des formes qui bougent quand il déplace le boîtier. Il prend tout son temps, scrutant soigneusement les images. Quand il a terminé, il retire les pinces du bout des doigts de Pierre et appuie sur un bouton sur la boîte grise. L’écran de télévision s’éteint.

–L’ensemble des éléments vitaux est opérationnel. Il n’y a rien à craindre.

La jeune femme s’adresse à John :

–Monsieur Nord est désormais dans un coma présentiel léger. Il a toutes ses facultés de mémoire et de réflexion, mais nous avons éteint la perception et la mémoire de la réalité. Vous pouvez procéder au déménagement sans risque.

Elle signe un document administratif et le remet à John.

–Voici le protocole complet, ils en auront besoin tout au long de la reprogrammation. Conformément aux instructions, il n’existe aucun double de ce protocole, aucune trace même de cette intervention.

Elle tape quelques commandes sur le clavier et John voit les lignes de commande réapparaître et se diriger vers le coin de l’écran et disparaître dans une poubelle stylisée. Lorsque tout a disparu dans la poubelle, elle se penche sous la table et retire un boîtier rectangulaire de la boîte grise qu’elle tend à John avec une liasse de formulaires administratifs.

–La mémoire Flash. Vous devez la mettre au compacteur pour éliminer toutes les traces.

John vérifie que tout est en ordre sur le document, lève la tête, sourit à la jeune femme et se tourne vers Pierre.

–Monsieur Nord, si vous voulez bien vous donner la peine…

La Chrysler New-Yorker sort de la ville par le nord et roule dans la banlieue pendant une demi-heure. Une barrière se lève à l’entrée d’une zone industrielle désaffectée, la voiture rentre dans un hangar, s’arrête à côté d’une navette. Lorsque Pierre Nord est confortablement installé, John donne l’ordre de décoller.

Deux heures plus tard, la navette se pose sur la plateforme 257 A. La visibilité est mauvaise, un banc de cumulo-nimbus particulièrement épais entoure la section 257 A. Cela n’a pas vraiment d’importance, Pierre Nord n’a eu aucune réaction apparente depuis l’appartement de la 99e rue.

Pierre Nord vient d’arriver au ciel. Nous sommes le 6 juin.

***

Les trois hommes empruntent un ascenseur express et descendent au 23e sous-sol. John guide Pierre par le coude, à travers plusieurs portes jusqu’à un vestiaire où il est accueilli par un homme en tenue verte qui l’aide à se changer pour enfiler une combinaison blanche. Il le conduit dans une pièce où règne une pénombre trouée par les clignotements bleus de dizaines de machines empilées. Il l’installe dans un fauteuil incliné et connecte les fils qui sortent de la combinaison à un panneau de contrôle situé sous l’accoudoir. Il se retire, les lumières baissent encore, Pierre Nord reste seul. Il ne bouge pas.

Dans la pièce adjacente, une dizaine de techniciens sont au travail derrière leurs écrans. Un homme en tenue civile semble surveiller l’opération qui est pilotée par un médecin-chef. Il s’active sur le clavier de machine à écrire et échange des commentaires techniques avec ses différents collaborateurs. Un par un, ceux-ci confirment qu’ils ont terminé leurs contrôles. Le médecin-chef prend le temps de lire plusieurs pages qui défilent sur sa télévision puis il se tourne vers l’homme en blanc.

–Nous sommes prêts, il faudrait maintenant que vous me disiez ce que vous voulez faire. Je ne peux pas garder une équipe hors rotation pendant une durée indéterminée sans que cela se remarque. Je le fais vraiment pour vous rendre service.

–Que pensez-vous de lui  ?

L’homme en vert se retourne vers sa télévision.

–C’est visiblement une structure extrêmement complexe, avec un développement phénoménal de certaines parties du cerveau. Nous avons détecté des zones de névroses cachées qu’il faudrait isoler avant de le reprogrammer. Cela éviterait des surprises désagréables. Il y a plusieurs sections dépressives latentes que nous pouvons effacer. À part cela nous n’avons rien détecté d’inquiétant. L’homme en blanc sort de sa poche un disque brillant et le tend.

–Voici le protocole préparé par mon équipe.

L’homme en vert insert le disque dans une boîte à fentes et commence à lire le texte qui s’affiche sur la télévision. Il parcourt chaque page lentement. Quand il a terminé, il tape sur son clavier, vérifie le résultat sur l’écran et se tourne vers l’homme en blanc.

–Tout m’a l’air en ordre. Votre protocole est parfait. Pourriez-vous me donner le contexte général, dans la mesure de ce que je dois savoir, bien sûr  ?

–Il va gérer des avoirs financiers et va subir des pressions et des luttes d’influence auxquelles il ne devra pas réagir. Il ne devra poser aucune question sur l’appartenance des fonds ni sur l’autorité des administrateurs qui contrôleront son travail. Il prendra toutes ses décisions en fonction de son propre système référentiel interne que vous allez lui construire. Les médias, les terroristes, les enlèvements, les chantages, rien absolument rien ne devra modifier son système doctrinal qui est compris dans le protocole que je vous ai remis. Vous me nettoyez le passé, me le préparez pour vivre à Paris et non à New York, vous lui insérez la documentation complète, les triggers et tous vos petits outils habituels.

La machine émet deux brèves sonneries. L’homme en Vert consulte l’écran.

–C’est bien ce que je pensais, nous avons deux zones de résistance. La première concerne les femmes, en relation directe avec sa position vis-à-vis de sa mère. Vous avez des informations sur elle  ?

–Oui, il ne lui parle plus. Il considère qu’elle l’a toujours abandonné. Nous pensons que ses succès sont une revanche qu’il prend sur son passé.

–Ah… Cela va demander un peu de travail. Et qu’est-ce que ce problème il y a quatre ans  ? La zone est floue, comme s’il avait cherché à l’effacer par lui-même. Il n’y a qu’un nom de code, « Sonia ».

–C’est une histoire qui a mal tourné, il a failli y rester, on avait déjà deux agents en surveillance alors on a rétabli la situation discrètement. Il faut nous nettoyer cela. Je ne veux pas qu’il garde quoi que ce soit de néfaste à ce sujet.

–C’est bon, on vous l’enlève. Mais on va en profiter pour faire un vrai nettoyage en profondeur. Deux ou trois événements nuisibles de l’adolescence, la liste des aliments qu’il déteste, mon dieu, oui, il faut faire quelque chose là, ce n’est pas possible de le laisser comme cela.

–À ce point  ?

–Tenez, regardez  !

L’homme en blanc parcourt la liste des yeux.

–Effectivement, il ne peut pas sortir de chez lui s’il ne mange rien de tout cela.

–On va s’en occuper. La deuxième zone concerne l’autorité. Il a visiblement une capacité limitée à accepter l’autorité en général.

–Ah bon  ? Ce n’est pas ressorti des rapports. Cela risque d’âtre gênant, tout au moins les premières années.

–Non, c’est enfoui et cela ne ressort que lorsqu’une domination inacceptable lui est opposée. Si son supérieur est jugé trop inférieur, il refuse toute autorité. C’est un cas classique chez les fortes personnalités. Pour l’instant, dans le monde de l’Université, tout s’est bien passé parce qu’il avait du respect pour le corps enseignant, mais dès qu’il va avoir un patron, la zone va se réchauffer et il risque de mal réagir.

–Il faut qu’il tienne dans son poste sans faire de vagues alors vous nous réglez cela pour qu’il accepte l’autorité hiérarchique. C’est indispensable pour la suite de sa mission.

–C’est difficile sans toucher à son échelle de valeurs. Nous avons bien un programme, « Octopus » qui fonctionne pour ce genre de situation. Nous l’avons récemment amélioré et il donne toute satisfaction.

–C’est celui que vous avez utilisé sur le Général Blanchot  ?

–Comment…

–C’est mon rôle de savoir cela.

–On m’a demandé de le préparer pour garantir sa carrière.

–Vous avez réussi, il y a trois ans, on ne donnait pas cher de ses chances d’arriver là où il est maintenant.

–C’est clair. Mais à partir du jour où nous avons installé « Octopus », il s’est calmé. Dans la nouvelle version, vous pouvez même régler à distance le niveau de tolérance.

L’homme consulte son écran.

–Vous avez donc prévu des triggers  ?

–Oui, ils sont dans le subvolume B. Il y en a toute une liste, mais les principaux sont : « Silver Pact », « skirt #ER45J-5 », « Euphoria 657 », et « Le clocher d’Alexandrie ».

–Vous pouvez m’en dire deux mots  ?

–« Silver Pact » lance le sous-programme affilié qui lui donne des instructions de transferts financiers spécifiques. Il a une durée de vie de deux mois et doit être renouvelé avec une clef. Je suis le seul à connaître les clefs de renouvellement. « skirt #ER45J-5 » permet de piloter son intérêt pour les femmes, « Euphoria 657 » est un peu plus délicat, il est à double combinaison. Il nous permet d’effacer sa mémoire et de le rebooter.

–Totalement  ?

–Oui, totalement. On ne conserve que le cognitif et on enlève l’historique.

–Ce n’est pas dangereux d’avoir un trigger aussi intrusif  ?

–Si, mais nous n’avons pas le choix. Il va avoir de grosses responsabilités et il ne faut prendre aucun risque.

L’homme en vert regarde à travers la vitre fumée la silhouette qui attend patiemment, allongée dans le fauteuil. Il se demande ce qui peut justifier qu’on lui affecte une telle sécurité.

–Et le quatrième  ? Je vois qu’il n’y a pas le code dans le subvolume.

–Non, nous n’avons pas encore pris une décision finale. Mon équipe travaille sur le protocole actuellement. Je vous tiens au courant dès qu’il est prêt.

–Il est de quelle nature  ?

–Viral.

–Ah… une bombe à retardement…

–Exactement. C’est pour cela que nous hésitons.

–Je comprends que vous hésitiez. Bon, et bien nous allons commencer.

–Je vous laisse, faites-moi signe si vous avez le moindre problème.

Les lumières s’éteignent, un bourdonnement s’intensifie. Les quatre hommes derrière les écrans de télévision commencent à prononcer des mots courts, des instructions, des validations de processus. Les minutes passent, les séquences se succèdent selon un programme précis. L’homme en vert doit intervenir pour faire face à des blocages imprévus. Le premier se produit douze minutes après le démarrage de la procédure. L’opérateur en charge de l’effacement ne parvient pas à effacer les données de Sonia. Sous le regard de l’homme en vert, il essaye plusieurs programmes, mais Pierre Nord parvient à échapper à toutes les routines. L’homme en blanc suit patiemment le travail des techniciens. Intrigué, il ne peut s’empêcher de se mêler à la conversation.

–Comment fait-il cela  ?

–Il déplace les données de Sonia dans sa mémoire dès qu’un exécutable s’en approche.

–Il peut faire cela  ?

–Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de déplacer des données, et encore moins en état de coma présentiel. Il faut que j’arrive à passer par-derrière pour qu’il ne me voie pas arriver.

Une heure plus tard, le technicien baisse les bras.

–C’est impossible, il est trop fort, il nous voit arriver et tout disparaît en un millième de seconde. On se retrouve devant une zone vide et aucune donnée disponible  !

L’homme en vert se gratte la tête, consulte les différents écrans. Il fronce les sourcils et semble totalement perplexe devant la situation.

–Essayez les autres procédures d’effacement sur les niveaux inférieurs.

–Mais nous risquons d’altérer sa mémoire de manière permanente.

L’homme en vert ne peut s’empêcher un petit rire.

–Je pense qu’un individu capable de déplacer des données en Coma présentiel ne va pas se laisser réellement affecter par nos petits programmes d’effacement. Allez-y sans crainte  !

Quelques minutes plus tard, un second scénario similaire se produit.

–Monsieur, il y a un autre segment « gris » sans nom qui produit la même réaction. Je n’arrive pas à l’arrêter.

–Que disent les Méta Données  ?

–Une femme, New York, blonde, vingt-six ans. Il y a une chronologie partielle d’événements qui s’arrête en décembre, après il n’y a plus rien.

–Elle disparaît  ?

–Totalement, il n’y a plus de données en mémoire. Mais il refuse de laisser la zone s’effacer. Il parvient même à la déplacer dans des zones habituellement utilisées par les rêves. Visiblement, il ne fonctionne pas comme tout le monde et est très attaché à ses souvenirs profonds.

–À ce point, c’est incroyable  ! Il faudrait l’examiner en profondeur, je pense que c’est un cas unique. Quand vous aurez fini avec lui, vous pourriez nous le ramener pour qu’on monte un vrai programme de recherche  ?

L’homme en blanc foudroie l’homme en vert du regard.

–Cela ne va pas être possible. D’ailleurs, vous allez même oublier que vous l’avez vu ce soir et que vous l’avez reprogrammé. Est-ce clair  ?

–Oui, absolument.

–Enfin, je dis cela, mais c’est pour votre bien. Vous aimeriez avoir une carrière avec nous, n’est-ce pas  ? Peutêtre même un nuage de week-end, un plan de retraite et des bourses d’études pour vos deux filles  ?

L’homme en vert est pétrifié par la voix douce et le regard perçant de l’homme en blanc.

–Alors, vous abandonnez ces deux segments, vous achevez la programmation et vous oubliez notre ami assis dans le fauteuil.

Dans la nuit, des blocages surviennent lorsqu’on tente de lui faire aimer les choux de Bruxelles, s’intéresser au football, intégrer le concept de patience, apprécier l’opéra et quelques petits détails de la vie courante pour lesquels il ne semble pas avoir une grande affinité.

Les techniciens transpirent et déploient des ruses pour contourner les barrières que Pierre Nord lève devant eux. Dans la majorité des cas, ils n’y parviennent pas, même en utilisant les outils les plus sophistiqués.

Mais le cœur de la programmation, les informations financières, les codes, les stratégies d’investissement, les recueils de statistiques, l’encyclopédie, tout se met en place sans aucune résistance. Des millions de pages de données sont insérées dans la mémoire de Pierre Nord aussi simplement que s’il s’était agi de mettre une lettre à la poste.

Au petit matin, l’homme en vert décroche son téléphone.

–C’est terminé. Nous avons réalisé l’intégralité du protocole, nettoyé les névroses, installé les triggers. Il n’y a aucun problème, mais à part la zone Sonia et le segment gris que nous n’avons pas pu toucher.

–Je suppose que nous devrons vivre avec.

–C’est surtout lui qui va vivre avec  !

–Très bien, j’envoie mon équipe le récupérer.

Bien des années plus tard, quelqu’un en relisant le compte rendu de l’intervention, réalisera l’importance de la zone grise. Il aurait suffi peut-être de quelques heures de plus pour parvenir à effacer cette zone et simplifier la vie de Pierre Nord et de dizaines de personnes qui allaient devoir subir les effets d’un coin de mémoire qui ne voulait pas s’effacer.

Mais, si cela avait été le cas, Pierre Nord n’aurait jamais aimé Marie, et cela aurait été une tout autre histoire.

***

Pierre Nord est descendu par une navette spéciale. L’homme en blanc est venu s’assurer que le transfert se passait bien.

À côté de lui, son assistant frissonne dans le vent glacé des cirrus qui entourent la plateforme.

–Et maintenant, Monsieur  ?

–Maintenant, il s’installe dans son appartement et commence demain à la banque au poste de Gouvion qui a eu l’amabilité de demander son transfert et on attend…

–Mais on attend quoi  ?

–Qu’ils fassent une connerie, mon cher Antoine, juste qu’ils fassent une connerie. Et ils vont en faire une, croyez-moi. À ce moment-là, Nord sera en place et incontournable  ; et s’il y a un problème, nous ferons jouer nos Triggers.

L’homme en blanc s’appelle Smith B. Désormais, la vie de Pierre Nord est entre ses mains.

***

En bas, l’équipe s’active dans l’appartement fraîchement repeint. Le salon a été refait en rouge et gris clair, un choix de couleur effectué par le psychologue de la mission, en quelques instants sur un nuancier présenté par un décorateur minaudant. Les déménageurs accrochent les costumes dans le placard, cinq gris, cinq bleus, cinq beiges, alignent les livres de finance dans la bibliothèque, rangent la vaisselle dans la cuisine. Pierre Nord est endormi dans un pyjama Brooks Brothers à rayures. Quand tout est en place, un homme en vert entre dans la chambre et connecte le doigt de Pierre à un clavier de machine à écrire doté d’un écran qu’il tient d’une main. Il tape quelques instructions, la machine émet un petit couinement. Il débranche le câble, referme l’écran sur le clavier et sort. Il fait un signe au chef de mission.

–Voilà, je l’ai sorti du coma. Il est parfaitement opérationnel et va dormir jusqu’à demain matin. Surtout, ne le réveillez pas, il faut qu’il sorte volontairement de son état actuel. La programmation a été longue et sa température est élevée, il faut vraiment qu’il récupère.

–Parfait, on décroche.

Toute l’équipe sort. Deux hommes s’installent dans une voiture banalisée garée devant la porte de l’immeuble. Leurs oreillettes les gardent en contact avec la chambre de Pierre Nord. L’appartement est totalement silencieux.

Pierre Nord dort.

Au Despatch-Control, le technicien de garde regarde sur son écran un homme dormir. Il consulte sa montre, il lui reste un peu moins de cinq heures de service et il se demande comment il va pouvoir faire pour ne pas fermer les yeux.

***

Quarante-trois heures après être monté dans une Chrysler New Yorker jaune à la sortie d’une épicerie italienne sur Bleeker Street, Pierre Nord se réveille dans son appartement, rue Michel Ange, dans le XVIe arrondissement de Paris. Il ouvre les yeux, fixe le cadre de la fenêtre quelques instants, écoute le bruit de la circulation. On ne distingue aucune émotion sur son visage. Il s’agit juste de quelqu’un qui se réveille un matin dans un appartement.

Il se lève, prépare un café avec la machine expresso toute neuve qui est arrivée la veille.

Il s’habille soigneusement. Dans le placard il observe la collection de costumes avec intérêt, puis glisse un doigt sur la pile de quatorze chemises blanches. Hier, à New York, il n’y avait dans son placard que plusieurs vieilles vestes en tweed, une collection de t-shirts, une paire de baskets, et deux paires de mocassins en daim très usées. Mais il ne remarque pas le changement, attrape le premier costume, déplie avec soin la chemise blanche sur mesure de chez Zaccharias Musca. Rien ne l’étonne, il accomplit chaque geste comme si rien n’avait changé.

Au Despatch-Control, le superviseur prévenu du réveil est en contact téléphonique avec l’équipe médicale. Chaque geste est épié et ne révèle rien d’anormal, l’ensemble de l’équipe est soulagé.

À 8 h 45, dans l’entrée, Pierre Nord attrape ses clefs et le badge. Il claque la porte, descend l’escalier tranquillement, hèle un taxi et lui communique une adresse.

L’adresse qui est sur le badge, l’adresse d’International Holdings. Il y a trois jours, il ne connaissait même pas l’existence d’International Holdings. Ce matin, il commence sa première journée de travail.

Il ignore totalement pourquoi il est là, n’a aucun souvenir des heures qui se sont écoulées depuis qu’il a quitté l’épicerie de Bleeker Street.

Il ignore qui est Smith B, ce qu’est le Directorat S, il n’a jamais entendu parler de Shanghaï 3 ni du Wisconsin Group.

Il ne sait pas non plus que dans une maternité du ciel, au 363e étage nord, une jeune femme vient de mettre au monde un bébé.

Ce bébé s’appelle Marie.

Pierre ne sait pas que Marie sera un jour devant lui, sur un trottoir de l’avenue d’Iéna.

Il ne peut pas envisager un instant ce que sera son avenir. Mais il sait tout ce qu’il y a à savoir sur la finance internationale. Absolument tout. Et ce qu’il ne savait pas à l’issue de ses études, les hommes du Directorat S se sont assurés que cela faisait partie de sa programmation.

Pierre Nord est prêt pour affronter Shanghaï 3.

Shanghaï 3

Shanghaï 3.

Un nom imaginé un soir de mai 1984, dans un grand hôtel de la banlieue de Bénarès, quand trois Directorats du ciel ont convoqué dans le plus grand secret un collectif d’industriels déçus par les performances déclinantes de leurs entreprises et avides de s’enrichir encore un peu plus.

Ils leur ont fait une proposition très simple, qu’ils ne pouvaient pas refuser : Le Ciel mettait à leur disposition les ressources infinies d’International Holdings, la banque qui gère les avoirs financiers du Ciel sur Terre, soit 87 % de la richesse mondiale.

En échange, les industriels transféraient toutes leurs activités de production vers les marchés asiatiques et indiens, peuplés de milliards de consommateurs ne disposant de rien et avides de rentrer dans la société de consommation.

Étonnés, les Industriels ont demandé quel était l’intérêt du Ciel dans cette opération : Le Directorat C-Culte a expliqué qu’en échange, l’Église recueillera une situation catastrophique sur la moitié occidentale de la planète et pourra reprendre un rôle de premier plan dans des sociétés livrées à elles-mêmes. Un rôle qu’elle avait perdu depuis le début de l’ère industrielle. Tout ce qu’il demandait au collectif était de s’engager à pousser les employés licenciés vers les lieux de culte et à assurer la promotion de l’Église dans les médias.

Et bien sûr de veiller à ce que les avoirs transférés produisent des intérêts.

Cela était une évidence.

Les industriels se sont retirés pour réfléchir. Ils n’ont pas réfléchi très longtemps. Une heure trente-deux minutes exactement. Ce qui a un peu surpris les trois Directeurs, partis se promener dans le centre de Bénarès.

Ils ont accepté.

À une condition.

Que International Holdings les aide à vider les comptes de la Confédération islamique afin de mettre la main à terme sur les ressources pétrolières.

Ce que les Directeurs se sont empressés d’accepter. Tout ce qui pouvait mettre la Confédération en porte-à-faux leur convenait parfaitement.

Pendant les années qui suivirent, ce que le monde entier a pris pour un mouvement naturel des entreprises à la recherche d’économies sur les coûts de production n’était qu’en fait qu’une vaste opération de marketing ourdie par des Directeurs du Ciel effrayés par leur perte de pouvoir et d’influence, prêts à tout pour retrouver leur domination du monde telle qu’ils l’avaient connue depuis des millénaires.

Quinze ans après le lancement de Shanghaï 3, l’occident subit une crise économique durable, les industries occidentales ont disparu, le chômage explose. Cependant, Shanghaï 3 n’a pas pleinement rempli son objectif en raison d’une incompétence du Directorat M — Marketing, incapable de modifier son offre et d’attirer le public dans les lieux du culte. Quant à la prise de contrôle des ressources d’or noir, la frilosité des gestionnaires d’International Holdings n’a pas permis à Shanghaï 3 de progresser dans cette direction.

IL n’avait jamais été informé du déclenchement de Shanghaï 3. Depuis plusieurs années, IL s’étonnait régulièrement des désordres économiques auxquels IL assistait impuissant et déplorait les déséquilibres créés par la mondialisation de l’économie. Et puis les premières notes internes sont arrivées sur SON bureau. Aucune signature, aucune possibilité d’identifier leur provenance. Juste des feuilles de papier blanc, quelques lignes imprimées sur une imprimante standard, des éléments d’information suffisamment vagues pour qu’il soit impossible de deviner qui pouvait être leur auteur, suffisamment précis pour qu’ils permettent de prendre des mesures, de constituer une cartographie de la machine infernale qui avait été mise en place sans SON accord. La troisième note fournit l’information capitale : l’homme qui pilotait Shanghaï 3 était le Directeur du Livre, Vernon Manfred.

Alors face aux rêves totalitaires de Shanghaï 3, IL a mis en place un contre-pouvoir avec le seul homme en qui il avait une confiance absolue. Lui seul savait qu’IL voulait faire tomber Shanghaï 3. Il s’appelle Smith B.

Smith B. dirige le Directorat S — Opérations Spéciales. Le

Directorat S s’occupe de tous les dossiers que les autres Directorats ne veulent pas traiter. Le champ est vaste, et requiert beaucoup de doigté. Smith B. occupe cette fonction depuis tellement longtemps que personne ne sait exactement quand il a commencé. La masse d’informations qu’il a accumulée sur les autres Directorats est telle que personne ne peut ne serait-ce qu’imaginer remettre en cause sa position. Smith B. était l’homme idéal pour cette mission. Secrètement, à travers ses multiples réseaux d’information, il a constitué un dossier. Au début il n’y avait que des notes qu’il recevait à intervalles réguliers de ses équipes, et puis petit à petit, il a été en mesure de vérifier ces informations et le dossier s’est épaissi. Des noms, des photos, des enregistrements.

Shanghaï 3 était une pieuvre qui s’était insinuée dans les rouages de l’économie.

Et Smith B. ne voyait pas comment tuer le monstre.

Jusqu’au jour où il est allé à Bratislava.

Wisconsin

C’était il y a trois ans.

Le carton d’invitation était arrivé sur le bureau de Smith B, sans qu’il puisse imaginer comment cette enveloppe avait pu passer les contrôles de sécurité. Il ignorait comment ils étaient remontés jusqu’à lui, mais l’enveloppe était posée sur son sous-main, un matin. Bien centrée, en papier épais. À l’intérieur, une carte bristol, écrite à la main, avec une plume sergent-major, comme celle qu’utilisaient les écoliers il y a cinquante ans, une calligraphie désuète et élégante.

Sur la carte, on avait écrit : Bratislava, Hôtel Imperial, 13 octobre. Venez seul. Shanghaï 3 doit cesser.

Il est resté longtemps devant la carte, essayant d’imaginer qui était derrière cette invitation, qui pouvait connaître Shanghaï 3, qui pouvait avoir les ressources nécessaires pour espérer influer sur une des plus grandes machinations que le ciel ait connues dans son histoire.

Sans réponse à aucune de ses questions, il s’est organisé pour aller à Bratislava. Il a quitté ses appartements au milieu de la nuit, a utilisé une navette spéciale qui l’a déposé dans un terrain vague d’une banlieue obscure. Le pilote n’a posé aucune question et a redécollé immédiatement. Il s’est enfoncé dans la nuit, a emprunté des rues désertes, un tramway brinquebalant puis un bus, encore des rues sombres, en essayant de se faire invisible devant les caméras de surveillance avec le visage dissimulé sous le chapeau, la barbe, les lunettes et l’écharpe qui le rendaient méconnaissable.

À l’hôtel Impérial, il s’est assis dans le hall et a attendu.

Ils l’ont observé toute la soirée, se relayant toutes les deux heures pour ne pas être repérés, alternant des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, l’ont laissé prendre une chambre, l’ont encore surveillé toute la nuit, à partir de la chambre adjacente, des micros collés au mur, puis encore le lendemain et la nuit du lendemain. Ce n’est que le deuxième jour que la femme s’est présentée devant lui. Elle avait des bottes rouges, en cuir, oui, rouge en cuir, il s’en souvient très bien. Elle n’a rien dit, n’a rien exprimé, s’est contentée de le regarder. Il a attendu qu’elle lui dise quelque chose, mais comme elle restait silencieuse, il s’est levé, elle a tourné les talons et s’est dirigée vers la sortie. Ils sont montés à l’arrière d’une grosse voiture, un homme lui a mis un bandeau sur les yeux.

Et ils ont roulé pendant trente heures.

Trente heures de voyage, les yeux bandés, un casque posé sur les oreilles passant les œuvres complètes de Mahler (ce qui indiquait qu’ils savaient beaucoup de choses sur Smith B., il leur en fut reconnaissant, car il n’aurait pas imaginé faire le même voyage avec Les Beatles), à l’arrière d’une voiture aux rideaux tirés. Il savait qu’il y avait de la neige sous ses pieds quand il est sorti de la voiture, qu’il y avait un ascenseur hydraulique dont les parois étaient en acier. Aussi, il y avait une odeur de fleur dans le hall, et une femme devait se tenir à côté de lui pendant qu’il attendait l’ascenseur, car il distinguait un léger parfum. Des cliquetis lui ont indiqué la présence de gardes armés.

L’ascenseur est descendu sans bruit, longtemps. Dès sa sortie, on lui a retiré le bandeau. Ils étaient tous devant lui. Sur deux rangées, bien alignées, presque une parade militaire. Il y avait des hommes et des femmes, des Occidentaux exclusivement. Smith B. est resté interdit quelques instants, les observant un à un, reconnaissant avec surprise des visages connus. Il les a comptés, ils étaient vingt-trois. Un des hommes est sorti du rang, s’est approché de lui. Il parlait en français, avec un fort accent autrichien.

–Bonjour, Monsieur B., ou est-ce que je peux vous appeler Monsieur Smith  ?

Smith B. l’a regardé avec perplexité. Le nombre de gens qui se permettaient de l’appeler Monsieur Smith était extrêmement limité. Et il n’avait encore jamais rencontré un inconnu qui se permette ce genre de liberté. Il a plissé les yeux et détaillé son interlocuteur. Il a sorti de sa poche intérieure le carton bristol reçu quelques jours plus tôt.

–C’est vous qui m’avez envoyé ceci  ?

L’homme fit un léger mouvement de lèvre qui devait avoir pour but d’exprimer une certaine modestie. Il tourna légèrement le buste pour inclure dans la conversation ceux qui étaient derrière lui.

–Cela serait très présomptueux de ma part.

D’un geste de la main, il désigna le groupe.

–C’est véritablement nous tous qui vous avons prié de venir.

–Et qui êtes-vous  ?

–Je m’appelle Kinski, Monsieur Smith.

–Et qui sont ces gens, Monsieur Kinski  ?

–Ils vont se présenter à vous, soyez sans inquiétude. Nous sommes le Wisconsin Group, mais vous pouvez nous appeler le Groupe.

–Le Groupe  ?

–C’est cela. C’est comme cela que nous nous appelons.

–Bien. Et que me veut le Groupe exactement  ?

–Si vous voulez bien vous asseoir, nous allons pouvoir vous expliquer. Par ici.

Dans l’immense salle souterraine, une partie était réservée à une table de conférence, avec vingt-quatre fauteuils. Smith B. se fit la remarque que le nombre de fauteuils était le même que dans la salle du conseil, en haut. Derrière chaque fauteuil, deux petits bureaux étaient installés et entourés d’écrans informatiques. Derrière chaque bureau, un homme ou une femme, généralement jeune, généralement habillé de noir, surveillait les écrans, et parlait dans un microphone casque. Smith regarda les écrans avec attention et se retourna vers Kinski.

–Vous avez vingt-quatre postes d’opérateurs sur les marchés, à cheval sur les cinq continents. Tout cela à plus de quarante mètres sous terre, selon toute vraisemblance dans les montagnes. Vous avez essayé de me faire croire que nous étions à trente heures de route, mais vous êtes passé trois fois devant le même supermarché, donc vous n’êtes pas totalement au point, et je dirais que nous sommes dans le nord de la Slovaquie. Maintenant, que faisons-nous  ?

Kinski baissa la tête en signe de soumission et glissa un regard vers un homme qui se tenait à l’écart, les mains croisées derrière le dos. L’homme resta impassible, mais prit toute la mesure du reproche muet qui lui était adressé, et se jura de revoir avec plus d’attention les parcours de désorientation la prochaine fois que cela se produirait.

–Maintenant il faut que nous parlions, Monsieur Smith.

–Parler de quoi  ?

–Nous pourrions commencer par parler de vous.

–Parler de moi, Monsieur Kinski  ?

–Il y aurait tant à dire. À commencer par vos convictions, vos opinions, vos projets…

–Nous pourrions parler de tout cela, mais en quoi est-ce que cela fera avancer le destin de l’humanité  ?

Il regarde le carton qu’il tient encore à la main et relit le texte.

–Vous avez mentionné Shanghaï 3 sur votre invitation. Comment connaissez-vous l’existence de Shanghaï 3  ?

–Nous avons des moyens importants et des membres qui peuvent imaginer ce qui se cache derrière les façades artificielles construites par les médias.

–Vous ne semblez pas porter ce projet dans votre cœur  ?

–Effectivement, Monsieur Smith, nous y sommes même violemment opposés.

–Et comment mes convictions personnelles vont-elles pouvoir vous aider  ?

–Asseyons-nous, nous allons vous expliquer.

Smith B. prend place au bout de la table, tout le monde s’installe et, à l’autre bout de la table, une femme en tailleur noir le regarde droit dans les yeux.

–Je vais vous expliquer la situation, nous disposons d’une demi-heure environ, après quoi, la majeure partie de nos amis doit repartir. Mais je pense que vous aurez l’occasion de les revoir très bientôt.

Smith B. désigne un homme assis au milieu de la table sur sa gauche, il tend le doigt vers lui.

–Je sais qui vous êtes. John Tuttermore. Vous êtes le CEO de IMB Electronics, et vous venez de racheter ESPERTRackter Technologies. Vous détenez 67 % du marché des ordinateurs domestiques.

L’homme hoche la tête. La femme en noir sourit à Smith.

–Je vois que vous vous tenez au courant des grands événements économiques. C’est bien.

Smith B. la regarde, sans sourire, sans bouger un muscle du visage.

–Mais qui êtes-vous  ? Que me voulez-vous  ?

–Vous voulez des réponses précises, je vais vous donner des réponses précises, nous n’avons pas de temps à perdre.

Elle se recule contre le dossier de son fauteuil et pose ses deux mains à plat sur la table. Un instant, elle inspecte ses ongles, pour s’assurer que tout était en place avant de commencer. Elle relève la tête, fixe Smith B. et parle.

Pendant tout le temps où elle parle, personne ne l’interrompt, l’ensemble de l’assistance gardant une immobilité quasi totale. Derrière chaque participant, les assistants s’activent derrière leurs écrans, passent régulièrement des feuilles aux membres de la réunion, feuilles qu’ils regardent rapidement, annotent brièvement et rendent immédiatement à leurs aides, comme s’ils ne pouvaient supporter d’être dérangés une seconde de plus. Tous sont tendus, buvant les paroles de la femme en tailleur noir qui parle. Parfois une tête se tourne vers Smith B. pour guetter une réaction de sa part, mais il y avait bien longtemps que Smith B. ne laissait jamais paraître ses émotions en public.

–Nous sommes le Wisconsin Group. Vingt-deux hommes et femmes, et nous contrôlons une part de l’économie occidentale. Enfin de ce qu’il en reste, depuis que vous avez tout donné au chinois et aux Indiens.

–Nous n’avons…

Elle lève immédiatement la main pour l’interrompre.

–Ne me coupez pas, s’il vous plaît. Nous reviendrons sur ce sujet plus tard.

Elle reprend :

–Depuis dix ans nos sociétés ont dû se battre pour survivre pendant que le Directorat L —Livre de Vernon Manfred et le Directorat E —Économie mettaient en place l’accord de Bénarès ou ils avaient accepté de donner du travail à trois milliards de Chinois et un autre milliard d’Indiens… - Comment avez-vous entendu parler de Bénarès  ?

La femme sourit à Smith B.

–Parce que dans vos équipes là-haut, et elle pointe le plafond du doigt, il y a des gens qui ne pensent pas nécessairement comme vos collègues. Alors ils écoutent, ils enregistrent, et puis ils parlent, nous parlons et un beau jour vous avez ceci.

Elle fait un geste de la main pour désigner l’assistance, puis soudain, se penche en avant, comme pour se rapprocher de Smith B.

–Il y a une question que nous nous sommes posée depuis longtemps et je me disais que vous auriez peut-être la réponse…

–Si je peux vous être utile…

–L’Afrique, Monsieur Smith.

–Quoi, l’Afrique  ?

–Pourquoi l’Afrique n’était pas incluse dans le protocole de Bénarès  ?

Smith B. écarte les bras en signe d’impuissance

–Ils ont dit qu’il n’y avait pas assez de ressources pour tout le monde, il fallait faire un choix. L’Afrique c’était trop grand, pas assez de terrains agricoles, pas d’eau, aucune unité politique, des milliers d’ethnies en guerre permanente. Il valait mieux traiter avec la Chine et l’Inde. 2,5 Milliards d’ouvriers pas chers, et il suffisait de se mettre d’accord avec deux leaders. C’était beaucoup plus simple.

–Et ils ont décidé d’abandonner l’Afrique  ?

–Ils pensaient que de toute façon, là où ils en sont, ils seraient tous morts de faim ou de maladie dans cent ans.

C’était la grande époque du Sida, les prévisions étaient catastrophiques.

–C’est ce que nous avons pensé aussi… Merci de votre confirmation.

Elle reprend l’étude de ses ongles quelques instants.

–Donc à Bénarès, ils ont décidé qu’il fallait nourrir les Chinois et les Indiens, laisser mourir les Africains et qu’il fallait transférer nos industries, nos richesses, notre savoir-faire vers ces nouveaux territoires. Ils ont tout organisé, mis leurs hommes aux postes clefs, inventé la mondialisation et commencé les transferts sous le couvert de croissance du marché, croissance nécessaire pour assurer la survie de l’économie. Voici Shanghaï 3 en résumé, c’est bien cela, Monsieur Smith  ? Dites-moi si je me trompe ?

–Et encore, vous n’avez jamais vu Shanghaï 2…

–Non. Qu’est ce qu’il avait de différent  ?

–La troisième guerre mondiale, pour gagner du temps…

–Ah… Nous ne savions pas qu’ils étaient prêts à en arriver à ces extrémités.

–Ce n’est pas aussi simple que cela. Les marchés occidentaux n’étaient plus capables d’absorber des croissances à deux chiffres, alors il était difficile de résister à l’attrait des marchés asiatiques.

La femme fait claquer sa main sur le dessus laqué de la table.

–N’essayez pas de vous abriter derrière des arguments insipides, les mêmes que ceux qu’ils sont arrivés à faire avaler à un milliard d’Occidentaux. Vous valez mieux que cela, vous n’êtes pas idiot et vous savez compter, contrairement à vos collègues qui à aucun instant ne se sont rendu compte qu’en enrichissant l’Orient ils appauvrissaient l’Occident, jusqu’au point ou nos populations n’auraient plus de travail, plus d’argent pour acheter les merveilles produites par leurs jolies usines chinoises et indiennes. Cette pensée vous a effleuré n’est-ce pas  ?

Smith B. reste muet. La femme se penche en avant et appuie sur le bouton d’un clavier implanté dans la table. La voix de Smith B. résonne dans la grande salle, sortant de haut-parleurs accrochés au-dessus de la table. C’est visiblement un enregistrement à partir d’un micro caché, le son est assez mauvais, mais la voix de Smith B. est reconnaissable. Une phrase a été conservée, prononcée d’un ton las où on peut sentir sourdre la colère.

–« … ils vont nous tuer notre industrie, et quand la population des pays développés sera revenue au niveau de vie de la chine avant Mao alors ils inverseront le flux. Entre-temps ils auront ramené les clients dans les églises et le Directorat C - Culte aura retrouvé le rôle qu’il jouait il y a six cents ans. Et ce connard de Blanchi pourra faire le malin devant LUI et demander plus de budget pour se payer ses petits minets… » La femme regarde Smith B.

–Je suis désolée, nous n’avons pas pu approcher le micro plus prêt ce soir-là. Mais je pense que tout le monde a parfaitement compris ce que vous aviez en tête.

–La théorie de Vernon Manfred reposait sur les déséquilibres nécessaires. Il n’y a jamais d’équilibre, il n’y a qu’une succession de déséquilibres. L’Inde et la Chine étaient en déséquilibre depuis trop longtemps, il était temps d’inverser cette situation. Tout cela permettait au Directorat C - Culte qui n’arrivait plus à justifier ses budgets de fonctionnement de remonter en fréquentation dans les lieux de culte et de garantir ses dotations budgétaires.

–En faisant mourir nos usines, en bradant notre technologie, en jetant les gens dans la rue lorsqu’ils ne pouvaient plus payer leurs maisons  ? Et pour quel résultat  ? Remplir vos églises et créer des vocations  ?

–Oui, c’était leur théorie.

–Et un jour, le déséquilibre s’inversera et tout redeviendra dans l’ordre chez nous  ?

–Exactement. Les prévisions optimistes tablaient sur quatre-vingts à cent ans. Le pire dans l’histoire, c’est que le transfert n’a eu que peu d’influence sur notre taux de fréquentation depuis trente ans. Le Directorat — M a été incapable de fabriquer une offre produit attractive et nous perdons des membres chaque année. Bénarès est un véritable échec à ce niveau.

La femme en noir tourne la tête pour regarder Kinski assis à sa droite. Elle soulève un sourcil en signe interrogateur et il fait une moue tout en acquiesçant. Il se tourne vers Manfred.

–Eh bien non, Monsieur Smith, nous n’allons pas attendre que le flux se rééquilibre naturellement. Nous n’allons pas attendre cinquante ou cent ans avant que nos pays retrouvent leurs emplois, que nos industries rallument leurs chaînes de production ou que le personnel de nos agences de chômage, n’ayant plus rien à faire au bureau, aille prendre un des postes qu’ils offraient quelques jours auparavant. Nous allons faire en sorte que tout ceci se passe dans un avenir proche, très proche.

–Et ce sont les vingt-deux personnes autour de cette table qui vont réussir ce tour de magie  ?

–Ces vingt-deux personnes comme vous le dites détiennent tout le pouvoir nécessaire effectivement pour réaliser cette mission. Mais à ce jour, il leur manque encore quelque chose.