L'amulette et le pèlerinage - Robin Chauvet - E-Book

L'amulette et le pèlerinage E-Book

Robin Chauvet

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Beschreibung

Apprenti maçon, Marat est un adolescent qui a grandi dans les montagnes kozaries. Son avenir paraît déjà tracé, mais la découverte d'une mystérieuse amulette va bouleverser sa vie et celle de ses proches. Curieux et entêté, ses convictions vont le mener vers des rencontres inattendues et extraordinaires. L'empathie est-elle une force, ou une faiblesse ? Entre amour et adversité, Marat devra trouver la réponse. Dans un monde où la Lumière est vénérée, il découvrira que l'obscurité peut dissimuler des dangers, des malheurs, mais aussi parfois, des merveilles insoupçonnées.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Merci à mes lecteurs Otist et Othon pour leurs retours constructifs sur le premier jet de ce récit.

Merci à Danielle, pour son professionnalisme et son accompagnement.

Merci à Iria, de m’avoir aidé pour la couverture.

Et bien entendu, merci à celles et ceux qui me soutiennent, de près ou de loin, dans la création de cette épopée.

Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Épilogue

Prologue

Dans cette cavalcade effrénée, la forêt défilait autour d’eux dans une parade verdoyante et précipitée. L’étalon alezan maintenait son allure sans faiblir, ses sabots continuaient de battre le sol sur le rythme à quatre temps du triple galop. Au village, Marat n’avait toujours connu que le trot alangui d’un cheval de labour, et voici qu’aujourd’hui, il chevauchait un véritable coursier, un étalon plein de fougue qui les menait à une vitesse telle que Thomen manqua de chuter lors d’un virage sinueux. Par chance, l’aîné parvint à rattraper son cadet in extremis. La selle destinée aux postiers n’était pas conçue pour supporter deux personnes, toutefois, l’inconfort de l’assise était le dernier de leurs soucis. Tout en agrippant fermement les rênes, Marat se leva sur les étriers et installa son passager dans le creux du siège. Au contact des omoplates squelettiques, l’adolescent éprouva un premier frisson, suivi d’un second quand il découvrit que les cuisses de son frère adoptif n’étaient pas plus larges que ses propres poignets. Il entendit le souffreteux articuler avec peine :

« Marat, j'ai tellement froid. Crois-tu que je rencontrerai mes parents quand je serai dans l’au-delà ? »

Le cavalier déglutit avec peine, sa gorge était devenue un étau dont aucun son ne pouvait sortir. Par quel miracle son frère pouvait-il encore vivre, après toutes les épreuves qu’ils avaient traversées ces derniers jours ? Entendre des paroles pessimistes pouvait aggraver son état, alors Marat tut son questionnement. Il prononça les premières paroles qui lui vinrent en tête :

« La borne qu’on vient de passer annonçait six lieues avant Karamaan. On verra bientôt le Phare Céleste. Tiens bon, petit frère.

— Cesse de baratiner, Marat. Tu as entendu Naïri, et elle a raison : je ne suis pas votre frère, j’ai été adopté. Alors pourquoi fais-tu tout ça ?

— Naïri est ta sœur. Mes parents sont tes parents. T’es mon frère Thoma. Cesse d’en douter.

— Tu sais que… non. Tu peux dire ce que tu veux, mais « frère » ce n’est qu’un mot. On peut choisir de croire un mot, mais les liens du sang, eux, sont une vérité objective. Pas une simple croyance. »

Lorsque Thomen se tourna vers lui, Marat constata avec effroi que ses yeux étaient devenus noirs comme des billes d’obsidienne. Les veines de son visage s’étaient obscurcies, tout son réseau sanguin avait pris la couleur du naphte. Ses joues s’étaient creusées en raison de la famine subie depuis plusieurs jours, son visage gris ne ressemblait plus qu’à un masque mortuaire. Face à sa peau blême et froide, son sang noir et sa maigreur, comment trouver la force nécessaire pour apaiser ses tourments ? Thomen continuait de dévisager Marat de ses yeux vides de clarté et pleins de chagrin. Son corps n’était plus qu’une enveloppe terrifiante, un pantin lugubre qui lui répéta :

« Pourquoi fais-tu ça, Marat ? Pourquoi tu te donnes tout ce mal ? Réponds. Est-ce vraiment pour moi, ou n’est-ce pas plutôt pour elle, cette dénommée Khemra ? »

À cette question, il avait bien une réponse, mais sa gorge se serra de nouveau. Thomen avait beau n’être qu’un enfant, ses mots venaient de réveiller une culpabilité enfouie. Des larmes affluèrent au coin des paupières de Marat, il les essuya en prenant soin de ne pas frotter les griffures de son visage. La peau de ses mains et de ses avant-bras affichait une teinte rouge incarnat. Il se souvint du jour où cette réaction épidermique était apparue pour la première fois ; sept ans auparavant, il avait commis un acte qui avait éveillé une culpabilité identique à celle de cette matinée endeuillée. Ce souvenir le ramena à son enfance, un âge où se dessinait encore l’illusion d’un avenir ordinaire.

Chapitre 1

Dans la quiétude de l’aube, une petite tête brune franchit la porte de sa maison de torchis. En voyant l’immense nuage maussade, le garçon se mit aussitôt à pester. Ses espoirs de rester au sec venaient d’être contrecarrés pour la journée.

« Pouah ! Le ciel est plus triste que la jarretière d’une veuve.

— Ton langage, Marat ! » somma une voix féminine de l’intérieur de la maison.

Ayant écopé de la traite et du changement de la paille de l’enclos des bêtes, il comptait à présent rejoindre les autres enfants pour profiter avec eux de ce jour sans école. En continuant de bougonner, le garçon fut si distrait qu’il ne put éviter une grande flaque boueuse. Son houseau fraîchement brossé s'y enfonça dans un bruit de succion écœurant. Le deuxième pied en sortit à peine plus propre, le margouillis nauséabond l’imprégna jusqu’aux orteils. La pluie avait abondé durant la nuit et le passage des premières charrettes avait considérablement ramolli le chemin au centre du village. Sa longue chemise tombante, sa cotte et ses braies étaient immaculées, mais ses jambières fangeuses juraient avec l’ensemble. Il rebroussa chemin pour se décrasser et tomba sur sa sœur qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Les yeux en amande de Naïri s'écarquillèrent, elle éclata de rire suffisamment fort pour couvrir les protestations de son frère.

« Le voilà tout crotté. Non mais regardez-le, qu’il a l’air stupide. Te voilà bien puni pour ton langage, tes pieds sont maintenant aussi sales que ta bouche.

— Alors viens donc lécher mes chausses, la gueuse, répondit Marat.

— Tu l’ouvriras moins, quand je t’aurai cassé les dents de devant.

— Ah ! On aura enfin un air de famille, avec tes lèvres bonnes qu’à licher les fonds de soupe ! »

Les sourcils de Naïri exprimèrent d’abord la stupéfaction, puis la colère, et Marat comprit instantanément qu’il était préférable de prendre ses jambes à son cou. Comme une furie, elle poursuivit son frère au beau milieu du village. La veille, pour une provocation du même acabit, le garçon avait réussi à la distancer, mais les circonstances avaient été plus favorables à sa fuite. Aujourd'hui, à peine avait-il tourné au coin de la grand-salle qu’elle le faucha d’un habile croc-en-jambe. Il renoua contact avec la terre humide et cette fois-ci, en s’y étalant de tout son long. Avant qu’il ne puisse se relever, Naïri plongea sur lui en un éclair et voulut immerger son visage dans la boue. Le garçon tenta de mettre à l’épreuve la résilience de sa nuque, en vain : sa tortionnaire poussa un cri de rage et enfonça sa tête dans la vase d’une manière si expéditive qu’il en ingurgita même une motte. Une fois son forfait accompli, la sœur indigne s’éloigna en riant pendant que son frère régurgitait l’infâme plâtrée terreuse. Sa dignité ainsi éprouvée, Marat retourna à la maison pour changer de vêtements et se fit, par la même occasion, remonter les bretelles par sa mère. Une fois revêtu et débarbouillé, il en profita pour ébouriffer la chevelure blonde de Thomen. Son petit frère adoptif, haut comme trois pommes, n’apprécia pas cette taquinerie et s’en plaignit. Marat s’apprêtait à rejoindre ses camarades lorsque leur père vint le chercher pour un événement bien particulier.

« Allez, viens avec moi, ils vont bientôt le descendre. Naïri, tu viens aussi.

— Tu les emmènes voir le châtiment, Gosdan ? S’enquit Sevanna. Tu sais que je n’approuve pas cette violence. »

Gosdan ignora la remarque, et le trio rejoignit les autres serfs qui s’étaient massés au piémont. Dans cette assemblée austère, tous les regards étaient fixés sur les remparts au sommet de la montagne. La foule vengeresse attendait le passage du condamné avec impatience. Chacun s’était muni au préalable de denrées périmées, et quelques esprits chafouins en avaient même prévu un stock abondant. Certains aliments étaient si avariés qu’ils pouvaient tâcher au moindre effleurement. Tous les villageois étaient conviés au lynchage, même les plus jeunes. Marat n’avait d’ailleurs que neuf ans.

Au sommet du mont Berzal, le cortège tant attendu émergea par la porte fortifiée. À sa tête le sergent Artem tenait la bride de son cheval d’une main, et de l’autre, il maintenait une longue chaîne reliée au carcan d’un condamné au visage malpropre et émacié. Derrière eux, un second soldat fermait la marche. Artem était réputé pour sa cruauté : il tirait régulièrement la chaîne et menait parfois sa monture au trot dans la descente. Avec ce rythme irrégulier, les à-coups finissaient invariablement par entraîner la chute du supplicié. Ses mains entravées ne pouvaient pas amortir le choc et le prisonnier s’étranglait lorsque la planche du carcan percutait le sol. Au bord du vomissement, les villageois l’entendaient éructer depuis le village. À chaque chute, le cavalier ne laissait aucun répit au captif et menaçait de le traîner si ce dernier ne se relevait pas promptement. Le soldat situé derrière lui l’aidait à se remettre debout à grand renfort de coups de pied. Le chemin en lacets mesurait plusieurs centaines de mètres, le calvaire du condamné dura ainsi de longues minutes. Quand la petite procession parvint à hauteur des serfs, une pluie d’immondices se déversa sur le détenu.

« Prends ça, dégénéré !

— Tu ne nous insultes plus, hein ? Répète tes insultes pour voir ?

— Que la peste t’emporte !

— Je t’interdis d’approcher mes enfants, pervers. »

Marat connaissait bien les visages et les caractères de chacun, et les entendre vociférer ainsi éveilla en lui la surprise. Qu’ils soient timides ou expressifs, tous arboraient à cet instant le même masque de haine, exceptés les enfants qui riaient devant ce spectacle tragique. Tout un village s’en prenait à un homme seul, la présence d’un ennemi commun parvenait à fédérer la foule aussi efficacement qu’une grande fête. C’était bien là le rôle d’un bouc émissaire... Furent jetés, en plus de l’opprobre, des feuilles de choux, de la terre et des tripes de porcs. Si quelqu’un venait à manquer de projectiles, il lui suffisait de se baisser pour en ramasser de nouveaux. Grisé par l’engouement populaire, Marat se joignit à eux et prit soin de viser les rares endroits de la tunique du prisonnier qui avaient été épargnés par les traces de pourriture. Plus ils avançaient, plus les projectiles au sol se raréfiaient, ce qui sonnait immanquablement la fin du supplice. L’acharnement collectif s’était étendu sur une vingtaine de mètres, vitesse au pas. Ne trouvant plus de déchets autour de lui et encore échauffé par l’exercice, Marat prit une pierre aussi grosse que sa main et la lança sans réfléchir. Le détenu la reçut dans les côtes et s’effondra, le souffle coupé. À la suite de cette attaque, un lourd silence s’appesantit sur la foule. Les insultes et les détritus avaient fini de fuser, comme si, selon l’avis général, le condamné avait eu son compte. On demanda qui avait jeté la pierre, Marat manqua de courage pour se dénoncer. Cependant, au fond de ses entrailles naquit une sorte de vertige : ses bras s’empourprèrent, de la même façon que la peau rougit lorsqu’elle est approchée d’un bon feu après une longue journée passée dans le froid. Comme par enchantement, l’enfant devina l’endroit où la douleur était apparue chez le prisonnier, tout comme il devina l’intensité de la douleur qui le tiraillait. Ce vertige lui fit aussitôt comprendre que son méfait avait causé une grande souffrance chez sa victime. Cette drôle de sensation était déjà apparue une fois, un jour où un mouton qu’il affectionnait beaucoup avait été saigné par son père. Mais aujourd’hui, cette réaction s’était manifestée bien plus intensément, notamment car Marat se savait responsable de cette blessure. Une honte désagréable l’envahit.

Malgré cette interruption, Artem continua de fulminer contre le forçat et menaça de le traîner s’il ne se relevait pas immédiatement. Le supplicié essaya, mais ce fut trop lent au goût du cavalier. Artem fit alors accélérer son destrier sur une quinzaine de mètres. La planche du carcan racla le sol et le malheureux captif vécut un enfer pire que le précédent. Marat voulut crier pour interrompre ces sévices, mais sa peur le mura dans le silence. Ce fut une autre voix, plus irascible et venue de loin, qui tonna vers la foule :

« Arrêtez ! Vous n’avez pas le droit de le traiter ainsi, je vous l’ai pourtant interdit ! »

En provenance du château, Garabed avait rejoint le village au pas de course malgré son âge avancé. Le prêtre était plutôt corpulent et cet effort l’avait essoufflé, la sueur ruisselait sur son visage avant de disparaître dans sa longue barbe grise. Les serfs le laissèrent passer tandis qu’il se précipitait au secours du pauvre hère. Artem et son subalterne rirent sous cape, nullement impressionnés par les remontrances du prêtre.

« Oh, vous pouvez ricaner tant que vous voulez, sergent. Veillez tout de même à ne pas trop vous enorgueillir de toutes vos bassesses, » avertit Garabed sans quitter des yeux le prisonnier.

« Allons Messire, j’obéis à notre seigneur Sazaros. Vous n’allez pas me sermonner alors que je n’y suis pour rien.

— Elle a bon dos, l’excuse de l’exécutant. Si vous aimez tant les ordres, je vais vous en donner un. Voire plusieurs : descendez de cheval et libérez tout de suite cet homme de son joug. Ensuite, vous le ramènerez sur la selle de votre canasson. Et en tenant les rênes, loin devant. »

Artem arbora un joli teint pivoine. L’autre soldat, craignant à la fois le courroux de son supérieur et une sanction plus sévère du prêtre, ouvrit le carcan en silence. Artem descendit de cheval et resta debout, dans une posture aussi rigide que la planche de bois patibulaire. Garabed s’approcha du prisonnier pour examiner ses blessures.

« Je vois des plaies aux poignets, au cou et à la mâchoire. Dis-moi, as-tu mal autre part ?

— Je… oui… sur le côté. »

Le prêtre devina l’endroit où la pierre avait atterri, car le malheureux se tordait de douleur sur son flanc gauche. En passant la main sur ses côtes, le prisonnier hurla. Marat regarda ses propres avant-bras, qui étaient devenus écarlates. Il les recouvrit avec ses manches pour ne pas attirer l’attention de ses voisins sur cette étrange manifestation.

Garabed n’avait rien pour soigner le blessé. Il choisit donc de reporter les soins à plus tard, le temps que les soldats le rapatrient dans les geôles du château. Pour sa physionomie charnue, l’ascension prenait plus de temps que pour les jeunes gens, il était encore légèrement époumoné et gardait les mains sur les genoux. Les deux gardes et leur détenu remontèrent vers le château, sans demander leur reste. Pour les villageois, l’attraction était terminée et ils retournaient vaquer à leurs occupations. C’est alors que Garabed surprit tout le monde : le prêtre avait retrouvé suffisamment de force pour discourir :

« Que croyez-vous ? Où sont vos oreilles lors de nos liturgies ? Ce que vous venez de faire aujourd’hui est abominable.

— Et lui donc, Messire, tança une paysanne. Ce qu’il a fait n’est pas abominable ? Faut bien que justice soit faite, la prison est bien trop douce pour un salopard d’son genre. »

Il y eut une vague d’acquiescements chez les villageois, qui se rassemblèrent autour du prêtre. Ragaillardi par le débat, ce dernier reprit la parole :

« Son procès n’a pas encore eu lieu, vous ne faites que succomber à votre colère.

— Ce maudit salopard a été vu, il doit être puni, un point c’est tout. Pas b’soin d’un procès fantoche. C’est normal qu’on soit en colère Messire, c’est même légitime ! Où est passée la lumière dont vous causez tout le temps ?

— Jamais la colère ne légitimera un châtiment, vous m’entendez ? La justice est un idéal et c’est aussi un métier. Il y a des lois, et aussi des gens pour les défendre et les faire respecter. Votre lynchage n’a rien d’une justice, c’est même hors la loi. Vous pourriez être punis, surtout celui qui a jeté cette pierre. Alors ne parlez pas de jugement, de colère légitime, et encore moins de Lumière. La colère obscurcit la raison, il me semble vous l’avoir suffisamment répété.

— On veut pas qu’il s’en tire à bon compte, Messire.

— Je serai là pour que la loi s’applique, ayez confiance. Le procès se tiendra dans cinq jours. En attendant, retournez travailler, sinon notre Knèze vous reprochera de rester oisifs. »

Certains approuvèrent les paroles du prêtre, d’autres ruminèrent et les prirent comme un reproche. Le débat aurait pu s'éterniser, mais les moujiks retournèrent au labeur. Garabed se retourna vers la montagne et soupira. Son embonpoint lui menait la vie dure dans cet environnement. Marat s’approcha de lui.

« Il n’y a pas cours aujourd’hui, Marat. Nous nous verrons demain.

— Je le sais, Messire. Je suis venu vous dire que … »

L’enfant n’osait plus le regarder dans les yeux. Le vieil homme avait repris un peu de souffle et de carrure, et à présent, il toisait Marat. Les paroles énigmatiques de l’enfant avaient éveillé sa curiosité. Le garçon s’assura que ses manches recouvraient bien la rougeur de ses bras.

« Eh bien, que voulais-tu me dire ?

— Si le prisonnier a mal au ventre, c’est… c’est ma faute. Je lui ai jeté un caillou.

— Je vois... Sais-tu que c’est interdit ? Je n’approuve déjà pas les humiliations infamantes, mais le jet d’une pierre est encore plus grave. C’est de la lapidation, il aurait pu être tué et tu aurais alors été jugé durement pour cela. »

Marat commençait à se demander s’il avait bien fait de confesser son geste. La délation ne ressemblait pas à Garabed, lui qui se montrait habituellement bienveillant.

« Je ne dirai rien au Knèze, rassure-toi. Je reconnais que tu as été courageux de l’avouer, c’est un acte bon. Du moins, un bon début. »

Situé à une douzaine de mètres, Gosdan attendait que l’entrevue entre Garabed et son fils se termine. Au regard du prêtre, le père afficha un sourire timide. Lui aussi avait participé au supplice, et il craignait de se voir blâmer pour cela. Garabed se pencha pour entrer dans la confession avec Marat.

« Si tu avais été adulte, je t’aurais chargé de participer aux soins de ce prisonnier. Mais tu n’es pas en âge et au vu de ce qui lui est reproché… Mais dis-toi que lorsqu’un tort est commis, on se doit de le réparer. Et le temps des réparations peut durer longtemps, pour un acte stupide qui n’a parfois pris qu’une seconde.

— Alors, je n'ai pas de punition ?

— Ah, ce serait bien commode, n'est-ce pas ? Mais mon but n'est pas de punir, Marat. Il y a plus efficace que la répression. Voler un voleur, ou tuer un assassin, cela peut apparaître comme une justice pour certains, mais c’est l’instinct qui guide ce type de réflexion. L'instinct relève de l'animal, tandis que la justice dépend de la société. Si la justice est vengeresse, elle ne deviendra jamais une véritable institution.

— Mais si on ne punit pas, qu’est-ce qu’on fait ?

— Avant de punir, on peut accorder au fautif une tentative de se racheter. Tu as envoyé une pierre sur un homme, tu lui as peut-être brisé une côte. Aimerais-tu que cette personne te lance une pierre en retour ? Ou préférerais-tu accomplir un travail qui serait à la fois bénéfique pour les autres, et également pour toi ?

— Je crois que je préférerai le travail…

— Comme c'est surprenant. Eh bien vois-tu, j'ai une idée de ce que tu pourrais faire, à ton humble échelle. Tu vois qui est Louo ? Il est en classe avec toi.

— Oui, c’est l’Orc.

— Tu es très observateur, c’est un Orc, ironisa Garabed. Mais c’est avant tout un Berzalois comme toi. Et Louo, je le vois souvent seul, comme si tes camarades et toi n'osiez pas l’approcher. Aujourd’hui, je te somme d’aller le voir et de passer du temps avec lui.

— Mais enfin Messire, c’est impossible, les autres disent que ...

— Je me moque de ce que disent les autres. C’est un ordre. Si vous ne vous entendez pas tous les deux, alors tu devras l’intégrer auprès des autres enfants de ton âge. Je ne veux plus le voir tout seul. Allez, file. »

Tandis que Marat s’éloignait, son père prit place auprès du prêtre. C’était surtout sa fonction de mage que Gosdan venait solliciter.

« Bien le bonjour, Gosdan. Alors, parlez-moi de Thomen. Ses nuits sont-elles toujours difficiles ?

— Bonjour Messire. Il dort mieux, mais… »

Marat laissa les adultes parler des problèmes de sommeil de son petit frère. Garabed pouvait se montrer très observateur et attentif envers tout ce qui concernait la vie sociale des villageois, peu de détails lui échappaient. Les paroles du prêtre avaient trouvé écho en lui et il avait maintenant à cœur de se racheter. Le garçon déclina une invitation des autres enfants pour un jeu collectif quand il vit que Louo ne figurait pas parmi eux. Il fit un tour des habitations de bois et de torchis, avant de trouver le jeune Orc près de la rivière.

Assis sur un rondin, Louo courbait l’échine et semblait visiblement très affairé. Ils avaient le même âge, mais leur corpulence variait du simple au double. En effet, on voyait déjà des dorsaux se dessiner à travers la rubakha de l’Orc. Marat affichait une morphologie normale, voire plutôt fluette pour un enfant humain. En s’approchant de son camarade, le garçon distingua son large cou, la teinte vert sauge de sa peau et ses oreilles en pointe qui ressortaient de sa chevelure brune. Louo entendit les pas derrière lui et se retourna. Ses yeux nichés sous d’imposantes arcades sourcilières s’écarquillèrent à la vue de son visiteur. Son nez retroussé laissait un grand espace entre les narines et la bouche. Ses deux longues canines du maxillaire inférieur ressortaient de ses lèvres, même quand sa bouche était fermée. Carrée et prognathe, sa mâchoire paraissait taillée dans le granit.

« Salut, qu’est-ce que tu veux ? Demanda Louo de sa voix rocailleuse.

— Salut. Euhm, je n’ai besoin de rien. Je viens seulement voir ce que tu fais.

— Je joue aux échecs.

— Là, tu joues aux échecs ?

— Bin là, non. Je suis en train de sculpter les pièces avec des galets du fond de la rivière. C’est une lime que mon papa m’a prêtée. Ça fait quelques jours que j’ai commencé et j’ai fini les blancs. Il ne me reste plus qu’à finir les noirs. »

Imperturbable, l’Orc revint à sa besogne. Marat tendit le cou par-dessus l’épaule de son camarade pour vérifier ses dires.

« Tu sculptes avec une lime ?

— Oui. Tu comptes répéter tout ce que je dis ?

— Euh, non… Je peux t’aider si tu veux. »

A la suite de cette phrase, l’Orc mit un terme à son activité et leva le menton vers le nouveau venu pour l’observer d’un air songeur.

« D’accord, mais je n’ai qu’une lime. On pourra jouer une fois que les pions seront finis. Enfin… si tu es d’accord pour jouer avec moi. »

Marat prit au hasard un cavalier et fut ébahi par les détails de la figurine. La crinière du cheval, son encolure et même les yeux avaient été taillés avec minutie. Le niveau de finition s’avérait remarquable, même si quelques imperfections n’échappaient pas à un œil attentif. Le garçon resta un moment éberlué devant le raffinement de la pièce.

« Oui, je suis d’accord pour jouer avec toi, répondit-il. Je vais chercher une autre lime, il nous faut aussi une planche pour le plateau. »

Comme promis, Marat revint avec une lime et un billot qu’il avait réclamé auprès d’un charpentier. Ensemble, ils passèrent le reste de la journée à sculpter des pions et dessiner les cases de l’échiquier. Marat n’avait pas le don inné de Louo pour la sculpture, l’Orc prenait donc souvent le relais pour peaufiner les détails grossièrement sculptés par son nouveau camarade. En se mettant à l’ouvrage, Marat s’aperçut que l’épiderme de ses bras était revenu à une teinte normale. Son insouciance d’enfant ne mesurait pas encore l’importance de ce don capricieux, tout cela était encore trop abstrait pour son jeune âge.

Chapitre 2

Épaté par les talents de son camarade, Marat en vint lui aussi à s’intéresser au travail de la pierre. Lorsqu’ils furent en âge de choisir une profession, les deux amis optèrent pour les métiers de la construction. Cet intérêt des plus jeunes pour le bâtiment était une bénédiction pour le contremaître, qui supervisait la construction du temple situé dans l’enceinte du château. En effet, ce dernier avait obtenu une aide financière de la lointaine Sainte Cité de Karamaan. Cependant, le manque de travailleurs faisait défaut. Le besoin de main-d'œuvre représentait une aubaine pour les jeunes désireux d’intégrer la guilde des bâtisseurs. De fil en aiguille, ou plutôt de massette en burin, tous deux devinrent apprentis dès la fin de leur scolarité.

Un matin, les corvées matinales retardèrent Marat sur sa prise de fonction au chantier. Ce n’était pas la première fois cette semaine, et il allait à nouveau devoir se hâter dans la pente du château. Sur le chemin, il salua les moujiks qui s’échinaient à la récolte des céréales : principalement du froment mais aussi du blé, de l’avoine, du millet et des légumes. Parmi eux figurait son père, qui le héla au passage :

« T’es en retard mon gars, tu pourrais au moins courir, histoire de faire bonne impression.

— Courir dans la côte, pour puer comme un chacal toute la journée ? Si je peux éviter une suée de bon matin...

— Arrête de fanfaronner et presse-toi donc, bougre d’âne. »

Pour se donner bonne conscience, Marat trottina sous la cime des hêtres et des sapins qui bordaient le chemin en lacets. Le mont Berzal culminait à mille-sept-cents mètres, le château y trônait à son sommet comme un nid de vautour. Tous les arbres situés devant les remparts avaient été abattus, et seuls quelques arbustes et buissons subsistaient sur le sol rocheux. Devant la porte du château, Marat se retourna pour contempler les rayons du soleil qui inondaient la vallée et le village situés en contrebas de l’adret. Le mont Berzal n’était pas le plus élevé de la chaîne des Aemos, mais il se démarquait de ses voisins par un aspect atypique, caractérisé par une forte dépression au milieu des versants escarpés de son pinacle. Ce type d’érosions était nommé par les montagnards une « combe », et cette arête sommitale en forme de fer à cheval servait astucieusement de rempart naturel. Seul un pan de muraille avait été bâti sur la partie synclinale. Cet ensemble formait une enceinte fortifiée, au sein de laquelle le temple Céleste grandissait chaque jour davantage.

La porte du château était gardée par deux soldats avachis qui ne bougèrent pas d’un pouce devant l’adolescent. L’apprenti eut beau les saluer poliment, il ne récolta qu’un ronchonnement en guise de réponse. Bien souvent, les gardes ne prenaient la peine de se redresser qu’en présence d’un membre de la famille du seigneur. Habitué à ce manque de considération, Marat rejoignit l’atelier en prenant soin de se cacher derrière les blocs de pierre micacée. En s’approchant, son regard croisa celui de Louo. À l’arrivée de son ami, l’Orc baissa les yeux et pouffa de rire, tout en mimant de continuer le travail. Marat accusait un sérieux retard et avait eu la naïveté d’espérer passer inaperçu aux yeux du contremaître, peine perdue.

« On a failli attendre, interpella un charpentier.

— Tiens, v’là le marquis, ironisa un autre.

— Oh l’apprenti, beugla le contremaître. Ce n’est pas parce que tu fais rire les autres que tu peux te pointer en retard. Au boulot, et fissa ! »

Après avoir serré quelques mains, il était temps pour Marat de se mettre à l’ouvrage. Méprisant le danger, il grimpa sur les poutrelles et accéda à la dernière plateforme au sommet de l’arc-boutant avec agilité pour rejoindre son poste. Hissé au faîte de l’échafaudage et du haut de ses treize printemps, son travail consistait à placer les blocs calcaires que les tailleurs lui acheminaient par un treuil. Mû par une roue de carrier, ce système permettait l’ascension de lourdes pierres, dont certaines pouvaient parfois peser près d’une tonne. En contrebas, Louo se plaçait de temps en temps à la manœuvre des monolithes. Rester au sol lui convenait parfaitement, l’Orc était sujet à un vertige qui l’empêchait d’égaler les maçons dans leurs cabrioles. Mais si le talent Berzalois résidait dans l’escalade, force était de reconnaître que celui de Louo s’accomplissait dans la sculpture. Lui et Marat avaient beau être du même âge, l’Orc affichait une morphologie extraordinaire en raison des blocs de pierre qu’il façonnait et portait à longueur de journée. Vu du toit, on le distinguait aisément de ses compatriotes. D’humeur désinvolte, Marat le provoqua :

« Dis-donc le costaud en bas, attention lorsque tu montes tes pierres. L’une d’elles pourrait te retomber dessus. Tu te retrouverais alors tout plat comme le fessard d’un percepteur de taxes.

— Groumpf, même dans cet état, je pourrais toujours te botter le tien, de fessard, » mugit l’Orc en s’aidant de sa main en guise de porte-voix.

« Oui mais pour ça, il faudrait que tu n’aies pas peur de la hauteur, grosse fougère !

— Tout ce qui monte finit par redescendre, freluquet. »

Marat sentit un soufflet claquer à l'arrière de sa nuque. Entre deux conseils avisés, son maître devait le rappeler régulièrement à l’ordre.

« A la fin de la journée, j’en prendrai un pour taper sur l’autre, gronda le maître-maçon. En attendant, dépêchez-vous un peu, bande de bourricots. »

Le métier finissait par rentrer au prix d’une démagogie empreinte de fermeté. Les rires tonitruants des bâtisseurs attirèrent l'œil sévère du contremaître, qui tenta de briser la bonne ambiance par l’un de ses sempiternels sermons. Louo et Marat se firent plus discrets et poursuivirent leurs provocations par quelques bras d’honneur.

La construction du bâtiment avait débuté voici plusieurs années, avant même la naissance de Marat. Les premiers murs avaient vite été construits, mais le chantier s’était vu ralentir par la fastidiosité de la confection du dôme qui surplombait la rotonde. La construction des temples Célestes obéissait à des normes très strictes car les architectes se devaient de suivre un plan précis. Cependant, il n’était pas exclu de trouver à leur sommet des fresques ou des statues plus fantaisistes. Louo s’était ainsi amusé à représenter le contremaître sous les traits d’une gargouille qui plongeait un doigt dans son nez. Située à une telle hauteur et avec la complicité des maçons, le jeune tailleur de pierre ne craignait aucune réprobation. Après tout, il leur fallait grimper, soulever, ahaner toute la journée afin de construire cet édifice fastueux, tout ça avant de retourner vivre dans leurs masures de torchis le soir. Le danger n’était jamais loin, ces quelques facéties égayaient les tâches éprouvantes et adoucissaient leurs journées. Le rire constituait une excellente source de cohésion et les plus jeunes l’avaient bien compris.

Dès que le soleil atteignit son zénith, Garabed vint se poster au sommet de la tour du chant du Temple Céleste afin d’annoncer la liturgie. Par le biais d’un immense cor, l’appel résonna jusqu’aux champs de la vallée pour inviter serfs et châtelains à rejoindre le temple. Bien que les façades extérieures du temple étaient en travaux, l’intérieur avait depuis longtemps été édifié afin que les cultes puissent s’y tenir. C’est ainsi que les fidèles se regroupèrent en cercle, debout autour de l'autel situé sous la coupole du dôme. À la manière d’un amphithéâtre, la nef arrondie présentait une légère déclivité autour de l’autel. Cette disposition permettait à tous les fidèles, y compris les plus éloignés, de ne rien perdre de la cérémonie.

À l’intérieur du temple Céleste, une sphère lumineuse qui lévitait entre l’autel et la coupole captivait les visiteurs, même si sa dimension n’excédait pas celle d’une balle. Tout en effectuant de lentes rotations sur lui-même, l’Astre brillait d’une lueur opaline. Ses couleurs nacrées et mouvantes pouvaient hypnotiser quiconque se perdait dans leur fascination. Depuis le promontoire de l’autel situé sous cette étoile iridescente, Garabed lissait patiemment sa longue barbe en attendant que ses paroissiens prennent place autour de lui. Tous répondirent présents, exceptés les châtelains et leurs serviteurs. Il fallut attendre une poignée de minutes avant que les retardataires ne les rejoignissent. Les élégantes fourrures de panthère des neiges qui recouvraient leurs épaules détonnaient fortement avec les tuniques des paysans confectionnées dans un lin rustique. Chaque classe sociale obéissait à un ordre prédéfini dans la vie quotidienne et cette division se devait de disparaître dans le lieu saint, du moins en théorie. La famille du seigneur Sazaros se dispersa dans la foule, son épouse Nella choisit de se poster à la droite de Marat. Cette place était occupée par son petit frère Thomen, mais l’enfant s’était momentanément rapproché de leur mère et avait ainsi laissé un espace que la Comtesse avait cru vacant. Sevanna ne prononça aucun mot face à cette inadvertance et vit, aux yeux de Marat, que la promiscuité avec la belle Comtesse ne le dérangeait pas le moins du monde. Gosdan lança un sourire complice à son fils. En s’en apercevant, Sevanna fustigea son époux d’un regard sévère, à la suite duquel le père se racla la gorge et reprit un air sérieux. Plusieurs rondes se formèrent autour de l’autel, chacun tendit les mains à ses voisins. Marat serra donc la poigne de la Nella Din Palvat et celle de Louo. La paume calleuse du tailleur de pierre contrastait avec la douceur de la Comtesse. Le garçon se demanda si pour elle, ses doigts de maçon lui paraissaient aussi indélicats que la pogne rugueuse de Louo l’était pour lui. Il tenta une œillade discrète vers sa voisine, le sourire radieux dont elle le gratifia le fit rougir instantanément.

Nella provenait d’une nation frontalière de la Kozarie, raison pour laquelle elle gardait le titre de Comtesse et non de Knèguinia, même si les serfs l’appelaient « Gospoda » avant de dire son prénom. Ses iris d’un gris captivant s’avéraient peu communs au Berzal, où les yeux de couleur ambre ou noire prédominaient. Marat repensa alors à Thomen, son frère adoptif. Sa peau d’albâtre, ses yeux d’un bleu glacier et son toupet blond trahissaient des origines probablement septentrionales.

Garabed s’avança en toisant la foule. Le prêtre massa sa gorge avant d’entamer le premier chant par l’attaque d’un « A » de sa voix de baryton captivante. Les Berzalois le suivirent pour former la chorale de toute une contrée. Ainsi commença le cantique :

« La Chute de l’Astre nous défit de l’entrave, De l’obscurité dont nous étions esclaves, Les rayons de sa Lumière abondent, Et lient les âmes à travers le monde, Enfin extirpés de la ténébreuse abîme, Le chant de l’Ailé nous élève vers la cime... »

Et tandis que plusieurs chants se succédèrent, la petite étoile au-dessus de Garabed s’illumina de plus en plus intensivement, jusqu’à briller d’un éclat blanc et doux. Lorsque le chœur atteignit l’unisson, un voile immatériel se forma autour de son éclat et grandit jusqu’à envelopper toute l’assemblée d’une onde reposante. Le sentiment de bien-être transmis par cette brume apaisante parcourut l’ensemble du public, chaque personne le ressentit dans la paume de son voisin. Lorsque les chants cessèrent, le voile se dissipa progressivement et les mains se délièrent. Le moment était venu pour Garabed de prononcer son homélie. Encore légèrement enivrés par la magie rituelle, les fidèles s’assirent pour écouter. Le prêtre au visage débonnaire sourit à l’aréopage et entama son discours :

« Hier, une caravane de marchands a fait une halte dans notre village. Je ne pense pas en surprendre beaucoup parmi vous avec cette information, j’ai constaté la rapidité à laquelle ils ont été dévalisés de leurs pâtisseries sur la place du marché… C’est bien simple : pas moins de deux paniers de chaussons aux dattes vidés dans la matinée. J’en vois certains parmi vous qui s’en lèchent encore les doigts. »

L’auditoire fut parcouru d’un rire bon enfant, Garabed tenta de dissimuler sa satisfaction quant à ce succès.

« C’est vrai que leurs prix ont baissé, je me suis moi-même laissé tenter par l’un d’eux… tout bonnement succulent. Notre cnésat du Berzal peut s’enorgueillir de son ouverture sur le monde, d’accueillir les peuples venus de loin. Les caravaniers viennent du désert, ce sont des gens avec qui nous étions en guerre il y a encore quelques années. Pour de bêtes questions d’incursion sur le territoire, des provocations qui avaient entraîné un conflit à l’issue duquel aucun belligérant n’en est sorti grandi. J’ai parlé à leur chef. Comme vous le savez, ils ont gardé leurs anciennes croyances, ils vénèrent une déesse de la fertilité, un dieu du tonnerre… Comme nous avons pu nous aussi, par le passé, prier Dajbog pour une moisson abondante ou louer Siva pour qu’un nouveau-né soit en bonne santé. Et ce caravanier, un esprit brillant au demeurant, m’a demandé avec une pointe de ruse : « vous, les Kozaris, qui avez embrassé la venue du Céleste avec engouement, vous avez renié vos anciens dieux. Ne craignez-vous pas qu’en promouvant le concept de la prétendue Lumière, vous ne fassiez, sans le vouloir, de l’obscurantisme ? » Quel esprit, quelle audace ! Et derrière cette phrase, la remise en question de notre conversion. Ou alors, et c’est mon opinion, l’expression d’un complexe vis-à-vis de notre rayonnement. Mais je m'égare. Et qu’ai-je répondu, me demanderez-vous ? »

Lors de ses homélies, Garabed s’amusait de l’effet instauré par ces moments rhétoriques. Briser son monologue lui permettait de reprendre son souffle, mais aussi de faire participer son public. Le charretier lui répondit alors d’un air badin :

« Oui Garabed, qu’avez-vous répondu ?

— Simplement qu’il confondait l’illumination de l’esprit et l’éclairage à la bougie. La flamme de la lanterne nous éclaire dans la pénombre, elle réchauffe nos os et donne un meilleur goût au souper. Mais la Lumière d’Akhernar renvoie à un autre concept. Il a chuté du plafond astral et son apparition, en tant qu’immortel, nous a renvoyés à notre condition si fragile. Notre sauveur a souffert des brûlures dans sa déchéance et, malgré ses ailes mutilées, il a su nous guérir de la peste qui ravageait nos nations et qui traversait les continents sans jamais rien attendre en retour. Ce messager divin n'a pas hésité un instant à nous porter secours, à une époque où nous menions des guerres. Autrement dit, dans un moment où nous n’étions pas dignes de son intérêt, de son essence si parfaite. En se penchant sur nous, il nous a honorés. Sa venue et sa magie bienfaitrice nous ont ouvert les portes d’une nouvelle considération de nos croyances, mais c’est surtout par son investissement qu’il nous a transcendés. En ce qui nous concerne, tout est affaire de responsabilisation. Il nous a éclairés de sa bienfaisance, il ne tient donc qu’à nous de briller de la flamme de la charité, envers lui, mais aussi envers nous-mêmes. Il nous a transmis sa flamme, en nous tendant la main de la même façon que vous vous tenez les mains au sein de ce temple. Cette flamme qui l’anime et qu’il nous transmet ne vacille pas, cette flamme nous réchauffe bien plus qu’un simple feu de camp dans la nuit. Alors oui, nous avons écarté nos anciennes croyances, non par obscurantisme, mais par obligeance envers notre sauveur. Le mysticisme des anciens oracles, des chamanes, les haruspices, tous ces enfantillages n’étaient qu’un néon, une flammèche qu’une simple brise pouvait éteindre. Mais il y a plus important encore, et j’aimerais que vous reteniez ces paroles : nous n’entretenons pas de flamme, nous sommes la flamme ! Voici la différence, voici notre évolution. Voici le message que j’ai tenu à ce chef caravanier. Et puis après, je l’ai invité à manger un de nos bons gâteaux, un penerlia, afin de lui prouver que notre cuisine pouvait être aussi savoureuse que la leur. »

Un tonnerre de rires et d'applaudissements résonna dans la coupole. Garabed affichait souvent un tempérament rigoureux, ce qui ne l’empêchait pas d’être admiré pour ses talents d’orateur et le brio de ses discours. La cérémonie reprit de plus belle par d’autres chants, des louanges à Akhernar et la célébration du Salut.

Une fois la clameur des voix redescendue, l’éclat mystique de l’Astre réduisit progressivement pour retomber dans sa forme embryonnaire. Le rite s’acheva et la foule sortit par les grandes portes en bois ferrées, quelques-uns glissèrent des pièces dans le tronc de métal. Comme à leur habitude, les bavards profitèrent du rassemblement pour parler de sujets divers et variés, la famille de Marat se mêla d’ailleurs volontiers aux commérages. Le Knèze Sazaros et sa cour sortirent, le seigneur se dirigea d’un air hautain vers ses appartements car selon ses dires, une chasse l’attendait. A contrario, la Comtesse suivie de ses enfants s’avança vers Sevanna et Gosdan. La foule lui libéra le passage, autant par obligation que par curiosité. Marat fut saisi d’une grande timidité à mesure qu’elle s’approchait, tout comme son frère et ses parents. À son « bonjour, » ils se courbèrent avec déférence comme l’exigeait la coutume. Seule Naïri garda le menton levé, attitude que Sevanna houspilla d’un regard. La Comtesse ignora avec tact l’effronterie de l’adolescente.

« Oh non, pas de révérences, je vous en prie... Notre retard de ce jour a forcé la désunion de ma famille, » dit Nella en souriant à Sevanna. « Cela m’a permis d’entrer en contact avec la vôtre. Puis-je connaître le nom de vos enfants ?

— Gospoda, votre intérêt envers nos enfants est un honneur. Je vous présente donc le plus jeune qui est ici, Thomen. Marat le puîné, et puis voici notre aînée, Naïri.

— Que vous êtes beaux, » annonça-t-elle d’un ton enjoué. « Et le petit Thomen, ses yeux d’un si grand bleu, c’est incroyable !

— C’est notre fils adoptif », reconnut Sevanna.

Thomen baissa le menton, le sujet de son adoption constituait pour lui un sujet délicat. La Comtesse afficha un air contrit devant la moue silencieuse du petit frère, mais rebondit rapidement :

« Nous demeurons confinés dans le château, mes enfants et moi. Sazaros lui, voyage, part à la chasse, rencontre notre Tsar. Qu’Akhernar veille sur lui. Mais je dois reconnaître que nos journées sont parfois bien longues, nous ne croisons que le personnel… Dites-moi les enfants, avez-vous déjà visité le château ? »

Que l’épouse du Knèze daignât leur parler relevait déjà de l’inhabituel, mais une telle demande résonna comme une grande faveur. Ne sachant que répondre, les parents se regardèrent d’un air interloqué. Autour d’eux, les autres serfs tendaient une oreille indiscrète dans le but inavoué de capter la moindre information sur laquelle ils trouveraient matière à débattre des heures durant. Marat profita de la quiétude pour intervenir :

« Non Gospoda, nous n’avons jamais pu visiter le château, pourtant je l’ai souvent demandé à Garabed. »

À peine sorti du temple, le prêtre ne manqua pas de s’offusquer à la mention de son nom. Il bafouilla dans sa longue barbe en rappelant avoir estimé que cette requête resterait probablement sans écho et que les cours dispensés par ses soins couvraient l’éventail principal du programme à inculquer. Les enfants bénéficiaient tous d’une éducation scolaire de six à douze ans, le temps jugé nécessaire pour les initier aux rudiments de la lecture, de l’écriture, des mathématiques, ainsi que les bases des dogmes de la religion Céleste et des chants des cantiques. Marat venait justement de quitter l’école il y a quelques mois pour se consacrer à l’apprentissage de la maçonnerie. Nella poursuivit :

« Dans mon pays, vous êtes encore des enfants. De grands enfants pour certains, mais vous travaillez déjà à des travaux pénibles et parfois à de grandes hauteurs, dévoila-t-elle de ses yeux admiratifs. Garabed, vous direz aux élèves de votre classe que je les convie à visiter la demeure après le déjeuner. J’y convie aussi les enfants qui ont quitté l’école récemment, ce serait injuste sinon, » sourit-elle.

Naïri, âgée de dix-sept ans, n’était donc pas invitée. Courroucée par ce rejet, elle jeta à ses frères un regard d’une noirceur insondable. Ses yeux expressifs auraient pu inquiéter quiconque ne la connaissait pas, mais Marat savait à quoi s’en tenir et se contenta de rire de son désarroi. Fidèle à sa réputation, elle dévala le parvis sans demander son reste et bouscula même une paysanne sans s’excuser. Sevanna l’invectiva, à peine appuyée par Gosdan qui s’amusait du caractère impétueux de sa fille. Chacun partit vaquer à ses occupations, et pour les bâtisseurs, l’heure du repas avait sonné. Au menu, ils trouvèrent du gruau agrémenté de quelques fèves et du pain. Le contremaître vint à la rencontre des deux élèves et leur adressa ces paroles :

« Bon, pour cet après-midi c’est d’accord, je vous laisse visiter le château au titre d’un congé gracieux. »

Il s’en retourna vers sa tente, se drapant à la fois dans sa tunique trop longue et sa prétendue magnanimité. Tandis qu’il s’éloignait, Louo et Marat se pinçaient le nez. Une fois disparu de leur champ de vision, ils éclatèrent de rire, et pour cause ; jamais ses ordres n’auraient pu empiéter sur la volonté de la Comtesse. Il paraissait si inconcevable à ce fat de se voir déchu de son autorité qu’il s’adonnait parfois à ce type d’intervention saugrenue.

Louo et Marat rejoignirent donc, avec la « bénédiction » du contremaître, les autres enfants à la porte de la demeure seigneuriale. C’était là un hommage que leur accordait Nella, son ouverture auprès des serfs améliorait grandement la réputation de son époux Sazaros. Étant donné que ce dernier préférait éviter de s’encombrer d’une quelconque proximité avec les manants, très peu de moujiks Berzalois avaient eu l’opportunité de visiter cette partie de la forteresse. Un mélange de curiosité et d’excitation s’empara des enfants, se retrouver de ce côté des arcatures leur procura une sensation grisante. Nella les accueillit en compagnie d’une nourrice au physique râblé, dotée d’un visage rougeaud et à la bonne humeur communicative. La visite de la demeure seigneuriale s’avéra fascinante. En pratique, le château intégré à l’intérieur même des crêts montagneux utilisait les anciennes galeries troglodytes. Naturellement fortifié, le logis mêlait donc les fonctions de résidence et de donjon. Au cours de son histoire, l’intérieur des flancs de la montagne avait été creusé et formait à présent un vaste réseau souterrain. Les galeries avaient ainsi été aménagées en vue de créer une place forte inimaginée jusqu’alors. Le château du Berzal se distinguait de tous les autres châteaux pour la simple et bonne raison qu’il ne faisait qu’un avec la montagne. Vu de l’extérieur, il était difficile d’imaginer des salles aussi grandes et aussi lumineuses au sein même de la roche. C’est ainsi que le réseau jouait sur la présence des puits de lumière naturels, les cheminées et les luminaires prenaient le relais de l’éclairage lors de la tombée de la nuit.

Marat remarqua la similitude des appellations entre la Grande Salle, la pièce de vie du château qui débordait d’un luxe presque ostentatoire, et la grand-salle, la longère du village aménagée pour les fêtes paysannes. Ici, la superposition de plusieurs tables en chêne massif permettait la distribution d’une soixantaine de couverts. L’orgueilleuse cheminée, si imposante qu’on pouvait y allonger des bûches de la taille d’un homme, époustoufla les enfants par les dimensions de son âtre. Les tapisseries réchauffaient la pièce et racontaient l’histoire du Berzal, ainsi que la naissance de la nation kozarie. Les scènes représentées étaient antérieures à la Chute d’Akhernar. L’une d’elles illustrait le récit d’un bogatyr, ces chevaliers légendaires dont certains Knèzes se voulaient les héritiers.

« Messire Garabed, s’agit-il de l’aïeul de Sazaros, lorsqu’il combattit le dragon Azdaïa ?

— Je reconnais bien là ton esprit curieux, Marat. Eh bien, je pourrais vous en parler, mais ce serait m'écarter du programme de l'enseignement classique… »

Les plus jeunes enfants se mirent alors à implorer le prêtre d’une moue exagérément attendrissante :

« S'il vous plaît Messire Garabed, racontez-nous !

— Ah, bien sûr, je n’en attendais pas moins. Alors ouvrez grand vos esgourdes, car je ne le raconterai qu'une fois. »

Garabed adopta un ton plus léger que celui employé en classe, et se laissa aller à une narration d’une dizaine de minutes. La tapisserie mettait en scène le combat final entre l’ancêtre de Sazaros et Azdaïa, l’un des terrible rejeton de Zmeï, le mythique dragon à trois têtes. Le mythe racontait que le monstre reptilien fut repoussé avec succès, mais que le vaillant chevalier mourut des suites de ses blessures au pied de la montagne. De ce sacrifice naquit le territoire du Berzal, en hommage à la montagne sur laquelle avait combattu le héros du peuple. Bien souvent, les parents évoquaient avec malice le retour d’Azdaïa pour que leurs enfants cessent leurs caprices.

« Vous devez garder en tête que cela remonte à près de mille ans et que nous n’avons aucune preuve de l’existence de ce dragon. Je ne devrais pas dire cela, continua Garabed en s’esclaffant, mais cette histoire a surtout pour vocation d’alimenter le conte national. Mais c’est bien naturel…

— Qu’est-ce qu’un conte national, Messire ?

— Cette question est très intéressante, mais sera abordée un autre jour. Il est tard et la Comtesse a sûrement d’autres occupations auxquelles vaquer. Gospoda, au nom de toute la classe, je vous remercie de nous avoir proposé cette visite. Ce fut un plaisir et un honneur.

— Tout le plaisir fut pour moi, Garabed. J’ai été ravie de partager un peu de temps avec les enfants. J’avais encore un peu de disponibilité, mais je crois que certains sont attendus au Temple. »

Louo et Marat rougirent avant d’acquiescer. Il était temps pour eux de retourner au chantier.

Le soir, les bâtisseurs se retrouvèrent comme à leur habitude pour faire un court bilan de la journée, et comme à chaque fois, la soif de bière de la majorité d’entre eux écourta la durée de cet inventaire. À la sortie des remparts, Marat contempla à nouveau la vallée et les montagnes voisines. En contrebas s’étendait la vallée fertile et ses petits hameaux, où les fumées des cheminées présageaient le bon repas du soir.

Au village, tous se retrouvèrent autour de la grand-salle pour un banquet improvisé. Les grandes chopes en bois se remplirent de bière amère ou d’un vin sucré. Le bon vin était réservé aux caves du Knèze ou à l’exportation. En vérité, une petite partie de la récolte était cachée dans la réserve de la grand-salle et les paysans y ajoutaient beaucoup d’épices pour rendre le breuvage impropre au commerce. Sazaros tolérait cette dérive, il taxait déjà suffisamment ses sujets et les révoltes paysannes ne présageaient jamais rien de bon pour un souverain. Ce soir-là, les villageois se sustentèrent d’une potée de choux avec un peu de lard, le tout accompagné de pain. La recette brillait par sa simplicité et les écuelles furent rapidement vidées. Non loin d’eux s’étendait la forêt, giboyeuse et pleine de mystères. La teinte mordorée du crépuscule réchauffait ce panorama avant de s’éclipser derrière les arêtes rocheuses. Quand le temps le permettait, comme c’était le cas en cette douce soirée, les musiciens accompagnaient le coucher du soleil à l’aide de leurs instruments et de leurs chants. Ce fut cette coutume vespérale qui fit naître la passion de la musique chez Thomen.

Chapitre 3

L’accomplissement personnel dans une passion, voilà un attrait qui se concrétisait pour quelques rares élus, au risque de ne demeurer qu’un doux rêve pour les autres. De nombreux facteurs dépendaient du rang social de l’aspirant, les jeunes serfs suivaient bien souvent le parcours de leurs parents et devenaient à leur tour meuniers, vignerons, paysans... Moujiks ils étaient nés, moujiks ils resteraient. Lors d’une homélie, Garabed avait rappelé une citation d’Akhernar : « les rêves des enfants se distinguent fondamentalement de ceux des adultes ; les premiers souhaitent modeler le monde selon leurs volontés, là où les seconds préfèrent s’en évader. Les adultes ont souvent traversé trop de désillusions pour continuer à rêver comme des enfants. »

Les serfs dépendaient de leur seigneur et cette réalité sociale était un carcan qui ne volait en éclats que dans l’esprit des plus jeunes. Et de quoi rêvaient ces enfants, justement ? Certains souhaitaient devenir commerçants dans le textile et s’imaginaient habiller la famille du Tsar, d’autres se voyaient en artisans renommés dans la soufflerie ou la forge. Quelques-uns nourrissaient aussi l’espoir de devenir prêtre-médecin comme Garabed. Pour les jeunes roturiers, l’apprentissage demeurait la seule option d’exercer un métier différent du labourage. Il fallait alors rapidement se montrer talentueux pour l’assimilation des bases, au risque de voir son rêve interrompu et voir le travail aux champs devenir la seule et unique perspective d’avenir.

Deux ans après leurs débuts en tant qu’apprentis, Marat et Louo avaient gagné une belle expérience des métiers de la construction sur le chantier du Temple Céleste. À terme, ils espéraient recevoir des possibilités d’embauche qui les mèneraient aux confins de la Kozarie, voire au-delà de ses frontières. À l’école, Thomen apprenait à jouer bon nombre d’instruments, y compris la gaïda. Il révélait d’ailleurs pour cette cornemuse un talent surprenant pour son jeune âge. Le jour, il apprenait ses partitions au château et le soir, il accompagnait quelques joueurs de guiterne et de tambourin au village. Leur orchestre virevoltant avait pour habitude de regrouper les habitants devant la grand-salle. En dépit de la pauvreté, la vie au village ne présentait pas que des désavantages : en effet, les paysans solidaires agrémentaient leur temps libre de nombreuses festivités.

C’est lors d’un doux soir de printemps que se produisit une curieuse rencontre. Autour de quelques chopines mousseuses, les bâtisseurs dressaient le bilan de leur journée de travail sur la place du village.

« Je dis simplement qu’en buvant un peu de vin sur le chantier, on travaillerait mieux, et …

— Oui-da, mais si on nous laissait des tonneaux de vin, tu boirais ta part et celle de trois autres travailleurs.

— Peut-être, mais je travaillerais aussi pour trois… »

Tandis que Marat écoutait distraitement, il crut distinguer une petite silhouette se déplacer très rapidement avant de la voir disparaître derrière un bâtiment situé à quelques dizaines de mètres de la foule.

« Tu n’as pas vu cette ombre se faufiler vers le grenier ? demanda-t-il à Louo.

— L’ombre de ta bière, peut-être ? »

Ignorant la galéjade, Marat se leva et traversa la foule en direction de l’endroit où la silhouette avait disparu. Le mouvement qu’il avait aperçu s’apparentait à celui d’une petite créature. Voyant son ami déterminé, Louo se décida à le suivre. La porte du grenier figurait bien dans le champ de vision des villageois, mais personne n’avait vu quoi que ce soit, excepté Marat qui subodorait un mauvais coup. Discrètement, les deux apprentis se rapprochèrent des murs et jetèrent un œil entre les planches. A l’intérieur du grenier, une demi-douzaine de créatures hautes de soixante-dix à quatre-vingt centimètres remplissaient des sacs en toile de tout ce qui tombait entre leurs gros doigts chapardeurs. Ces êtres révélaient un curieux faciès et un pelage non moins surprenant. Avec leurs gros museaux roses, protubérants et dotés de vibrisses, ils ressemblaient à de minuscules hippopotames un peu patauds. Néanmoins, ils savaient se montrer très agiles, contrairement à ce que laissaient présager leurs pattes arrière courtaudes et velues. Une crinière entourait leur visage facétieux : celle des mâles était plutôt clairsemée sur leur large crâne ramassé, là où la toison des femelles se révélait bien plus abondante. Les poils rares et drus de leurs oreilles paraboliques finissaient en un collier de barbe fournie sous une bouche remplie de grosses dents carrées. Presque tous étaient vêtus de salopette en toile et beaucoup d’entre eux portaient des petits chapeaux rapiécés. Leurs yeux malicieux exprimaient avec théâtralité chacun de leurs agissements. Ils pensaient œuvrer incognito et n’avaient pas encore remarqué les deux adolescents qui les espionnaient. Connaissant la vénalité de ces petits monstres, nul doute qu’une poignée d’entre eux se servaient en ce moment même dans les maisons avoisinantes. Pour se donner du cœur à l’ouvrage, ils chantaient relativement bas pour ne pas être repérés :

« On leur prend tout, à tous ces fous, Et on s’en fout, de ces voyous. »

Si les besaces se voyaient remplir à une rapidité épatante, leurs frêles épaules peinaient à porter les sacs de toile surchargés. Au moment où ils s'apprêtèrent à quitter le village en catimini, les adolescents lancèrent l’alerte.

« Des Kobolds, » mugit Louo de sa voix puissante. « Il y a plein de Kobolds dans le grenier ! »

Détenteurs d’un esprit plus vif que le commun des villageois, les Kobolds prirent rapidement la poudre d’escampette. Plusieurs dizaines de ces petits monstres kleptomanes quittèrent les bâtiments de réserve et les maisonnettes, ce fut une véritable nuée criarde qui se déroba en direction de la forêt. De nature peureuse, les premiers fuyards ne vinrent aucunement aider ceux qui portaient les sacs. Ces derniers tentèrent d’extirper leur butin par les trous creusés à la hâte sous les bâtisses. On entendait partout « sauve-qui-peut » ou « faites diversion » de leurs petites voix plaintives et agaçantes. Leur vitesse de course et leur petite taille compliquaient grandement leur capture, seuls les Kobolds lestés d’un sac se montraient faciles à capturer. Les serfs se lancèrent à leur poursuite et tentèrent de récupérer leurs chargements, mais les petites créatures redoublaient de ruse ; lorsqu’un humain se montrait plus véloce qu’eux, ils adoptaient une trajectoire zigzagante. Les villageois chutaient et les Kobolds les raillaient de leurs voix de crécelle, même en pleine fuite :

« Bien fait, héhé ! c’est bien fait. »

Marat collait au train d’un Kobold accablé d’un sac plus gros que son porteur. La créature tentait de l’esquiver dans sa course à force de relances suivies d’accélérations, tout en prenant soin de ne pas perdre son chapeau haut-de-forme raccommodé. Marat pesta à son encontre :

« Mais lâche donc ton sac, abruti !

— Grand benêt glabre, maladroit et ridicule, tu ne m’auras pas ! »

Le Kobold fit demi-tour et tenta de passer entre les jambes de son poursuivant. Toutefois, l’adolescent ne tomba pas dans le piège de ces entrechats et agrippa la besace en toile de jute au passage. Le Kobold prit peur et préféra lâcher son paquetage pour se sauver.

« Pas taper ! J’ai redonné ! Pas taper, on est quittes ! »

Le petit monstre rejoignit l’orée des arbres sans même se retourner, tout en continuant de garder une main sur son chapeau afin de ne pas le perdre. Seuls deux jeunes paysans avaient réussi à récupérer les hottes de quelques Kobolds retardataires. Le montant total du larcin n’était pas très élevé, mais l’effronterie de ces créatures avait de quoi courroucer. Les trois villageois victorieux se réunirent en vue de faire l’inventaire des sacs récupérés. Ce faisant, ils ne trouvèrent pas seulement des objets appartenant aux villageois, mais aussi quelques outils, des bougies et autres objets inqualifiables qui ne pouvaient servir qu’à la vie souterraine des Kobolds. Dans le lot, un curieux pendentif attira leur curiosité, il s’agissait d’une petite chaîne au bout de laquelle pendait une pierre de labradorite sertie d’argent. Elle passa de main en main, les deux autres garçons spéculèrent sur la valeur que pouvait avoir le bijou. En haut du village, une paysanne impatiente les héla :

« Bon, vous ramenez les sacs ou il faut descendre vous chercher par la peau du cul ? »

Ignorant la remarque, les deux jeunes hommes convenaient déjà du partage en trois d’une future revente. Marat se montra plus curieux ; la pierre le subjuguait, et la réduire à sa valeur pécuniaire lui paraissait pour le moins trivial. Il insista pour l’étudier, l’un des deux paysans lui tendit l’objet avec réticence. Marat accueillit la pierre dans sa paume et aussitôt, elle se mit à briller d’un violet pénétrant, puis transita vers un bleu émeraude avant d’arborer un jaune doré rayé de brun. De petites vibrations parcoururent ses doigts, et au même moment, sa main se mit à rougir jusqu’à son avant-bras. L’adolescent sentit poindre une incandescence dans son être, comme si la pierre aux teintes diaprées l’appelait. Les deux autres garçons furent éberlués devant ce changement pour le moins stupéfiant.

« Mets-la autour du cou pour voir, » proposa le plus grand.